Les TROUBLES MENTAUX EN MILIEU DE TRAVAIL ET DANS LES MEDIAS DE MASSE
By Henri Dorvil, Laurie Kirouac and Gilles Dupuis
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Cet ouvrage porte un éclairage sur la stigmatisation vécue par les travailleurs temporairement invalides en raison d’un diagnostic de trouble mental courant. Au xxie siècle, le milieu de travail semble de plus en plus nuisible à la santé psychique d’un nombre croissant de travailleurs incapables de rencontrer l’exigence du « toujours plus ». Stress, anxiété, épuisement professionnel, harcèlement, perte de sens les affectent quotidiennement et peuvent même conduire au suicide. Après un tour d’horizon de la littérature sur les troubles mentaux en milieu de travail, les auteurs analysent en profondeur les mécanismes sociaux derrière le phénomène de stigmatisation. Plusieurs mesures statistiques ainsi que des extraits d’entretiens faits auprès de travailleurs ayant été en arrêt de travail en raison d’un trouble mental sont présentés afin d’illustrer leur analyse. Pour témoigner du contexte dans lequel prennent place les expériences de stigmatisation en lien avec les troubles mentaux, les auteurs traitent enfin des représentations sociales de la maladie mentale véhiculées dans les médias.
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Les TROUBLES MENTAUX EN MILIEU DE TRAVAIL ET DANS LES MEDIAS DE MASSE - Henri Dorvil
Presses de l’Université du Québec Le Delta I, 2875, boulevard Laurier, bureau 450, Québec (Québec) G1V 2M2 Téléphone : 418 657-4399 Télécopieur : 418 657-2096 Courriel : puq@puq.ca Internet : www.puq.ca
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Dorvil, Henri, 1941-
Stigmatisation : les troubles mentaux en milieu de travail et dans les médias de masse
Comprend des références bibliographiques.
ISBN 978-2-7605-4365-2
1. Psychiatrie du travail. 2. Travailleurs – Santé mentale. 3. Stigmatisation (Psychologie sociale). I. Kirouac, Laurie. II. Dupuis, Gilles, 1951- . III. Titre. IV. Collection : Collection Problèmes sociaux & interventions sociales ; 77.
RC967.5.D67 2015 158.7 C2015-941255-2
Conception graphique Michèle Blondeau
Images de couverture iStock
Mise en pages Interscript
Conversion au format EPUB Samiha Hazgui
Dépôt légal : 4e trimestre 2015
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
© 2015 – Presses de l’Université du Québec
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
The thing that moves us to pride or shame is not the mere mechanical reflection of ourselves, but an imputed sentiment, the imagined effect of this reflection upon another’s mind.
- Charles
Horton Cooley
, 1997 [1994], p. 303.
Remerciements
Henri Dorvil
La production d’un livre constitue une œuvre collective où plusieurs acteurs s’épaulent en vue de sa réalisation finale. C’est maintenant le temps de la reconnaissance. Les premières salves de remerciements vont, comme il se doit, au Conseil de recherches en sciences humaines du canada (CRSH), l’organisme qui a subventionné ce projet de quatre ans que nous convertissons aujourd’hui en livre. Nous sommes aussi redevables au Réseau de recherche en santé des populations du Québec (RRSPQ), à la Faculté des sciences humaines, à l’École de travail social (Marc Bigras, Ph. D., administrateur délégué) ainsi qu’au Département de psychologie (Marc-Simon Drouin, Ph. D., directeur) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) pour leur appui financier ou moral. Ensuite, un merci tout spécial à Paul Morin, Ph. D., professeur titulaire et directeur de l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke, dont la qualité du CV a grandement contribué à l’obtention de la première place (sur 139) pour notre projet dans le concours pour la subvention du CRSH (410-2009-1712). C’est lui qui a organisé le terrain de recherche à Sherbrooke mais qui, à cause de nouvelles responsabilités non prévues, n’a pu continuer à piloter le volet « estrien » du projet. Dans la foulée, nous adressons aussi de sincères remerciements à Suzanne Mongeau, Ph. D., et à Maria Nengeh Mensah, Ph. D., toutes deux professeures titulaires à l’École de travail social de l’UQAM, pour leurs généreux conseils, respectivement sur la spécificité du vécu du stress chez les résidents en médecine et sur les paramètres de l’analyse médiatique.
D’emblée, l’actualisation de ce projet de recherche aurait été impossible, n’eut été de la collaboration enthousiaste des acteurs de terrain qui, dès le départ, ont cru à sa pertinence sociale et l’ont grandement appuyé en informant leur personnel : le réseau des entreprises en santé (GP2S), secteur entreprise privée et secteur public ; Claude Charbonneau, directeur, Marie-Ève Carle, Ph. D., travailleuse sociale à l’organisme communautaire Accès-Cible santé mentale travail ; la direction des ressources humaines/santé et sécurité au travail du Centre hospitalier universitaire de Montréal (par l’entremise de Claude Lapointe) ; la gestion du personnel et de la santé des personnes et des groupes du Centre hospitalier universitaires de Sherbrooke grâce à France Frégeau ; la docteure Sonia Lupien, Ph. D., spécialiste du stress au travail et directrice du Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal/Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Est-de-l’île-de-Montréal, qui nous a ouvert les portes du service de la santé et de la sécurité au travail de cette institution. N’oublions pas l’aide inestimable de plusieurs employés de soutien de l’Université du Québec à Montréal. Un grand merci est réservé à Nathalie Aubry, assistante administrative à l’École de travail social de l’UQAM, pour son soutien technique dans les derniers moments de l’ouvrage. Si nous avons réuni autant de personnes autour de ce projet de recherche, c’est à cause de l’importance centrale de l’emploi dans nos vies et de la fréquence des interruptions pour cause de troubles mentaux. C’est dans l’univers quotidien du travail où l’individu est testé en permanence que se trouveraient les racines sociales de la dépression, selon Marcelo Otero, Ph. D., du Département de sociologie de l’UQAM (site Web de l’ACFAS, consulté le 25 juin 2014).
En dernier lieu, toute une gerbe de remerciements chaleureux est réservée aux professionnelles de recherche, qui ont fourni le maximum de leur science et de leur expérience aux divers stades du projet de recherche : test et validation de la grille d’entrevue ; formation pour passer les échelles (détresse psychologique de Santé Québec, qualité de vie) ; participation aux entrevues à Montréal et à Sherbrooke, au dépouillement et à l’analyse des médias, aux analyses des entrevues, à la revue de littérature scientifique, à la rédaction du rapport, etc. Les voici, par ordre croissant de participation et de responsabilité : Micheline Bouchard, M.A. en gérontologie sociale de l’Université de Sherbrooke ; Sarah Boucher Guèvremont, M.A. en anthropologie de l’Université de Montréal, M.A. en travail social de l’Université du Québec à Montréal, rédactrice en chef de Intervention, la revue professionnelle et scientifique de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec ; Laurie Kirouac, Ph. D. conjoint en sociologie à l’UQAM et à l’Université Charles de Gaulle – Lille 3.
Un grand merci truffé de reconnaissance aux Presses de l’Université du Québec, ce grand diffuseur du savoir, de publier ce nouvel ouvrage.
Avant-propos
[Pendant qu’on célébrait l’héroïsme des poilus], […] ces psychonévrosés, avec leurs yeux hallucinés, leurs délires, leurs cauchemars et leurs cris terrifiants, ces blessés sans blessures, personne ne voulait les voir. De ces héros-là, on en avait honte. S’il était difficile de soutenir le regard des « gueules cassées », au moins le pays s’inclinait devant eux, mais les fous, les hystériques, les déments, il fallait les cacher, les dissimuler parce qu’ils renvoyaient une image terrible de la guerre en complète contradiction avec les lauriers de l’héroïsme dont la société d’après-guerre couvrait les poilus et les anciens combattants.
- Le Naour, 2011, p. 10.
Durant la Grande Guerre, les soldats qui revenaient du front, ébranlés par l’horreur de ce qu’ils avaient vu, ont été nombreux à payer très cher les représentations lourdement négatives qu’inspirait alors la maladie mentale. Plusieurs parmi eux sont morts dans l’oubli, enterrés dans les cimetières voisins des hôpitaux psychiatriques où ils avaient fini leurs jours, et ce, sans aucune des décorations qui servaient habituellement à récompenser la bravoure des combattants et des vétérans. Cela, parce que les « fous », les « hystériques » et autres « blessés psychiques » qu’avait produits la guerre, la société avait beaucoup plus de mal à les voir pour ce qu’ils étaient que les démembrés ou les défigurés, c’est-à-dire de véritables blessés de guerre.
Les soldats étaient pourtant nombreux à cette époque à souffrir de troubles mentaux et à devoir quitter le champ de bataille à la suite de blessures psychologiques¹. Les médecins au front se faisaient fréquemment les témoins de leur détresse psychologique. Le soir des batailles, écrit le Dr Paul Voivenel, attaché à la 67e division de réserve, « nombre de soldats sont désorientés, apathiques, marchent devant eux comme des automates et se couchent n’importe où. Ils font l’effet de somnambules » (cité dans Charron, 1915, repris dans Le Naour, 2011, p. 425). Les symptômes des soldats étaient pluriels : surdité, mutisme, cécité, paralysie de la main, du bras ou des jambes, apathie, asthénie, amnésie, délires, tremblements, tics, corps courbé et incapable de se redresser, hallucinations, etc. Les soldats avaient beau être nombreux à partager les mêmes symptômes, les médecins peinaient néanmoins à s’entendre sur la manière de qualifier « le mal » qui les affligeait. Pendant que les Anglais préféraient parler de shell-shock, les Français, eux, multiplièrent les catégories nosologiques pour qualifier ce nouveau « mal » : commotion cérébrale, congestion médullaire, obusité ou choc commotionnel, confusion mentale, psychoses hystériques, névrotiques ou psychonévroses² (Le Naour, 2011, p. 160).
Contrairement à la multiplicité des appellations cliniques qui servaient à qualifier les maux psychiques des soldats de la Grande Guerre, les explications savantes qui en retraçaient l’origine étaient, elles, passablement moins riches. Dans l’ensemble, on expliquait l’apparition de ces maux de deux manières : on croyait avoir affaire soit à des hommes simulateurs cherchant un moyen de fuir le champ de bataille, soit à des hommes psychiquement fragiles ou prédisposés aux troubles mentaux, et donc pour qui la guerre n’avait été qu’un « déclencheur ». C’est qu’à cette époque, la possibilité d’une interaction directe et néfaste, voire pathologique entre certains facteurs environnementaux et troubles mentaux n’était pas encore admise : la guerre n’était pas vue comme pouvant à elle seule causer des troubles psychiques. En effet, au vu des savoirs et mentalités de l’époque, la psychose de guerre n’existait pas, et c’est pourquoi les spécialistes étaient passablement réticents à reconnaître un lien entre le théâtre violent de la guerre et la forte prévalence de troubles mentaux chez les soldats. Parmi les médecins français, on convenait bien davantage que ces troubles étaient l’expression d’une psychose latente. Les soldats souffrant d’une blessure psychique étaient vus comme prédisposés ou de « constitution fragile » (Le Naour, 2011). Et, donc, la guerre n’avait été pour eux que le « déclencheur » de troubles mentaux déjà en germe³. Par exemple, F. Boucherot, dans sa thèse de médecine, s’interroge :
La guerre détermine-t-elle des troubles spéciaux, une ou des psychoses caractéristiques ? Nous ne le pensons pas […] Nous ne sommes pas autorisés à parler de « psychoses de guerre », d’affection propre seulement au soldat et à l’événement, constituant une unité nosologique. Ce que la guerre a pu faire, c’est d’extérioriser certaines affections (1915, p. 61-62).
Ou, encore, le Dr Dupouy note : « La majorité de nos malades sont des héréditaires ou des malades déjà traités pour leur affection nerveuse ou mentale […] Ce sont des sujets dont le système nerveux est particulièrement fragile, qui ne résistent pas aux fatigues de toutes sortes imposées par la guerre » (1915, p. 444).
Les spécialistes de l’époque reportaient ainsi l’essentiel du « blâme » ou de la responsabilité du trouble mental sur les piètres prédispositions héréditaires du soldat⁴. Ce n’est que quelques années plus tard que, progressivement, les médecins reconnaîtront que la guerre pouvait « colorier » certaines « psychoses latentes », avant de finir par admettre, devant la multiplication des cas de troubles mentaux chez les soldats, « que la guerre est bien à l’origine de [cette] épidémie » (Le Naour, 2011, p. 30)⁵. En 1917, à titre d’exemple, R. Mallet (1917) reconnaît que les états anxieux peuvent apparaître sans aucun antécédent, sans prédisposition aucune, et qu’ils peuvent résulter dans ces cas d’une fatigue extrême.
Même si l’on peut dire que vers la fin de la Grande Guerre, ce changement de perception concerne une large part des spécialistes, quelques-uns parmi eux continuent néanmoins de défendre des positions radicales, allant même jusqu’à contester l’existence de véritables troubles mentaux chez les soldats. Le médecin aide-major A. Gilles (1916) est de ceux-là. Ce dernier établissait un lien direct entre la maladie de certains soldats et leur caractère désobéissant. D’après le médecin aide-major A. Gilles, le « bon » soldat obéissant n’était jamais atteint de troubles mentaux, tandis que le soldat malade psychiquement ne pouvait être qu’un « mauvais » soldat désobéissant, potentiellement lâche, voire un simulateur. Ce soupçon de simulation était d’ailleurs passablement répandu à cette époque, notamment parce qu’il avait l’avantage d’offrir une explication à la prévalence retentissante des troubles mentaux parmi les soldats : plusieurs en « souffraient », car nombreux « simulaient », pensait-on. Et, une fois de plus, cette explication des maux psychiques des soldats par la « simulation » reportait sur le soldat le « blâme » de sa condition diminuée.
D’après Le Naour, les travaux de J. Babinski sur l’hystérie ne seraient pas sans rapport avec la réception favorable que connut l’explication basée sur la simulation à cette époque. C’est que pour Babinski, le trouble hystérique est une affaire d’autosuggestion, tandis que sa guérison est une affaire de persuasion : « L’hystérie est un état psychique rendant le sujet qui s’y trouve capable de s’autosuggestionner » (1901, p. 1045). Babinski emploiera d’ailleurs le vocable pithiatisme (du grec « persuader » et « guérir ») pour désigner cette catégorie de troubles. En complète rupture avec les enseignements reçus de son maître, J.-M. Charcot (1825-1893), Babinski soutiendra même que « les malades sont responsables de ce qui leur arrive, se montent à la tête et entretiennent leur affection, consciemment ou inconsciemment, parce qu’ils y ont intérêt » (1901, p. 56-57). Cette explication de l’hystérie par la prétendue simulation dont feraient preuve ceux qui, par intérêt, « choisiraient » plus ou moins consciemment d’en souffrir aurait ainsi probablement influencé les conceptions des médecins qui traitaient les soldats de la Grande Guerre. D’ailleurs, vis-à-vis des soldats dont on soupçonnait qu’ils simulaient un trouble mental, le traitement par choc électrique s’est assez rapidement imposé comme une thérapeutique de choix, notamment parce que, comme le résume Le Naour, en « faisant mal au patient, [le médecin] l’amène à quitter son état hystérique, sorte de nid douillet où le soldat s’est réfugié pour quitter la réalité trop déprimante des tranchées » (2011, p. 17). D’autres encore, à l’image du professeur Cestan du Centre neurologique de Toulouse, se refusaient tout simplement à soigner ces soldats qu’ils percevaient comme autant d’individus dont « l’aliénation mentale consiste à vouloir fuir le front, et secondairement à toucher une pension » (Le Naour, 2011, p. 59). Autre manière de dire que ces soldats étaient non seulement des simulateurs, mais des simulateurs « intéressés ».
Si, à l’époque, la thèse de la simulation convainc une part importante des médecins et que les soldats « simulateurs » sont soupçonnés d’être nombreux, l’histoire montrera finalement que les cas avérés de simulation ne concernaient qu’une infime minorité d’entre eux. À titre d’exemple, sur les 4679 malades entrés au centre de psychiatrie de la xviiie région (Bordeaux) entre 1914 et 1918, seulement 7 cas de simulateurs ont été dépistés par les médecins et condamnés en conseil de guerre (Levrault, 1921). Une proportion dérisoire, donc, qui n’a cependant pas empêché une majorité de soldats d’être soupçonnés de simulation et taxés de lâcheté. Au lieu de les voir comme des « malades », les spécialistes et la société en général avaient ainsi tendance à les considérer comme des « sursimulateurs », « métasimulateurs », « simulateurs inconscients », « simulateurs de fixation », « exagérateurs » ou encore des « persévérateurs » (Le Naour, 2011, p. 63).
Mais en 1916, au terme de deux années de guerre impitoyable, le nombre croissant de soldats à atterrir dans les asiles et centres neurologiques finit par durement mettre à mal les conceptions de Babinski et de ses héritiers. Peu à peu, leurs détracteurs reviennent à l’avant-scène et parviennent à faire admettre à une majorité de spécialistes que les maux psychiques des soldats sont indépendants de leur volonté, et donc qu’ils ne sont le fruit ni d’une exagération ni d’une simulation (Lépine, 1917, p. 135). En effet, à partir de 1917, le milieu médical approfondit sa compréhension des souffrances et malaises psychologiques des soldats, et « considère de moins en moins la fragilité d’un instant comme l’expression de l’hérédité, d’une constitution débile ou encore d’un esprit pervers cherchant à s’embusquer loin du danger » (Le Naour, 2011, p. 74). En bref, la « folie » n’est plus vue comme réservée aux hommes fragiles à l’hérédité morbide et aux coquins simulateurs. Désormais, on reconnaît que la guerre, à elle seule, peut rendre fou.
Ce détour par l’histoire, essentiellement inspiré de l’ouvrage Les soldats de la honte de Jean-Yves Le Naour⁶, a le grand mérite de porter un éclairage sur des événements et des individus d’autrefois largement tombés depuis dans l’oubli. Mais ce détour par l’histoire est également l’occasion de réaliser à quel point le traitement social qui était réservé aux soldats de la Grande Guerre appartient moins au passé qu’on ne pourrait le croire. Le redoutable mépris et le discrédit dont ces soldats étaient l’objet rappellent en effet sous maints aspects la réalité des travailleurs auprès de qui nous avons enquêté et qui, en raison de troubles de santé mentale⁷, ont dû se retirer temporairement de leur milieu de travail le temps de se rétablir, avant d’ensuite y retourner. Les entretiens que nous avons réalisés portent à croire que, comme les soldats d’hier, les travailleurs d’aujourd’hui aux prises avec des difficultés de santé psychologique sont souvent soupçonnés de ne pas souffrir d’une « vraie » maladie, de « jouer » les malades par intérêt (pour s’offrir un congé payé), ou encore d’être de constitution « fragile ou défaillante » et donc de ne pas détenir « ce qu’il faut » pour répondre aux exigences du travail⁸. Comme si, en somme, en dépit du siècle qui les sépare, quelque chose unissait toujours les représentations des « blessés nerveux » de la Grande Guerre et celles des « invalides psychologiques temporaires » du travail contemporain, pendant que le traitement que la société leur réserve avait, lui, passablement peu changé. Ce qu’ils ont en commun : le même phénomène de stigmatisation.
1 . On estime qu’environ 10 % du total des blessés de guerre français et canadiens souffraient de troubles mentaux (Roudebush, 2001 ; Delaporte, 1999).
2 . Même si plusieurs des symptômes des soldats rappelaient le tableau clinique de l’« hystérie », une bonne part des médecins évitaient de recourir à ce diagnostic, car ils se refusaient à croire que de valeureux soldats puissent souffrir d’un trouble comme l’hystérie qui mettait en cause les femmes et leur soi-disant nature efféminée (Le Naour, 2011).
3 . « Influence de la guerre actuelle sur le mouvement de la population de l’asile de Limoux », Annales médico-psychologiques, octobre-décembre 1916, p. 441, cité dans Le Naour, 2011, p. 44.
4 . Le Dr Milian (1915) sera parmi les premiers à défendre la thèse inverse, et donc à imputer aux atrocités de la guerre les maux dont souffre un si important contingent de soldats. Son article, intitulé « L’hypnose des batailles », sera condamné par une bonne part des neurologues et psychiatres de l’époque, et dans le meilleur des cas, il sera ignoré par les spécialistes.
5 . Dans leur ouvrage, G. Roussy et J. Lhermitte confirmeront le caractère acceptable de l’explication de ces troubles par l’imputabilité de la guerre en affirmant que « la guerre actuelle a fait éclore une série de manifestations psychonévrotiques, avec lesquelles les médecins étaient peu familiarisés » (1917, p. 1).
6 . Le livre de Stéphane Tison et Hervé Guillemain (2013) couvre cette même problématique.
7 . Tels que le burn-out (ou trouble d’adaptation), la dépression, l’anxio-dépression ou le trouble anxieux.
8 . Comme ce fut le cas des soldats, cela revient donc à faire reposer l’essentiel de la responsabilité du problème de santé mentale sur le travailleur lui-même, dont la morale, le caractère ou encore l’hérédité se révélerait « problématique » ou, à tout le moins, « pas à la hauteur ». Plus encore, cela revient à insinuer, à l’image de ce que l’on pensait de la guerre autrefois, que le travail ne peut pas à lui seul nuire et compromettre la santé mentale d’un individu.
Table des matières
Remerciements
Henri Dorvil
Avant-propos
Introduction
Première partie les troubles mentaux courants en milieu de travail
Deuxième partie les représentations sociales des troubles mentaux dans les médias de masse
chapitre1
Les troubles mentaux en milieu de travail
1.1. Une problématique en plein essor
1.2. Les « causes » : entre le personnel et l’organisationnel
1.3. Les réponses sociales : entre responsabilité individuelle et organisationnelle
1.4. La réussite du retour au travail : une responsabilité aussi organisationnelle
1.4.1. Le retour progressif et le réaménagement de l’environnement de travail
1.4.2. Le soutien des collègues et du supérieur immédiat
1.4.3. La couverture salariale et la cohésion des procédures administratives
chapitre2
La stigmatisation et les troubles mentaux en milieu de travail
2.1. Les troubles mentaux : un stigmate qui date
2.2. La stigmatisation en milieu de travail
2.2.1. Les travailleurs avec un trouble mental grave
2.2.2. Les travailleurs avec un trouble mental courant
2.2.3. La centralité du regard d’autrui
2.3. Le regard des autres sur les travailleurs avec un trouble mental courant : comment l’étudier ?
2.3.1. Le concept de carrière morale
2.3.2. La carrière morale des travailleurs avec un trouble mental courant
partie1
Les troubles mentaux courants en milieu de travail
chapitre3
Entre les signes d’altération de soi et le diagnostic de trouble mental
3.1. « Ça ne marchait plus », ou la prise de conscience d’un soi altéré
3.1.1. Par le regard de soi sur soi
3.1.2. Par le regard d’autrui sur soi
3.1.3. Quand les regards ne s’accordent pas
3.2. L’étiquetage diagnostique du soi altéré
3.2.1. La résistance à consulter un médecin, la résistance aux normes médicales
3.2.2. La tombée du diagnostic
3.2.3. Le conflit d’étiquettes diagnostiques
chapitre4
La prise en charge médicale et socioprofessionnelle
Sortir le malade du travail et la maladie du travailleur
4.1. Le médecin
4.1.1. La décision du retrait du milieu de travail
4.1.2. La surveillance périodique et la décision du retour au travail
4.2. L’employeur et l’assureur
4.2.1. Le soutien moral et financier
4.2.2. Le manque de soutien moral et financier
4.2.3. La préparation du retour : les accommodements
4.3. Le psychologue
4.3.1. Un appui thérapeutique central
4.3.2. Un pouvoir discursif structurant
chapitre5
Le retour au travail
Renouer avec ses capacités et son image
5.1. La stigmatisation : entre discrédit capacitaire et disqualification professionnelle durable
5.1.1. Le discrédit capacitaire : « nouvelle » vulnérabilité psychologique et disqualification professionnelle
5.1.2. La réhabilitation de son image et de sa qualification
5.1.3. La disqualification professionnelle durable : de psychologiquement vulnérable à travailleur défaillant
5.2. La prévention de la stigmatisation par le contrôle de la visibilité du diagnostic
5.2.1. Un travail de transparence, ou mettre cartes sur table
5.2.2. Un travail de discrétion
5.3. L’autostigmatisation ou retourner le discrédit capacitaire contre soi : la honte vis-à-vis des collègues « mieux » que soi
chapitre6
La stigmatisation, la qualité de vie et la santé psychologique des travailleurs de retour au travail
6.1. Méthodologie
6.1.1. Participants
6.1.2. Variables mesurées et instruments de mesure
6.2. Résultats
6.2.1. Stratégie d’analyse
6.2.2. Échantillonnage et résultats
6.3. Résumé des résultats et conclusion
partie2
Les représentations sociales des troubles mentaux dans les médias de masse
chapitre7
Les représentations sociales comme déterminants de la stigmatisation
Traitement médiatique de la « folie » au Québec de janvier 2009 à janvier 2015
7.1. Les représentations sociales et la stigmatisation de la « folie » : encore et toujours
7.1.1. Les pourtours théoriques des représentations sociales
7.1.2. La stigmatisation des problèmes de santé mentale : entre préjudice et discrimination
7.1.3. Les représentations sociales et la stigmatisation de la « folie » : le rôle des médias
7.2. Le trouble mental, la criminalité et la dangerosité : des sujets qui font la une
7.2.1. La criminalité et le trouble mental : une distanciation sociale produite par les médias
7.2.2. Les médias de masse, véhicules de représentations sociales
7.3. Les prémisses méthodologiques
7.3.1. La sélection des cas pour l’étude de l’environnement médiatique
7.3.2. La méthode d’analyse
7.4. La présentation des résultats
7.4.1. La présentation des cas médiatiques
7.4.2. La dangerosité, la déshumanisation et le comportement irrationnel
7.4.3. Le profilage journalistique de l’accusé : déviance et anormalité
7.5. L’accusé devant recevoir des soins en psychiatrie et en santé mentale, mais criminellement responsable et imputable au sens du droit pénal : le dilemme
Conclusion
Conclusion générale
Postface
Marc Loriol
L’ère des « troubles courants de santé mentale »
Un monde du travail plus exigeant, moins tolérant ?
Des problèmes perçus et construits comme problématiques : les représentations négatives de la maladie mentale
annexe
Note méthodologique
Bibliographie
Notices biographiques
Introduction
Cela fait maintenant plusieurs années que les spécialistes s’entendent pour faire de la stigmatisation l’un des principaux obstacles auxquels se heurtent les personnes aux prises avec un trouble mental grave¹. Au Canada, à l’instar de ce qui a été constaté ailleurs (Bassett, Lloyd et Bassett, 2001 ; Hill et al., 1998 ; Rutman, 1994), cette stigmatisation est entendue comme intimement liée aux attitudes négatives, stéréotypes et préjugés à l’égard de la maladie mentale. En réalité, la stigmatisation associée à la maladie mentale est si présente et ses effets si dévastateurs, du point de vue des personnes qui en font les frais, que plusieurs la décrivent comme plus difficile à vivre que les symptômes eux-mêmes de la maladie (Schulze et Angermeyer, 2003).
Préoccupés par cette problématique, différents acteurs institutionnels ont fait de la lutte contre la stigmatisation l’une de leurs priorités au cours des dernières années. En mai 2006, le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie présentait son rapport sur la santé mentale, intitulé De l’ombre à la lumière. Ce rapport recommandait, entre autres, la création de la Commission de la santé mentale du Canada (CSMC), qui vit le jour l’année suivante, avec pour mandat principal la sensibilisation des Canadiens et Canadiennes aux troubles de santé mentale. Prenant acte que la stigmatisation et la discrimination au travail, à l’école et à la maison étaient perçues par une majorité de personnes comme des difficultés plus nuisibles que la maladie mentale elle-même, la CSMC entreprend dès l’année de sa création « le plus grand effort systématique jamais fourni pour atténuer les effets de la stigmatisation sociale de la maladie mentale² ». Il s’agit d’un plan stratégique, intitulé Changer les mentalités (CSMC, 2013a), qui fait la promotion de différentes mesures innovantes pour prévenir et contrer la stigmatisation des personnes aux prises avec un trouble mental³. Les travaux menés par la CSMC ont débouché sur la proposition d’un plan stratégique global pour définir les orientations du Canada en matière de santé mentale, intitulé cette fois Changer les orientations, changer des vies (CSMC, 2012). Sa priorité numéro un est « d’accroître la sensibilisation quant aux moyens de promouvoir la santé mentale, [de] prévenir le plus possible la maladie mentale et le suicide et de lutter contre la stigmatisation » (CSMC, 2012, p. 18), et il se fixe différents objectifs pour y arriver. Comme dans Changer les mentalités, la voie privilégiée pour combattre la stigmatisation passe par une « sensibilisation axée sur le contact », c’est-à-dire qui prône la prise de parole des personnes aux prises avec un trouble de santé mentale de manière à partager et à faire connaître aux profanes leur expérience de la maladie et du rétablissement. Le plan mentionne en outre que les milieux de travail doivent eux aussi se mobiliser et soutenir les mesures promues, notamment en appuyant le rétablissement des travailleurs aux prises avec des troubles mentaux ainsi qu’en leur permettant de participer pleinement au monde du travail. De même, le plan vise à ce que les mesures proposées en matière de lutte contre la stigmatisation encouragent les travailleurs à parler ouvertement de leur trouble mental dans leur milieu d’emploi, et les employeurs à implanter des approches appropriées pour maintenir ces travailleurs en emploi. Si ce plan d’orientation stratégique national réalisé par la CSMC est sans contredit avant-gardiste, son mandat ne comprend malheureusement pas sa mise en œuvre⁴.
Toujours d’actualité, bref, la stigmatisation dont font l’objet les personnes avec un trouble de santé mentale indique qu’encore bien des représentations sociales négatives restent associées à l’univers de la maladie mentale. Et cela serait probablement encore plus vrai dans les milieux du travail et de l’emploi qu’ailleurs. En effet, certaines recherches montrent, par exemple, que persiste chez les employeurs la croyance selon laquelle les travailleurs aux prises avec un diagnostic de trouble mental grave (schizophrénie, trouble bipolaire, etc.) auraient une aptitude limitée à effectuer un travail qui nécessite des compétences cognitives et à résister au stress professionnel (Krupa et al., 2009). En revanche, peu d’études, notamment au Québec, ont été réalisées sur la stigmatisation des personnes aux prises avec un trouble mental courant (dépression, anxio-dépression, burn-out, trouble anxieux, etc.) (Stuart, 2011). Les troubles mentaux courants sont pourtant ceux qui connaissent la plus forte croissance au sein des milieux de travail ces dernières années (Sanderson et Andrews, 2006). En outre, ces troubles contribuent davantage que les troubles mentaux graves à l’augmentation des absences pour maladie en milieu de travail (Henderson, Glozier et Elliot, 2005 ; Vézina et Bourbonnais, 2001). Enfin, alors que l’on sait que les préjugés et la stigmatisation constituent un stress environnemental qui handicape lourdement l’estime de soi et la santé des personnes aux prises avec des troubles mentaux graves, et qu’ils font partie des principales difficultés auxquelles ces personnes déplorent de devoir faire face (Stuart, 2004 ; Alexander et Link, 2003 ; Green et al., 2003), très peu a été dit dans la littérature sur la stigmatisation dont font l’expérience les personnes aux prises avec un trouble mental courant, notamment dans le contexte du travail et de l’emploi (Stuart, 2011).
Cet ouvrage⁵ porte un éclairage sur un phénomène qui préoccupe donc un nombre