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Les orphelins de François: Récit de vie
Les orphelins de François: Récit de vie
Les orphelins de François: Récit de vie
Ebook277 pages2 hours

Les orphelins de François: Récit de vie

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About this ebook

Le 24 octobre 1984, au cimetière de Montmartre, Claude de Givray prononce l’éloge funèbre de son ami François Truffaut.
« Si François n’était pas né, s’il n’avait pas été cinéaste… »
Et moi, que serais-je devenu si François Truffaut n’avait pas existé ?
À 16 ans, je n’aurais pas parcouru les rues de Liège une caméra à la main, ni fait la sortie des écoles de filles, en quête de jolies actrices.
À 17 ans, je n’aurais pas pris le rapide Moscou-Paris de 00h10, aux Guillemins, pour découvrir un film en exclusivité, remonter les Champs-Elysées, sonner à certaines portes.
À 20 ans, sans sa lettre merveilleuse, sur papier pelure, postée à Paris, je ne me serais pas jeté dans l’écriture d’un roman.
Et, à 39 ans, quittant mon journal un dimanche soir d’octobre, après le bouclage de la dernière édition, je ne me serais pas mis à pleurer comme un enfant perdu…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Bernard Gheur est né à Liège en 1945. Après Le Testament d’un cancre, Albin Michel 1970, préfacé par François Truffaut, il a publié plusieurs autres romans, dont  Le Lieutenant souriant, devenu un classique de la littérature pour la jeunesse, et  Les Étoiles de l’aube  (Weyrich, Prix Marcel Thiry 2012, Prix des lycéens 2013).
LanguageFrançais
PublisherWeyrich
Release dateApr 9, 2021
ISBN9782874896170
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    Les orphelins de François - Bernard Gheur

    Orphelins_François_cover_1600.jpg

    PREMIÈRE PARTIE

    UNE VISITE À PARIS

    I.

    Un papier de cent lignes

    Le flash était tombé in extremis sur nos téléscripteurs : juste avant minuit.

    Patrick, le journaliste qui « faisait le soir », le 16 août 1977, au service des informations générales, n’y prêta pas attention, hélas. Il aperçut ce petit bout de télex, le prit pour une annonce anodine, routinière, un indice boursier, je ne sais quelles éphémérides… Il éteignit le local des téléscripteurs, traversa la rédaction déserte, se dirigea vers l’atelier, rencontra un linotypiste qui venait aux nouvelles.

    « Alors, Patrick, on peut couper ? demanda l’homme en bleu.

    — Oui. C’est fini. Il n’y aura plus rien. Bonne nuit !

    — Tu m’as l’air bien pressé.

    — Je suis crevé. Vite au lit ! »

    Le jeune journaliste dévala un escalier raide, en spirale. Dans le hall, il sentit que le sol tremblait. C’était rassurant. La rotative de La Meuse tournait.

    Patrick sortit par la rue Basse-Sauvenière, qui longeait l’arrière du journal.

    Le cœur content, il enfourcha sa puissante moto – une Triumph Bonneville 650 cc. D’ici une demi-heure, il serait dans les bras de sa fiancée du moment.

    Le flash de minuit moins cinq annonçait la mort d’Elvis Presley.

    Et bientôt, dans le petit local éteint, qui jouxtait la rédaction, les téléscripteurs se déchaînèrent.

    La fontaine où chaque jour nous allions puiser les nouvelles se changeait en torrent. Les précisions arrivaient : Le King a été découvert, inanimé, par sa girlfriend, Ginger Alden, dans sa propriété de Graceland… Puis les premières biographies, résumées : Elvis Aaron Presley est né le 8 janvier 1935 à Tupelo…

    Dans la salle enténébrée, les téléscripteurs déversaient leurs rouleaux comme des pianos mécaniques. Des mains fantômes frappaient les touches, avec un bruit d’enfer. Le poussif bélinographe était entré dans la danse : des photos, encore humides, fragiles, s’enroulaient sur le cylindre de la machine. Les rubans de télex s’accumulaient, s’entortillaient au sol.

    Mais cette sarabande nocturne ne servait à rien.

    Le train de l’édition « Matin » de La Meuse était déjà en marche. Personne ne pouvait plus l’arrêter. Et la mort du King n’était pas à bord. Aucune photo géante n’envahissait la Une. Les pages de plomb avaient quitté le marbre pour être clichées, puis amenées à la rotative, au sous-sol.

    Les typographes et les linotypistes étaient rentrés chez eux. Et le journaliste amoureux fonçait sur sa moto, dans la nuit, hors d’atteinte.

    La mort d’Elvis serait reportée au lendemain. Un « gros ratage », en journalisme.

    Si le rédacteur malchanceux avait lu la dépêche prioritaire, ce petit bout de papier surgi cinq minutes avant le bouclage, il aurait couru à l’atelier, pour demander aux ouvriers de rester à leur poste, de faire des heures supplémentaires. Il aurait téléphoné au rédacteur en chef, qui serait revenu dare-dare au journal, pour chambouler la Une. L’homme adorait ce genre de voltige : le génie convoqué sur le fil. Ses Unes étaient éblouissantes.

    La nuit de la mort d’Elvis, je serais volontiers venu à la rescousse, bien que le King ne fût pas mon idole.

    J’habitais à deux pas du journal.

    Depuis 1972, je travaillais à La Meuse, quotidien populaire, bien différent de La Gazette de Liège où le jeune Georges Simenon avait débuté. Je n’ai pas couvert, comme lui, les faits divers. Je ne fréquentais pas le Palais de Justice. Mais, entre 1919 et 1972, les techniques d’imprimerie n’avaient pas tellement évolué.

    J’ai connu, comme le « petit Sim », le fraternel face-à-face des journalistes et des typographes, penchés sur le marbre. J’ai vécu la griserie du bouclage, quand les machines à écrire crépitent de plus belle.

    Car le cliquetis de ces machines mécaniques, tant aimées des auteurs de polars, a régné jusqu’à la fin des années 1980 dans les salles de rédaction.

    Les Hommes du président (1976) fut le dernier grand film où l’on voit encore des journalistes taper à la machine. Robert Redford, reporter au Washington Post, décroche un téléphone. L’écouteur calé au creux de son épaule, il prend des notes dans un calepin. Il avance à tâtons dans la ténébreuse affaire Watergate.

    Cette image romantique du journaliste a suscité bien des vocations.

    Je m’occupais des nouvelles étrangères, mais je ne quittais guère le journal. Nous assurions le desk, la mise en page : un travail de laboratoire. Les téléscripteurs des agences internationales étaient notre oxygène.

    On nous confiait d’humbles tâches : traiter les dépêches, couper deux lignes, ajouter des virgules, changer un verbe, bricoler un montage de papiers. De gros pots de colle et leurs pinceaux traînaient encore sur certains bureaux.

    Les plus jeunes d’entre nous préféraient cependant tout récrire à la machine.

    Mon domaine de prédilection, c’était l’article nécrologique. La plus vivante des matières, à mes yeux.

    Raconter une vie en trois ou quatre cents lignes. Taper, pendant une heure ou deux, toute l’histoire d’un homme : c’est un bel exercice de style.

    Le début de l’histoire m’intéressait particulièrement. Arrivé au premier tiers du papier, je constatais que je n’étais pas encore sorti de l’enfance du grand personnage disparu. Il me faudrait réduire cette première partie. Ou alors, quémander au maquettiste un supplément de lignes. Car, avant de me lancer à corps perdu dans l’écriture, j’avais dû fixer une longueur, un lignage.

    On ne badinait pas avec le lignage. Sinon, quelqu’un couperait dans votre texte, à votre place. On ne plaisantait pas non plus avec la deadline. L’heure fatale du bouclage. Cette épée de Damoclès me stimulait. J’aimais écrire dans l’urgence.

    Déjà, au collège, j’étais un adepte de la dernière minute. Faire mes devoirs le matin, rouvrir mon cahier de brouillon dans la rue, en prévision de l’interrogation écrite, imminente. Vivre dangereusement.

    Pas de littérature ! C’était le mot d’ordre du rédacteur en chef.

    Des phrases courtes, simples comme bonjour. Un sujet, un verbe, un complément. Des paragraphes ultra-légers. Une seule idée par paragraphe. Au bout de cinq phrases, passer à la ligne. Placer de nombreux intertitres.

    « Soyez clairs, répétitifs s’il le faut, comme si vous vous adressiez à des enfants », nous disait le rédacteur en chef.

    L’intérêt du lecteur pouvait aller decrescendo. Nous devions commencer par le plus percutant. Reléguer les détails à la fin. Au marbre, faute de place, le typographe pourrait très bien enlever les derniers alinéas, mettre sur le côté quelques lignes de plomb, sans dommage pour la cohérence de l’article. Nous ne pratiquions pas l’art de la « chute ». Nos papiers n’étaient jamais signés. Nous n’étions pas des écrivains. Juste des arrangeurs de dépêches. Des artisans chargés de façonner les titres, de les rendre attrayants. Des marchands de mots. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Françoise, la vieille servante, appelait « journalistes » les vendeurs de journaux dont elle percevait les cris, sur la digue de Balbec.

    Quand j’ai eu à raconter la vie et la mort d’Henry de Montherlant, j’appris, par une dépêche, que l’écrivain avait expédié une lettre, avant de se tirer une balle dans la tête. De cette lettre ultime, arrivée le lendemain à son destinataire, j’écrivis : La mort n’avait pas brisé sa trajectoire. J’espérais que mon chef de service laisserait passer cette petite phrase. Parcourant mon papier, il la débusqua tout de suite, et la biffa, sans la moindre hésitation. Pas de littérature !

    En août 1977, j’eus la mort de Groucho Marx à me mettre sous la dent. En épigraphe, je citai cette réplique : Regardez-moi, je suis parti de rien, et j’ai atteint un état d’extrême misère.

    J’ai enterré aussi le comédien Paul Meurisse, ancien amant d’Édith Piaf. « J’en ai marre d’être amoureuse d’un manuel de savoir-vivre ! », disait-elle de lui.

    Quand John Wayne a passé l’arme à gauche, en juin 1979, j’étais en vacances, loin du journal. Mon texte était écrit, déjà composé, rangé dans un coin de l’atelier. Les lignes de plomb se couvraient de poussière. La fin du pauvre « Duke », on s’y attendait depuis plusieurs semaines.

    Et puis il y eut le dimanche 21 octobre 1984.

    Je me souviens. Vers 20 heures, dans leurs petites cabines, au fond de la salle de rédaction, les télexistes tapaient encore les comptes rendus que les correspondants sportifs dictaient par téléphone.

    L’air était bleu de toutes les cigarettes fumées ici depuis le matin. Sur les tables et sur le sol, un grand désordre de papiers épars. Les fils téléphoniques pendaient du plafond, comme les cordages d’un voilier. À la rédaction, la fièvre retombait. Elle montait, à l’atelier.

    On avait bouclé la première édition – la « Nuit », celle qui serait vendue à 23 heures à la sortie des grands cinémas.

    Les crieurs de journaux, en casquette, venaient s’approvisionner à la source : la rotative de La Meuse, rue Basse-Sauvenière. Ils entassaient les exemplaires encore chauds, à l’encre encore fraîche, dans une petite charrette qui ressemblait à une voiture d’enfant. Ils criaient : « La Meuse pour demain ! Demandez La Meuse pour demain ! » L’édition « Nuit », bourrée de résultats sportifs, était très attendue.

    Les journalistes commençaient à quitter la rédaction. D’autres prenaient leur relève pour assurer l’édition « Matin », corrigée, actualisée, enrichie. (La « Nuit » était, en quelque sorte, un brouillon du jour.)

    « On va boire un verre ? »

    Les bistrots ouverts la nuit fleurissaient aux abords du journal.

    Je m’apprêtais à retrouver, à la maison, ma femme et mes deux jeunes fils.

    C’est alors que Tibère sortit de la salle des téléscripteurs et vint vers moi.

    Dans toute rédaction voltige une mouche du coche, un journaliste peu enclin à écrire des papiers. Il préfère parler, s’agiter, participer à des réunions, donner son point de vue, vouloir à tout prix l’imposer. Sa faconde masque sa fainéantise. Même à l’heure du bouclage, il ne la « boucle » pas. Il va d’un service à l’autre : les sports, les informations générales, les régionales, la locale. Il interpelle les galériens penchés sur leur machine à écrire.

    Rabroué, il s’indigne. Le voilà qui papillonne à l’atelier, pour constater l’évolution des pages, les lacunes qui subsistent dans les grands puzzles de plomb. Les hommes en bleu n’aiment pas que l’on touche à leur ouvrage. Si ce héros sans emploi s’avise d’y poser les doigts, ils brandissent leur typomètre, comme un chasse-mouches. Le fâcheux se replie dans la salle des téléscripteurs. Il se mue en guetteur de dépêches. Comment va le monde ?

    À La Meuse, la mouche du coche s’appelait Tibère. C’était un grand rouquin. Pourquoi diable lui avait-on donné le nom d’un empereur romain réputé pour sa cruauté ?

    « Tu as vu le télex urgent ? »

    Tibère n’en dit pas plus. Je le suivis jusqu’à la salle des téléscripteurs.

    Il me montra la dernière dépêche de l’agence Associated Press.

    Le titre me brisa le cœur.

    Urgent

    Cinéma

    François Truffaut est mort

    Paris (AP) – Le cinéaste François Truffaut est décédé dimanche à 14 h 30 des suites d’un cancer à l’Hôpital Américain de Neuilly : il était âgé de 52 ans, a-t-on appris à l’Hôpital Américain.

    10-21-84 20 h 02

    François Truffaut est mort.

    La phrase me parut absurde.

    Truffaut, la vie, la création. Les rêves qui se réalisent.

    Je découpai la funeste dépêche de 20 h 02. L’Agence France Presse ne tarderait pas à nous abreuver de longs papiers sur le cinéaste mort en pleine gloire, ce dimanche après-midi. Dans les rédactions parisiennes, on savait que la fin était proche. Des biographies, toutes prêtes, attendaient le jour et l’heure. Il suffirait d’ajouter un chapeau.

    Je n’avais rien écrit d’avance.

    Pour François Truffaut, le dieu de mes seize ans, l’ange exterminateur d’Arts et des Cahiers du cinéma, le jeune homme pâle de la Nouvelle Vague, dont le regard de feu avait acquis, avec les années, une sorte de paix, une douceur bienveillante, non, pour celui-là, je n’avais pas voulu me livrer à une anticipation sinistre, écrire sur lui à l’imparfait.

    François Truffaut…

    Je ne pouvais y croire.

    Le rédacteur en chef m’appela. Il n’ignorait pas que le cinéaste français avait joué un rôle important dans ma vie. Il me demanda d’écrire, en plus du papier principal, biographique, un témoignage personnel, sous forme d’un hors-texte de cent lignes, en italique. Ce récit lui fournirait un angle d’attaque original pour sa manchette à la Une. Il aimait titrer sur un détail, pour se différencier des autres journaux.

    Je pris place devant ma machine à écrire – une Adler, gris perle, aux touches bien souples. Je l’armai d’un gros rouleau de télex. J’étalai des photos d’archive sur la table. Je déployai des copies de lettres.

    Retracer le parcours de François Truffaut fut pour moi une tâche aisée. Et, en même temps, très cruelle.

    Il me restait à évoquer, en cent lignes, mes relations singulières avec lui.

    Je retenais mes larmes.

    François Truffaut était…

    Je ne pleure plus jamais. Sauf au cinéma.

    Oui, parfois, dans le noir, je sens naître des larmes. Elles font leur chemin sur mes joues. Elles ont de la douceur, ces larmes lentes. Personne ne les voit. Quand le film est fini, j’en efface les traces.

    « Alors ? Où en es-tu ? »

    Le chef d’atelier me pressait.

    Dans la grande salle de rédaction, désordonnée, marquée par les péripéties de ce dimanche d’octobre, j’étais le dernier journaliste à ne pas avoir remis sa copie.

    « J’ai fini. Je dois me relire. Quelle heure est-il ?

    — Minuit moins vingt. »

    Mon papier de cent lignes commençait ainsi :

    François Truffaut était le plus bienveillant des artistes. Nombreux sont les comédiens, les jeunes cinéastes qu’il a écoutés, encouragés, lancés.

    Je ne le savais pas encore, à vingt ans.

    Je n’avais guère l’espoir d’une réponse lorsque, « truffaldien » fanatique depuis Tirez sur le pianiste, j’envoyai à mon idole une nouvelle de quatre pages.

    Il y eut une réponse. Elle m’éblouit.

    « J’ai beaucoup apprécié votre texte, Le Testament d’un cancre, et je suppose que vous me l’avez envoyé davantage pour des raisons littéraires que cinématographiques.

    « Je suppose aussi que vous êtes influencé par des écrivains que j’admire également beaucoup, tels que Cocteau, Radiguet, mais votre personnalité et votre sensibilité font le prix de ce travail. »

    François Truffaut ajoutait :

    « Naturellement je pense que vous devriez développer tous ces thèmes, ce personnage, donner à tout cela beaucoup d’ampleur, vous évader de la nouvelle pour entreprendre vraiment un roman.

    « Dans ce cas, Le Testament d’un cancre pourrait être considéré comme le résumé du dernier tiers de ce livre à écrire. Vous en êtes capable et je pense sincèrement que vous devriez le faire. »

    Je quittai le journal.

    Dans l’obscur escalier de la rue de la Montagne, je me mis à pleurer comme un enfant perdu.

    II.

    « Il importe d’être gracieux »

    Je l’ai écrit, ce premier roman. Et puis quelques autres. Et, dans les moments de doute, je repense à la petite phrase qui concluait la première lettre de François Truffaut : Vous en êtes capable.

    Me voilà au seuil d’un nouveau livre.

    Je voudrais

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