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Meurtres du fond des âges: Roman noir sur fond de préhistoire
Meurtres du fond des âges: Roman noir sur fond de préhistoire
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Meurtres du fond des âges: Roman noir sur fond de préhistoire

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About this ebook

Deux morts sur un site archéologique, l’abri Mespoulet, aux Eyzies : un cadavre datant du Paléolithique, quinze mille ans, et le jeune archéologue qui l’étudiait.

Pas beaux à voir. Retrouvés dans une posture érotique des plus originales, ils ne s’y sont pas mis tout seuls, vu la différence d’âge. Ils seront également deux pour lever le voile sur la macabre mise en scène et identifier l’auteur de cet outrage : le gendarme d’élite Élina Seignabous, qui a participé à des missions en pleine jungle sud-américaine, à des actions dans des marigots en Afrique, à des opérations sur les champs minés de l’ex-Yougoslavie, et le commissaire Ange Rossello-Obarowski, pied-noir, juif et corse. Un cocktail turbulent, virtuose de l’obstination et des coups de chauffe. Et pourtant tous deux seront une fois encore déchirés par la barbarie. Un visage nouveau de la barbarie.

Un roman noir rondement mené par un duo d'enquêteurs explosif !

EXTRAIT

Devant le promontoire s’ouvre une gorge profonde dans laquelle s’engouffre la vacuité du ciel. Le vide d’en haut s’effondre dans le vide d’en bas, l’emplit de bout en bout, s’étale et s’alanguit jusque dans les herbes des prés, jusque dans la poussière des chemins. On reste sans voix ; on se demande ce qu’on fait là, debout au bord du cirque ; on se demande si on est petit, si on est grand ; on mesure le poids des choses. Et le ciel dégringole en grand oiseau torrentueux, fort de sa lumière dense et bleue, étourdi. Par-devant le promontoire, au loin en face, s’évadent les longues falaises calcaires. Sur leurs sommets les bois de chênes verts, sur leurs façades les corneilles. Des débrouillardes, celles-ci. Qui montent à grands coups d’aile vers les bosquets et plongent en chute libre, inondent le vent et font taire le calme, récusent l’impassibilité. Et qui viennent de ce côté-ci poursuivre d’innombrables tracés sans heurter la haute voltige des hirondelles, sans couper le regard d’Élina Seignabous et de Louis Laugerie.
— Les hirondelles sont des élégantes.
Tous deux se tiennent coude à coude sur l’esplanade minuscule.
— Sur leur trente et un, oui, oui, oui, belles.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un roman qui égale en appréhension et en impatience les grands maîtres du suspense. Il est, sans nul doute possible, appelé au succès. - Anne-Marie Mitchell, La Marseillaise

À PROPOS DE L'AUTEUR

Le monde et son réel aveuglant n’ont de cesse de percuter nos vies, de nous laisser bras ballants et bouche bée. Il faut à cela trouver de quoi faire face, contrarier, inventer. Adeline Abadie a choisi de faire entendre sa voix. Poésie, policiers et psychanalyse sont les trois piliers qui soutiennent son écriture et ont été son pousse-à-écrire un premier roman noir, Meurtres du fond des âges. Ce genre lui permet d’explorer le champ de l’obscur qui rôde en sourdine et qui tente de faire plier le vivant. Il offre de porter à la lumière la part ombreuse des êtres, non pas pour consoler mais pour consolider. L’auteur vit à Montpellier.
LanguageFrançais
PublisherLucien Souny
Release dateMar 10, 2017
ISBN9782848866093
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    Meurtres du fond des âges - Adeline Abadie

    Devant le promontoire s’ouvre une gorge profonde dans laquelle s’engouffre la vacuité du ciel. Le vide d’en haut s’effondre dans le vide d’en bas, l’emplit de bout en bout, s’étale et s’alanguit jusque dans les herbes des prés, jusque dans la poussière des chemins. On reste sans voix ; on se demande ce qu’on fait là, debout au bord du cirque ; on se demande si on est petit, si on est grand ; on mesure le poids des choses. Et le ciel dégringole en grand oiseau torrentueux, fort de sa lumière dense et bleue, étourdi. Par-devant le promontoire, au loin en face, s’évadent les longues falaises calcaires. Sur leurs sommets les bois de chênes verts, sur leurs façades les corneilles. Des débrouillardes, celles-ci. Qui montent à grands coups d’aile vers les bosquets et plongent en chute libre, inondent le vent et font taire le calme, récusent l’impassibilité. Et qui viennent de ce côté-ci poursuivre d’innombrables tracés sans heurter la haute voltige des hirondelles, sans couper le regard d’Élina Seignabous et de Louis Laugerie.

    — Les hirondelles sont des élégantes.

    Tous deux se tiennent coude à coude sur l’esplanade minuscule.

    — Sur leur trente et un, oui, oui, oui, belles.

    Les demoiselles en noir et blanc frayent à tire-d’aile entre les lignes des corneilles, tracent d’imprenables signes, puis se retirent à la marge, de ce côté-ci, sur le promontoire des Terres Vieilles, dans l’enceinte de l’ancien prieuré où elles ont leurs nids. Plus bas vivent les troglodytes, petits oiseaux fortunés. Louis les suit des yeux et de tout le corps.

    — Le troglo mignon, beau tout pareil, oui, oui, oui.

    Élina s’appuie contre le mur en ruine du couvent. Le haut lieu, massé sur son repli récalcitrant, se noue à la roche, en rétif qui s’accommode de sa part dérisoire, y loge fièrement malgré le trop peu de place, le trop peu de terre, l’assaut des vents, l’exposition difficile. Le couvent et son jardin des simples s’agrippent. C’est à la vie, c’est à la mort. Ils n’ont pas laissé leur place, ils ne laisseront pas passer leur chance même si, tout autour et au-dedans, les herbes, les taillis et les buissons ont poussé à leur guise depuis deux siècles.

    — C’est un rapide, le troglo mignon.

    Élina admire la gaieté de Cent Ans de Dimanche.

    — Le troglo, tu l’attrapes pas comme ça.

    — Ah oui ?

    — C’est un rusé, caché dans ses trous, ah ! ça oui.

    Louis connaît des détails, des secrets, les dévoile au tournant d’une phrase, entre deux giclées de terre au bout de sa bêche. À deux pas, l’équipe de jardiniers de l’ESAT La Vie Rieuse, deux hommes et une femme, trois handicapés, débroussaillent à tour de bras. On voit la force des corps s’arc-bouter contre l’emprise des branches, des troncs et du temps. Tronçonneuse, haches, fil, croissant, ça tranche, efface, débite, fait coupure avec le sauvage, fait place nette.

    Élina, pieds nus, entre les mains le manche du sarcloir. Le sol humide et chaud sent l’humus aigre, la verveine, la poussière, la camomille, l’anis, la sauge, les détritus, la terre retournée, les racines de réglisse, on ne sait quel enfouissement de vécus. Et la mort retournée vers sa face de vie.

    Il est presque midi, il fait chaud.

    — Ah ! c’est beau ce travail, qu’on s’en lasse pas, on s’en lasse pas, on…

    Louis secoue devant lui l’embrouillamini de liserons qu’il a arraché à pleines mains. Et les mots dans sa bouche.

    — Le troglo fait plusieurs nids, plusieurs, et…

    Cent Ans de Dimanche sautille d’une jambe sur l’autre, mâchonne sa lèvre, scrute les yeux d’Élina, jette les liserons sur le tas d’herbes à brûler. Attend-il une parole d’acquiescement ? Une suite ? Que quelqu’un poursuive sa phrase en panne ? Il se remet au travail, dégage les simples d’une main experte, arrache le trop-plein de chaque variété, le dispose dans un panier. Il dévoile les anciennes petites allées qu’avaient inventées les sœurs, en inaugure de nouvelles, s’émerveille des tracés qui se révèlent. Composition d’excellence.

    — Je dis que le troglo, c’est un drôle d’oiseau.

    Élina fait tomber la terre demeurée au bas du manche du sarcloir. Comment Louis était-il lorsqu’il vivait près de son arrière-grand-mère, sur la propriété, avant que le grand âge de l’aïeule ne les sépare ? Le bienveillant monde médico-administratif a expédié la vieille démente à l’EPHAD et le malheureux handicapé à l’ESAT.

    — C’en est un de guilleret, le mignon.

    Tout autour, le prieuré. Celui-ci, c’est un incendie qui l’a poussé dans l’oubli. L’incendie et quoi plus ?

    — C’est un travailleur, l’oiseau.

    La poussière sablonneuse retombe sur les pieds d’Élina. Au-dessus, le château, son terre-plein et sa tour isolée. Héritage de Marguerite, la sœur aînée morte à l’automne. À la cadette la charge de rehausser l’ensemble. « J’ai accepté de me plier à tes ordres, pourquoi ? » On est d’un lieu, d’une maison, d’une fratrie, on obtempère, on se coupe les ailes. Ou pire, on volette sur place, on reprend une sempiternelle chorégraphie. On s’obstine à nier que l’on est du règne humain. Qu’on n’est pas oiseau soumis au ciel, aux vents, au même. Folie que de répéter, vie que d’inventer. Aux pieds d’Élina, tout autour, les choses menues du lopin d’à peine trois ares. Elle voit sa tâche, perçoit ce qui l’attend. Il suffit de se retourner ; on imagine dans son entier la chapelle sans toit qui claudique contre le rocher et, en face de l’oratoire, de l’autre côté du déambulatoire qui entoure le minuscule cloître, on devine les traces de la bâtisse abritant naguère la salle de lecture et d’écriture et le réfectoire. Il reste les pans de mur.

    — Et alors, sa femelle fait le tour du proprio, et elle choisit, elle choisit son bonhomme d’oiseau.

    — C’est votre mémé qui vous l’a appris ?

    Louis avale ses lèvres, plisse les yeux, les ferme, les ouvre, fourre la tête dans une poignée de menthe, la relève, un pétillement amusé dans les pupilles.

    — Pardi, non ! La mémé, les oiseaux, elle y connaît rien de rien !

    — Alors ?

    — Un oiseau, ça se mange ou ça se mange pas. C’est tout ce qu’elle en sait des emplumés, la mémé.

    — Qui, Louis ?

    — Qui ? Jésus et sa Joconde !

    — Jésus et sa Joconde, tiens donc !

    Élina a un léger tremblement des mains. Deux noms prononcés suffisent pour qu’un monde surgisse. Un homme, une femme, une cabane au fond des bois, deux corps en marge, lui tchèque, elle polonaise. Et juifs. Ils apparaissaient à la bordure du monde quand les champignons sortaient et qu’on entrait dans la forêt. De quelle guerre venaient-ils ? De quel désarroi ? De quoi vivaient-ils ? Leurs pieds usés et la douceur d’ange de leur gravité disaient des traversées infinies, des steppes, des errances, on ne savait pas quoi. Ils avaient de la classe, parlaient avec précaution un français tout droit cueilli dans les livres des Lumières. On aurait dit qu’ils avaient peur de le briser. Ou de briser les pensées subtiles délivrées par son entremise. Ce cristal-là, ils l’avaient appris de la bouche de quelque précepteur, dans de lointains salons brillants ; ce n’était pas la langue de leur mère. Élina avait sept ou huit ans lorsqu’elle les vit pour la première fois. Elle cherchait les cèpes derrière son père.

    Cent Ans de Dimanche tourne le dos, arrache des orties, va les déposer dans un sac en jute, purin à venir, fumure pour des plantations. Élina en a pour son compte, elle s’essuie le front, fatiguée. Le temps fait son œuvre partout, en toutes circonstances, pour tout élément. Le temps a tout son temps, il ignore sa propre existence. Louis s’approche, chuchote.

    — Vous les avez connus, les deux bizarres ?

    — Oui. Toute petite. De loin.

    — C’est que c’était un autre monde.

    Le gendarme Élina Seignabous reste grave. Le temps ne sait pas qu’il est une invention de l’homme. Ne pas se perdre. Dates, durées, calendriers, horloges. Tracer une limite au vide. Avoir une raison de vivre. Repousser l’ardente boucherie.

    — Ils aimaient les livres.

    — C’est vrai, Louis.

    — Ils faisaient que ça, lire.

    — De beaux livres.

    Louis et Élina repartent un instant à travailler ; leurs deux bêches côte à côte prennent la même cadence. Ils désherbent sans qu’aucune parole soit prononcée, sans un geste parasite. Tous deux ont appris à cultiver la terre dans deux villages voisins. Comment Cent Ans de Dimanche en est-il arrivé à ce qu’il est ? L’amour s’est-il épuisé dans le vertige d’une coupure brutale ? Sa mère l’a mis au monde et a disparu. Depuis quand ses mimiques, ses bégaiements, ses ratés ?

    En arrière-fond, sous la falaise, dans les creux des anciennes cellules troglodytiques, l’œil peut lire les traces d’habitats primitifs du Paléolithique. Ce qui donne la perspective de ce que l’homme a parcouru. On se sent affermi, on n’est plus une herbe folle. Au-dessus, du château en ruine, l’œil distingue l’extrémité la plus exposée au sud. La muraille encore solide appelle le soleil à travers ses fenêtres béantes. Depuis les Trois Glorieuses où la forteresse fut incendiée, voler quelques fragments du ciel qui se renverse de toute sa hauteur est le grand faste que s’arrogent les restes. « Sa gloire, c’est la rapine. » Par-dessus la façade, en plein zénith, les corneilles, les hirondelles, les troglodytes. Aucune improvisation, ça ne s’arrête pas, une orchestration impeccable, ça n’en finit pas, ça abasourdit. Tout près, une cigale. Inépuisable. Ne pas arrêter son regard sur la falaise d’en face sous peine d’éblouissement.

    — Oh ! la la ! Élina, y a des fatrasseries sous le chapeau !

    — Des songeries.

    — Des songeries, bon, bon.

    Louis baisse une épaule, rehausse l’autre ; sous ses paupières cligne un agacement. Puis plus rien. Il suit le regard d’Élina, s’applique à en percevoir le cheminement. Le jeune homme s’attache, regarde, n’imite pas. Il attend, il espère. Il espère trouver dans l’autre le pan qui lui fait défaut. Il ne sait pas qu’il sait. Personne ne semble lui avoir donné de viatique, de quoi se regarder, se consolider seul, aller de l’avant.

    — Le troglo, je dis qu’il est bien brave…

    Quelque chose de pérenne et de haut se surajoute. Le ciel, non content d’emplir l’abîme, tombe dans les corps, touche à l’infinité du dedans. Les nonnes, est-ce par là qu’elles frôlaient au plus près la grandeur de Celui qu’elles invoquaient ?

    —… le troglo, une fois que sa dame a couvé, une fois que c’est né, il s’occupe des petits.

    — Ah ! Il est émancipé, alors ?

    — Oui, pile-poil, c’est ça, émancipé !

    Le jeune homme pouffe de rire.

    — Je vais dire ça à ma fiancée ! Hé, Laura… !

    La jeune femme occupée à dix pas n’entend pas.

    Élina songe à Jean Lerm, le cultivateur d’ironie rencontré dans l’hiver de neige. Il aimerait Louis.

    — Jésus, il racontait pas des balivernes.

    — Il avait un livre de botanique et un autre sur les oiseaux.

    — C’est ça, le troglo, c’est qu’il est moderne, tiens, le rigolo !

    Là-bas, dans le village bolivien où le gendarme d’élite Élina Seignabous avait été missionné, un petit garçon vivait dans la canopée. Hissé là-haut par la folie des hommes en guérilla. Il avait vu ce qu’il n’aurait pas dû voir. Les siens assassinés. Il vivait dans une colonie d’oiseaux colorés. Il avait trouvé là son gîte et connaissait les hauteurs mieux que quiconque. Que dire de Louis ? Il a lui aussi inventé sa canopée. Pour ne pas mourir, l’enfant délogé trace d’étranges contours au vide. Que dire des hommes des temps reculés qui vivaient sur le promontoire ? Munis de peu, balbutiant des prémisses, peignant des murs, appendus à la roche, gardant le feu… Pêcheurs, chasseurs, cueilleurs, artistes…

    Au village, la cloche de l’église sonne midi.

    — C’est la soupe !

    Louis laisse choir ses outils, s’enfonce au-delà de l’amas de broussailles et d’arbres. Sa voix tonitruante l’entraîne ; il se précipite à ses trousses et saisit Laura par le poignet.

    — La soupe ! La soupe ! La soupe !

    Élina sursaute, lève les yeux de sur sa méditation. Que lui avait dit le commissaire Ange Rossello-Obarowski, dans l’hiver de neige ?

    — Vous sortez de votre tanière aux pensées, parfois, Élina ?

    Le gendarme Seignabous suit du regard son coéquipier Laugerie. Pour le moment, c’est lui qui ordonne. Ou son estomac. Les jardiniers et l’éducateur Jean Andrieu posent pelles, sarcloirs, fourche, houe et croissant. Les paniers de plants récoltés sont mis à l’ombre. Les deux employés de l’ESAT gagnent la sortie sous la roche au-delà du prieuré, empruntent le sentier escarpé qui appelle la peur, les histoires anciennes, et arrache des cris et des rires aux premiers partis. La faim ne règle pas les vieux restes de crainte et frissonner a du bon. Restent l’éducateur, Louis et Laura Lafont, la toute dernière arrivée à l’ESAT. Cent Ans la tient solidement de sa main robuste.

    — C’est ma tout aimée !

    Là-bas, au bourg de Montalivet, la cloche nouvellement équipée d’un système électronique résonne, péremptoire une deuxième fois, puis s’interrompt.

    — Midi, c’est midi !

    Élina range son sécateur dans un trou de mur et abandonne la bêche sous une touffe de noisetiers. L’écho de la cloche roule sous la roche. Jean hausse la voix.

    — Les cloches volaient pour les messes, les baptêmes, les noces, les morts, l’angélus. Elles prévenaient des feux et, trois fois dans le siècle, elles annoncèrent celui de la guerre.

    Il envoie un sourire à Élina.

    — Jusqu’à il y a peu, des heures, elles n’en disaient rien. Dans un temps proche, cinquante ans tout au plus, je m’en souviens, j’étais haut comme trois cailloux, chez moi, à Prats, c’était Paul Bouyssou, le sonneur, qui les emportait à la volée. T’as pas connu ça, toi ? T’as quoi ? Onze ans de moins que moi ?

    Bras robustes, danse de pendaison, l’homme tapait du pied sur la sole de l’église et s’élevait, nageur suspendu dans la moiteur poussiéreuse.

    — Je n’ai pas connu, non.

    La mécanique parfaite fait tomber les heures, martèle le temps, l’affiche, l’inculque, le rappelle. Un temps mesuré, calibré. Plus rien à voir avec la durée que donnaient les récoltes, les saisons, la traite des vaches, les fêtes, les jours et les nuits, le lever et le coucher du soleil, le zénith.

    — Savoir l’heure au chiffre près, cela ne venait à personne.

    — On vivait comme ça depuis le Néolithique, dis… !

    Cent Ans de Dimanche coupe l’éducateur.

    — La cloche l’a dit, c’est midi !

    Louis est content de reconnaître l’heure, de la nommer, d’être un parmi d’autres. Puis il se ravise, fait volte-face, lâche Laura, saisit une bêche.

    — On peut continuer de sarcler. C’est bien malheureux de s’arrêter de débroussailler. C’est qu’il fait bon. J’avais plus qu’un petit carré à finir. Je reste là !

    Jean le pousse vers les escaliers de pierre.

    — La soupe, c’est la soupe, Louis, tu l’as dit, vasy.

    — Non, non, non ! Je nettoie sous les chênes.

    Dévotion à la terre qui est dévotion à ce qu’il a reçu de l’aïeule. Il désarticule ses bras ballants, les lance d’avant en arrière, tête baissée. La voix d’Andrieu résonne.

    — Tu es inscrit au repas, tu nous suis.

    Ton intransigeant.

    — Sale bête de sale bête ! La terre aime pas qu’on la laisse en plan, comme ça, et puis, cet après-midi, on aura le soleil sur le dos, il fera canicule, c’est pas du travail, ça ! La mémé, elle aurait arrêté sur le coup des une heure et repris sur le tard, passée la sieste, à la fraîche. Pas à deux heures parce que la toc toc là-haut commande. Elle y connaît rien, la toc toc, à la terre.

    — L’heure, c’est l’heure.

    — Et voilà, trotte à la maison de mourir, crève Capet, crève… Toujours bon à être commandé, le mulet. Allez, viens, Laura, viens, le chef a parlé.

    Cent Ans plante sa bêche, la laisse debout là où il a donné le dernier coup. Il fait un bras d’honneur à l’éducateur, prend le bras de Laura.

    — Viens, toi, la fiancée de la marsalade !

    Jean garde un regard sévère. Élina murmure.

    — Quand Louis m’a présenté Laura, au printemps, il est arrivé sans crier gare dans la tour, l’a poussée devant lui et m’a lancé : « C’est ma fiancée de la marsalade. » Il parle la poésie.

    — Il t’a raconté que Laura est arrivée au centre en mars sous les giboulées – la marsalade –, trempée des pieds à la tête le temps de descendre d’une voiture et de pénétrer dans le hall du foyer ? Il ne la quitte plus, sauf quand la lubie lui prend de s’évader, et c’est souvent comme tu sais, pour retourner, entre autres, dans la maison de l’arrière-grand-mère. J’ai du mal à le contenir.

    — Il a besoin de nettoyer le potager, les fleurs, les arbres, c’est inscrit.

    — Je le laisse faire en partie, je me dis que c’est un passage, j’attends voir.

    Laura suit l’amoureux allègre et têtu, doux comme un agneau et qui la promène avec fierté dans sa brouette en bois vieille comme Hérode. Dans l’instant, ils disparaissent, poussés par l’éducateur, happés par les murs de la ruine. Au milieu du jardin des simples, dans le silence revenu, une sonnerie vibre, le portable d’Élina sonne.

    — C’est Ange. Vous allez bien ?

    — Oui, et vous ?

    — L’homme va, le commissaire moins.

    — Que se passe-t-il ?

    — Deux morts tendrement enlacés : un vieux cadavre de sexe indéterminé et un jeune type. Pas beaux à voir.

    — Où?

    — Sur un nouveau site archéologique, l’abri Mespoulet, commune des Eyzies. Pour ainsi dire, chez vous, Élina.

    — Vous êtes là-bas ?

    — Je suis sur place depuis dix minutes.

    — Dites-moi.

    — Le vieux, ou la vieille, a environ quinze mille ans, et le jeune, trente-cinq. Ils ont été retrouvés dans une posture érotique des plus originales, mais, vu la différence d’âge, ils ne s’y sont pas mis tout seuls, quelqu’un les a aidés. Mon équipe est chargée de lever le voile sur la macabre mise en scène et de retrouver l’auteur de la plaisanterie.

    * * *

    Le 4 x 4 roule à bonne allure, s’applique à suivre le mouvement qu’impose la route étroite et sinueuse tandis que la voix de la chanteuse Nathalie Stutzmann réjouit l’habitacle. À chaque virage, l’inattendu est aux aguets : voiture de tourisme anglaise qui sait mal tenir sa droite, véhicule chargé de vacanciers en mal de photos et qui va au ralenti vitres ouvertes, sanglier ou chevreuil égaré par la chaleur et qui cherche les points d’eau, tracteur et charrette occupés aux travaux, ambulance à folle vitesse. La route engloutit le paysage qui file sous les yeux dans une suite de montées et de descentes, de passages dans les bois puis dans la clarté des champs. Le corps subit la valse de l’ombre et de la lumière, les cahots de la chaussée, le coût de tournants redoutables, la douceur

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