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Parano: Autobiographie d'un écrivain fou
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Ebook307 pages4 hours

Parano: Autobiographie d'un écrivain fou

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About this ebook

La descente aux enfers d'un auteur
Unique au plan clinique et littéraire, Parano raconte la plongée subite dans la folie d’un écrivain à l’approche de la sortie de son précédent livre aux États-Unis. Avec l’humour, la distance, la clairvoyance d’un homme totalement « guéri », et comme revenu d’un autre monde. À lire avec précaution.

Un livre d'une grande force, marqué par les indices autobiographiques

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

- "Ce voyage au bout de la folie, raconté avec beaucoup de talent, est un document unique" (Magazine Psychologies)
- "Jan Lars jensen décrit sa descente aux enfers avec une sincérité saisissante... parvenant, avec les mots justes, à captiver son lecteur et à le plonger dans le délire et la folie." (Aurélie Sarrot, Metro)

EXTRAIT

Allongé dans mon lit, j’attendais mon tueur. Je ne doutais pas qu’il viendrait durant la nuit mais fus déconcerté par la manière dont il choisit de révéler sa présence.
« Elle descend de la montagne à cheval... » Debout dehors, il chantait, sans se montrer, et je l’écoutai répéter ce refrain à maintes et maintes reprises.
« Elle descend de la montagne à... »
De sa part, le chant me parut un choix pervers, une cruelle plaisanterie. Peut-être, pour se préparer à cet instant, avait-il bu. Peut-être avaitil besoin d’être ivre pour accomplir son travail. Ou bien il ne savait pas dans quelle chambre je me trouvais. Oui, ce devait être cela. Il voulait que je me mette à la fenêtre. C’était ce qu’il avait trouvé pour que je montre mon visage et qu’il sache où tirer, dans quelle pièce faire irruption.
Il voulait que je le contemple, là, dehors, en train de chantonner.
« Elle descend de la... »
J’attendis. La gorge sèche.
La chanson cessa.
Qu’est-ce que ça voulait dire ? Était-il entré ?
LanguageFrançais
PublisherIntervalles
Release dateNov 10, 2015
ISBN9782369561279
Parano: Autobiographie d'un écrivain fou

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    Book preview

    Parano - Jan Lars Jansen

    Je dédie ce livre à ma femme Michelle

    et à Michael Kandel,

    deux êtres au-dessus du lot.

    Certains noms et caractéristiques ont été changés.

    Certains dialogues ont été reconstruits d’après des périodes

    de trouble, et sont à considérer comme pure fiction.

    L’ordre de certains événements pendant lesquels

    j’étais en proie à des hallucinations peut être incorrect.

    Demeurent beaucoup d’erreurs factuelles. Si un épisode paraît démesurément

    dramatique ou pauvrement décrit, si mes choix de mots semblent à côté de la plaque,

    il ne faut probablement voir là que

    les effets secondaires d’une lourde médication.

    À lire avec précaution.

    PREMIÈRE PARTIE

    La chansonnette du tireur d’élite

    NUIT N° 2

    ALLONGÉ DANS MON LIT, j’attendais mon tueur. Je ne doutais pas qu’il viendrait durant la nuit mais fus déconcerté par la manière dont il choisit de révéler sa présence.

    « Elle descend de la montagne à cheval… » Debout dehors, il chantait, sans se montrer, et je l’écoutai répéter ce refrain à maintes et maintes reprises.

    « Elle descend de la montagne à… »

    De sa part, le chant me parut un choix pervers, une cruelle plaisanterie. Peut-être, pour se préparer à cet instant, avait-il bu. Peut-être avait-il besoin d’être ivre pour accomplir son travail. Ou bien il ne savait pas dans quelle chambre je me trouvais. Oui, ce devait être cela. Il voulait que je me mette à la fenêtre. C’était ce qu’il avait trouvé pour que je montre mon visage et qu’il sache où tirer, dans quelle pièce faire irruption.

    Il voulait que je le contemple, là, dehors, en train de chantonner.

    « Elle descend de la… »

    J’attendis. La gorge sèche.

    La chanson cessa.

    Qu’est-ce que ça voulait dire ? Était-il entré ?

    Une pensée terrible me traversa. S’il allait choisir la mauvaise chambre ? Si, dans le projet de m’abattre, il allait se tromper et tuer quelqu’un d’autre ? Sous les draps, c’est difficile de distinguer un homme d’un autre. Et si, dans ses efforts pour me trouver, il allait tuer plusieurs innocents ?

    Je me levai et sortis de ma chambre. Le couloir était désert. Je m’en assurai en regardant dans les deux directions puis, résolument, marchai jusqu’au cube de verre qui brillait au bout du couloir. Une femme en blanc y était assise et, sans perdre de temps, je me penchai pour lui parler à travers l’hygiaphone.

    – Il y a quelqu’un dehors qui va entrer, dis-je. Il va essayer de me tuer.

    L’infirmière me regarda.

    – Comment savez-vous qu’il y quelqu’un dehors qui veut vous tuer ?

    – Je l’ai entendu, dis-je, chanter.

    – Hé ! L’touriste ! – Un autre patient s’était approché, très maigre, avec une crête de cheveux bouffants décolorés. – Touriste ! Mais non, c’était moi ! J’étais dans la salle des fumeurs. J’ai chanté.

    La salle des fumeurs était de l’autre côté de la cloison de ma chambre.

    – C’est cela ! dis-je.

    – Mais si, mon p’tit touriste, je te l’ jure, c’est moi que t’as entendu !

    Je me tournai vers l’infirmière.

    – Je vais me mettre là, de manière à ce qu’il puisse viser facilement.

    L’infirmière soupira.

    – Très bien.

    Le jeune homme maigre me regarda marcher jusqu’au milieu du couloir et m’asseoir par terre, dos au mur.

    Pour la sécurité des autres malades et du personnel soignant, c’était le meilleur endroit où je pouvais me mettre. On me voyait d’assez loin et, quel que soit le côté par lequel mon tueur apparaîtrait, il pourrait m’abattre, en minimisant le risque qu’une balle traverse la cloison et aille se loger dans une autre chambre. Je m’assis et attendis. Je ne pouvais mieux faire.

    Une patiente sortit de sa chambre et se rendit en traînant les pieds jusqu’au poste des infirmières. Elle passa devant moi sans me regarder. Ses pantoufles ne quittaient pas le sol tandis qu’elle se déplaçait – avec une lenteur… Vite ! Ôtez-vous de là ! Et si l’assassin arrivait maintenant ? À l’hygiaphone, la femme dit « … n’arrête pas de vrombir et de vrombir et ne s’éteint pas… ». La tête tournée tantôt à gauche, tantôt à droite, afin de surveiller les deux côtés du couloir, je rongeai mon frein en l’adjurant intérieurement de partir. Enfin, elle fut reconduite à sa chambre où elle consentit à entrer, parlant toujours. Une infirmière se dirigea vers la sortie de secours.

    Je criai :

    – S’il vous plaît, n’approchez pas de cette porte !

    L’infirmière revint vers moi.

    – Je vérifiais que le pavillon était bien fermé. Et c’est bien le cas. Les accès sont fermés.

    – Vous m’obligeriez, dis-je, en ne vous approchant pas des issues !

    – Vous êtes assis ici depuis près de deux heures, répondit-elle. Personne n’est venu, personne ne viendra. Si vous nous laissiez un peu tranquilles et retourniez gentiment dans votre chambre ?

    À contrecœur je me levai et fis comme il m’était demandé.

    Ma chambre était petite. Dans une pièce de telles dimensions, très peu meublée, les possibilités n’étaient pas nombreuses. Le plancher peut-être.

    Je m’allongeai sur le carrelage, les pieds sous la fenêtre, le visage dans la lumière du lampadaire. De cette façon, lorsque le tireur arriverait à la fenêtre, il verrait tout de suite que c’était moi et le tir serait des plus faciles.

    ADMISSION

    AINSI S’ÉTAIT DÉROULÉE ma deuxième nuit à l’hôpital. J’étais arrivé la veille en me disant : Et voilà, je vais enfin savoir ce que c’est que d’avoir droit à un lavage d’estomac.

    Ayant facilement des haut-le-cœur, j’avais toujours redouté d’avoir à subir cette intervention. Petit, j’en avais eu la description – on vous descend un tube dans la gorge, relié à une machine qui, avec un bruit de moteur, aspire le contenu de votre estomac, remplit un sachet dont tout le monde peut admirer le contenu – et j’avais toujours pris soin de ne pas avaler des clés, une boîte d’allumettes ou tout autre petit truc nécessitant ce traitement. Mais là, c’était différent. C’était une nuit à part, pour la Terre, pour l’ensemble de l’humanité, une nuit historique, la fin du monde en un mot, et j’étais prêt à subir les désagréments, souffrances et humiliations qui allaient de pair. C’était bien normal puisque tout était ma faute.

    Le mari de ma collègue de travail, Klaus, m’avait conduit à l’hôpital. En dépit du fait que nous nous connaissions à peine, il m’avait brièvement embrassé avant de me remettre entre les mains des infirmières aux urgences. J’admettais avoir avalé une vingtaine de somnifères. Ma femme Michelle était en larmes. Comment était-elle déjà là ? Ne l’ayant pas vue arriver, sa présence me surprenait. Je ne savais pas non plus comment interpréter ses larmes. On me confia très vite à un médecin à qui, de mon mieux, j’expliquai mon acte. Il paraissait avoir autre chose à faire mais m’accorda toute son attention.

    Et il devait mieux connaître que moi les médicaments que j’avais avalés car il ne me prescrivit pas de lavage d’estomac, seulement un fauteuil roulant. De fait, je me sentais plutôt dans le coton.

    Une grande partie de l’hôpital, les urgences et les couloirs qui y menaient, endroits que je connaissais pour m’être foulé la cheville et être venu voir des proches, obéissaient à un code couleur vert et rose que j’avais toujours associé à l’Exposition universelle de 1986 et aux travaux de rénovation auxquels elle avait donné lieu. Un peu comme les coupes éparses sur des tables après un réveillon, ces couleurs étaient restées dans beaucoup de lieux publics, mais, au fur et à mesure que mon fauteuil était roulé dans les couloirs, en même temps que l’écho des urgences, le vert et le rose s’effaçaient. J’étais arrivé dans une aile plus ancienne, marquée par des portes coupe-feu orange et une vitre donnant dans un bureau.

    Il en sortit une infimière tenant un écritoire à pince. Elle voulut savoir si j’avais toujours envie de me suicider.

    – Non, répondis-je.

    – Pourquoi avez-vous fait cette tentative ?

    – Je suis écrivain, dis-je, et j’ai provoqué la fin du monde.

    – Oh, vraiment ? s’exclama-t-elle l’air ravi, comme si ma déclaration était le genre de propos qui justifiait sa vocation pour cette branche de la médecine.

    « On a beaucoup de patients de même type, expliqua-t-elle, des récidivistes. Vous, ça a l’air un tout petit peu moins banal. »

    – Si au moins je peux rompre votre routine…

    En me disant quelque chose qui se voulait rassurant, Michelle m’embrassa et partit. Les portes s’ouvrirent, l’infirmière me roula à l’intérieur. Longtemps auparavant, j’étais déjà venu en visite, mais à cet instant je n’en avais aucun souvenir.

    Je ne présentai aucune résistance. Étant là où je devais être, j’acceptais d’avance tout ce qui pouvait survenir. Il faisait d’ailleurs, me semblait-il, de plus en plus sombre. Au bout d’un unique couloir qui partait du lieu d’admission, je fus roulé dans une chambre à deux lits.

    – Voilà, dit l’infirmière, une seule chose à faire maintenant : se reposer. Voulez-vous retirer votre blouson ? Elle m’aida à le faire et je m’affalai sur le lit.

    « C’est cela, couchez-vous. »

    Il n’y avait rien d’autre à faire, en effet. Lorsqu’elle accrocha mon blouson dans la penderie, j’étais certainement déjà en plein sommeil.

    ON SAIT QU’IL S’EST PASSÉ QUELQUE CHOSE dans sa vie quand on se réveille dans un hôpital psychiatrique. Il y a l’avant et l’après cet instant. Ce qui me concernait serait désormais rapporté à cette aune.

    La chambre était claire. L’autre lit vide. Allongé tout habillé, je me demandais quoi faire.

    – Allez, debout les braves, Jan !

    Nouvelle infirmière. Brune à cheveux courts. Ou était-ce une femme de ménage ? Non, non, elle portait un uniforme vert pâle. C’était bien une infirmière.

    – Allez, Jan, c’est l’heure de se lever.

    Nous n’avions même pas été présentés. Je me laissai tomber du lit et titubai derrière elle. Le sol brillait, la fenêtre laissait passer des flots de lumière. Elle me précédait, se retournant de temps à autre.

    – Vous allez prendre votre petit déjeuner. Par ici, Jan, venez.

    Je la suivis le long du couloir, passant devant des portes de chambres puis des douches. Dans une buanderie, des étagères métalliques contenaient des piles de serviettes de bain. Puis la pièce principale. Les doubles portes franchies la veille étaient dans l’angle opposé, à côté du poste vitré. Plusieurs autres infirmières s’y tenaient, surveillant ainsi l’entrée, la pièce commune et le couloir desservant les chambres. Il y avait des bruits de chaises, de couverts, mais pour la plupart, les patients avaient déjà pris leur petit déjeuner. Une télévision était allumée. La pièce commune avait de nombreuses fenêtres et, sans avoir la notion de l’heure, je pensais qu’on était encore le matin.

    – Tenez, mettez-vous donc là.

    Elle posa devant moi un objet épais en plastique dont elle souleva le couvercle. Mon petit déjeuner.

    – Que voulez-vous sur vos tartines ? Du beurre de cacahuète ? De la confiture, ou du miel ?

    Je n’en savais rien.

    – Le jus d’orange et le lait sont là, dit-elle.

    J’entendis la porte d’un réfrigérateur. Elle rapportait un verre de jus de fruit. Franchement, elle devait avoir mieux à faire. Le système de santé tirait le diable par la queue, c’est du moins ce que j’avais cru comprendre.

    Resté seul, je grignotai un morceau de toast en évitant de regarder du côté des autres malades. À ma droite, des gens travaillaient dans le bureau vitré, toutes des infirmières en uniforme blanc. Je n’avais pas l’impression d’être surveillé. Après avoir mangé un peu, je déposai mon plateau sur une table roulante.

    Ce service était dans la partie la plus ancienne de l’hôpital. Le code couleur de l’Expo 86 n’en franchissait pas le seuil. Il était construit en briques, avait un sol carrelé, des tapis marron. L’heure était indiquée par deux grandes horloges. Des plantes vertes flanquaient les deux autres portes. Dehors, on voyait une allée de ciment et une cour fermée. J’étais souvent passé en voiture le long de cette enceinte mais n’y avais jamais prêté attention. Comment la pièce était-elle orientée ? Je n’aurais pas pu dire dans quelle direction étaient les urgences.

    La porte donnait dans une pièce que je n’avais pas remarquée et dont sortit un homme de grande taille, en costume. Il vint poser sa main sur mon épaule.

    – Voulez-vous bien me suivre ?

    Je le suivis jusqu’à un petit cabinet aménagé dans un coin de l’espace vitré, dissimulé aux regards par des rideaux de polyester bleus. Il s’assit devant moi et se présenta.

    – Je suis le docteur Brophy. Vous êtes Jan. C’est un prénom hollandais ?

    – Danois.

    – Parlons des raisons de votre présence ici. Est-ce que vous savez pourquoi vous êtes là ?

    – J’ai fait une tentative de suicide.

    – Pourquoi avez-vous fait cela ?

    Je restai silencieux.

    – Vous avez dit à l’infirmière que vous pensiez avoir causé la fin du monde.

    Je secouai la tête.

    – Vous ne voulez pas en parler ?

    – Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de vous le dire.

    – Tout ce que vous direz ici conservera la plus stricte confidentialité, je vous le promets.

    Je me frottai le front.

    – Vous pourriez répéter votre nom de famille ?

    Il le répéta.

    – Brophy.

    – Brophy…, dis-je. J’étais en classe avec un Brophy… Mark Brophy.

    – C’est mon neveu.

    – Qu’est-ce qu’il devient ?

    – Il s’est installé à Winnipeg. Il est devenu physiothérapeute. Il est marié, il a deux enfants.

    – Ah, bien !

    À l’école primaire, son neveu et moi avions passé plusieurs années ensemble et il m’avait frappé comme quelqu’un de très marqué par son éducation chrétienne. En allait-il de même pour son oncle ? Quelque chose dans sa coupe de cheveux et son costume suggérait que oui. La couleur de sa cravate aussi. Plus tard, je trouverais étrange qu’un chrétien pratiquant choisisse le métier de psychiatre. Mon idée de ces deux systèmes étant qu’en théorie et dans la pratique, ils ne pouvaient qu’entrer en conflit. Mais, ce matin-là, j’essayai plutôt de deviner jusqu’à quel point il pourrait encaisser mes confidences et si je pouvais lui raconter comment, athée au départ, j’en étais arrivé à trouver sur le papier les preuves mathématiques de l’existence de Dieu et que j’étais l’agent de sa réincarnation en Shiva.

    Je déclarai :

    – Vous êtes croyant.

    – Oui.

    – Vous est-il jamais venu à l’esprit que toutes les religions, l’hindouisme, le christianisme, l’islam, étaient des composantes d’une seule et même chose ? Que toutes touchent à la même vérité ? Qu’elles sont peut-être des manières différentes de décrire un grand esprit cosmique dont nous participerions tous ?

    – Euh…, dit-il, je suppose qu’il y a plusieurs niveaux de religion.

    – Mais formant un tout.

    – Mais quel est le rapport avec vous ?

    Le rapport était un livre. J’essayai d’expliquer la chaîne d’événements qu’il allait déclencher et qui culminerait avec la fin du monde.

    – Vous avez dit votre livre ?

    – Oui.

    – Un roman ?

    – Oui.

    – Mais comment les gens vont-ils avoir connaissance de ce livre ?

    – Il sera publié par Harcourt Brace en avril.

    – Oh, vous êtes sérieux ?

    – Oui.

    Il fronça les sourcils.

    – Puis-je avoir une feuille de papier et un crayon ? demandai-je.

    Avec un diagramme, tout serait clair. De nombreuses entités concouraient à la catastrophe que j’avais déclenchée – Harcourt Brace, la Russie, les États-Unis, l’éditeur du Writer’s Digest, le magazine des auteurs qui luttent pour se faire connaître, et l’Inde, bien sûr. J’encadrai leurs noms, les reliai avec des flèches et des mentions pour expliquer les interactions, l’enchaînement des faits. En bas du schéma, je m’inscrivis, moi et mon livre. Je pensais avoir prévu assez de place pour pouvoir tout noter mais dus écrire plus petit et terminai dans un coin de la page.

    Ayant fini, je tendis la feuille au psychiatre. Je l’observai tandis qu’il la regardait. Allais-je devoir lui réexpliquer le cheminement des faits ? Devrais-je les expliquer en détail ?

    Il leva un sourcil et me rendit mon schéma plus vite que je ne m’y attendais.

    Ses mains se rejoignirent par le bout des doigts. Il mit un moment à formuler sa réponse.

    – Ici, nous n’aimons pas beaucoup prédire ce qui va avoir ou ne pas avoir lieu dans le futur. Je ne sais pas si ce que vous avez décrit arrivera ou pas – je suis incapable de le dire. Mais ici, les gens qui arrivent vivent toutes sortes de situations et notre rôle est de les aider à mieux y faire face. À mieux appréhender leur existence et ses facteurs de stress.

    Ce n’était pas le genre de réaction à laquelle je m’étais attendu. Je me tus, acquiesçai à tout. J’avais été trop loin dans les confidences.

    NOTRE RENCONTRE TERMINÉE, sans la moindre indication de ce qu’on attendait de moi et n’ayant plus envie de parler, j’allai m’asseoir sur une chaise, réfléchir aux malades que je souhaitais éviter. La plupart étaient assis dans la grande pièce qui faisait office de salon. Plusieurs étaient des femmes d’un certain âge qui paraissaient tranquilles et sédentaires. Elles me semblaient tolérables. Aucun problème, aussi longtemps qu’elles ne m’adresseraient pas la parole. Mais l’une d’elles bavardait à tout rompre. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule lorsqu’elle aborda une infirmière.

    – Alors, comment ça va aujourd’hui, Ruth ? demanda l’infirmière.

    Ruth était en train de dire : « Peu importe que ce soit le jour ou la nuit, qu’il y ait de la circulation ou pas, qu’il y ait beaucoup de gens sur le passage clouté, il faudrait écrire aux autorités car c’est un réel, réel danger, j’ai vu des enfants traverser et ils n’attendent pas, ils sont impatients… »

    Elle était haute comme trois pommes et ses cheveux gris lui tombaient dans les yeux. Vêtue d’un tablier et de pantoufles, elle traînait les pieds en marchant, à la recherche d’une occasion comme celle-ci : quelqu’un pour l’écouter. L’infirmière attendit la fin du flot de paroles.

    – Ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un se fasse renverser et je vais avoir cela sur la conscience parce que j’avais vu que ça allait arriver et que je n’ai rien fait et vraiment on devrait…

    – D’accord, Ruth, mais il ne faut plus vous inquiéter pour cela maintenant. OK ? Si vous vous asseyiez et essayiez de vous détendre ?

    L’infirmière partit vaquer à ses autres tâches. Ruth continua sa déambulation, parlant toujours. Toujours sur le même sujet, malgré le départ de son interlocutrice. Quelqu’un serait-il d’accord pour l’écouter ? J’étais content qu’elle se déplace lentement ; cela me donnait le temps de me lever et de changer de chaise lorsqu’elle s’approchait.

    Puis j’entendis une voix connue. Regardant par-dessus mon épaule, je vis Michelle au poste des infirmières, à qui on indiquait où je me trouvais. Voir ma femme fut un choc. Je ne m’étais pas attendu à la revoir un jour. Elle m’étreignit et posa un sac de toile de nylon noir. On l’avait reçu en cadeau de mariage.

    – Papa et maman t’embrassent. Ils pensent à toi.

    – Oh, merci.

    – Comment te sens-tu ?

    – Beaucoup mieux, dis-je, vraiment beaucoup mieux. Je ne savais plus ce que je faisais, hier soir.

    – Je suis contente que tu me dises ça. Tu as bien dormi ?

    – Oui.

    – Et par rapport à… tu en es où ?

    – Je laisse faire. La situation n’est pas aussi grave que ce que je pensais.

    – Ah, tant mieux.

    – Non, franchement je pense que je vais bien.

    – Je t’ai apporté quelques petites choses. Des vêtements surtout, ton peignoir, ta brosse à dents. De quoi écrire, si tu veux noter deux ou trois choses. Par contre, j’ai dû laisser ton rasoir électrique aux infimières.

    Elle cherchait quelque chose dans le sac.

    – Papa et maman t’ont fait porter cela.

    Elle sortit un bocal à conserve rempli d’un sirop grenat. Je me frottai le front tandis qu’elle l’ouvrait.

    – Je vais chercher un verre, dit-elle.

    Je demeurai le regard fixé sur ce bocal et son lourd et odorant liquide. Michelle revint de la cuisine avec une tasse en polystyrène et j’eus soudain l’impression d’être vidé de mon sang. Je la regardai remplir la tasse.

    – Tiens, dit-elle en me la tendant.

    Je la pris, la plaçai avec précaution sur la table devant moi, observai la mousse à sa surface.

    – Si ça peut te soulager, dis-je.

    – Hein… ?

    – Je t’en prie, dis-je en fermant les yeux, ne me demande pas ça.

    – Qu’est-ce que tu as ? C’est du jus de raisin. Papa et maman ont pensé te…

    – Je comprends que vous – toi et eux – vouliez faire cela. Je le comprends très bien mais, je t’en prie, je ne veux pas que ce soit toi. De grâce.

    – Mais qu’est-ce que tu racontes, Jan ?

    – Il vaut peut-être mieux me laisser en vie.

    – Te laisser en vie ?

    – Je… je peux être utile à l’avenir, au gouvernement. Comme monnaie d’échange. Je peux être amené à leur servir de monnaie d’échange…

    – De monnaie d’échange ? Comment cela ?

    Je regardai la tasse et son sirop rouge.

    – Poison, dis-je.

    Elle me regarda, la bouche ouverte.

    – C’est du jus de raisin fait maison. Bois-en un peu.

    Nous nous assîmes.

    – Regarde, je vais en boire, dit-elle en allongeant la main vers la tasse.

    – Non ! criai-je en lui attrapant l’avant-bras. Je t’en supplie, ne bois pas !

    Elle eut un mouvement de recul. Ses yeux s’emplirent de larmes. La tasse demeura entre nous.

    – C’est du jus de raisin. On a pensé que ça te ferait plaisir de boire quelque chose de chez nous.

    Je fixai le bocal. De fait, à notre mariage, nous avions bu du jus de raisin, vendangé et mis en bouteille sur la propriété de ses parents. Ce breuvage apparaissait sur la table dans les grandes occasions. Mais ici, à l’hôpital ? Un bocal de chez nous ? Il avait pu être rescellé. Le jus qui était épais avait un goût très riche, parfait pour masquer une substance chimique. Je comprenais que Michelle et ses parents puissent souhaiter me voir mort. C’était logique : ils avaient organisé cela, au lendemain de ma tentative de suicide, se rendant compte de l’enchaînement d’événements que j’avais déclenché, qui allait se terminer par une conflagration de grande ampleur. Étant mes proches, ils allaient devoir affronter la colère de la société dans laquelle ils vivaient puis celle de l’opinion publique internationale. Du coup, ils pensaient que ma mort désamorcerait une partie de la rage publique. C’était bien compréhensible. Mais, entre le comprendre et les laisser faire… Conscient des ramifications cosmiques, je n’étais pas certain que leur acte fût approprié. Ma mort pouvait avoir toutes sortes de répercussions. Que faire ? Des dilemmes de cette sorte me hantaient depuis deux jours et j’hésitai sur la conduite à suivre. Je regardai la tasse. Michelle avait les yeux rouges et elle sortit du sac un Kleenex pour les tamponner. Je pouvais la laisser décider. Oui, je le lui devais.

    – D’accord, dis-je, si tu veux vraiment que je boive cela, je vais le faire.

    Je saisis la tasse, l’immobilisai à mes lèvres un instant, la bus, jusqu’au bout.

    – Ah, c’est bien, dit-elle. Encore ?

    – Je vais aller m’allonger.

    – Tu es toujours fatigué ?

    Je fis oui de la tête.

    – N’oublie pas le sac.

    Empoisonné, je soulevai le sac, jouant mon rôle jusqu’au bout, et me dirigeai vers ma chambre. Là, ne prenant pas la peine de me changer, je me couchai, plaçant mes mains en croix sur ma poitrine. Bonne position pour quelqu’un qui allait passer dans l’autre monde. Combien de temps le poison qui se diffusait dans mon corps mettrait-il à atteindre les fonctions vitales ? Par quoi commencerait-il ? Est-ce que cela ferait mal ? Aurais-je une attaque qui me laisserait roulé en boule, le visage figé en un rictus ? J’acceptai mon destin mais m’inquiétai pour Michelle et les siens. Avec un peu de chance, ils ne seraient pas accusés de m’avoir tué. Le poison allait peut-être me plonger en léthargie. Je sentis que je m’assoupissais…

    Plusieurs heures plus tard, je me

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