Nos folies ordinaires
By Eva Giraud
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About this ebook
Douze minutes pour prendre sa douche, vingt-trois pour prendre son petit déjeuner, être prêt pour prendre le tram et se rendre au travail pour affronter les dossiers.
L’avenir de Jean, avocat au sein du prestigieux cabinet Montesquieu, était réglé comme du papier à musique, jusqu’au jour où le décès de son père et une sombre affaire d’infanticide eurent raison de sa routine quasiment militaire, laissant les marginaux de son immeuble, ces artistes, l’envelopper de leur monde et l’embarquer dans une vie où l’ennui n’existe pas.
Olive, sa voisine de palier, artiste et fumeuse de pipe. Bébé, la dame âgée. Mika, le poète aux tenues extravagantes. Bébert dit « Doc », le pirate révolutionnaire féministe : tous auront un rôle à jouer dans son apprentissage de la folie.
Une quête identitaire captivante dans style fluide et dynamique
EXTRAIT
La brume se dissipait sur les landes comme la fumée d’un millier de bougies qu’on vient d’éteindre. Joséphine flottait au milieu des draps blancs étendus sur le fil, et les contours de sa robe me donnaient l’impression de s’évaporer comme des ombres sur sa silhouette enveloppée.
C’était ma gouvernante. Je n’avais pas besoin qu’on s’occupe de moi, j’avais besoin de m’occuper des autres, mais on ne m’avait pas laissé le choix. Ne pouvant plus tenir son rôle, mon père me l’avait imposée sans m’autoriser à donner mon avis. Je m’étais donc habitué à Jo, et avais fini par m’y attacher.
A PROPOS DE L’AUTEUR
Eva Giraud, née en France en 1988, a grandi à Rouen, où elle est revenue vivre après quelques années à Toulouse. Après avoir été danseuse de feu, pigiste et bien d’autres choses, à 26 ans, elle décide de créer avec une amie une association de promotion artistique et culturelle dans laquelle elle anime des ateliers d’écriture, dont la marraine n’est autre qu’Amélie Nothomb. Aujourd’hui c’est à la Belgique qu’elle décide de confier son cinquième roman : « Nos folies ordinaires » à paraître chez LiLys Editions au cours du premier trimestre 2016.
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Nos folies ordinaires - Eva Giraud
La brume se dissipait sur les landes comme la fumée d’un millier de bougies qu’on vient d’éteindre. Joséphine flottait au milieu des draps blancs étendus sur le fil, et les contours de sa robe me donnaient l’impression de s’évaporer comme des ombres sur sa silhouette enveloppée.
C’était ma gouvernante. Je n’avais pas besoin qu’on s’occupe de moi, j’avais besoin de m’occuper des autres, mais on ne m’avait pas laissé le choix. Ne pouvant plus tenir son rôle, mon père me l’avait imposée sans m’autoriser à donner mon avis. Je m’étais donc habitué à Jo, et avais fini par m’y attacher. Elle avait ses petites manies et ses grands tabliers, et rehaussait le décor austère du manoir avec ses rondeurs chaleureuses et ses grands discours sur la vie. Quand je n’étais pas au pensionnat je ne voyais qu’elle. Ne parlais qu’à elle. Je ne voyais que sa mine empesée par les heures et ses yeux affirmés. Joséphine était très vite devenue l’essentiel de mon monde.
Tard dans la nuit, je me relevais souvent pour faire les cent pas et demander à Jo de me faire la lecture. Elle refusait toujours. Elle se disait affreusement gênée de devoir lire à voix haute. « Ce n’est pas chose facile, mon petit Jean. Peut-être parce que les mots, c’est mieux quand ça résonne à l’intérieur... » Alors je lui lisais, moi, ces auteurs si lointains qui nous parlaient pourtant si bien. Et je me réveillais au petit matin sans me souvenir du moment où je m’étais assoupi, constatant sur les draps chauds et froissés la présence encore palpable de cette vieille femme qui m’avait élevé.
Jo avait rêvé de tant de grandeur pour mon avenir que je m’étais évertué à la contenter. À dix-sept ans je quittai le manoir, embrassant froidement mon père et pleurant de ne plus pouvoir sentir les rondeurs de Jo s’agiter près de moi. Promettant de lui écrire très souvent, je fermai la porte et m’engageai sur le chemin boueux d’un matin d’automne semblable à tant d’autres. Sans me le formuler vraiment, j’étais certain de ne jamais revenir au manoir. Je commençais ma nouvelle vie d’adulte pour que Joséphine soit fière de moi, marchant à pas fébriles vers un avenir tout tracé d’avocat.
Mes années d’études furent longues et linéaires. J’étudiais chaque soir jusque tard dans la nuit, m’évertuant à demeurer en tête, ne m’octroyant de pause que pour écrire à Joséphine et, parfois, à mon père. Je ne soufflais que très peu et faisais tout pour ne pas avoir à dire à cette chère Jo que mes notes chutaient. J’aurais supporté mille plaintes ou injures de la part de mes professeurs, mais voir la déception dans les yeux de cette femme m’aurait achevé sur-le-champ. Je sortis donc major de ma promotion, quelques années plus tard, mon diplôme en poche et sans personne à regretter. Aucun ami à qui promettre de garder contact, ni camarade assez proche avec qui boire un dernier verre. J’avais passé la porte de l’école pour la dernière fois sans me retourner sur un visage quel qu’il soit. À présent il me fallait trouver un cabinet qui n’ait pas peur d’embaucher un jeune novice. Si mes études furent brillantes et mes recommandations nombreuses, le sérieux de mon regard était tout autant à mon avantage. Tant d’années d’études, sans relâche ni place pour quelconque distraction, avaient durci les traits de mon visage pourtant si jeune. Joséphine trouvait cela honorable et m’engageait à soigner ma garde-robe. Je devais être sobre et élégant, courtois et important, ce qui m’assurerait selon elle une place dans n’importe quel cabinet. Elle avait vu juste : j’ignore si elle avait un don de voyance ou simplement du bon sens, toujours est-il que dix jours plus tard, le cabinet Montesquieu m’offrait une place de choix et un salaire tout à fait convenable.
J’y pris aisément mes marques. Le temps passa sans que j’y prête attention. On ne mit pas longtemps à me confier des affaires intéressantes ou délicates : j’étais le parfait petit avocat, aussi strict et cadré que ses lois. Je ne pensais pas. J’appliquais les lois. Je leur obéissais, ainsi qu’à mes supérieurs. Chaque jour mes habitudes s’enchaînaient comme les gestes précis d’un employé d’usine. Je me levais à 6h12, prenais une douche jusqu’à 6h24, avalais tartine et café puis vérifiais une dernière fois ma tenue dans le miroir du couloir d’entrée. À 6h47, j’étais prêt à partir pour marcher jusqu’au tramway et arriver à 7h45 précises au cabinet Montesquieu. Ma journée achevée, je saluais la secrétaire avec un sourire courtois et faisais le chemin en sens inverse. Je dînais avec la radio, lisais jusqu’à 22h30 et éteignais la lumière, rassuré de reproduire le même schéma chaque jour de la semaine. Persuadé que ma Joséphine aurait été fière de ce que j’étais en train de devenir.
Pendant six ans mes journées se succédèrent dans une routine inévitablement carrée. Je passais mes samedis entre des matinées à faire des courses et du ménage, et à rattraper ma lecture des journaux de la semaine. Souvent je consacrais mes soirées à partager un verre de vin et une partie de cartes chez des collègues. Des personnes tout à fait charmantes, respectables, aux vies semblables à la mienne en tout point. Des personnes qui comme moi devaient garder la tête haute et droite, symboles d’une génération d’avocats parfaitement au-dessus de la société. Nous en connaissions les lois dans leurs moindres détails, nous avions le pouvoir absolu. La société nous élevait au rang des gens importants, éduqués et intellectuels, et nous aspirions sans piper mot à rester à la hauteur de cette réputation. Nous étions des hommes et femmes de loi, et ne pouvions fréquenter que des hommes et femmes de loi.
Joséphine m’écrivait régulièrement, évitant soigneusement toute allusion à mon paternel, me racontant ses journées et pestant contre le facteur qui s’obstinait à manquer le trou de la boîte à lettres. Rien n’avait changé depuis mon départ. Les arbres flottaient toujours sur la lande, les