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À l'ombre des étoiles: Batteur de stars
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À l'ombre des étoiles: Batteur de stars
Ebook500 pages6 hours

À l'ombre des étoiles: Batteur de stars

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About this ebook

Sous un angle encore jamais abordé, découvrez le monde de la scène française du rock, de la variété et du jazz, raconté par un de ses acteurs les plus assidus, musicien « notoirement » inconnu, comme il s’amuse à se définir lui-même.
Un récit captivant qui couvre la longue carrière d’un « sideman », batteur de son état. Un témoignage riche en anecdotes parfois touchantes, souvent drôles, apportant pour la première fois sur le show-business à la française le point de vue d’une corporation qui parle peu, dont on parle peu : ces artistes musiciens qui vivent « à l’ombre des étoiles » et sont pourtant indispensables à leur éclat...
LanguageFrançais
Release dateJul 10, 2018
ISBN9782411000558
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    À l'ombre des étoiles - Charles Benarroch

    cover.jpg

    À l’ombre des étoiles

    Charles Benarroch

    À l’ombre des étoiles

    Batteur de Stars

    LEN

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Tous les dessins sont de l’auteur.

    © LEN, 2018

    ISBN : 978-2-411-00055-8

    Je lève mon verre à la santé de Lucile,

    ma femme,

    mon garde du cœur,

    ma sœur,

    ma copine, ma mère.

    Je bois à la pérennité de cet amour

     et conjure le ciel de perpétuer

     nos quarante-six années d’inceste.

    « L’heure est venue peut-être de faire ce seul et unique effort : considérer ma vie. »

    Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité

    Premiers Symptômes

    Un petit choc émotionnel, un micro-événement insignifiant, chargé d’inquiétude et de questionnement… Voilà l’origine, le point de départ de ce récit.

    J’arpentais en somnambule les rayons d’une grande surface. Agrippé à mon caddie comme à un déambulateur. Un démonstrateur coupait la musique de fond pour cracher au micro des rafales d’infos saturées.

    Arrivé, un peu sonné, devant la grosse dame à la caisse, le trou… gros comme un cratère !

    « Tapez votre code, monsieur… »

    Noir total…

    « Allez-y, monsieur. »

    Rien… Le vide…

    « Allez-y, monsieur ! »

    Un cauchemar debout.

    J’essaye de me concentrer, de garder mon calme. Rien n’y fait.

    Derrière moi la file d’attente piétine, enfle, s’impatiente.

    Petite suée froide, le palpitant s’énerve, cogne aux oreilles et martèle les tempes !

    Incroyable d’être déstabilisé à ce point.

    « Votre code, monsieur ! »

    Naufrage… C’est quoi déjà ces putains de chiffres ?

    Quelques siècles ou cinq minutes plus tard, contre toute attente, les voilà restitués, au bout du doigt fébrile qui tape le code libérateur !

    Ouf ! Fin d’alerte ! Pas passé loin… Suffisamment près, pour avoir senti l’haleine rance de ce cher Alzheimer.

    Ruminations…

    Prodromes, signes avant-coureurs ?

    L’avant-garde d’une armée de fossoyeurs prêts à tout dévaster, à mettre sens dessus dessous l’édifice branlant de mes pauvres repères chronologiques ; à rouler en boule la moindre rumeur de souvenir, à ne faire qu’une bouillie des noms propres et communs, des lieux, des dates, des visages aimés ou amis ?

    Et pour finir, à ensevelir le tout sous les terres arides et désertes, des exilés de la mémoire.

    Enterré vivant…

    La solution ?

    Tout noter ! Mots de passe, dates d’anniversaire, codes, numéros d’immatriculation. Les moindres détails, les rendez-vous, les idées, les pensées, même les plus fugaces. S’atteler non pas à un « devoir » de mémoire, évocatoire et commémoratif, mais à un « travail », un long jogging neuronal, une gym avec exercices d’assouplissement cortex-hippocampe, à la manière de ceux préconisés pour les seniors par nombre de docteurs et spécialistes du fitness cérébral.

    Avant l’extinction de feu madame ma souvenance, je vais donc tenter d’entretenir la flamme d’un musicien notoirement inconnu, de restituer en vrac l’histoire de sa vie à l’ombre des étoiles.

    Les Ogres

    Rabat, Maroc.

    Comme tous les jours d’été entre quatorze et seize heures, notre rue animée et bourdonnante était silencieuse et déserte. Écrasée de chaleur, terrassée par une épidémie de siestes.

    Une ou deux fois par mois et sans préavis, des ogres mandingues déferlaient dans nos rues, sur nos maisons ! Boum ! Boum ! Ta ! Ka Tcha Ta ! Boum ! Boum !

    Le quartier entier arraché à sa moiteur léthargique, réveillé en sursaut le cœur battant, secoué et vibrant sous la percussion sèche du tam-tam et des crotales.

    Ils n’étaient que deux à provoquer un tel tintamarre, deux Bambaras noir charbon, sarouals et gilets brodés, coiffés d’une chéchia prolongée d’un pompon au bout d’une lanière, qu’une rotation continue de la tête faisait tournoyer dans les airs, comme des pales d’hélicoptère. Ils virevoltaient dans la lumière crue, implacable, de juillet. Depuis toujours, à la moindre petite faute grave ou insoumission avérée, les adultes menaçaient de nous donner à bouffer aux Bambaras.

    La peur au ventre, je courais me planquer derrière une porte.

    Je les voyais dans l’entrebâillement, à quelques mètres de moi, ils ondulaient, l’œil blanc, révulsé, en transe. Quoique dissimulé et frissonnant de trouille, je n’en perdais pas une miette ! Les Karkabous de métal, puissantes, bruyantes. Le gros tambour battu à l’aide d’une fine et longue branche taillée, en guise de baguette, frappé sur une des faces, joué à la main sur l’autre. La peau de chèvre tendue à craquer sous le soleil exalté d’une chaude journée d’été marocain. Le cœur battant jusqu’au vertige, mais le corps entier scandant cette métrique en 6/8 qu’on retrouve, sous différentes formes, en de nombreux points du globe. Un lien indéfectible. Une prise de terre universelle.

    Les variations, les nuances, la vitesse des cadences, le message et la particularité de chaque pulsation, de chaque imbrication rythmique, trouvaient en moi leur transposition émotionnelle. Spontanément, ça me parlait, je comprenais leur langage. Pourquoi cette connaissance innée ?…

    On appelait à tort ces musiciens itinérants du nom de « Bambaras » la langue parlée au Mali, car ils n’étaient pas tous maliens. Il y avait plutôt à Rabat une majorité de Gnaouas dont l’origine se situe plutôt au Sénégal, au Soudan ou au Ghana. Les Bambaras cessèrent de me faire peur le jour où j’en croisai un dans la Médina, habillé normalement en djellaba et faisant ses courses comme tout un chacun.

    Ils ne mangeaient donc pas « uniquement » du petit vaurien ?!

    Peur, chantage, duperie, affabulation et petites ruses ; les mille et une façons de saper l’unité enfantine ! Une manipulation inconsciente de plus, à ranger au rayon des farces et attrapes entre le Père Noël, le Père Fouettard et la petite souris friande de nos dents de lait.

    La Musique

    Nous partagions la maison de mon enfance avec nos propriétaires, devenus, au fil des ans, une extension familiale. Ils occupaient tout le premier étage surmonté d’une terrasse.

    Les Cohen nous faisaient face au rez-de-chaussée.

    Dans l’appartement restant, se sont succédé différentes familles. Il y eut les Masson, partis bien avant ma naissance et que j’ai, sans les avoir connus, beaucoup regrettés : ils possédaient un piano droit et jouaient tous les deux Chopin, Satie, Ravel…

    Puis il y eut des Italiens venus de Tunisie, Madame Lucia et son fils ; c’était une grande femme brune aux longs cheveux bouclés qui roulait les « r » avec un charme fou. Le dimanche, ils recevaient à déjeuner amis et famille. Alors, pendant la rituelle cuisson de spaghettis, des vapeurs de bain maure s’échappaient par bouffées de leur minuscule cuisine.

    Après le repas, allumés au chianti, ils chantaient des airs d’opéra, nous régalaient d’extraits de Carmen, du Barbier de Séville, de l’Ave Maria ou de la Traviata. Certains de leurs amis avaient de vraies dispositions naturelles. Les jours de grande forme, la maison entière tremblait sous la voix du tonton ténor et le célèbre O Solé Mio d’Eduardo Di Capua se répandait jusque dans la rue. Toute la semaine, le parfum de ces airs prestigieux flottait dans nos têtes comme un encens.

    Tôt le dimanche matin, ma sœur aînée Sarah lançait les hostilités. Son long et scrupuleux ménage s’effectuait à tue-tête. Battant, époussetant, secouant avec un bel enthousiasme oreillers, couvertures et traversins, elle chantait à pleine voix des opérettes à la mode.

    Un jour, Momo, le fils de nos propriétaires et copain d’enfance, revint d’un court séjour à Paris complètement dingo du dernier microsillon de Charles Aznavour qui tournait en boucle sur sa platine. Du rez-de-chaussée à l’étage, chaque famille possédait sa radio, ouverte de préférence volume à fond. On aboyait avec Le chien dans la vitrine de Line Renaud. On roucoulait avec Luis Mariano et la Belle de Cadix.

    La musique classique couvrait les chansons de Farid El Atrache ou Salim Halali, tandis que sur Radio Andorra, un speaker hurlait entre deux variétés espagnoles. Au cours de soirées bien arrosées, mon père chantait le Flamenco pour ses invités.

    Quand, à mon tour, j’ai commencé à taper sur tout ce qui pouvait faire office de percussion… Mieux valait ne pas être notre voisin si on n’aimait pas la musique !

    Depuis toujours, les rythmes pour moi étaient innés, inévitables. Tout môme, je jouais toutes les chansons avec la radio à fond, battant le tempo et, à la moindre occasion, aux fêtes, aux mariages, au cabaret où travaillait mon père, j’étais devant l’orchestre et je ne quittais pas des yeux le batteur, des heures durant, hypnotisé !

    Sous le regard bienveillant d’une famille que mon esprit frappeur laissait perplexe, les meubles, les plateaux de cuivre, les casseroles, les boîtes à chapeaux, les bidons, tout était réquisitionné, et immédiatement reconverti en percussions sonores. Ma mère toujours prête à me couvrir présentait malgré tout, quelques signes d’appréhension quant à l’utilisation inhabituelle de la vaisselle et du mobilier…

    Ondes Magiques

    Au début des années 50, la télévision fit son apparition à Rabat. Un téléviseur unique trônait dans la vitrine d’un petit magasin d’électricité générale et d’électroménager. Une assemblée perpétuellement massée devant masquait la vue, obligeant les parents à porter les enfants sur leurs épaules. C’est ainsi, juché sur celles de mon père, que l’étrange lucarne me fut révélée.

    Cette fenêtre ouverte sur le monde, ce phénomène technologique quasi miraculeux, fruit du génie humain, suscita un engouement extraordinaire. Quelques foyers, parmi les gens riches et un peu « m’as-tu-vu », s’empressèrent d’acquérir le très cher, ultra moderne et fascinant objet.

    Grâce à une relation de mon providentiel oncle Isidore, nous fûmes conviés à une grande première. Nos hôtes avaient bien fait les choses : ils avaient disposé, devant l’énorme poste récepteur, des chaises, des fauteuils et sur un grand divan que prolongeaient des repose-pieds, des coussins moelleux. Apéritif, amuse-gueules et orangeades furent servis. Bientôt confortablement installés, toutes lumières éteintes, nous assistâmes à la diffusion du programme dans un silence recueilli.

    Magnifique, étonnant, le cinéma chez soi !

    Un quasi miracle !

    Mais notre jubilation fut bientôt troublée…

    Il y eut un incident. Une interruption brutale !

    D’horribles craquements saturés et une violente tempête de neige traversée d’éclairs vinrent pulvériser l’image. Durant quelques minutes angoissantes, nous fûmes suspendus, inquiets, tous au chevet de l’écran vacillant. Alors notre hôte déplaça ce qu’il disait être une antenne et, après quelques convulsions, l’image réapparut.

    Je me souviens de cette belle fin de soirée d’été. Sur le chemin du retour, cousines, cousins et adultes, encore éblouis, tout excités, échangeaient bruyamment leurs impressions sous la lumière bienveillante et laiteuse d’une lune à l’énigmatique sourire…

    Le temps de rêver, de se demander si, en économisant peu à peu, nous ne pouvions pas nous aussi… ?

    L’aventure télévisuelle marocaine tourna court ! Du jour au lendemain, la chaîne de télé nationale cessa d’émettre. Au grand dam des possesseurs de ce meuble imposant, devenu soudainement autiste, inutile et fort encombrant…

    Nous avons alors retrouvé le charme de l’autre magie technologique, l’autre grand meuble diffuseur d’ondes. La voix de la France, une fenêtre ouverte sur sa foisonnante culture. Une fois par semaine, ma sœur Sarah et moi suivions une pièce policière, toujours terrifiante, réalisée et produite par Pierre Billar : Les Maîtres du Mystère. Emmitouflés dans nos lits, parcourus de frissons de peur et de plaisir, tandis que l’œil vert de notre vieille radio projetait dans le noir sa lumière spectrale.

    J’ai encore en tête la musique originale du générique. Les Ondes Martenot et l’orgue de cristal, inventés par Bernard Bashet. Des structures sonores inquiétantes et si fragiles. Chaque note jouée s’ouvrait en vibrations concentriques, ricochait comme un galet lancé à la surface de l’eau, dessinant des ronds et diffusant dans l’écho déclinant de leur sillage une touche supplémentaire d’émoustillante angoisse.

    Sarah a toujours eu neuf ans de plus que moi, elle m’entourait de soins, me traînait partout avec elle.

    J’étais son mec, un minuscule chevalier servant, farouche, macho et jaloux comme tout ! Si un homme la sifflait, lui faisait un compliment ou une réflexion, ce qui à Rabat ne manquait pas de se produire, je l’insultais, lui jetais des œillades assassines et des cailloux au moindre manque de respect. Elle m’emmenait parfois à des fêtes, des thés dansants. Quand, par hasard, elle condescendait à accepter une invitation, j’agrippais sa robe vichy, me casais entre elle et son cavalier et me déplaçais avec eux durant tout le temps de la danse. Vous voyez le trio…

    Je suis né face à l’océan.

    La Médina et le Mellah se trouvaient à quelques mètres de mon école, située juste derrière les remparts ocre de la vieille ville jouxtant la tour Hassan construite sous Yacoub El Mansour. Avant sa restauration, cet héritage Almohade laissé à l’abandon avait servi d’aire de jeux à des générations de gamins. Nous grimpions jusqu’au sommet de son minaret inachevé et, à 44 mètres au-dessus du sol, on jouait à se pousser, à se bousculer, à se faire peur. On dribblait au milieu des herbes folles et des orties, entre les colonnades et les énormes blocs de marbre ou de pierre tombés à leurs pieds, avec des arrêts de jeu toutes les deux minutes pour récupérer une balle perdue au fond des fossés verdoyants.

    Le temps n’avait aucune prise sur notre mode de vie. En sortant de l’école, je croisais parfois les chameaux d’une caravane installée pour quelques jours aux pieds des remparts. Toutes sortes de marchands stationnaient là en permanence. Ils installaient des étals sur des charrettes à bras débordants de pastèques, de figues de Barbarie, de graines de courge, de délicieuses sauterelles grillées, salées et emballées dans un cornet de vieux papier journal, encore toutes saupoudrées de DDT, ce puissant insecticide aujourd’hui prohibé…

    Nous avions le même programme scolaire qu’en France, on savait tout sur la Loire, la Seine ou l’embouchure du Rhône. Hélas ! rien sur le Bou Regreg, le fleuve dont l’estuaire sépare Rabat de Salé, avant d’aller se jeter dans l’Atlantique, à quelque deux cents mètres de là.

    Bien avant d’entrer en primaire, ma sœur m’apprit toutes les lettres de l’alphabet. Nourri au lait noir des encres d’imprimerie, je devins un lecteur assidu, un cannibale engloutissant avec enthousiasme Pierre Loti, Jules Verne, le journal de Mickey, Les Pieds Nickelés, Victor Hugo ou Jules Renard

    On me cherchait dans toute la maison. On m’appelait jusque dans la rue, « Charlie ! Charlie ! Il est où encore, ce gosse ? ». J’étais là, à l’intérieur, invisible et sourd, planqué entre deux pages d’un bouquin, plus englué et collé au récit qu’un chewing-gum dans les cheveux.

    À l’âge de huit ans, je venais d’achever la lecture de Sans famille d’Hector Malot et comme Don Quichotte, l’intrépide héros de Cervantès, l’esprit tourneboulé, enfiévré par mes nourritures livresques, je m’embarquais dans une aventure insensée, périlleuse : « l’écriture d’un roman » dont le personnage principal était un enfant de haute naissance, devenu orphelin et miséreux après de méchants déboires, de fâcheuses péripéties…

    Je noircis quelques pages de mon cahier à spirale que j’eus l’imprudence de soumettre à Jojo, inséparable voisin et ami d’enfance. Tout petits, nos parents nous installaient face à face sur deux pots de chambre, afin qu’on puisse continuer de babiller pendant la grosse commission.

    Ça crée des liens, forcément !

    Oh ! Mais c’est qu’il a eu une réaction surprenante, Jojo ; violente même !

    « T’as pas honte de faire mourir tes parents ? C’est un grave péché ! Ça ne te portera pas bonheur ! »

    Il faut dire que les péchés pullulaient à l’époque, nous ne pouvions faire un pas de travers sans leur marcher dessus. J’essayais de lui expliquer que c’était une fiction, une pure invention… Bien sûr, j’écrivais à la première personne, mais il ne s’agissait pas de moi, et encore moins de mes parents.

    Rien à faire, il n’en démordait pas.

    La Fontaine

    Comme il se doit, j’étais amoureux de ma première maîtresse. Mais c’est un instituteur qui occupe ma mémoire. Il trouvait que je récitais bien, alors, peut-être pour divertir ses collègues, il m’envoyait faire le singe savant dans les autres classes !

    Je ne sais comment je m’arrangeais avec ma timidité ; je frappais à la porte et entrais en plein milieu d’un cours :

    « Monsieur Weissmann m’envoie vous réciter une fable de La Fontaine :

    La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf. »

    Et, face aux élèves goguenards, je débitais mon truc avec gestes à l’appui.

    Il m’avait fait sauter une classe en plein milieu d’année scolaire.

    Rien de plus perturbant que ce parachutage en terre inconnue.

    Une fois par semaine, le jour des femmes, j’allais au hammam : étrillé, malaxé, passé au peigne fin, jeté encore fumant dans un baquet d’eau froide ; entouré de matrones et de jeunes filles habillées de vapeurs… Hélas ! Bien avant l’arrivée de l’ombre à peine esquissée de mes poils pubiens naissants, aux toutes premières tentatives d’érection, cette voluptueuse planète au cœur de l’intimité féminine me fut interdite. Foudroyé sous l’orage hormonal, la testostérone bientôt en ébullition, je fus chassé à tout jamais du jardin des délices…

    À dix ans je réussis l’examen d’entrée en sixième au Collège des Orangers et j’eus droit à quinze jours de vacances avec ma mère. Elle était jeune et belle. Je ne sais pas s’il est possible de parler « d’incestuosité » platonique, ni à quel besoin inconscient d’éliminer le père je répondais, mais entre elle et moi c’était une grande histoire d’amour.

    J’ai pris le train pour la première fois. J’aimais sa musique, son rythme surtout. Il crachait une fumée grasse, on voyait ses vapeurs noires chargées d’escarbilles défiler devant nos fenêtres. On ne pouvait pencher la tête à l’extérieur sans risquer de se choper la gueule d’Al Jolson.

    À Meknès, nous avons attendu l’autocar sur une petite place déserte sans l’ombre d’un arbre. Plus d’une heure à rissoler debout sous le cagnard. Au moment où mon crâne, dilaté comme un cantaloup trop mûr, menaçait de se fendre, arriva enfin un engin poussif qui tenait plus du shaker que du véhicule de transport. Longtemps après être parvenus à destination, secoués et bringuebalés dans ce vieux tas de ferraille aux amortisseurs impitoyables, on vibrait encore comme un marteau piqueur…

    Séfrou, une ville minuscule où une fois l’an se déroulait la fête des cerises !

    Nous logions chez l’habitant. Une famille juive marocaine traditionnelle, des gens tranquilles, accueillants.

    Une chaleur à mourir ne nous laissait de répit qu’à la nuit tombée.

    Nous montions alors sur la terrasse, assis sur des coussins ou allongés sur des nattes, sous la voûte céleste. Dans le noir, le grand-père racontait des histoires tirées de sa vie, des souvenirs de jeunesse un peu romancés, la légende de nos Saints et le récit de leurs miracles, les guérisons surnaturelles et des passages de l’Ancien Testament accommodés à sa sauce. Des dizaines d’étoiles filantes zébraient la nuit de traînées lumineuses, fulgurantes et muettes. Avant d’aller au lit, pour trouver un peu de fraîcheur, nous passions nos draps sous l’eau.

    Autour de la petite ville la nature était belle, verdoyante et préservée.

    Nous traversions des forêts sombres. Attirés par le fracas des cascades, nous stationnions là, saisis face à l’impétuosité bouillonnante de leurs chutes. Nous buvions leurs eaux fraîches, claires et enfin apaisées, aux bords des petits ruisseaux qui serpentaient le long de nos balades.

    Un après-midi, la fille de la maison, un peu plus âgée que moi, m’avait emmené à la piscine municipale et présenté à tous ses copains. Je nageais comme je pouvais, personne ne m’ayant appris. Ce jour-là j’ai fait mon brave, un vrai petit soldat « de plomb » barbotant crânement dans le grand bassin. Heureusement, une grande bouée trônait au beau milieu. Je me dépêchais de la rejoindre et m’installais vite dessus, enfin en sécurité. Une bande de lascars plongeaient sans précautions, provoquaient de grands remous, atterrissaient à moitié sur les baigneurs, martyrisaient les filles, faisant mine de les noyer. Mes nouveaux potes m’aperçurent, gagnés par la frénésie ambiante ils se ruèrent sur la bouée et pour rire nous firent tous chavirer. Je reçu un violent coup de coude sur la tête ! Noir total !

    J’émergeai au bord du bassin avec un immense poids sur la poitrine, asphyxié, toussant, crachant, entouré de gamins curieux : un garçon râblé assis sur moi tâchait de me faire rendre toute l’eau et le chlore indûment avalés, en me pressant le thorax de toutes ses forces !

    Quand je repris un peu mes esprits, ma copine et les gosses surexcités m’expliquèrent qu’il avait été le seul à me voir sombrer et sans hésiter avait plongé, m’avait repêché et sorti de l’eau !

    Mourir noyé dans trois mètres de flotte. La honte !

    Il me regardait sans rien dire. Quand j’ai réussi à parler, à articuler deux mots, il a émis des sons étranges.

    Il était sourd-muet !

    Je dois la vie à un handicapé, à son œil intense, constamment en éveil.

    img1.jpg

    À Sefrou, avec Claire, ma maman.

    Temps d’Enfance

    Le Collège des Orangers n’usurpait pas son nom. À chaque printemps, les bigaradiers se couvraient de fleurs blanches, chargeaient l’air d’effluves entêtants, d’émanations flottantes aux essences d’oranges amères. Mon entrée en sixième provoqua en moi un curieux mélange, entre fierté, décontraction feinte et grosse appréhension… Après la minuscule école de l’Alliance Israélite que j’aurais pu arpenter en aveugle, l’immensité de cet établissement scolaire m’intimidait. La profusion de longs couloirs distribuant de vastes salles de classes et d’études, le grand préau, la salle de sport équipée pour l’athlétisme, et à l’extérieur un stade aux allures de complexe sportif.

    Ma petite école primaire était unisexe et laïque comme ce collège, mais les élèves qui la fréquentaient ne m’effrayaient pas, nous étions tous pratiquement cousins et baignions depuis toujours dans une forme de consanguinité.

    Ici, je me sentais perdu, isolé.

    Je me souviens encore de certains profs. Pour l’éducation physique, Heinrich, d’origine autrichienne, un pur stakhanoviste. En 1956, il avait participé aux Jeux Olympiques de Melbourne au lancer du javelot, était monté sur le podium, ou avait raté de peu une médaille. J’aimais le foot mais le sport obligatoire, la gymnastique, l’athlétisme étaient mon cauchemar ! Heinrich nous faisait mettre torse nu et courir en rond sur des kilomètres par tous les temps, le saut en hauteur, le triple saut, les anneaux, le médecine ball, le cheval d’arçon sur lequel j’ai entendu mon ménisque craquer et senti les ligaments de ma cheville se distendre. Une entorse opportune qui me libéra du calvaire du cours de gym pour un bon mois.

    Heinrich me renvoyait une image peu flatteuse de tire-au-flanc, de mauviette. Je m’imagine torse nu crapahutant devant ce colosse sur mes pauvres pattes de passereau. Je devais lui faire l’effet d’un poulet au crâne mal plumé. J’ai retrouvé ses notes sur un bulletin trimestriel et une appréciation brève sur laquelle je médite encore :

    « Aime bien passer inaperçu ! »

    J’adorais le « Danseur », un prof de français généreux et enthousiaste. Tout au plaisir de transmettre, il semblait virevolter, glisser entre les pupitres. Je le vois face à nous, bras levé, craie en main, pivotant en gracieuses rotations vers le tableau noir. Dans mon souvenir, ses cours surnageaient toujours hors du magma insipide des heures de classes interminables ; dans cette bouillie fade, ils semblaient des perles brillantes dont l’éclat illumine encore ma mémoire.

    Les maths étaient ma terreur ! Le prof de math, un maniaque épris d’ordre, obsédé de discipline, un tortionnaire. Une continuelle menace planait au-dessus de nos caboches penchées sur tous ces satanés problèmes à résoudre, dans l’épaisseur du silence mortifère qui régnait pendant ses cours. Figé, impassible derrière son bureau, le regard planqué sous des verres fumés, seuls ses pouces paraissaient vivants. Je n’ai jamais vu quiconque illustrer aussi magistralement l’expression « se tourner les pouces ».

    Quand ils n’étaient pas occupés à tourner, ils lui servaient à nous pincer l’oreille, qu’il tentait de séparer du reste de nos visages, de pinces à joues qu’il torsadait à l’extrême comme pour en éprouver l’élasticité.

    Mais sa grande spécialité, son péché mignon, consistait à rassembler de petites touffes de cheveux courts sur les tempes, qu’il entortillait et tirait jusqu’à faire jaillir nos larmes en nous traitant rageusement et à voix basse de petit corniaud.

    Parfois, quand il avait tiré un peu trop fort nous pouvions sentir à la base des cheveux un léger renflement, la fameuse « bosse des maths ».

    De nos jours cette approche pédagogique le conduirait tout droit en correctionnelle. Je lui sais gré d’une chose essentielle : à son insu, il nous aura appris à restaurer patiemment nos âmes, à en ravauder les trous que ses perpétuelles humiliations provoquaient en elles.

    Je pensais à son propos à l’homme des bois, le grand écrivain américain Henry David Thoreau, cet homme exemplaire, maître d’école congédié après une semaine d’enseignement… Pour avoir refusé d’appliquer des châtiments corporels.

    Notre vieux prof d’histoire-géo était plus ambigu. Il était européen, comme on appelait tous les Français de métropole. En début d’année il demanda aux juifs de se signaler. Nous étions trois dans la classe, debout devant nos pupitres, face à l’étonnement inquisiteur des autres élèves. Sous couvert de recueillir des infos ethniques sur nos communautés, il nous posait alors des questions invraisemblables : « Est-il vrai que chez vous, les rabbins s’arrachent un à un les poils de barbe pour se punir de leurs péchés ? »

    Ou pire : « Est-il vrai que les bouts de prépuces coupés pendant la circoncision sont incorporés dans le couscous ? »… Ce faisant cet homme instruit et responsable, censé être un guide et nous transmettre son savoir, ouvrait les vannes du rire et du sarcasme à toute une classe lâchée comme des chiens sur nos talons pour une année scolaire entière.

    À qui se plaindre ?

    Dégrisé, je percevais peu à peu la réalité d’un monde, où l’adulte pouvait s’avérer pervers et manquer de bienveillance, où mon père continuerait de picoler, où être né juif et pauvre n’allait pas de soi…

    Mon vrai temps d’enfance, le temps de toutes les candeurs est venu s’échouer là, au Collège des Orangers, comme une vague folle écumante et joyeuse, finit sa course brisée net, désintégrée sur les parois abruptes d’une falaise.

    img2.jpg

    Rabat, école de garçons de l’Alliance israélite universelle,

    5 décembre 1951, prise lors d’une distribution de vêtements.

    © Photothèque de l’Alliance israélite universelle (Paris), cliché J. Belin (image no 14684).

    Une Vie de Rêve

    À Paris dans les années 90, je fis un rêve.

    Je me trouvais à Rabat, j’avais traversé la Médina et la demi-pénombre du souk, pour déboucher sur une esplanade baignée de lumière surplombant l’océan, face aux jardins des Oudaïas.

    Ce rêve d’une intense réalité dans ses moindres détails me troubla…

    Quelques jours passèrent, coup de fil de Paul Breslin, un ami new-yorkais guitariste et chanteur.

    « Est-ce que t’as envie de venir jouer avec nous au Maroc ?

    – Où ça ?

    – À Rabat… »

    Une semaine plus tard, nous étions sur cette même esplanade baignée de lumière.

    « Pour avoir une existence de rêve, il suffit de dormir… »

    Après plus de trente ans, je revenais dans ma ville natale, engagé par les États-Unis d’Amérique, via son ambassade à Paris.

    Ce concert était gratuit. Une foule de jeunes, venus de la Médina et des quartiers populaires, envahit la plage par centaines, excités, bruyants, agglutinés autour de la scène composée de tréteaux montés à même le sable. Après un coucher de soleil sur la mer à rendre mystique un crabe, nous avons joué au pied de la Casbah à la nuit tombante.

    D’autres concerts de ce Festival de Musique de Rabat eurent lieu au « Palais Tazi ». Derrière de hauts murs aveugles, trois hectares de riads, de jardins aux arbres immenses, de bassins, de fontaines de marbre, de salons aux plafonds de cèdre sculpté, aux lustres en cristal de Baccarat. Ce palais d’un luxe inouï témoigne du raffinement du Grand Vizir Hadj Omar Tazi et de l’immense savoir-faire des « Maalem », les maîtres artisans marocains. Un fastueux démenti à opposer à tous ceux qui parlent de travail d’arabe pour désigner un boulot mal foutu !

    Le lendemain, j’ai piloté mes amis dans Rabat, avec sa topographie encore bien ancrée dans ma tête. Nous avons tourné dans la vieille ville, rapidement harponnés par une grappe de mioches pendus à nos basques. Ils nous harcelaient, quémandaient trois sous, des cigarettes, voulaient nous servir de guides. Pour les semer, nous nous sommes engouffrés dans le premier hammam croisé, vétuste mais traditionnel. Savon noir, gant de crin, eau à 50 °C, baquets d’eau glacée, vapeur, pénombre, pièce de détente et massage à la dure infligé par un grand tortionnaire baraqué et sans humour. Groggys, le muscle attendri et l’appétit ouvert, nous nous sommes dégoté une gargote au fond de la Médina. Assis de guingois sur des chaises bancales devant un modeste tajine et un thé à la menthe fumant, autour d’une table recouverte d’une toile cirée élimée gris-orange. Eaux troubles des bouis-bouis ou flots limpides des palaces, les musiciens savent rester placides face aux sautes d’humeur de la fortune. Après les fastes du Palais Tazi, un petit parcours low-cost de tour-operator au bord du dépôt de bilan, ça ne peut pas faire de mal.

    Dans le souk, les commerçants me prenaient aussi pour un touriste. Je les surprenais en leur parlant l’arabe r’bati. Alors, ils changeaient d’attitude, nous faisaient des prix et nous offraient du thé. Le souk, comparé à New-York ou Los Angeles, ça doit secouer un peu ; mais, à la différence d’une bonne part de leurs compatriotes, mes potes américains n’avaient pas peur « des germes ». Toujours prêts à s’aventurer en milieu pas franchement aseptisé, à la recherche de curiosités locales… ou de quelques grammes de haschich.

    Rabat n’avait pas changé du point de vue de la disposition des rues, de l’urbanisme, mais le monde qui m’avait vu naître avait disparu sans laisser de traces visibles. Je n’entendais nulle part le son du judéo-marocain. Cette langue patchwork tricotée maille à l’endroit, maille à l’envers, d’arabe dialectal, de quelques mots d’hébreu, de français « petit nègre » et d’expressions espagnoles. Un patois savoureux qui offrait un éventail de sentiments, d’émotions, de jeux de mots, de plaisanteries intraduisibles, avec en prime l’accent inimitable…

    Dans cette ville minuscule, tout le monde se connaissait. Les familles avaient une vie sociale très active, les fiançailles, les mariages, les fêtes laïques ou religieuses, les malheurs, les bonheurs, tout était partagé et répercuté par l’ensemble de la communauté. Il ne faisait pas bon être misanthrope. Les rares individualités discrètes, secrètes, désirant préserver un minimum d’intimité n’avaient pas la vie facile.

    Nous étions très moqueurs aussi. Chacun était doté d’un surnom, attribué selon sa profession, ses traits de caractères, un handicap, une infirmité, des faits marquants caractéristiques, héroïques ou ridicules. Ces particularités dressaient une fiche signalétique, une sorte de traçabilité que couronnaient ces surnoms parfois cruels, toujours drôles et inventifs, attribués on ne sait par qui et aussitôt repris par tous !

    Ainsi affublé, noyé sous le péjoratif, le grotesque, quotidiennement harcelé, vous aviez le choix entre changer de région ou écoper pour le restant de vos jours…

    Raphaël, mon père, avait passé son enfance entre Tanger, où il était né en 1910, et Tétouan, Ceuta ou Melilla, dans cette zone du Maroc qu’on dit être espagnole parce qu’elle fut ou colonisée ou « protégée » par l’Espagne, dont la langue tissait un lien entre les communautés.

    Il conserva toute sa vie un accent plus proche du madrilène que du judéo-marocain. Il était à Rabat pour quelques jours et logeait chez son frère David quand, au détour d’une ruelle, il vit une belle jeune femme battre ses coussins à la fenêtre. Cette apparition le remua si profondément qu’il se planta là, foudroyé, et entreprit d’attirer son attention en lui chantant un Flamenco fiévreux. Effarouchée, elle ferma ses volets et entra précipitamment à l’intérieur pour découvrir son « pàjaro cantor » déjà assis au salon,

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