Horizons sur la mauvaise pente
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Horizons sur la mauvaise pente - Jean-Claude Renault
Horizons
sur la mauvaise pente
Jean-Claude Renault
Horizons
sur la mauvaise pente
Nouvelles obliques
Les Éditions Chapitre.com
123, boulevard de Grenelle 75015 Paris
© Les Éditions Chapitre.com, 2015
ISBN : 979-10-290-0257-1
Horizon sur la mauvaise pente
Tiens ! Un nouveau. Bonjour. Pas envie de parler ? Psychanalyste peut-être ? Désolé. Il n’y a pas de divan et les menottes qui m’enchaînent à la table sont trop possessives. Asseyez-vous, vous me donnez le vertige.
Silence ! On tourne. Le témoin gênant de la caméra est vert. Dites, s’il vous avait connu, Roland Barthes aurait pu écrire le degré zéro du sourire. Vous êtes aussi expressif qu’un poisson en eau trouble.
Qui êtes-vous ? Ni flic, ni journaliste, car vos émotions sont vraiment antirides. Vous devriez donner la recette à celles qui le valent bien. Un psy quelque chose ? Mais qu’avez-vous là ? Une tablette ? Chapeau bas ! Pas la sempiternelle chemise et les feuilles débraillées de mon cursus ! Pas de calepin ni de crayon rongé jusqu’aux ongles ! Un profileur ? Oui. Un profileur à tablette, ça, c’est une surprise ! Enfin, profileur, il faut bien que je vous attribue un rôle puisque vous me laissez pleine main sur le script.
Joli cartable. Il faudra me donner la marque. Qu’y a-t-il dedans ? Ne vous sentez pas obligé de répondre. Bien, bien, bien. Qu’est-ce qui vous intéresse dans mon cas ? Voyons.
Pourquoi les yeux ? Je ne suis pas un collectionneur. Collectionner est futile. C’est de la recherche, oui, de la pure recherche scientifique ! Ce n’est pas facile à expliquer de manière synthétique. Nos amis policiers ont essayé de définir mon profil de victime. Vous n’étiez pas là pour les conseiller, c’est certain. Un échantillon de population ne correspond pas à un profil. Ils n’ont rien compris et, d’ailleurs, ça ne leur a pas été utile. Je parle, je parle, mais le plus simple est sans doute de vous narrer les faits depuis le patient, pardon, le point zéro. Quant au patient zéro, on pourrait me considérer comme tel.
Voyez-vous, tout peut basculer dans une réalité oblique et insaisissable. Imaginez qu’un matin vous regardiez par la fenêtre et que vous voyiez la mer inclinée, plus haute à droite qu’à gauche, pas plane comme elle devrait l’être. C’est de l’eau : les lois de la gravité rendent cela impossible, en principe. Une barque monte péniblement à force de rames et redescend, comme une luge. Et l’eau reste inclinée selon un angle de vingt à trente degrés. Cela paraît dingue, n’est-ce pas ? Pourtant, j’ai vécu ces instants où l’horizon est sur la mauvaise pente.
Tout a commencé avec un tableau, une modeste gouache que j’ai peinte. Une arche, soutenant avec peine les lourdes pierres ocre d’un rempart épuisé, s’ouvre sur une cour inondée au fond de laquelle un escalier tente de fuir à l’assaut du mur opposé tout aussi avachi. Sous un ciel d’airain, l’enclos, le perron, le sol en son entier, sont noyés d’une eau claire comme le froid, penchée. Imaginez un cliché qu’un photographe aurait volontairement pris dans un angle improbable pour que l’eau soit en pente, que l’image soit en pente, que l’horizon soit en pente.
Oh ! Bien sûr ! Cette toile ne plaisait pas à ma femme. Pour elle, l’eau devait nécessairement être horizontale. Cependant, la perspective est juste. En fait, pour apprécier cette perspective, il faut s’écarter un peu du mur où est accroché le tableau, se mettre de côté et regarder l’image de biais, un peu de haut. Sous cet angle de travers, les reliefs et l’effet de profondeur sont parfaits. Il suffit de changer de point de vue et la réalité prend une autre dimension. L’effet que j’avais peint par accident fut pour moi une révélation.
Qu’est-ce que vous cherchez sur votre tablette ? Avec les reflets, je ne vois pas. Ah ! Merci. Oui. C’est cette peinture. Vous auriez dû l’imprimer ou prendre l’original parce que je ne suis pas certain que vous puissiez la regarder comme il faut. Finalement, ce n’est peut-être pas plus mal : je ne voudrais pas vous entraîner dans mes mauvais penchants.
Donc, j’ai commencé à observer le monde sous un autre angle, dans ma salle de bains. Certes, c’est moins glamour qu’un rite ésotérique dans une sombre cathédrale mais, au-dessus du lavabo, font baptismal de ma nouvelle vue, s’offrait l’infinie profondeur du miroir. Je suppose que vous avez aussi une salle de bains. Vous pourrez reproduire, avec peut-être quelques adaptations, ma petite expérience, totalement empirique, je dois l’admettre, du moins au début.
Dans ma salle de bain, il y a une douche italienne. Non, je ne cherche pas à vendre ma baraque, restez attentif. D’où qu’on se tienne dans la pièce, la cloison séparatrice empêche de voir les tuyaux d’arrivée d’eau, le robinet et la pomme de douche. Or, en me tenant près de la porte, et donc en n’étant pas face au miroir, je constatai que dans celui-ci je pouvais voir ce que je ne pouvais pas directement voir. La vision oblique révélait l’inaccessible.
Il me fallut beaucoup de temps pour mesurer toutes les implications de cette constatation. Il ne s’agissait ni de peindre en trompe-l’œil ni de palais des glaces renvoyant des reflets à l’infini. Cela allait au-delà des phénomènes physiques et optiques. C’était spirituel.
J’ai compris grâce à mon chien. Surprenant, je sais. Mon chien, donc, a cette fascinante habitude, quand je l’observe, de fixer sur moi, sans ciller, des yeux remplis d’un amour inconditionnel. Si, lors de cette connexion, je me déplace, son regard me suit et je n’y vois rien d’autre que ce que je viens de décrire. J’ai tenté, en vain, d’examiner ses yeux depuis une position latérale : invariablement, il tournait la tête vers moi. Et puis, il faut bien le reconnaître, je ne crois pas que j’aurais pu lire autre chose chez lui. J’ai dit « lire » ? Oui, le mot est approprié. Il s’agissait le lire la réalité qui se cache dans l’angle des yeux. Les yeux !
Je ne savais pas par où commencer. Je conclus que je devais expérimenter plusieurs approches avant d’établir un protocole scientifique. Ce que je fis.
Le métro est un océan de regards vagues, échoués sur des tablettes, smartphones, livres ou journaux, déferlant sur les autres passagers, refluant dans des horizons lointains ou proches, peut-être en pente. J’ai espéré que, dans les transports, je découvrirais mon nouveau monde, mais je déchantai vite. En effet, nous avons tous une petite sonnette qui tinte quand on nous scrute. Même les plus concentrés sur leur jeu ou leur bouquin tournèrent la tête vers moi quand je tentai une approche de biais de leur vision et, souvent, me regardèrent de travers.
Il y eut la brève période où j’essayai d’en faire un jeu, avec ma femme, qui finit par me taquiner suffisamment pour que je cessasse, avec les amis et proches, qui rirent beaucoup et furent peu contributifs. De toute façon, personne ne parvint à ne pas tourner instinctivement la tête ou simplement les yeux, ni à garder son sérieux d’ailleurs. Je dois préciser que, parmi mes fréquentations, il y avait un maître en arts martiaux qui se prêta au jeu. Même lui cilla et ne parvint à garder son imperméable zen. Pour cheviller son attention au mur en face de lui, il plissa les paupières, ce qui froissa irrémédiablement ma perception.
En conclusion, les vivants étaient trop vivants. Il leur était impossible d’atteindre l’immobilité parfaite, du moins oculaire. Un clignement furtif, un tressautement, un infime tressaillement induisaient de subtiles variations qui perturbaient immanquablement mon étude. Il me semblait utopique de vouloir pallier ces phénomènes. Je changeai donc de bibliothèque.
J’ai un ami, dont je tairai le nom et la fonction, qui travaille à la morgue. Je lui avais raconté que je souhaitais écrire un polar et que j’avais besoin de m’imprégner du climat de la morgue, plutôt frisquet, ainsi que de pouvoir décrire la palette d’expressions, assez figées, des visages des défunts. J’ai tout de suite rencontré un problème : la plupart du temps, les yeux étaient claquemurés derrière les paupières et, ces dernières n’étant plus vraiment élastiques, je n’ai pas pu, comme je le souhaitais, ouvrir une fenêtre sur les coulisses des cornées. Miraculeusement, je trouvai un cadavre à l’air hagard, la bouche ébahie, les yeux globuleux exorbités d’étonnement. Ne me demandez pas pourquoi il était comme ça, ce n’était pas son histoire qui m’intéressait. Finalement, ce fut une grande déception. En effet, quand la télévision n’est pas allumée, vous ne voyez rien. Son regard était éteint.
L’étape suivante, en toute logique, m’emmena dans un hôpital. Il devait bien y avoir un comateux qui gardait les yeux ouverts. Je pris l’attitude du parent qui erre dans les couloirs en attendant la remontée du bloc opératoire. Je mis du temps à localiser mes cibles potentielles. Pourquoi les chambres n’ont-elles pas des cloisons vitrées comme dans les séries américaines ? Il fallut louvoyer entre les infirmières qui commençaient à se faire soupçonneuses, les visites des médecins, les familles plus présentes que je l’imaginais. Quand, enfin, je trouvai un patient qui correspondait à mes attentes, j’eus à peine le temps d’observer ses yeux de côté avant l’irruption du corps médical précédant de peu les agents de sécurité. Je courus aussi vite que je pus et je sortis de l’établissement sans me faire prendre. Plus loin, je repris mon souffle. Je ne risquais pas grand-chose car j’avais pris soin de choisir un site avec une vidéosurveillance déficiente. Malheureusement, cette trépidation fut vaine : la télévision était allumée mais, ce coup-ci, il s’agissait d’une chaîne cryptée sans décodeur.
Je dus me rendre à l’évidence : pour capter quelque chose, il fallait que je fisse grand angle sur les regards de vivants bien vivants, ce malgré mes précédentes et infructueuses tentatives. Je devais définir une méthode, cibler une population, établir un protocole. Je me retrouvais en plein processus scientifique.
Ah ! Vous vous penchez sur l’horizon de mon tableau et vous vous demandez comment une simple peinture a pu m’incliner ainsi. Les parallèles, dit-on, se rejoignent à l’infini. Mais de quel côté ? L’univers est en expansion. Dans le futur, elles s’écarteraient et, dans le passé, se rattraperaient. En ce cas, pourrait-on toujours les considérer comme parallèles ? Si vous trouvez mon raisonnement inverti c’est parce que cette gouache n’a pas encore infléchi votre perception. Je vous avais prévenu : il vous faut l’original, de préférence accroché à un mur.
Donc ! Les yeux ne s’immobilisent jamais vraiment et, à moins que je misse la main sur un grand maître ultra zen, je savais que personne ne garderait son regard suffisamment fixe sous mon observation oblique. Au cours de ma réflexion, j’écartais tout procédé mécanique pour bloquer les globes oculaires car cela risquait de créer des zones d’ombre voire de rayer le téléviseur. Il ne me restait donc que la solution chimique. Néanmoins, je présumais que le sujet ne devait pas être endormi au risque de