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La mère et les poisons: résurgences et métamorphoses du lien filial en amour de transfert et de contre-transfert
La mère et les poisons: résurgences et métamorphoses du lien filial en amour de transfert et de contre-transfert
La mère et les poisons: résurgences et métamorphoses du lien filial en amour de transfert et de contre-transfert
Ebook304 pages4 hours

La mère et les poisons: résurgences et métamorphoses du lien filial en amour de transfert et de contre-transfert

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About this ebook

Les histoires d’amour de transfert commencent mal en général… Mais elles peuvent avoir la vie dure. Donc une chance de métamorphose. Et une chance d’échapper à la malédiction dont nombre de psys les menacent : il faudrait liquider le transfert. Comme on liquide une dette ou un témoin gênant. Il y a pourtant moyen de se débarrasser de la matière solide un peu lourdingue, et quelquefois très encombrante, en zappant l’élément liquide intermédiaire, et d’accéder direct à quelque chose de plus léger, plus éthéré, qui vous ferait croire au ciel : l’étonnant processus dont Freud a emprunté la métaphore à la physique… la sublimation. Mais pourquoi faudrait-il tarir cet épanchement, plutôt que le laisser suivre son cours et se répandre, irriguer les voies souterraines et féconder les profondeurs où se font les enracinements ? Peut-être rejaillira-t-il en résurgence… où d’autres amours s’abreuveront, comme il s’est lui-même abreuvé au sein et au regard qui ont versé en nous la faculté d’aimer.
« L’on n’aime bien qu’une seule fois, c’est la première »… dit La Bruyère. Cette expérience princeps étant le lien filial, tout amour n’est-il pas transfert ? Et sa répétition n’aurait-elle pas, comme au théâtre, une fonction d’approfondissement, d’exploration ? Ne se peut-il qu’en tout attachement se fasse jour, en perfectible apprentissage, ce qui unit la créature au Créateur ?
Peut-être l’expérience d’aimer fixe-t-elle moins note âme en une cristallisation stendhalienne qu’elle ne scande nos états de conscience en une sorte de cristal de temps… ?
LanguageFrançais
Release dateJun 7, 2017
ISBN9782312051864
La mère et les poisons: résurgences et métamorphoses du lien filial en amour de transfert et de contre-transfert

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    La mère et les poisons - S.L. Francesca Pesci

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    La mère et les poisons

    S.L. Francesca Pesci

    La mère et les poisons

    (résurgences et métamorphoses

    du lien filial en amour de transfert

    et de contre-transfert)

    LES EDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Editions du Net, 2017
    ISBN : 978-2-312-05186-4

    Quand je connaîtrais tout des langues étrangères,

    Quand je saurais prévoir, prédire et deviner,

    Quand les sciences m’auraient livré tous leurs mystères,

    Je n’aurais rien appris si je ne sais aimer.

    D’après St PAUL

    (Première Epître aux Corinthiens)

    « Pas plus que dans la mort, qui est difficile, dans l’amour, lui aussi difficile, celui qui va gravement n’aura l’aide d’aucune lumière, d’aucune réponse déjà faite, d’aucun chemin tracé d’avance. Pas plus pour l’un que pour l’autre de ces devoirs que nous portons, cachés en nous-mêmes, et que nous transmettons à ceux qui nous suivent sans les avoir éclaircis, on ne peut donner de règles générales (…) Les exigences de cette redoutable entreprise qu’est l’amour traversant notre vie ne sont pas à la mesure de cette vie et nous ne sommes pas de taille à y répondre dès nos premiers pas. Mais si, à force de constance, nous acceptons de subir l’amour comme un dur apprentissage, au lieu de nous perdre aux jeux faciles et frivoles (…) – alors peut-être un insensible progrès, un certain allègement pourra venir à ceux qui nous suivront et longtemps encore après nous. »

    R-M. RILKE

    (Lettres à un jeune poète)

    « Il n’y a de science que de la métaphore. »

    Frédéric JOLIOT-CURIE

    (Communication orale)

    En réponse à Geneviève Jurgensen

    qui m’avait suggéré de légender cette photo…

    Et en reconnaissance aux passeurs que vous êtes,

    Lucie Guignabert, Mme Béatrix Dussane,

    Marie-Renée Guyard, Marie May, Nina Kagansky,

    André Schwarz-Bart, Jacques Pohier,

    Dr André Green, Pr Serge Lebovici, Mme Colette Jeanson.

    À Jean, à Francesco, ma gratitude

    pour votre présence qui demeure.

    Chapitre I

    Renaître, oh renaître !

    Naître…

    N’être plus…

    Naître plus !

    N’être plus que naître…

    C’est à ta mort que j’ai commencé de t’écrire. A chacune de tes morts. Parce que je savais bien que tu finirais par renaître. Puis que tu mourrais de nouveau. Et que tu renaîtrais encore, sans que je puisse jamais ni te garder ni t’oublier.

    J’aurais pu mourir moi aussi. Mais j’étais la seule à savoir que tu finirais par renaître. Toi-même tu l’ignorais. Chaque mort était pour toi unique, définitive, si présente que le monde autour de toi prenait ton deuil, et que si j’étais morte aussi plus rien de toi sans doute ne fût resté vivant.

    Mourir. Verbe actif. Ne prend qu’un seul r, comme courir. Parce qu’on ne meurt qu’une fois. C’est ce qu’on m’enseignait à l’école… Pourtant tu mourais si souvent. Et moi, quand j’essayais de mourir activement (un deux trois j’me mets à mourir, j’arrête de respirer, faut qu’ça dure trois minutes, seulement trois minutes on m’a dit, et ça y’est on est mort), je n’y arrivais jamais aussi facilement qu’à courir. Alors à la récré, après avoir échoué à mourir activement dans un coin du préau ou au fond des vestiaires, je sortais dans la cour pour courir avec les copines.

    Tu mourais. Et presque toujours de mort subite, inexpliquée. Le silence et le froid s’emparaient soudain de tes gestes, de ton visage, de ton va-et-vient quotidien, et tu n’étais plus pour les tiens qu’un corps sans âme. Tu regardais sans voir. Tu restais sourde à tout appel. Ta présence en devenait étonnamment pesante, incontournable. Elle faisait de notre maison une sorte de chapelle ardente à la mémoire d’on ne sait qui. Cela pouvait durer quelques heures, quelques jours… Ou bien des semaines ou des mois.

    J’attendais. Que pouvais-je faire d’autre que d’attendre. J’enviais les enfants morts. J’enviais ceux qui allaient mourir, dont on disait il est perdu, et envers qui l’on redoublait d’attention, de sollicitude. J’enviais les enfants qui pleuraient. Ceux qui pouvaient pleurer, qui n’avaient pas perdu l’espoir qu’on les plaigne et qu’on les console. Moi je n’aurais pas pu donner à mon chagrin le cours navigable des larmes. On peut pleurer ses morts quand on ne les veille plus. Tu n’en finissais pas de me donner en toi une morte inconnue à veiller. Et ce deuil n’était pas le mien.

    Ma mère, mon enfant errante,

    Ma mère enfant perdue aux limbes d’outre soi,

    Ma mère à qui je suis la mère d’autrefois

    Née pour n’être à tes yeux qu’absente ;

    Ma source que la mort a trop tôt saturée

    De sa jacente image, où j’ai dû rencontrer

    Tant de désastre humain, qu’ai-je eu à voir en toi,

    Qu’ai-je eu donc à voir avec toi

    Qui m’eût épargné ta tourmente ?

    Je ne suis que de n’être pas

    Celle dont l’absence te hante ;

    Et je ne nais à toi que de ne naître pas

    Présente à cette mort que je te représente.

    Mon enfant, ma mère vacante,

    Que patiemment je ré enfante,

    Que je nourris de mon attente

    Et que je fais revivre en mon altérité ;

    Comment t’arracher à la mort

    De la mère en toi morte, en toi inarrachée

    A l’absence de l’enfant mort,

    Sans me déchirer de ton corps,

    Me déraciner de ton sort

    Et m’attacher

    A demeurer ?

    Je veillais. Qu’aurais-je pu faire d’autre que veiller. Parfois il m’arrivait de me pencher en douce à la fenêtre arrière de l’immeuble, le temps de constater la présence rassurante du ciment désert de la cour une vingtaine de mètres plus bas. Si jamais c’est trop dur, trop long…

    Plus tard, adolescente, je sortais de nuit dans les rues. J’y marchais au hasard, écrasée de chagrin. J’aurais voulu crier aux passants inconnus : « Qui est-ce qui veut m’aider, m’aimer… » Mais puisque je savais que tu finirais par renaître, comment aurais-je osé t’être infidèle, t’enfermer dans ta mort, douter que l’hiver ait une fin ? L’épreuve n’était-elle pas justement dans la certitude que toujours le printemps finirait par vaincre l’hiver, mais qu’un nouvel hiver succéderait au printemps, sans que l’on puisse savoir ce que dureraient l’un et l’autre ?

    Plus de vingt ans durant, nuit après nuit, rêve après rêve, j’ai continué d’errer dans ma propre mémoire à la recherche de cette morte qui t’avait ainsi si souvent appelée à elle, d’une voix si pressante et souveraine que si j’en étais morte aussi tu ne t’en serais pas même aperçue. Plus de vingt ans mes nuits ont été hantées par le blanc. Couleur du candidat, comme dit Alain Gheerbrant, de celui qui s’apprête au rituel de passage. Couleur aussi du deuil d’enfant. Couleur d’aube enfin cependant. Lorsque ma deuxième fille a atteint ses trois ans et que sa petite sœur est née. Trois ans. L’âge exact que tu avais toi, deuxième fille de ta fratrie, quand ta mère s’est remise à vivre en donnant le jour à ta sœur. Sa troisième fille réitérée. L’enfant de remplacement, comme on dit. Celle qui avait été conçue dans le deuil de ta petite sœur précédente, et née juste le jour de ton troisième anniversaire. Faisant renaître enfin ta mère. Pour elle plus que pour toi.

    La neige recouvre tout. Les trottoirs, la chaussée, les arbres et les toits. Les façades des immeubles. Les fenêtres. Le ciel est pesant. Peut-être même n’y a-t-il plus de ciel. Plus d’échappée. Une sorte de grande boîte muette. La pénombre. Pas un bruit. Pas un piéton. Une circulation dense et silencieuse. Comment traverser ? Pas un signal, pas un agent. La neige a effacé les passages protégés. En face, dans la lumière, le cimetière que l’hiver épargne toujours, le cimetière tout couvert de feuilles mortes et de chrysanthèmes, plein de reflets dorés… Donne-moi la main, dit-elle, ils vont bien s’arrêter.

    Elle s’élance la première et enfonce ses pieds dans la neige avec application. Aussitôt les voitures s’arrêtent. Pas moyen d’y apercevoir un conducteur, elles sont comme téléguidées. Elle se retourne. « Donne-moi la main. Tu vois, tous les passages sont protégés. » Mes pas ne laissent aucune trace sur le sol… Quand elle était toute petite je lui disais donne-moi la main pour traverser. Elle mettait ses deux mains fièrement derrière son dos et répondait non, moi toute seule ! J’insistais en riant. Donne-moi la main, j’ai peur des voitures. A chaque fois elle faisait mine de s’y laisser prendre.

    « Tu es sûre que c’est par là ? J’ai l’impression qu’il n’y a pas de porte à ce grand mur. » Etait-ce là ? Comment être sûre ? Cent fois j’ai dû faire ce chemin. Mais jamais seule, et distraitement, sans en comprendre l’importance, en me laissant conduire. Aujourd’hui il me faut le réinventer. Tourner à droite, descendre la petite rue. On passait devant un marbrier, puis un fleuriste ; ça brillait, c’était coloré, c’était toujours l’automne. On se frayait un chemin entre les fleurs sur le petit trottoir mal pavé. On y allait toujours en famille comme à un arbre de Noël. C’était la campagne et la fête. C’était, dans la ville, un jardin.

    « Le temps passe, le souvenir reste… Nous ne t’oublierons jamais… Ici repose un ange. » Un jour on s’était dit en déchiffrant les inscriptions : « Regarde, ils ont de la chance, c’est seulement les gens qu’on aime qu’on met là. – Et les autres ? – On les fait cuire jusque ça soye des cendres et on les met dans des petites boîtes avec juste leur nom et leurs dates. Mais ici y’en a pas. – Moi je veux qu’on me fasse cuire quand je serai morte. – T’es folle, les catholiques on les brûle pas, t’es baptisée ! Jésus a dit qu’il faut s’aimer les uns les autres ! – Mais moi je voudrais qu’on m’aime et quand même qu’on me fasse cuire. Je veux pas aller sous une grosse pierre et devenir toute pourrie. – Mais pourrir c’est pas obligé. Y’en a des qu’on fait des momies. Et je te mettrai pas de pierre. Seulement de l’herbe et des fleurs. – Non, pas des fleurs, ça servirait à rien, je pourrais pas les voir, je serais en-dessous. Tu planterais des herbes qui sentent bon, celles que Grand-mère met dans la sauce, comme ça, quand ils en auraient plus chez eux, tout le monde pourrait venir en chercher… »

    « Tu ne retrouves vraiment plus, dit-elle ? On va bien reconnaître une rue. Tâche de te rappeler le nom des rues. Cherche un plan de métro ! Il y a toujours des plans de métro. »

    La neige recouvre tout. Les noms des rues et les plans de métro.

    La nuit s’épaissit. J’ai dû m’égarer tout à fait. Il faudrait retrouver au moins la forme et l’emplacement des immeubles… mais tout semble comme déplacé. A cet endroit n’y avait-il pas un bazar près d’un bureau de poste ? Et en face un marchand de couleurs. Avec pour enseigne une palette et des pinceaux. On l’a ôtée quand le vieux marchand de couleurs est mort. La boutique est restée fermée longtemps. Puis quelqu’un l’a rouverte. Et il en a fait une droguerie. Comme ça, tranquillement, au milieu d’honnêtes commerces, une droguerie. On n’y a jamais remis les pieds… La droguerie n’est plus là en face du bureau de poste. Le bazar lui aussi a disparu. Les rues dérivent comme des continents. Leurs liens sombrent peu à peu dans les profondeurs du temps, puis se dénouent.

    Elle chantonne la dernière chanson apprise à l’école :

    « Qui… me… pa-sse-ra… sur l’autre rive ?

    Qui me pa… sse-ra… sur l’autre rive ?

    Sur l’autre ri-ve… Là… bas… »

    Nous chantions cela en canon, avec des variations d’intensité, par dizaines de voix d’enfants, à la veillée des soirs de vacances en colo. C’était déjà ma chanson préférée. C’était long, les vacances, et les veillées. L’été n’en finissait pas. L’enfance n’en finissait pas. J’attendais, toujours, partout, que quelque chose arrive, que quelqu’un vienne. N’était-ce pas elle que j’attendais ? Cette petite voix fragile, en gros plan, dans ce monde désert, épuré de tout autre bruit ? Et comme cela dure peu, l’enfance ! Et comme c’est court, à présent, un été !

    « Tiens, regarde, une bouche de métro ! On va y voir plus clair : au moins dans le métro il ne peut pas neiger. »

    Comment n’avais-je pas vu cette bouche de métro ? Viendrait-elle juste de s’ouvrir ? La terre, enfin, se déciderait-elle à parler ?

    Sous la pente d’un blanc épais les marches ne se devinent même plus. Cette descente n’en finira pas. Le pas s’y décompose en extrême ralenti. De réflexe, respirer se fait acte, commence à exiger un effort soutenu d’attention. N’ai-je pas eu tort de l’entraîner dans ces endroits, était-ce bien une promenade pour elle ? « Appuie-toi, mon bébé chéri, appuie-toi bien sur moi si tu es fatiguée ! » Mais laquelle de nous deux prend-elle appui sur l’autre, laquelle de nous deux accompagne-t-elle l’autre, laquelle de nous deux a-t-elle mis l’autre au monde ? N’est-ce pas un don de vie mutuel que l’enfantement ? Et toute relation d’une certaine profondeur n’a-t-elle pas son mode fraternel ? Elle aussi me protège. C’est grâce à elle que j’ose explorer ce chemin, forte de cette petite main dans la mienne. Y a-t-il rien de plus puissant que l’impuissance d’un petit être qui s’en remet à nos faiblesses, y a-t-il rien de plus apte à muer en nous toutes les ruses du sort en ressort ?

    Nous ne déboucherons pas sur un gouffre. Une faible lueur éclaire vaguement un interminable couloir. « Comme c’est démodé, s’écrie-t-elle, les stations de métro ne sont plus comme ça ! Ces vieux carreaux blancs rectangulaires et ces écriteaux bleus ! On n’arrive même plus à les lire tellement ils sont usés. Tiens, un plan, on va pouvoir se repérer. »

    Mais le plan aussi est usé. Il ne lui reste plus que des lignes et des points. Tous les noms en sont effacés. Les rames et toutes les stations sont muettes et désertes. Lorsque nous descendons il n’y a ni plan ni écriteaux. Mais quelques grandes affiches pâlies qui ont dû vanter autrefois des produits à la mode et sur lesquelles les personnages ont fini par mourir, par se décomposer, cadavres souriant avec zèle devant des meubles garantis pour longtemps, squelettes faisant l’éloge de la pile électrique qui ne s’use que si l’on s’en sert…

    « C’est sûrement des peintures modernes, on met des œuvres d’art maintenant dans les métros. » Elle n’est pas plus surprise que ça.

    Du fond des couloirs on entend au loin, faiblement, un orgue de barbarie et la voix usée d’un vieillard, sans doute aveugle, qui chante une chanson ancienne dont je connais la mélodie mais dont il modifie étrangement les paroles :

    « Dans le mitan des nuits, dans le mitan des nuits

    La lumière est féconde, lonla, la lumière est féconde

    Les tombeaux d’autrefois, les tombeaux d’autrefois

    Pourront s’y voir ensemble, lonla, pourront s’y voir ensemble… »

    Elle n’a pas l’air de s’étonner. Elle se contente d’un sourire de connivence. C’est une chanson qu’elle a toujours aimée. Peut-être n’en perçoit-elle d’ailleurs que la musique.

    En surface il fait presque jour. La neige a disparu. Mais les enseignes des magasins, les panneaux de signalisation, les noms des rues, tout repère a disparu avec elle. Les rues sont tout à fait désertes. Elles ne s’entrecroisent pas mais s’enchevêtrent lâchement, dans un monde de béton définitivement inachevé. Dans ce qu’on appelle une ville nouvelle. Toutes ces tours sont sorties de terre en même temps. Aucune pour en ombrager de plus jeunes. Aucune sur laquelle aucune puisse s’adosser. Elles ont poussé çà et là sans passé, sans racines, sans mémoire. Elles ont laissé entre elles un espace brouillon sans mystère, où le regard glisse et se perd, des rues auxquelles il manque leurs robes couleurs de temps. Et tous ceux qui les habiteront, quelque durée qu’ils y demeurent, ne feront sans doute qu’y passer.

    « Elles sont hautes ici les maisons. Regarde celle-là comme elle est drôle ! On dirait qu’elle n’est pas finie. Il y a un petit escalier autour : on monte ? »

    C’est un escalier très étroit, peut-être de secours. Les portes qui à chaque étage assurent la communication avec l’extérieur sont fermées et n’ont pas de poignées. Elle a essayé en vain de les enfoncer à coups de poings, à coups de pieds, jusqu’au quatrième ou cinquième étage, puis elle a renoncé et s’est mise à grimper à toute allure pour arriver en haut la première. Je l’ai à présent perdue de vue. Au début je continuais d’entendre sa voix. Maintenant elle m’a complètement échappé. Peut-être est-elle déjà arrivée. Peut-être une porte a-t-elle fini par lui céder. Elle explore alors l’intérieur de l’immeuble, sans doute des appartements vides, en chantier, à l’odeur de plâtre frais et d’huisseries neuves. J’aurais préféré qu’elle ne s’éloigne pas trop. Mais comment retenir une telle vivacité ? La fatigue a glissé sur elle, toute occupée qu’elle est à prendre possession de ce lieu. Elle est à peine essoufflée par la trentaine d’étages qu’elle vient de grimper avidement. Elle trouve la force de courir d’un bout à l’autre de l’espèce de terrasse par où provisoirement la construction s’achève et où j’ai fini par enfin la rejoindre. « Viens, viens vite, viens voir ! Il y a une porte qui s’ouvre. Viens vite voir dedans comme c’est drôle ! »

    Etrange, cette tour semble bien attendre des étages supplémentaires, le petit escalier qui y monte s’arrête en partie sur du vide, pourtant l’intérieur est achevé, peintures faites, revêtements de sols en place. Elle me devance dans les couloirs et me fait les honneurs de la maison, déjà familiarisée avec les minuteries, m’ouvre les portes, s’efface pour me laisser passer. « Regarde, c’est pas des appartements, c’est le cimetière ! Regarde comme il est bizarre ce cimetière. Où sont les fleurs, les croix, les noms des gens ? »

    C’est bien le cimetière, en effet, cette tour interminable où s’empilent et continueront de s’empiler les enfeus, où les derniers étages sont déjà prêts à accueillir les corps pour l’instant anonymes de tous ceux qui, statistiquement, doivent mourir dans l’année.

    Le cimetière que je recherchais, que j’avais espéré retrouver avec elle, était un grand jardin tout parsemé de billets doux, où chaque printemps refaisait éclore des landaus. Celui-ci n’est qu’un infini fichier d’archives. La terre des villes n’en pouvait plus de se distribuer aux vivants. La voilà qui commence à se refuser aussi aux morts, à les refouler vers les cieux.

    Elle dit c’est comme un deuil sans fin…

    Elle a vingt ans et dit c’est comme un deuil sans fin.

    Un deuil sans fin, des morts sans nombre, une sorte de colonne brisée. Ou plutôt la lente érection d’une interminable cassure. Un long de profundis moderne vers un ciel qui n’aurait plus cours.

    Elle dit c’est un deuil innombrable…

    Elle a quatre ans à peine. Elle médite comme souvent. Puis elle lance tout de go : « Maman, quand on est mort et que personne n’existe plus, est-ce qu’un jour, après, on redevient ? »

    J’ignorais qu’elle connût la nécessité de la mort et son universalité. Et la voilà qui s’interroge en philosophe sur son irréversibilité. Elle a beau tout faire un peu avant qu’on ne s’y attende, elle me prendrait presque de court.

    « Il y a des gens qui pensent que oui, il y a des gens qui pensent que non, il y a des gens qui pensent qu’on ne peut pas le savoir. Ton papa et moi nous pensons qu’on ne peut pas le savoir. » Plus tard, lorsque ses frère et sœurs m’ont demandé si je pensais qu’il y a quelque chose après la mort, j’ai répondu : « La vie des autres. »

    En plus du deuil de ton absence il y avait mon deuil de ton deuil. Cette vive douleur de pressentir que tu te manquais à toi-même en même temps que tu me manquais. Et que te manquait également cette autre que je ne savais pas. J’aurais voulu te la donner, aller la chercher chez les morts et te la rendre. Mais où, dans quel jardin perdu, dans quel froid et dans quel silence aurais-je pu la trouver ? Au fond de moi peut-être. Je finirai par y arriver. Au fond de moi.

    Je ne suis pas la petite fille qu’il faut. Je ne suis pas celle que veut Maman. Je n’arrive pas à faire qu’elle soit contente de moi. Qu’elle soit contente tout court. Est-ce que tu te disais ça toi aussi ? Quand tu étais petite, quand tu avais deux ans. Quand ta maman à toi s’absentait brusquement des jours entiers pour aller pleurer au cimetière sur la tombe de son enfant morte, te laissant aux soins balbutiants de ta grande sœur d’à peine huit ans. Moi je me le suis dit des années. Même alors que j’étais devenue plusieurs fois maman à mon tour. Je ne suis pas celle qu’il faut. Ce n’est même pas seulement que je ne fais pas ce qu’il faudrait, c’est que quoi que je fasse je ne suis pas celle qui devrait le faire.

    Tiens, je me souviens, chez les bonnes sœurs de la Sagesse, celles qui portaient si mal leur nom car elles n’étaient rien moins que bonnes ou sages ou fraternelles, je m’étais mis dans la tête de parvenir à la sainteté. Être un enfant saint, exemplaire. Comme Guy de Fontgalland ou Dominique Savio. Ou la petite Thérèse de Lisieux.

    Faites votre examen de conscience, elles disaient. Faites-le bien tous les soirs avant de vous endormir. Traquez le moindre petit péché. Il ne faut pas faire de péché. Ni par pensée ni par parole ni par action ni même par omission. Un jour j’y arriverai. Je vais faire de mon mieux et un soir j’y serai arrivée : une journée tout entière sans le moindre petit péché, ma sœur. – Taratata, orgueil ! Si vous croyez un soir n’avoir commis aucun péché dans la journée, ne serait-ce que par omission, vous commettez un des plus gros, le péché d’orgueil, un péché mortel, et même l’un des sept péchés capitaux…

    Alors comment faut faire pour devenir sainte ? Pour que ma maman soit toujours de bonne humeur ? Le martyre. Il me faudrait ça, le martyre. Comme Maria Goretti. Le martyre et je serais sauvée. Ou au moins la mort précoce. Comme Guy de Fontgalland ou Dominique Savio.

    Pourquoi ne s’est-il donc trouvé personne pour me dire ce que j’ai compris bien plus tard, bien trop tard : mais laisse tes examens de conscience ! Si Dieu est, il s’en fout de ton inventaire. Il ne te demande que d’aimer. Si Dieu est, quelque bien que nous fassions, quelque mal que nous ne fassions pas, nous ne devrons jamais rien à nos mérites, nous devons tout à son amour…

    Maman n’aime que les enfants morts. Maman n’est bien qu’en compagnie d’un enfant mort. C’est ça que tu croyais quand tu étais petite, quand seule ta petite sœur morte pouvait consoler ta maman de la mort de sa petite fille et que toi tu n’y pouvais rien ?

    En plus du deuil de son absence il y avait ton deuil de son deuil. Cette vive douleur de ne pas pouvoir apaiser son chagrin, de n’être pas celle qui convient, quoi que l’on fasse. Elle grattait la terre, ta maman. Elle voulait déterrer sa petite fille, la réchauffer, prendre soin d’elle. Elle avait tant besoin que cette enfant ait encore un peu besoin d’elle. Au point qu’elle ne voyait même pas combien pendant ce temps tu étais orpheline.

    Qu’est-ce qu’il y a après la mort ? Qu’est-ce qu’il y a dont je sois tout à fait sûre après la mort, qu’est-ce qu’il y a sur quoi je puisse assez compter pour vouloir en léguer la certitude à mes enfants ? La vie des autres.

    ***

    Pèrechou vient de mourir. Ton ex, dont tu t’es obstinée à porter le nom durant quarante ans de divorce, et que tu n’as jamais cherché à remplacer. Je ne peux pas t’en parler, tu n’imprimerais pas. Il y a déjà près de quatre ans que ton cerveau t’a délaissée. AVC, comme ils disent. Et juste avant de te perdre, c’est comme si je t’avais enfin définitivement retrouvée. Après ton AVC, avant de t’abîmer dans la démence, tu as, l’espace de quelques jours, quelques semaines, comme reconsidéré ta vie en une sorte de raccourci. Je n’oublierai jamais ce premier rendez-vous chez la juge des tutelles, qui était comme l’ultime rendez-vous d’amour avec toi. Elle t’avait fait examiner par un de ses experts psychiatres avant de nommer un tuteur. J’ignorais bien sûr tout des conclusions de son rapport.

    Sourire d’accueil un peu narquois. « Alors il n’y a vraiment que vous dans la vie de votre maman ? Elle n’aime que vous, elle n’a confiance qu’en vous, en dehors de vous c’est le désert ? » Cache ta joie. Tu ne peux quand même pas raconter ta life à cette juge. Il y a des choses qu’on ne dit que dans la stricte intimité divan-fauteuil. Pas comme ça à une inconnue, ça ne se fait pas. Ou alors à tout le monde. Ça, ça se fait très bien. Les mots pour le dire à tout le monde. A qui veut, à qui peut l’entendre. Qu’est-ce que c’est que ce le, on n’en sait d’ailleurs pas grand-chose… Peu importe. A

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