Pièges
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Pièges - Vincent Lavaux
Pièges
Vincent Lavaux
Pièges
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
© Les Éditions du Net, 2018
ISBN : 978-2-312-06158-0
On est cent que la gloire
Invite sans raison
Mais, quand meurt le hasard
Quand finit la chanson
On se retrouve seul
Jacques Brel
Chapitre I
Lorsque Romain Bouvier lut cet e-mail, ce fut d’abord un moment de surprise. Un e-mail court et direct, lui demandant de se présenter dans le bureau de Monsieur de Marigny, jeudi à 9 h 30. Jamais il n’avait ainsi été convoqué, et à l’énigme de cet email s’ajoutait l’appréhension du face à face avec le directeur. Pourquoi le convoquait-il ? L’usage voudrait que tout message lui parvienne par son responsable direct, Gérard Lecossais. Or l’assistante lui avait adressé cet e-mail sans même copier Monsieur de Marigny, donnant à cette invitation une touche supplémentaire de mystère. Après un long moment de réflexion, impassible derrière son écran, il décida de ne pas en parler, ni avec Martin son collègue et ami avec qui il partageait son bureau, ni même avec Mathilde, sa femme, de peur de l’effrayer. Il n’avait aucune idée du motif de cette convocation et la perspective d’engager un dialogue sans issue et de répondre aux interrogations légitimes de Mathilde le rebutait davantage que le besoin indicible qu’il ressentait de partager ses propres questions. Car tout fonctionnaire du ministère de l’Environnement confirmera qu’un tel e-mail venant du supérieur hiérarchique de son propre supérieur hiérarchique génère mécaniquement des interrogations chez le destinataire.
À la sortie de ses études et du concours de la fonction publique territoriale, Romain Bouvier avait débuté sa carrière à la préfecture du Loiret. Il avait eu l’opportunité deux ans plus tard d’être muté au Ministère de l’Environnement à Paris, appuyé par le préfet avec qui il partageait un véritable intérêt pour tous les sujets environnementaux. La fonction publique territoriale était venue à lui plus que l’inverse, mais très vite le jeune homme s’y épanouit. À Paris, le ministère était certes loin de « la territoriale », mais Romain pouvait se targuer d’œuvrer pour l’intérêt général, du moins sur le papier, au sens propre comme figuré. Car il en produisait du papier. Il était devenu un expert de la note de synthèse de cinq à dix pages, c’est dire la quantité de matière première qu’il devait avaler avant de rendre le fruit de son travail, fruit qui murissait avant de pourrir tranquillement sur un bureau, Dieu sait où, Dieu sait pourquoi. Malgré la visibilité réduite sur la finalité de son travail, Romain se raccrochait à l’idée que celui-ci devait avoir un effet sur le bon fonctionnement de l’État et pourquoi pas, in fine, sur la qualité de vie de ses concitoyens. Cette volonté de servir l’intérêt général s’était un peu atténuée ces dernières années, mais elle restait présente malgré les lourdeurs internes du ministère, sans parler des rivalités incessantes avec les collectivités territoriales qui n’avaient de cesse de demander des dotations budgétaires tout en rappelant fièrement leur indépendance vis-à-vis du pouvoir central. Dans ce contexte, Romain Bouvier pouvait être classé dans la catégorie des fonctionnaires « mi-mi », mi motivé par les idéaux du départ, mi démotivé par la machine grippée de la fonction publique.
Il se rendit à cette convocation le jeudi suivant, curieux d’en connaître l’objet et finalement sans angoisse particulière. Il s’était renseigné discrètement sur François de Marigny qu’il connaissait mal. Haut fonctionnaire, sa longue carrière avait été principalement vouée au ministère de l’Environnement. Il avait vu passer tous les ministres depuis son entrée au ministère en 1983 à son retour d’Alger où il avait également œuvré dans la coopération environnementale et agricole à l’ambassade de France. Il occupait alors son dernier poste avant son départ en retraite, et l’évocation régulière de ses projets dans sa résidence secondaire en Bretagne trahissait son impatience de couler des jours heureux, loin du ministère. Il cultivait cette nonchalance aristocratique teintée d’un goût prononcé pour le second degré et l’humour noir, qui le rendait plutôt sympathique. Après toutes ces années dans les cercles ministériels parisiens, il avait développé ces derniers temps un intérêt particulier pour le renforcement des liens entre le ministère et les administrations régionales qu’il considérait comme trop instables, liées au changement de majorités et de projets. Il avait notamment co-écrit un article remarqué dans Le Monde sur le déphasage entre le temps court des assemblées locales et le temps long que requièrent les projets environnementaux.
Le rendez-vous était prévu à 9 h 30. L’assistante pria Romain d’attendre dans le couloir, « le temps pour Monsieur de Marigny de terminer une conversation téléphonique ». Bien entendu, l’accès au bureau d’un tel responsable se faisait uniquement par celui de son assistante. Dans un lieu de pouvoir comme un ministère, la disposition des bureaux rappelle à tout un chacun que l’accès au chef doit être filtré. Romain Bouvier pénétra dans le bureau et les deux hommes échangèrent une poignée de main chaleureuse. Du haut de son statut de Directeur, de Marigny fit en sorte de mettre Romain à l’aise en l’invitant à s’asseoir dans le canapé d’angle tout en demandant à son assistante de bien vouloir leur apporter deux cafés. Il posa quelques questions sur les sujets d’actualité que traitait Romain, sur un ton suffisamment détaché pour ne pas donner le sentiment que ces sujets étaient l’objet réel de cet entretien. Enfin, le directeur se décida à rentrer dans le vif du sujet.
– Je vous ai fait venir pour vous parler d’un dossier stratégique. Je n’attends donc pas de réponse de votre part aujourd’hui. J’ai besoin de vous sur un projet important dans lequel le ministère est partenaire. Avez-vous entendu parler du centre de traitement des déchets ménagers et assimilés non dangereux de Tagnans ?
– Je crois avoir lu un article de presse sur ce projet il y a quelques mois en effet, répondit Romain méfiant.
– C’est un dossier vieux de quinze ans ; tous les élus de la région s’en sont mêlés, les associations de riverains sans parler de certains groupes d’écolos qui ont trouvé là une tribune et l’occasion d’occuper leurs activistes en mal d’adrénaline. Ils ont occupé le terrain du projet initial qui prévoyait l’enfouissement des déchets. Il y a trois ans le programme a été abandonné et la tension est retombée. Les contestataires ont plié leurs tentes et leurs drapeaux puis sont partis vers d’autres cieux plus médiatiques. Mais le projet de centre de traitement de déchets n’a jamais été totalement abandonné. Aujourd’hui il y a enfin une proposition qui rassemble toutes les parties. La solution proposée est basée sur un principe de tri sélectif et d’un recyclage performant pour réduire au maximum les déchets ultimes. C’est une solution moderne et innovante qui permettra la création une vingtaine d’emplois au niveau local. Ça évitera tous les ans à 25 000 tonnes de déchets de faire jusqu’à 200 km pour être enfouies dans la Drôme ou incinérées dans l’Allier. La solution retenue permettra aussi de valoriser 90 % de nos déchets. C’est une méthode novatrice en France, qui fera de l’Agglomération un modèle national. Personnellement, je suis très enthousiaste, car je suis convaincu que cette solution est l’avenir du traitement des déchets. Nous avons perdu beaucoup de temps et d’énergie ces dernières années. Les Allemands par exemple, eux, sont bien plus avancés.
Romain écoutait attentivement tout en se demandant où de Marigny voulait en venir. Il profita d’une pause dans le monologue pour marquer son intérêt pour le sujet : « J’imagine que le ministère va suivre cela de près… » avant que le haut fonctionnaire ne reprenne le fil de son exposé.
– Oui, nous devons suivre tout cela de près, d’autant plus que l’État est directement engagé dans le financement, à hauteur de 35 %. Mais au-delà du financement, nous voulons nous assurer que ce projet pilote soit un succès, pour être ensuite déployé ailleurs. Les nouvelles techniques de tri et de compostage permettent de réduire de façon très importante les volumes des déchets ultimes. Avec la mise en place d’un Tri Mécano Biologique, cela permettra de transformer les déchets en compost pour l’agriculture et en combustible pour les cimenteries. Il y a un enjeu écologique mais aussi économique avec la valorisation des déchets. Alors bien sûr, voyez-vous, certains groupes continuent de contester car c’est leur raison d’être, mais tous les indicateurs sont au vert, sans mauvais jeu de mots… Ce projet est stratégique et nous devons l’accompagner en étroite collaboration avec notre direction régionale de Bourgogne.
– Ils sont directement impliqués ? demanda timidement Romain
– Oui, ils ont participé aux discussions au nom du ministère. Stéphanie Rossignol, la Directrice, nous a beaucoup aidés, notamment pour coordonner les enquêtes publiques, les discussions avec les élus et lancer l’appel d’offres. Mais au final, c’est l’État qui finance. Nous avons besoin d’un suivi très rapproché, et notre direction régionale à Dijon a beaucoup d’autres dossiers sur le feu.
Tout en livrant ces détails, le directeur maintenait une certaine distance. Il s’était levé de son fauteuil pour s’approcher de la fenêtre, d’où il observait la rue, les mains dans le dos, laissant à son interlocuteur le soin de trouver par lui-même l’objet réel de cet entretien. Après un bref instant, Romain enchaîna avec une nouvelle question.
– Et la région ? C’est habituellement un acteur central sur ce type de dossier…
– Oui, vous avez raison, mais dans le cas présent le Conseil Régional a jeté l’éponge après l’échec du projet initial. L’ancien président de la Région s’était personnellement impliqué et a dû avaler son chapeau quand les écologistes ont gagné leur bataille dans l’opinion publique et devant les tribunaux. Lui et sa majorité se sont ensuite publiquement désengagés du projet alternatif. Mais en réalité nous avons conclu un accord tacite pour que le ministère prenne le relais. Car l’État ne peut plus se permettre d’augmenter de manière continue les dotations aux collectives locales, voyez-vous. Les budgets de ces communes rurales diminuent d’année en année et le traitement des déchets reste un de leurs principaux postes budgétaires. Ce projet est donc vital pour la communauté de communes, mais aussi pour nous. À terme, si ce nouveau procédé de tri et de valorisation des déchets fonctionne, autant sur le plan technique qu’économique, alors nous pourrions l’étendre à d’autres collectivités et partout, réduire les coûts tout en créant des emplois et accessoirement réduire significativement l’impact écologique du traitement des déchets. Vous mesurez l’enjeu ? C’est pour cela que je me suis directement impliqué dans ce dossier suite au désengagement de la Région.
– Voulez-vous que je prenne contact avec la direction régionale pour discuter des modalités de suivi ? J’imagine que des agents sont déjà sur le sujet.
– Ecoutez Romain, si je vous ai fait venir ce matin, c’est bien parce que nous avons besoin d’être directement impliqués sur ce projet. Je n’ai pas vraiment confiance dans la capacité de la Direction régionale à faire ce suivi. Stéphanie Rossignol, la directrice de la DREAL, est très occupée à la fusion de certaines administrations locales et n’a pas la disponibilité suffisante pour le suivi de ce dossier. Non… Nous avons besoin d’envoyer quelqu’un de chez nous, sur place.
Romain avait bien entendu le Directeur parler explicitement d’envoyer une personne « sur place », mais il éluda inconsciemment ce point, considérant qu’il s’agirait de déplacements ponctuels afin de renforcer les liens entre Paris et Dijon. Marigny allait donc lui demander de se consacrer au suivi de ce projet et de délaisser ses autres dossiers. « Je passe beaucoup de temps sur l’aménagement de l’A10 en ce moment, mais j’imagine que mes collègues peuvent reprendre ce dossier afin que je me consacre à celui de Tagnans » répondit-il d’un ton plus assuré, signifiant ainsi à son supérieur hiérarchique qu’il avait à présent bien compris l’objet de cette convocation.
– Romain, pour être très clair, ce que je vous demande ce n’est pas d’aménager vos dossiers en cours, répondit, l’air grave, Francois de Marigny. L’enjeu est bien plus important. Ce que je vous propose, c’est un détachement au sein de notre direction régionale de Bourgogne pour faire le suivi du projet. C’est-à-dire quitter Paris et vous installer à Dijon avec votre famille, travailler à plein temps dans les bureaux de la direction régionale.
Le directeur attendit ensuite une réaction de Romain, qui ne venait pas. Il venait très directement de lever le malentendu et pourtant il ne percevait aucune réaction chez son interlocuteur qui restait de marbre, assis sur sa chaise, droit comme un i. Il reprit alors son propos comme pour devancer la résistance de Romain a l’idée de quitter le ministère.
– C’est le bon moment pour vous. Vous êtes encore jeune et rester à Paris vous éloigne du terrain. Regardez-moi… mon propre cas. Dès que les situations avec les élus se tendent un peu, on me ressort l’argument en béton armé : je n’ai jamais quitté Paris, paraît-il… c’est une fumisterie, bien sûr, je connais le terrain bien mieux que ces sénateurs et petits barrons locaux, mais je vous assure que la simple idée de rentrer dans ce genre de débat me décourage et je les laisse baigner dans leurs illusions. Mais vous, allez-y, allez-vous confronter à cette réalité. Vous y apprendrez beaucoup de choses je vous assure. Vous vous confronterez aux élus, vous devrez comprendre le fonctionnement des groupes spécialisés dans le traitement des déchets et des PME locales, l’influence de la presse régionale et toutes les querelles de chapelle que vous devrez découvrir par vous-même, car par définition, officiellement il n’y a aucune querelle entre deux chapelles, n’est-ce pas…
– Vous me demandez de partir à Dijon ? Mais pour combien de temps… balbutia Romain qui ne pouvait plus cacher son étonnement.
– Deux à trois ans tout au plus. L’idée n’est pas de vous muter définitivement, je vous rassure, renchérit de Marigny avec un large sourire.
– Je resterais rattaché au ministère ?
– Oui… Enfin indirectement. Vous serez détaché au sein de la direction régionale. Vous rendrez compte à la directrice de la DREAL pour la forme, mais je souhaite que vous gardiez un lien direct avec le ministère. Stéphanie Rossignol favorisera votre intégration dans le paysage local, mais le suivi se fera en lien direct avec Paris. L’important est de faire un suivi rapproché. Nous avons vu trop de projets avortés pour cause de luttes politiques infantiles ou même, de vous à moi, l’incapacité de nos directions régionales à mettre tous les acteurs autour d’une même table. C’est un projet intercommunal et qui dit Intercommunalité dit décisions longues et difficiles. L’Europe n’est pas la seule Institution à souffrir de problème de gouvernance vous savez…
– Et de qui dépendrais-je au ministère ?
– De moi, directement. Enfin à moi dans un premier temps, puis à mon successeur, après mon départ en retraite dans quelques mois.
Il y eut un long silence. Les deux hommes savaient que l’essentiel avait été posé sur la table. Ils auraient pu continuer à discuter longtemps des lourdeurs administratives, de la conduite du changement ou des enjeux du traitement des déchets, mais le cœur du sujet n’était pas là. L’enjeu était de savoir si un fonctionnaire modèle du ministère de l’Environnement accepterait de quitter son cocon parisien pour la province et rejoindre temporairement la direction régionale de l’Environnement de l’Aménagement et du Logement à Dijon. Ce fut Romain qui brisa le silence.
– Je dois réfléchir, Monsieur de Marigny… Je dois surtout en parler à ma femme.
– Bien entendu Romain, bien entendu… Si je vous fais cette proposition, c’est que vous avez toutes les qualités pour réussir. Et puis ça vous changera un peu des notes de synthèse vous verrez. Allez, réfléchissez, et revenez vers moi.
Romain ressorti de l’entretien aussi surpris par cette proposition qu’intrigué par ce projet dont il avait vaguement entendu parler et qui semblait être au centre de toutes les attentions. S’il y a bien une chose à laquelle il ne s’attendait pas, c’était de devoir réfléchir à un détachement en province, à Dijon en l’occurrence. Cela impliquait une discussion avec Mathilde qui ne voyait son avenir qu’à Palaiseau où ils avaient acheté une maison il y a huit ans déjà. Après treize années de mariage, ils avaient trouvé leur équilibre. Certes, lui, passait beaucoup de temps dans les transports, ce dont il se plaignait souvent, mais il admettait facilement que ce désagrément était largement compensé par une qualité de vie qui se mesurait très concrètement en mètres carrés habitables. Avec leurs deux fils, Hugo et Valentin, ils s’étaient résolus à quitter le XIVe arrondissement, avec le sentiment partagé par beaucoup de leurs amis que Paris devenait comme Londres, un ghetto de super riches qui chassait discrètement les jeunes familles de la middle class, trop bien payés pour bénéficier des aides mais pas assez pour se loger décemment. Mathilde avait mis du temps à accepter l’idée de migrer à Palaiseau, c’était pour elle un renoncement aux charmes de la vie parisienne telle qu’elle la voyait et l’idéalisait. Bien sûr, Palaiseau était moins glamour que Saint-Sulpice, les quais de Seine, l’esplanade des Invalides, l’île de la Cité et tous les plaisirs de la vie parisienne auraient dorénavant un goût diffèrent. Le goût acide de la vie des grands banlieusards qui organisent leur venue dans la capitale, la planifie minutieusement en fonction des horaires de RER. Le goût amer de celle qui fut contrainte de quitter le navire par manque de place et qui depuis le quai assistait au bonheur des convives restés sur le pont. En voyant ces Parisiens attablés aux terrasses de café, elle admettait qu’elle ne faisait plus partie de ce club. Elle les trouvait finalement assez snob, comme pour mieux se consoler. Mais, progressivement, elle s’était faite à son nouveau statut de Palaisienne.
Ils avaient opté pour Palaiseau car Mathilde travaillait à Antony sur la ligne du RER B. Après la naissance de Valentin, elle avait finalement renoncé à son poste à l’expiration de son congé parental. L’évolution de Romain au ministère de l’Environnement devait leur permettre de vivre sur un seul salaire, d’autant que les frais de garde des deux garçons auraient très largement englouti la plus grande part du salaire de Mathilde. À présent ils avaient 11 et 8 ans, et elle se posait parfois la question de reprendre sa vie professionnelle, question ouverte sans réponse très évidente. En son for intérieur elle ne savait pas si elle en avait le courage et les capacités. Elle avait quitté le marché du travail de son plein gré, sans réaliser que les portes de cette forteresse se refermeraient derrière elle. Ses rares amies qui travaillaient étaient plus guidées par des nécessités financières que par