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L'Épingle ouverte
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L'Épingle ouverte

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About this ebook

La guerre et ses atrocités ont envahi la France. L’occupant règne en maître, obligeant bon nombre de Français à se transformer en émigrés clandestins dans leur propre pays. Les restrictions, les rafles et la surveillance policière touchent toute la population. On pourrait s’imaginer que dans la campagne, le bruit des combats arrive assourdi par le calme de la nature. Mais le vacarme des armes s’insinue partout. Les joutes verbales fratricides d’avant-guerre se convertissent en un affrontement acharné entre collaborateurs et résistants. Qu’est donc devenue l’entente des frères et sœurs des années trente, source de fête, de pêche et de joies ? Cependant, alors que les hostilités atteignent leur paroxysme, on se croirait chez les Labardière en dehors du temps, mais ce conflit et ses luttes s’infiltrent même dans la tribu familiale et la déchirent. Pourtant tous devraient s’unir, car la vie d’un enfant est en jeu. Au milieu de ces fracas, les frangins retrouveront-ils leur amitié d’antan pour le sauver ?
LanguageFrançais
Release dateOct 24, 2019
ISBN9782312069166
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    L’Épingle ouverte

    Bernard Watier

    L’Épingle ouverte

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2019

    ISBN : 978-2-312-06916-6

    Avant-propos

    Bernard WATIER est né durant l’année 1943. Après avoir passé son enfance à Bayonne et étudié l’aérothermodynamique, il travaille plus de quarante années à mettre au point, développer et faire fonctionner des turbines à gaz sur des aéronefs ou dans des installations industrielles, telles que trains ou groupes électrogènes. À l’âge de la retraite, revenu à Bayonne, il écrit, d’abord, un livre philosophique « L’Univers Dieu » paru aux éditions du Net, un recueil de poèmes, « Amour de Poésies » publié par la maison Mélibée, « La Bouteille », roman édité aux éditions du Net.

    La guerre et ses atrocités ont envahi la France. L’occupant règne en maître, obligeant bon nombre de Français à se transformer en émigrés clandestins dans leur propre pays. Les restrictions, les rafles et la surveillance policière touchent toute la population. On pourrait s’imaginer que dans la campagne, le bruit des combats arrive assourdi par le calme de la nature. Mais le vacarme des armes s’insinue partout. Les joutes verbales fratricides d’avant-guerre se convertissent en un affrontement acharné entre collaborateurs et Résistants. Qu’est donc devenue l’entente des frères et soeurs des années trente, source de fête, de pêche et de joies ? Cependant, alors que les hostilités atteignent leur paroxysme, on se croirait chez les Labardière en dehors du temps, mais ce conflit et ses luttes s’infiltrent même dans la tribu familiale et la déchirent. Pourtant tous devraient s’unir, car la vie d’un enfant est en jeu. Au milieu de ces fracas, les frangins retrouveront-ils leur amitié d’antan pour le sauver ?

    Chapitre I. La rencontre

    Ce n’est pas l’horreur d’une profonde nuit, mais au contraire, un beau dimanche du printemps en ce début des années trente. René, ce héros au sourire si doux, roule à vive allure sur sa Peugeot vers le château où son ami Pierre l’a invité. Chargé de clientèle dans une agence bancaire, René a fait la connaissance de Pierre de Labardière, fils du duc de Labardière, grand propriétaire terrien aux environs de Limoges, lors d’un dépôt de liquidités. De suite, ils trouvent des centres d’intérêts communs tels que la nature, le sport et la pêche. Ils sortent ensemble plusieurs fois pour aller au restaurant, au cinéma ou dans des bars. Pierre, se rendant compte de la solitude de son ami, lui a demandé de venir passer un dimanche au château, non sans en avertir ses parents.

    René Crèvecœur, né à Bayonne au début du siècle, est le troisième garçon d’une fratrie de quatre enfants. Son père Antoine, militaire de carrière, a épousé Maylis, une jeune fille du Sud-Ouest, dont les parents vivent entre Bayonne et les Landes. Antoine a quitté ses racines picardes pour s’installer dans le Sud bien qu’il ait hérité de plusieurs propriétés dans le Nord. D’ailleurs, il s’y rend de temps en temps pour contrôler l’exploitation de ses domaines et rencontrer les membres de sa famille restés « au pays ». À la tête d’une fortune assez importante, il a pu agrandir le patrimoine de sa femme de plusieurs centaines d’hectares en Chalosse tout en conservant ses terres en Picardie.

    Sa carrière militaire perturbée par l’Affaire Dreyfus fut de courte durée. En effet, il prit parti contre Dreyfus. À la fin du procès de réhabilitation, il est démissionné et devient alors un fervent défenseur de la droite française cléricale, opposée à toute idée progressiste. Une des raisons de son installation dans les Landes était de faire taire les quolibets qui le visaient personnellement en Picardie suite aux positions qu’il avait prises. En 1914, il est rappelé sous les drapeaux. Avec son étiquette de contestataire, il est éloigné des centres de décision. Incorporé avec le grade de colonel, il terminera la guerre au même niveau. Il en gardera une rancœur éternelle contre tous les ministères de la troisième République. Il transmettra ce rejet de cette gouvernance à la majorité de ses enfants auxquels il donnera une éducation très stricte presque militaire. Son côté antidreyfusard est tellement exacerbé qu’en 1932, il refuse de souscrire aux bons du Crédit Municipal de Bayonne, car cette banque est dirigée par un aventurier juif auquel il n’accorde aucune confiance.

    René se réjouit de retrouver Pierre, un véritable ami dont les idées, la culture, la manière de vivre et le niveau de vie correspondent aux valeurs que son père lui a inculquées depuis sa prime jeunesse. Les virages des routes limousines s’étirent sous le soleil de ce début de printemps. Le peu de trafic lui permet de pousser sa moto et de se griser de vitesse. À cette époque, Limoges est une petite ville régionale. Tout le monde ou presque se connaît. La majorité des Limougeauds ont des parents dans la campagne environnante et profitent des produits fermiers. Seuls les émigrés de la Grande Guerre ou de la guerre de 70, les fonctionnaires et quelques salariés, non Limousins, sont de réels citadins.

    L’air frais du matin siffle à ses oreilles et autour de son blouson en cuir. La route défile, les courbes succèdent aux virages. La griserie de la vitesse lui permet d’oublier qu’il va bientôt aborder ce terrible Paul de Labardière dont Pierre lui a décrit le mauvais caractère.

    En effet, ses proches redoutent ses colères et sa morgue qui lui font rejeter tous ceux, qui ne sont pas de son rang. Il est grand, rigide, très imbu de son titre et de sa personne. Pour diriger la France, il ne croit que dans la monarchie et réclame à tout vent le retour du roi à la tête de la France. Le duc de Labardière est le descendant d’une famille dont l’arbre généalogique remonte à Louis XII. Ce souverain avait anobli les Labardière pour services civils rendus au royaume. Par la suite, cette famille a fourni à la couronne nombre de généraux et grands serviteurs de l’état. Mais depuis la Révolution, ils vivent sur leurs terres limousines et se méfient de tout ce qui vient de Paris.

    Le duc soutient ouvertement l’Action Française. Il est très fier de voir deux de ses fils participer avec zèle à ce mouvement. Il les encourage à aller manifester contre cette République qu’il juge issue en droite ligne de la Terreur. Il est persuadé qu’elle conduira la nation à sa perte et que les Français s’en rendant compte, un nouveau roi remontera sur le trône. Comme tout noble de l’ancien régime, il ne dirige pas directement ses propriétés et laisse ces basses œuvres à son majordome en qui il a toute confiance. Le château vit au rythme qu’impose le duc. Le matin, il passe le plus clair de son temps à écouter les informations à la radio et à visiter ses purs sangs dans ses écuries. À midi trente, la famille et ses invités éventuels se mettent à table dans la salle à manger où deux employés de cuisine servent les convives dans de la vaisselle en porcelaine de Limoges. Toutes ses après-midi sont occupées par des promenades à cheval ou à pied à travers ses propriétés. Le souper a lieu à sept heures et demie. La soirée se passe au salon où la plupart du temps le duc lit l’Illustration, les journaux de l’Action Française ou des livres de son immense bibliothèque, tout en discutant avec Agathe son épouse. Tous les dimanches, la famille va à la messe dans la chapelle du village où des prie-Dieu leur sont réservés dans le chœur de l’église. Le vendredi, on ne sert que du poisson et l’on suit strictement les consignes du catholicisme durant le carême.

    Les Labardière, en cette période de l’entre-deux-guerres, mènent un grand train de vie. Les chasses à courre du château sont réputées, ainsi que les réceptions fréquentes de la noblesse française à laquelle il est allié à la suite de plusieurs apparentements croisés. Ses écuries sont renommées et contiennent une dizaine de purs-sangs. Le duc est un homme des temps anciens persuadé que l’aristocratie détient un pouvoir divin et des connaissances que n’ont pas les dirigeants de cette République.

    Malgré ses idées, il s’est marié par amour une trentaine d’années plus tôt, avec une roturière issue d’une riche famille bourgeoise. Cette union lui vaut l’opprobre de sa parenté et notamment celui de sa mère, qui n’admet pas cette entente contre nature. Pour elle, la noblesse doit s’allier avec des gens de son rang comme si le reste de la population n’existait pas. Depuis ses noces, sa génitrice ne l’a plus jamais revu. Elle est partie vivre en Normandie avec ses filles dans un manoir qui appartenait à sa famille. Elle ignore jusqu’à la naissance de ses petits-enfants et n’écrit jamais pour demander de nouvelles. On dit même que lorsque Paul lui envoie une lettre, elle la déchire sans ouvrir l’enveloppe. Cela fait que depuis quelques années, les relations entre les deux châteaux restent inexistantes. Malgré ces difficultés, Paul de Labardière aime toujours Agathe.

    La nouvelle duchesse est issue d’une famille bourgeoise de la région parisienne. Paul l’a connue lors d’un bal mondain chez le comte et la comtesse de Franche. Son titre a exacerbé l’ego d’Agathe. Elle regarde de haut tous les employés du château et ne touche jamais balais, couture, fourneaux ou autres instruments de la vie familiale. Malgré cela, sa présence se manifeste quand on fait appel à sa générosité. Elle devient maternelle avec le personnel dès que celui-ci a un problème. Pour le duc, elle est dans ces moments-là l’alliée de ces socialistes, qui à l’image des communistes russes, creusent la tombe de la France. Les discussions tournent alors à l’orage, mais elle s’entête jusqu’à avoir raison. Aidée par son fils Jacques, elle obtient souvent gain de cause. Agathe est très à cheval sur l’étiquette et le savoir-vivre. Pour les repas, elle exige une toilette correcte, pas question d’y venir en manches courtes ou en débardeur. Pendant les déjeuners et les dîners, la politesse est de rigueur et l’on se tient bien. C’est la principale raison pour laquelle les petits n’y sont généralement pas admis. Quand ils y sont conviés, ils ne peuvent parler qu’après en avoir demandé l’autorisation. De même, lorsqu’ils sortent de table, ils ne peuvent le faire qu’après avoir obtenu la permission.

    Les quatre enfants du duc ont été confiés dès leur premier âge à des nourrices puis à des précepteurs à domicile. Ils ont ensuite été envoyés dans des institutions privées pour terminer leurs scolarités secondaires. Dans ces collèges, ils ont été des élèves brillants toujours dans les premiers de leur classe. Durant leurs études en faculté, Pierre a choisi la littérature et l’histoire, Jacques et André le métier d’ingénieur et Marie la médecine pour être infirmière. Pierre et André, fervents défenseurs du roi, comme tous les Labardière avant eux, se sont inscrits dans les organisations d’étudiants de droite alors que Jacques participait à des œuvres caritatives plutôt de sensibilité de gauche.

    Toute cette famille vit dans un château du 16° siècle, à une cinquantaine de kilomètres de Limoges. Cette vaste demeure seigneuriale se compose de quatre pièces en enfilade capables d’accueillir plusieurs centaines d’invités et pouvant aussi servir de salle à manger pour de grandes réceptions. Au rez-de-chaussée, en plus des salons, on découvre d’abord la cuisine puis, au bout d’un long couloir, les logements de la dizaine de domestiques employés au service des Labardière. À l’étage se trouvent la suite ducale, de nombreuses chambres et salles de bain. Le château dispose de tout le confort de l’époque avec eau courante et eau chaude fournie par un énorme poêle à bois. L’électricité est distribuée dans toutes les pièces, mais est fréquemment coupée pendant les orages ou les bourrasques. Paul possède une automobile qu’il ne conduit pas, mais que ses fils adorent piloter à tombeau ouvert sur les chemins du domaine. La famille de Labardière vit principalement des revenus de leurs fermes. Elles assurent, grâce à une agriculture à la pointe du progrès, de substantiels bénéfices. Malgré cela, pour tenir son train de vie, le duc fait souvent appel à l’emprunt lors d’années de mauvaises récoltes.

    René entre avec précaution dans l’allée menant au château. À la vue de cette noble demeure chargée d’Histoires, son optimisme habituel se mue en une appréhension et lui fait se poser de nombreuses questions. « Et si le duc me trouve ridicule ? Et si je ne sais pas parler correctement à ce terrible duc ? Et si Pierre est absent, que dirais-je ? »

    Mais il est trop tard pour faire demi-tour. Le bruit de la moto a réveillé les deux lévriers des Labardière qui aboient joyeusement et lui courent après. À ce bruit, le majordome sort pour accueillir le visiteur et l’annoncer à Monsieur. Pierre, en même temps, se précipite vers son ami et fait signe qu’il va s’occuper du nouvel arrivant.

    – Bonjour ! René, avez-vous fait bonne route depuis Limoges ? Bienvenue au château.

    – Je n’ai eu aucun problème et avec ce beau temps, j’ai pu vraiment me griser de vitesse et ne mettre qu’une demi-heure pour aller de Limoges jusqu’ici. Mais c’est magnifique ici, je comprends maintenant que vous soyez amoureux de votre demeure.

    – Venez, René, que je vous introduise auprès de ma famille. À tout seigneur, tout honneur ! Vous allez d’abord faire la connaissance de Paul, mon père, suzerain et maître des lieux.

    Ils entrent dans le grand hall du château où un domestique prend les lunettes, le casque et les gants de René. Au salon, le duc lit les journaux.

    – Bonjour Père ! Excusez-moi de vous importuner, mais je voudrais vous présenter mon camarade René Crèvecœur.

    – Bonjour ! Mon ami, Pierre m’a parlé de vous. Vous avez un bien joli nom de famille, savez-vous d’où il vient ? Vos parents vivent dans le Sud-Ouest, paraît-il ? J’espère qu’ils vont bien. Surtout, transmettez-leur mes sentiments les plus chaleureux. Je suis ravi d’être votre hôte. Ici, vous pouvez vous considérer chez vous.

    – Bonjour, Monsieur le Duc, je vous remercie pour vos paroles de bienvenue qui me touchent. Je m’extasie devant la beauté de votre demeure. L’amitié de Pierre me fait chaud au cœur et me permet de supporter les premiers temps de mon installation à Limoges. Mes parents, qui connaissent le nom de votre famille, seraient heureux de pouvoir vous rencontrer. Si un jour, vous projetez d’aller dans le Sud-Ouest, ils seraient ravis de vous y accueillir.

    – Je serai enchanté de visiter votre belle région, mais nous n’envisageons pas en cette période troublée de nous éloigner de nos terres. Si les temps deviennent meilleurs, nous pourrions voyager. Alors, pourquoi ne partirions-nous pas vers le pays des Gascons ? Au fait, Pierre m’a dit que vous occupiez un poste important dans la banque Allomace. J’espère que tout va bien pour vous. Si vous aviez des problèmes, faites-le-moi savoir, je suis en relation avec le directeur de votre établissement. C’est un ami et il vient souvent participer à mes chasses. C’est d’ailleurs un très bon cavalier.

    – Je vous remercie Monsieur le Duc de l’aide que vous me proposez, mais pour le moment j’intègre juste cette société. Je trouve l’ambiance très agréable et il me plaît de découvrir le Limousin que je ne connais pas.

    – Bienvenue dans cette région française, qui mérite une visite, elle est pleine de charmes. Pierre, peut-être pourriez-vous aller présenter votre camarade à votre mère qui doit lire dans le petit salon. Mais au fait, mon ami, êtes-vous bon cavalier ?

    – Mon père m’a montré comment me tenir en selle, mais cela fait très longtemps que je ne suis pas monté sur un cheval.

    – Peut-être apprendras-tu ici ? dit Pierre. Nous allons en suivant voir Maman.

    Traversant le vestibule, ils entrent dans la pièce où Agathe est en train d’écrire son carnet dans lequel elle note tous ses faits et gestes depuis sa plus tendre enfance.

    – Bonjour Mère, je vous présente René dont je vous ai parlé et qui vient passer ce dimanche au château.

    – Bonjour mon ami, dit-elle en lui tendant sa main que René approche de ses lèvres pour un parfait baise-main.

    – Bonjour, Madame, je vous remercie de m’avoir accueilli dans cette belle demeure que je trouve magnifique. Permettez-moi de vous offrir ce petit tableau qui, j’espère, vous plaira. C’était le seul objet que je pouvais transporter sans danger sur ma moto.

    – Quelle merveille ! dit-elle en jetant un coup d’œil rapide sur la toile. Il ira très bien dans le vestibule où tout le monde pourra l’admirer. Avez-vous des talents pour la peinture ? Mais au fait, Pierre m’a appris que vous veniez en motocyclette. Si j’étais plus jeune, j’aurais bien aimé pouvoir conduire ce type de véhicule, mais je ne crois pas que Paul aurait apprécié cela et l’aurait autorisé. Ce n’est pourtant pas plus dangereux que le cheval.

    – Mère, répond Pierre, cela aurait été très drôle de rivaliser avec vous. Mais avant le déjeuner, je vais aller présenter René à Marie, Jacques et André, si vous le permettez.

    – Allez donc, mais faites vite, car vous savez que votre père ne supporte pas de retard à table.

    Les deux garçons sortent en courant vers le parc où ils ne tardent pas à trouver Marie, André et Jacques en train de discuter sur un banc.

    – Les voilà ! dit Pierre. Alors les châtelains, quelles bêtises ou quels jeux êtes-vous en train de préparer ? René, je vous présente Marie, notre petite sœur qui étudie les thérapies à appliquer aux malades. Elle travaille dans une clinique de Limoges. N’hésitez pas à aller vous faire soigner dans son établissement. Si vous souffrez, elle saura vous piquer juste ce qu’il faudra !

    – Bonjour ! Marie, je suis enchanté de vous connaître. Pierre m’a souvent parlé de vous comme étant le boute-en-train de la famille.

    – Il exagère tout le temps et raconte n’importe quoi.

    – Je vous présente maintenant, Jacques, mon cadet, brillant polytechnicien, mais pas vraiment sur terre, toujours dans l’univers idéal des mathématiciens. Pensez donc, il rêve de République et d’égalité comme si cela pouvait exister !

    – Bonjour ! Jacques, je suis enchanté de vous connaître.

    – Il en est de même pour moi ; surtout, n’écoutez pas ce que relatent mes frères, adeptes d’un monde ancien qui ne se rencontre que dans leurs imaginations.

    – Voilà enfin André, lui aussi ingénieur, droit dans ses bottes, il fait partie des Croix de Feu auxquelles j’ai adhéré. Nous défendons et encourageons le retour de la monarchie, seul régime capable de redonner à la France son lustre d’antan.

    – Bonjour André.

    – Vive le Roi et la monarchie ! dit André. Au moins, en ce temps-là, quelqu’un gouvernait la France avec des nobles, qui tenaient compte des opinions du peuple au contact de leurs gens. Au vingtième siècle, nous sommes dirigés par des politicards. Ils ne pensent qu’à leur réélection et profitent des ors de leur République et des petits avantages particuliers que nous leur payons avec nos impôts.

    – Tu n’y comprends rien du tout, intervient Jacques. La République, c’est la démocratie avec des représentants choisis par tous les Français et pas uniquement le pouvoir de certains, qui rapportent au seul Roi ce qu’il veut entendre ou ce qui les arrange, d’où les révolutions.

    – Arrête ton discours socialiste, lui rétorque André. Avec tes théories, bientôt les femmes voteront, les ouvriers auront droit à des congés payés, les hobereaux seront ruinés et ainsi de suite. Bref, avec tes idées ce sera la fin du monde. Avec notre Monarque, la société serait régie par des lois qui conviendraient, non seulement à la noblesse, mais aussi à l’église, aux vrais travailleurs et à la famille. N’est-ce pas cela qui existe déjà en Angleterre, Belgique, Hollande, Suède et Norvège pour ne citer que les plus connus ? Et vous, René, que pensez-vous de la République ?

    – Bien, répond-il d’un air embarrassé, c’est-à-dire que je n’aime pas la politique ni les hommes qui la font, de quelques bords qu’ils soient. Je crois qu’ils se moquent éperdument de nous et n’envisagent que leur réélection. Je ne prends parti ni pour le Roi ni pour la République, car je ne constate pas de différence pour le peuple qui travaille. Qu’accomplirait aujourd’hui un monarque vis-à-vis d’Hitler ? Que réalisera notre démocratie ? Quel que soit celui qui exerce le pouvoir, les impôts vont-ils diminuer, la pauvreté va-t-elle se réduire ? Non, pour le moment, je ne vois rien de bon dans la politique. En ce qui me concerne, je pense que seule ma carrière me permettra de créer une famille et de vivre.

    Alors que Jacques va répliquer, une voix féminine s’élève :

    – Allez-vous bientôt arrêter de vous chipoter pour des sujets qui sont peut-être de la plus haute importance, mais qui, je le crois, n’intéressent guère notre invité ? Pierre, s’il te plaît pourrais-tu me présenter un peu mieux ton ami ?

    – Eh bien ! Marie, laisse-moi te brosser le tableau de René Crèvecœur, banquier de son état chez Allomace. Il nous arrive du Sud-Ouest où sa famille a de grandes propriétés pleines de canards, d’oies et de maïs, et se compose de deux frères et une sœur. Si tu désires lui plaire, va donc lui apporter tes économies, car comme tout financier il te les réduira à néant, mais avec le sourire.

    – Marie, ne croyez pas un mot de Pierre sur le métier de banquier. Mais si vous voulez, ne serait-ce que venir me voir dans mon établissement, j’aurai un immense plaisir de vous y accueillir.

    – Oh ! vous savez Pierre, Jacques ou André. Ils prennent l’air terrible et moqueur, mais sous leur carapace ils cachent des cœurs d’or. D’ailleurs, ils se bousculent pour m’aider lorsque j’ai un problème. Et même lorsque je n’en ai pas, ils m’en créent rien que pour me rendre service évidemment ! Que fait-on maintenant, les garçons ? On pourrait aller montrer à René le parc du château et la rivière.

    – Il me tarde de voir cette rivière dont Pierre m’a moult fois vanté la beauté. Est-ce que l’on y taquine le poisson dans ce cours d’eau ? S’y baigne-t-on ?

    – Bien sûr, nous pouvons tout dans notre ruisseau, répond André. Mais si vous voulez, on pourra organiser un de ces jours un concours de pêche.

    – Pas de problème, j’amènerai mes cannes. Je les ai d’ailleurs dans ma chambre et je pense bien les utiliser ici. Dans le Sud-Ouest, on attrape des truites dans les torrents ou les lacs des Pyrénées. Certaines comme les saumonées peuvent atteindre quatre à cinq kilos et leur chair rose est délicieuse.

    – Voilà bien des paroles de pêcheur, intervient André, quatre à cinq kilos ! Pourquoi pas dix ou quinze ?

    – Bon, j’exagère peut-être un peu. Disons, deux ou trois.

    Les cinq jeunes gens partent dans le parc aux arbres centenaires où les feuilles de printemps commencent à verdir sur les chênes et châtaigniers qui le peuplent. À la limite des bois, une grande prairie descend voluptueusement se baigner dans la rivière dont les eaux luisent sous le soleil printanier.

    – Regardez, dit André, cette onde fraîche dans laquelle les truites foisonnent. Là, sous cette pierre j’en ai pris une d’un kilogramme.

    – Oh ! Voilà le pêcheur qui parle, clame haut et fort Jacques, tu causes tout juste d’une « truitette » ! Quand on l’a présentée à table, il y en avait à peine pour une personne de petit appétit.

    – Tenez, venez voir par ici. Sous ce rocher, j’aperçois une queue de poisson, le coupe Marie. Qui se dévoue pour l’attraper ?

    Tous se précipitent pour observer et se retournent les manches pour cueillir la truite, quand une cloche retentit.

    – Dommage, ce n’est que partie remise, car c’est l’heure du déjeuner. Nous devons y aller, si nous ne voulons pas supporter les reproches habituels et surtout, que nos parents aient une mauvaise impression de René. dit Pierre.

    Tout le monde se retrouve dans le petit salon où le Duc demande :

    – Qui est-ce qui désire un apéritif ? René, avez-vous envie de Porto, de Pinot ou d’un vin doux ?

    – Je prendrai bien un doigt de Porto, s’il vous plaît.

    – Très bien, Agathe, qu’est-ce que je vous offre ?

    – Je ferai comme René, mon ami.

    – Les garçons, vous vous servez sans oublier de commencer par Marie évidemment.

    Une fois, chacun en possession de son verre, la discussion tourne rapidement vers la politique :

    – René, que pensez-vous de ces gouvernements qui se succèdent sans avoir le temps de mettre au point quoi que ce soit ? Pour ma part, je crois qu’ils se nomment uniquement pour obtenir le titre de Président du Conseil sur leurs cartes de visite. Non, moi je vous le dis René, un roi et un ministère à poigne, voilà ce dont la France a besoin pour se relever de cette décrépitude dans laquelle l’ont plongée tous ces gigolos gauchisants. Il serait temps de prendre exemple sur l’Italie : un souverain et un homme fort comme Mussolini, dit le Duc.

    – Je n’en sais rien, car je viens de rentrer dans la vie active et je commence juste à sentir les effets de la politique sur les transactions bancaires courantes. Mais je dois dire que cette instabilité ne me semble pas très bonne pour les comptes dont je m’occupe.

    – Oui, pour résumer la pensée de René qui n’ose pas se prononcer, l’interrompt André. Ces gouvernements de pacotille sont : mauvais pour les sociétés, mauvais pour l’agriculture, car nous n’arrivons pas à vendre les récoltes de nos terres à un prix suffisant pour que nos fermiers et nous-mêmes puissions en vivre. Ils nuisent à tous les Français quand on constate le nombre de personnes criant misère dans nos villes et campagnes. Ils compromettent fortement la vie des entreprises, du fait que l’État ne passe plus de commandes pour permettre à la machine industrielle de tourner. Non vraiment, je ne vois rien de positif dans cette Troisième République et ses politicards. En revanche, nous ne pouvons qu’admirer l’Allemagne et l’Italie qui ont terminé leur révolution et nommé à leur tête une autorité, qui sait se faire respecter tout en donnant satisfaction à son peuple.

    – Oh là là ! dit Jacques. Voilà la droite, qui s’emballe et nous montre des exemples prometteurs de pouvoir. As-tu conscience, mon cher André, du nombre de personnes piétinées, enfermées ou seulement mises à l’écart dans ces états de cocagne dont tu parles, comme si ces pays étaient le Paradis sur Terre ? C’est sûr, la France vit des moments difficiles, mais, au moins, pouvons-nous encore discuter impunément sans que nos paroles soient transmises à des écoutes mal intentionnées.

    – Baliverne, ce que tu me dis là, l’Allemagne et l’Italie offrent à leur population plus de libertés qu’en France. D’ailleurs, si Père le permet, j’irai prochainement dans ces nations pour justement voir leurs progrès, et leur chance de posséder de tels chefs. Les Croix de Feu y organisent un voyage auquel je compte bien m’inscrire.

    – Cette discussion est certes très intéressante, mais je crois que tout le monde a fini son apéritif et montré son enthousiasme pour la politique. Cela étant dit, si vous le voulez bien, passons à table, dit Agathe, et restaurons-nous avec nos bons produits français, car si j’ajoute foi à la rumeur, dans ces pays la nourriture n’est pas fameuse.

    Tous les convives se lèvent et emboîtent le pas au couple ducal pour aller dans la salle à manger où attend le personnel qui va servir le déjeuner. Dès que tous se sont assis, le repas commence avec pâté et crudités, suivis par un poulet accompagné de pommes de terre gratinées puis salade, fromages et tarte, le tout arrosé avec un Bordeaux de 1928.

    – C’est un régal, dit René. Félicitez pour moi votre cuisinier. Mes parents seraient enchantés de l’avoir dans leur office. Il apprendrait très vite à préparer canard, dindon, oie, pintade et cochon. Les parmentières viennent-elles de vos terres ?

    – Oui, elles sont cultivées à cinq cents mètres d’ici. Surtout, ne croyez pas que notre cordon bleu s’expatrierait, il est Limousin, né dans ce pays et attaché à notre terroir, répond Agathe. Pour rien au monde, il ne quitterait le Limousin. Non René, vous n’avez aucune chance de le convaincre.

    – Dommage, mes parents auraient été très contents d’avoir un si bon maître queux à leur service.

    Sur ces dernières paroles et sur un signe d’Agathe, tout le monde se lève pour aller au salon y déguster du café, des liqueurs et fumer un cigare.

    René est en admiration devant la magnificence de la maison, de son décor et de la vaisselle presque exclusivement composée de porcelaines de Limoges dont certains éléments datent du Grand Siècle. Bien que sa demeure dans les Landes soit une très belle résidence, elle ne possède ni le luxe ni le cachet du château des Labardière avec ses fenêtres à meneaux, ses cheminées en marbre de Carrare, ses parquets centenaires en chêne, ses pièces aux dimensions démesurées. Tout dans ce château respire la noblesse.

    Après le café, Pierre, Jacques, André, Marie et René partent dans le parc profiter de cette après-midi ensoleillée et continuer la discussion politique commencée durant le repas. Évidemment, les échanges tournent court, car ni Jacques ni André ne veulent changer d’avis. Jacques soutient la République, André la Royauté et les gouvernements dictatoriaux. Au bout d’un moment, Marie, qui ne souhaite pas se mêler de la conversation, propose d’aller dans la forêt apercevoir quelques animaux sauvages. René approuve aussitôt pour se soustraire aux questions ou servir d’arbitre sur un sujet politique qui ne l’intéressera certainement pas.

    Ils partent vers le bois. Cette forêt plantée de feuillus centenaires et notamment de châtaigniers respire la tranquillité de la campagne limousine. Sous l’ombre des chênes, on verrait presque pousser chanterelles, girolles et fougères à l’œil nu sur la mousse, moquette verte de la forêt.

    – J’admire la beauté de cette forêt, dit René. On ne peut pas la comparer à celle des Landes où le pin maritime règne en maître du bocage. Avec de tels bois, vous devez trouver ici des bolets, lactaires, amanites ainsi que des baies. En cueillez-vous ? Quels champignons avez-vous ? Des cèpes ? Des girolles ? Des oronges ? Des coulemelles ?

    – Il y en a beaucoup, répond Marie. D’ailleurs si vous nous rendez visite à la fin du printemps ou en automne, vous dénicherez sous ces frondaisons des bolets, des chanterelles ou autres trompettes de la mort. Pour les ramasser, nous devons lutter et devancer les

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