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Al Jhamat: Des pierres et des ombres
Al Jhamat: Des pierres et des ombres
Al Jhamat: Des pierres et des ombres
Ebook358 pages5 hours

Al Jhamat: Des pierres et des ombres

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About this ebook

Dans l’univers d’Al Jhamat, organisé pour la destruction systématique des oeuvres humaines, le Grand Ordonnateur, qui dirige le pays sous les ordres d’un Prince que nul ne voit jamais, lance sa plus vaste et plus ambitieuse entreprise : l’Effacement de la Grande Pyramide de Dojraha, un monument dont les secrets pourraient éclairer le passé.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Après Al Jhamat, Pour que rien ne dure, Laurence Vagnier produit le deuxième tome d’une trilogie dystopique pour adolescents, avec la toile de fond d’un monde inexplicable et sans repères.
LanguageFrançais
Release dateMay 18, 2021
ISBN9782889492541
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    Al Jhamat - Laurence Vagnier

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    Laurence Vagnier

    Al Jhamat

    Des pierres et des ombres

    Du même auteur

    – Al Jhamat, Pour que rien de dure, Tome 1

    5 Sens Editions, roman, 2020

    – Tous les empires ont une fin

    5 Sens Editions, roman, 2018

    Aucune civilisation ne peut se penser elle-même si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison ; aucun individu non plus.

    Claude Lévi-Strauss

    Anthropologie structurale 2 (1973)

    Les échafaudages atteignaient une hauteur de dix mètres au-dessus du sol. Sur la plus haute plateforme, des ouvriers sans-castes s’affairaient à grands coups de burin, s’acharnant sur les joints soudés par des milliers d’années de poussière. Un Constructeur aux traits revêches, coiffé d’un casque de cuir, les regardait opérer en vociférant des aboiements hargneux dès que le rythme des coups de burin se ralentissait. Le soleil dardait d’impitoyables rayons sur le chantier. En toile de fond, le désert s’étirait à perte de vue dans la lumière crue.

    Le très ancien ciment qui scellait les blocs de pierre s’effritait sous les burins. Selon les calculs des Scientifiques, la largeur des blocs de pierre dépassait un mètre, et les ouvriers devraient cogner encore longtemps avant de dégager un espace suffisant entre les blocs. La tentative se limiterait à pratiquer une ouverture et à faire glisser un bloc de pierre sans endommager le monument millénaire. L’ouverture permettrait, avec de la chance et de l’audace, de pénétrer dans la Pyramide.

    À la fin de la journée, alors que le soleil entamait sa descente, les efforts des ouvriers sans-castes portèrent leurs fruits. Ils réussirent à enfoncer leurs bras sur une cinquantaine de centimètres de profondeur et se saisirent de longs manches métalliques pour poursuivre leur travail, en continuant à gratter le ciment réfractaire qui soudait les blocs.

    Un contremaître Constructeur contempla, satisfait, leurs avancées, et, depuis le sommet de l’échafaudage, jeta quelques commentaires en direction des Architectes et des Scientifiques qui attendaient en bas, impatients et passifs.

    Une heure plus tard, le dernier coup porté par l’une des barres de métal plongea dans le vide. Des cris de joie s’élevèrent parmi les sans-castes, fiers de leur succès, attendant la reconnaissance qui ne viendrait jamais. Le contremaître annonça aux Architectes et Scientifiques, les mains en porte-voix, l’aboutissement de la percée. Pour la première fois depuis des millénaires, la Pyramide s’ouvrait sur l’extérieur.

    Alors un vrombissement aigu monta dans l’air, répétitif, lancinant, un son acéré qui transperçait douloureusement les tympans. Le bruit s’éleva jusqu’à devenir insupportable. Des essaims d’insectes noirs s’échappèrent de l’étroite ouverture et assaillirent en épais tourbillons, sans distinction, sans-castes, Constructeurs, Architectes. Chaque homme, chaque femme, touché par ces monstres stridents, s’effondrait, les yeux vitreux, les membres paralysés. Les insectes jaillissaient de la Pyramide toujours plus nombreux, en nuées toujours plus denses. Une peur panique envahit le chantier, la foule fuyait dans tous les sens en hurlant pour échapper aux dards des tueurs. « Rebouchez-moi ça, tout de suite ! hurla un Architecte. Rebouchez cette ouverture ! Rebouchez-moi cette fichue ouverture ! » L’instant d’après, l’Architecte s’écroula sur le sable du désert.

    1

    Tao Li

    La raison du choix de Rhadika Randy restait un mystère pour Vari Tuau. Mais, de même que le Grand Ordonnateur ne remettait pas en cause la décision d’un de ses Grands Inspirateurs (s’il le faisait, il le déchargeait automatiquement de sa fonction), un membre de Haute Caste ne discutait pas un choix de la Grande Inspiratrice. On était en août. Vari Tuau se trouvait contraint d’organiser rapidement son départ pour Dojraha où les travaux débuteraient début septembre. Convoqué au dernier étage de la tour ovoïde, il découvrit le cahier des charges du projet que Rhadika Randy elle-même lui remit officiellement. Elle portait un tailleur-pantalon blanc où étincelait l’œil du Prince sous la forme d’une broche aux dimensions impressionnantes. Étonnée elle-même d’être encore en poste après la démonstration de ses insuffisances devant le Grand Ordonnateur, elle invita l’Architecte à s’installer sur son canapé de cuir grège et lui tendit le document.

    – Je vous laisse en prendre connaissance, Monsieur, dit-elle. Rien n’a été laissé au hasard. Deux ans de travaux, trente mille ouvriers sans-castes, les meilleures équipes de Constructeurs, les matériels de chantiers les plus récents. Vous disposerez de crédits illimités pour vous adapter au gigantisme du projet. Le Grand Ordonnateur lui-même en surveille avec la plus grande vigilance la réalisation. Il a ordonné la présence permanente de Gardiens pour prévenir tout incident et respecter le calendrier.

    Vari Tuau, encore sidéré d’avoir été retenu, trouvait difficilement ses mots pour répondre à Rhadika Randy.

    – Avez-vous des demandes particulières ?

    Vari Tuau tenta de négocier un sujet essentiel pour lui :

    – Je veux passer trois jours par mois à State pour m’occuper de ma fille, articula-t-il enfin. Elle est étudiante de deuxième année à l’École des Architectes et…

    – Je sais.

    Tous deux gardaient en mémoire la brutale convocation de l’année précédente et son motif, la surprise de Rhadika Randy devant la copie d’examen. Elle se demanda ce que savait Vari Tuau des visions de sa fille.

    – Je vivais à Fortaleon depuis des années. Je suis revenu à State uniquement pour qu’elle suive les cours de la meilleure École d’Al Jhamat. Bien sûr elle pourrait venir avec moi et poursuivre sa scolarité à l’École d’Architectes de Dojraha, mais…

    – L’École de Dojraha est toute petite, avec une bien moins bonne réputation. Les Écoles d’Architectes de province ne sont que de pâles copies de celle de la capitale. Et votre fille a énormément de talent malgré ses notes très moyennes.

    Elle sonna, et presque instantanément, un maître d’hôtel apporta une bouteille de champagne et deux coupes sur un plateau d’argent.

    – Le trajet en train entre State et Dojraha dure près de deux jours, tant que les nouveaux trains à grande vitesse ne sont pas déployés sur cette ligne – et les Transporteurs ne les déploieront pas avant longtemps. Trois jours par mois à State plus le temps du trajet aller et retour, cela signifie une semaine d’absence du chantier par mois. C’est inconcevable. Malgré toute ma compréhension pour vos devoirs de père dont je devine le poids, je ne peux donner suite à votre demande. Sinon pendant vos périodes de congés, que vous pourrez passer à State avec votre fille. En revanche, je l’autoriserai à manquer certains cours pour venir vous voir et la direction de l’École mettra tout en œuvre pour qu’elle suive son programme pendant ses séjours à Dojraha. Cela vous convient-il ?

    – Je suppose que je n’ai pas le choix ?

    – Non.

    – Et si je vous demande un délai pour accepter votre proposition de diriger ce chantier ?

    – Ce n’est pas une proposition.

    Il ne disposait d’aucune marge de manœuvre devant les exigences de Rhadika Randy. Tenter de négocier compromettrait sa position, son avenir et celui d’Olympe. De plus, sa parfaite reddition supposait quelques mots bien difficiles à prononcer :

    – Je vous remercie infiniment de l’honneur que vous me faites, Madame. Quand vous reverrai-je ?

    – Quand vous vous y attendrez le moins. Le Prince est éternel, et son pouvoir est infini.

    – Le Prince est éternel, et son pouvoir est infini, répéta-t-il machinalement.

    Il quitta la Tour des Architectes avec la certitude d’être pris au piège.

    De retour chez lui, il exposa à Olympe la raison de sa convocation, encore abasourdi. Olympe, aussi atterrée que lui, interrogea de sa voix rauque :

    – Tu vas le faire ?

    – Je n’ai pas le choix. Un ordre de Rhadika Randy équivaut à un ordre du Grand Ordonnateur. Un ordre du Grand Ordonnateur équivaut à un ordre du Prince. Mon souci, c’est toi. Je t’ai amenée ici pour que tu suives la meilleure scolarité possible. J’ai promis à ta mère de m’occuper de toi de mon mieux. Tu ne peux interrompre ta scolarité pour la reprendre là-bas. L’École de Dojraha a bien moins bonne réputation que celle de State. Je veux pour toi la meilleure École, les meilleurs professeurs, et ils sont ici, pas à Dojraha.

    – Pourquoi Céder à la Grande Inspiratrice ? Tu n’as aucune envie de diriger ce chantier. Tu ne crois pas plus que moi à la nécessité de détruire ce que produit Al Jhamat.

    Il baissa la tête. Elle le dévisageait de ses yeux dorés qui exprimaient toutes les contradictions que l’un et l’autre ressentaient. Il réalisa une véritable mue en elle : c’était une jeune adulte qui lui faisait face. « Elle doit réussir, se dit-il. Elle doit aller au bout. » Mais au bout de quoi ?

    – Elle t’autorise à venir me voir. C’est sa seule concession. Plus les périodes de congés : peut-être au bout de six mois reviendrai-je passer quelques jours à State. Mais rien ne le garantit. Maintenant, il faut organiser ta vie en mon absence. Le mieux serait que tu t’installes chez Tao Fang. Tu sais combien je lui fais confiance.

    C’était la première fois qu’il abordait, même de façon voilée, la nature de ses relations clandestines avec la mère de Tao Li.

    – J’ai même réfléchi à la venue de ta mère à State. Mais je doute qu’elle accepte.

    Elle accepterait d’autant moins, se dit Olympe, que ses souvenirs de State étaient bien plus tragiques que ne l’imaginait Vari Tuau. Mais ce dont Vari Tuau se doutait encore moins, c’était l’engagement pris par Olympe auprès de Barney : récupérer le cahier des charges du chantier. La suite était l’affaire de Barney qui trouverait le moyen d’empêcher l’Effacement, que Vari Tuau ou un autre dirige le chantier.

    – As-tu toutes les informations sur le chantier ?

    – La Grande Inspiratrice m’a donné le cahier des charges.

    – Montre-le moi, s’il te plaît.

    Il réfléchit. Il ne l’avait pas encore lu. Il manquait à son devoir de confidentialité en montrant le précieux document à Olympe. En même temps, il se disait qu’elle n’aurait que peu d’occasions de se plonger dans un projet d’une telle importance, par son ampleur, son déroulé, le gigantisme des moyens qu’il requérait. L’intérêt pédagogique sautait aux yeux. Il n’hésita que quelques secondes : ses scrupules d’abandonner Olympe pour partir à l’autre bout du pays étaient trop forts, et il les atténuerait en lui montrant, dans l’intérêt de sa formation, le cahier des charges de ce projet titanesque.

    – N’en parle à personne. Je suis censé le conserver sous clé jusqu’à mon départ. Il est l’aboutissement de nombreux mois de réflexion par des équipes d’Architectes qui auraient bien aimé diriger ce chantier. Pourquoi m’a-t-elle choisi, je n’en sais rien. Peut-être à cause de cette entrevue que vous avez eue, peu après ton arrivée. Elle pense qu’avec une fille aussi imaginative, le père, du moins le supposé père, excellera dans sa tâche.

    Il rapporta de sa chambre le cahier relié. Le document faisait une centaine de pages. Sa couverture était rouge et l’œil du Prince, doré et inquisiteur, brillait en plein milieu.

    – Remets-le dans mon coffre quand tu auras tout lu. Je sors, je rentrerai certainement tard.

    – Peut-être ne rentreras-tu pas ? dit-elle avec malice.

    Elle supposait qu’il passerait la nuit chez Tao Fang.

    Récupérant le précieux document avec une facilité qu’elle n’imaginait pas, Olympe ne ressentait qu’une infinie tristesse : pour un dessein qui les dépassait tous, elle s’apprêtait à trahir Vari Tuau, au minimum à lui faire prendre un risque considérable si, par un concours de circonstances que ni elle ni lui ne maîtriserait, il apparaîtrait que le document avait circulé. Vari Tuau, l’homme qui lui avait tout donné, l’enlevant à un destin contraire, l’arrachant à la fange qu’elle n’avait aucun espoir de quitter, pris au jeu de sa paternité de hasard : même si jamais elle ne remplacerait l’incomparable Sopheat jamais entrevue, elle connaissait l’étendue de l’affection que Vari Tuau lui portait, à elle, la fille de substitution, et pas seulement à cause de son talent. Il l’aimait comme cet Ayden disparu ne l’aurait jamais aimée, et lui faisait une confiance totale. Elle trompait sa confiance, le mettait en danger et se mettait elle-même en danger, mais elle non plus n’avait pas le choix.

    Elle se rappela les derniers mots de Nikku, le jour de leur dernier et si violent rendez-vous. « Nos rêves d’un monde différent, avait-il dit. Un monde de justice et d’harmonie. Un monde où les œuvres humaines ne seraient jamais détruites, où elles seraient construites pour l’éternité. » Elle se rappela la promesse faite à elle-même : s’approprier le pouvoir des Hautes Castes pour mieux les écraser. Copier leurs manières et leurs habitudes. Devenir la meilleure d’entre eux, la plus brillante et la plus forte, hurler avec les puissants pour prendre la tête de leur meute et les jeter à terre. Et la phrase lancée à Vari Tuau lors de leur première rencontre, quand il lui avait arraché des mains le cahier contenant toutes les esquisses de son Temple de l’Amour : « Je construirai ce monument ! Et on ne le détruira jamais ! »

    Pendant sa scolarité, Olympe avait vu bien des reproductions du monument emblématique de Dojraha. Un cours spécial présentait aux élèves les hypothèses de construction dont on savait qu’aucune n’était totalement réaliste – il manquait toujours le détail final, le dernier calcul, qui jetait à bas toutes les suppositions sur les techniques mises en œuvre par les peuples d’autrefois. Seule dans l’appartement, elle se plongea dans le document. Le cahier des charges était conçu de façon simple : un calendrier, des plans, les étapes de l’Effacement soigneusement décrites, depuis les premières charges de dynamite jusqu’à l’évacuation des derniers vestiges, les moyens titanesques, humains et matériels, pour un unique objectif : détruire. Elle se sentait capable, en quelques heures, de recopier le document, en écrivant vite, éventuellement en synthétisant quelques passages.

    Elle passa la nuit à noircir des pages, ne s’arrêtant que pour se faire du café. Comme elle s’y attendait, Vari Tuau ne rentra pas. À mesure qu’Olympe recopiait, son stylo courant à une vitesse vertigineuse sur les feuilles blanches, elle se pénétrait de l’importance du chantier et des moyens qu’il nécessitait. Trente mille sans-castes y travailleraient sur une durée de deux ans, hommes, femmes, enfants venus de toute la région côtière ou du désert qui s’étalait derrière la ville rouge. Une fois que les premières charges d’explosifs auraient réduit en poussière le sommet de la pyramide, ils s’attaqueraient aux parois millénaires et descelleraient chaque bloc avec leurs pics, laissant les pierres monstrueuses glisser le long des parois. Une fois échouées sur le sable du désert comme de gigantesques vaisseaux inutiles, elles seraient transformées en gravats que des chariots emporteraient au loin pour les faire disparaître à jamais dans des crevasses ou des précipices, voire au fond de la mer distante de plusieurs dizaines de kilomètres. Nul ne saurait jamais que le plus modeste de ces gravats appartenait à un tout, légué par un peuple de bâtisseurs, la Grande Pyramide de Dojraha, la plus ancienne, la plus énigmatique et la plus fabuleuse construction qu’Al Jhamat ait portée. Olympe s’était toujours demandé pourquoi les autorités d’Al Jhamat n’avaient jamais tenté de pénétrer dans la Pyramide pour percer ses mystères. Car il paraissait impensable qu’une construction de cette ampleur ne remplisse d’autre fonction que de se détacher sur la ligne d’horizon, telle une vigile du désert. Or le fameux cours dispensé à l’École des Architectes expliquait la chose suivante : des sondages récents entrepris à l’aide de matériels innovants, coûteux et sophistiqués, dardant des rayons électromagnétiques capables de traverser les parois les plus épaisses, révélaient que la Pyramide recelait en son cœur une succession de salles inaccessibles et de corridors, qui se dirigeaient, d’une part vers un mystérieux point central, d’autre part vers une chambre souterraine. Olympe ne pouvait imaginer que les Architectes de cette très ancienne civilisation n’aient prévu le moyen de pénétrer dans la Pyramide. Les réponses se dévoilaient à mesure qu’elle avançait dans sa lecture, et ses sourcils se fronçaient de surprise.

    Le cahier des charges, qu’on ne pouvait soupçonner d’affabuler, révéla à Olympe une histoire tragique. Les deux derniers siècles virent plusieurs tentatives de forcer les blocs de granit et de calcaire. Mais à chaque fois, les intrus s’étaient vus violemment repoussés par une force incontrôlable, comme si la Pyramide elle-même, refusant qu’on viole ses secrets, déclenchait des phénomènes contre lesquels les hommes avec leurs faibles moyens ne pouvaient lutter.

    Ainsi, lors d’une première tentative d’effraction, des essaims d’insectes noirs et meurtriers s’échappèrent en vrombissant de l’étroite ouverture creusée à grand-peine à une dizaine de mètres au-dessus du sol. Les ouvriers touchés par ces monstres au dard empoisonné succombèrent quelques heures plus tard. Aucun Médecin n’identifia la substance distillée par les piqûres mortelles. Leur macabre besogne accomplie, les insectes se diluèrent dans l’atmosphère. Une nouvelle agression contre les blocs de pierre, quelques dizaines d’années plus tard, vit surgir, depuis les interstices pratiqués dans la paroi, des sortes de boules visqueuses qui se déroulèrent, une fois à l’air libre : des serpents vert sombre, qui glissèrent le long de la paroi pour attaquer les intrus. Leur vitesse était telle que nul n’échappa à leur langue acérée. Ils disparurent dans le désert avant que les équipes présentes ne réalisent la violence de l’attaque. Comme pour les insectes, aucun remède ne put empêcher la mort rapide de leurs victimes.

    À chaque fois, on reboucha aussitôt les ouvertures à grand renfort de ciment.

    Les Autorités persistèrent et envoyèrent d’autres équipes à l’assaut des parois. La dernière tentative de forcer la Pyramide datait d’une trentaine d’années et se solda par le même insuccès. Des systèmes sophistiqués de treuils et de poulies permirent aux téméraires de grimper à une quarantaine de mètres au-dessus du sol, à un niveau considéré comme stratégique, car il semblait que plus on s’élevait, moins la paroi était épaisse. Or, une force inexplicable, d’une violence inouïe, repoussa les ouvriers dès que le vide se fit entre deux blocs de calcaire, les empêchant de poursuivre leur tâche. Ils dévalèrent la pente de la Pyramide, emportant cordes et poulies, et se fracassèrent devant les autres membres de l’équipe. Quand ceux-ci tentèrent de les approcher, ils ressentirent un choc brutal comparable à un choc électrique. Les corps disloqués se mirent alors à noircir et se réduisirent en poussière.

    Les Autorités cachèrent soigneusement ces événements à la population. D’ailleurs tous les témoins ou presque, perdirent la vie sous les assauts de ces envoyés du mal. Et ceux qui avaient survécu furent tenus au secret, par les Autorités, mais aussi par leur propre terreur.

    Olympe, tout en s’acharnant à recopier, défaillait à la lecture de ces récits. Bien que ne représentant que quelques paragraphes sur l’ensemble du document, ils expliquaient beaucoup de choses. Elle s’étonna plus encore que Vari Tuau, découvrant avant elle ces événements effroyables, lui permette de lire un document dont les secrets ne pouvaient être livrés qu’à un cénacle restreint d’Architectes de sous-castes élevés – et au directeur du chantier. Elle ne douta pas que l’entourage immédiat de Rhadika Randy partageait ces terrifiants secrets. Barney aurait en face de lui non seulement des Miliciens armés et des Gardiens prêts à toutes les extrémités, mais des forces obscures et imprévisibles, et par nature impossibles à maîtriser.

    Le cahier des charges ne laissait rien au hasard. Olympe comprit que le chantier avait été pensé au moindre coût avec un seul mot d’ordre : la performance à peu de moyens. Elle fut épouvantée en découvrant que même les accidents mortels étaient planifiés avec une précision glaçante, comme s’ils étaient inévitables. Pour cette seule raison, se dit-elle, il fallait tout mettre en œuvre pour empêcher le chantier. Les monstrueux secrets de la Pyramide figuraient parmi les causes possibles d’accidents mortels sous la rubrique « Dommages collatéraux ». Les auteurs du document n’excluaient pas plusieurs milliers de morts.

    Au petit matin, épuisée, elle se coucha après avoir rangé le cahier dans le coffre de Vari Tuau, et dissimulé sous son matelas les feuillets recopiés, glissés dans une enveloppe. Elle s’endormit comme une masse sans régler la question de savoir comment remettre l’enveloppe à Barney. Car elle ne doutait plus qu’on la suivait sur tous ses trajets – comme probablement Vari Tuau.

    Plusieurs jours se passèrent, pendant lesquels Vari Tuau affina ses préparatifs de départ et organisa le séjour d’Olympe chez Tao Fang. Olympe ne cessait de réfléchir au moyen de transmettre ses feuillets à Barney. Une conversation avec Tao Li lui apporta une solution imprévue. Elles revenaient toutes deux de l’École et avaient décidé de faire halte dans un salon de thé au cadre sucré comme les madeleines qu’elles s’offrirent, hérissées d’amandes et de pralines.

    – Je dois te dire quelque chose, lui dit son amie avec hésitation. L’autre jour en rentrant de l’École, j’ai croisé dans la rue une femme sans-caste. Il faisait très froid, elle était mal habillée, grelottant de froid, visiblement épuisée. Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’avais dans mon sac un sandwiche qui me restait du déjeuner, alors je le lui ai donné. Et je lui ai donné mon écharpe. Je risquais gros si des Miliciens m’avaient surprise. Cette femme, tu vois, semblait de l’âge de ma grand-mère. Je me suis dit – mais je ne devrais même pas penser une chose pareille – que si cette femme n’était pas née chez les sans-castes, elle ne grelotterait pas de froid.

    Olympe resta songeuse, surprise de voir Tao Li, grandie dans le confort le plus absolu et les plus vastes privilèges, capable de ce type de réaction. Elle revoyait aussi Han Huong sortir un billet d’un dollar pour le donner à un mendiant sans-caste. Lui aussi risquait gros.

    – Quand les sans-castes ne peuvent plus travailler, dit-elle enfin, s’ils n’ont pas de famille pour les soutenir, il ne leur reste qu’à mourir de faim et de froid.

    – Au moins, on pourrait installer des sortes de foyers, de maisons d’accueil, pour prendre en charge ceux qui sont dans cette situation.

    – Les Hautes Castes n’accepteront jamais. La Haute Assemblée ne prendra jamais une pareille décision. Les sans-castes ne comptent pas, ils sont juste bons à obéir quand on leur ordonne de détruire ce que les générations précédentes ont construit.

    – Quand on leur dit de faire quoi ?

    Olympe avait utilisé sans s’en rendre compte un mot qui n’avait pas cours dans le langage de State. D’Al Jhamat

    – De détruire, dit-elle.

    Tao Li blêmit. Devant elle s’assemblaient des éléments d’un puzzle plus complexe que tout ce qu’elle imaginait.

    – Olympe, que t’est-il vraiment arrivé, le jour où tu as disparu ?

    Le cahier des charges attendait sous le matelas d’Olympe. La surveillance ne se relâcherait pas : jamais elle ne pourrait l’apporter elle-même à Barney. Elle joua sa plus grosse mise :

    – Tu dois me rendre un service. Il n’y a que toi qui puisses le faire.

    « Je serai tous les vendredis à partir de 17 heures au coin de la rue des Héliotropes et de la rue du Jasmin. » Tao Li goûtait cet étrange parfum d’aventure d’autant plus volontiers qu’Olympe lui jura qu’elle ne courait aucun risque. Il s’agissait uniquement de remettre une pochette à l’homme qui se tiendrait dans la troisième cour suivant le porche situé entre une papeterie et un atelier de ferronnerie, dans le quartier des Transformateurs. Quant au contenu de la pochette, Olympe lui affirma : « Une méthode pour apprendre à lire. Il n’y a pas de raison pour que les sans-castes ne sachent pas lire. » Tao Li se réjouit de découvrir que son amie nourrissait la même compassion qu’elle-même à l’égard des sans-castes. L’un d’entre eux, expliqua Olympe, l’avait aidée, lors de cette mésaventure qui l’avait conduite dans un quartier sombre de State. En retour, elle devait tenir sa promesse de lui faire passer une méthode de lecture. Les cahiers d’apprentissage étaient emballés dans plusieurs couches de tissu afin que nul ne soupçonne cette initiative déviante. La livraison du paquet pimentait agréablement le quotidien de Tao Li, qui, au-delà de l’intérêt qu’elle se découvrait pour le sort des sans-castes, et de la certitude de participer à une œuvre grandiose, se laissait délicieusement glisser dans le mystère et dans la transgression.

    Le brouillard de cette fin d’après-midi favorisa un trajet aussi discret que possible. Elle sentait au fond de son sac la rigidité du paquet confié par Olympe, comme s’il brûlait la toile épaisse. Tao Li ne s’était jamais aventurée seule dans un quartier aussi éloigné des zones privilégiées réservées aux Hautes Castes, mais elle trouva sans mal le lieu du rendez-vous. Un homme grand et massif, barbu, l’air jovial et réjoui, avait dit Olympe.

    Elle s’engagea sous le porche bas et mal éclairé qui se prolongeait derrière une porte de bois massif. Il donnait sur une petite cour pavée, au bout de laquelle s’ouvrait un couloir encore plus bas de plafond, au point qu’elle se courba pour le traverser. Le couloir se terminait sur une deuxième cour, plus exigüe, ceinte de murs très hauts, l’équivalent de trois ou quatre étages. Au milieu se dressait un petit autel où brillait de tous ses feux l’œil du Prince. Malgré le soir tombant, Tao Li distingua des fleurs fraîches disposées sur la pierre. Elle regarda autour d’elle : des portes closes, des fenêtres grillées, des rais de lumière, et en levant les yeux encore plus haut elle distinguait des balcons étroits le long des façades. Un bruit léger résonna sur sa droite, des rires. Deux gamins de moins de dix ans émergèrent de l’ombre d’un nouveau couloir. Olympe annonçait une troisième cour : alors que les gamins filaient vers la rue, Tao Li distingua un couloir dessinant un coude vers la gauche avant de déboucher sur la fameuse troisième cour, minuscule, déserte. L’obscurité ne lui permettait pas de vérifier l’heure à sa montre, et elle sentit s’effriter l’assurance qui l’avait conduite jusque-là, improbable héroïne d’une cause qui la dépassait.

    Elle sursauta. Une ombre bougeait le long du mur. « Barney », pensa-t-elle. Grand et massif, barbu, jovial, d’âge mûr. Mais la silhouette qui glissa vers elle était celle, longue et fine, d’un grand adolescent.

    – C’est

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