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La Révolution française selon Dickens: Essai littéraire et historique
La Révolution française selon Dickens: Essai littéraire et historique
La Révolution française selon Dickens: Essai littéraire et historique
Ebook549 pages6 hours

La Révolution française selon Dickens: Essai littéraire et historique

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About this ebook

Cet ouvrage ne prend pas parti pour une « théorie » de la Révolution française. Il propose, en revanche, une lecture prémonitoire. Il suggère que Dickens est le premier, avant Arendt et Orwell en tout cas, à entrevoir dans les tueries de 1792 et de 1793, les atrocités à venir du stalinisme et de l’hitlérisme. À sa manière, l’auteur d’Olivier Twist devine l’émergence d’un système tyrannique d’un type nouveau dans l’histoire de l’humanité. Il nous alerte sur le saut qualitatif franchi en 1792 et en 1793 dans l’aliénation des êtres humains. Selon lui, les citoyens sont en effet confrontés à deux fléaux, ce qu’il appelle la « surveillance générale » d’une part et une extermination de masse rendue plus efficace par le recours à une invention technologique qu’il estime diabolique, la guillotine, d’autre part.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après trois romans autobiographiques et un recueil de chroniques et de contes sur la province et l’Europe des sixties, accompagnés d’une cinquième autofiction sur l’Algérie des années 80, Jean-Claude Fournier remonte le temps pour nous plonger cette fois-ci au cœur de la terreur révolutionnaire française. Il nous appelle à réfléchir sur cette époque de notre histoire en commentant et en analysant l’un des deux romans historiques de Charles Dickens, Un conte de deux villes.
LanguageFrançais
Release dateJul 26, 2021
ISBN9791037729002
La Révolution française selon Dickens: Essai littéraire et historique

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    La Révolution française selon Dickens - Jean-Claude Fournier

    Introduction

    Cet essai fut d’abord rédigé en anglais, selon les directives en vigueur à l’époque pour obtenir le diplôme correspondant à la maîtrise de lettres et civilisation anglo-saxonnes.

    Le sujet imposé alors par mon tuteur était intitulé : Dickens et l’Histoire. Pour le traiter, je devais surtout m’inspirer des trois titres du romancier victorien consacrés à des événements survenus avant sa naissance : Un conte de deux villes, Barnabé Rudge et Une histoire de l’Angleterre pour les enfants.

    Le premier des trois textes dont il est principalement question ici situe l’action entre Londres et Paris pendant la Révolution française. Le second relate les émeutes antipapistes de Londres neuf ans avant la prise de la Bastille. Sans vraiment préciser l’origine et la nature des violences racontées dans Barnabé Rudge, les premiers chapitres du Tale of Two Cities font allusion aux mêmes événements de 1780. Pour l’écrivain, les masses se comportent d’une manière à peu près identique des deux côtés de la Manche, bien que les circonstances aient été différentes.

    Dès l’introduction, le lecteur est averti que des causes semblables pourraient un jour ou l’autre conduire le prolétariat anglais du XIXe siècle à exiger une organisation sociale et économique d’inspiration égalitariste. La misère est la même. En dépit de sa cruauté envers les plus démunis, la justice est impuissante à juguler le crime. Les monarques sont insensibles à la souffrance de leurs sujets, les classes dirigeantes sont corrompues, tout comme l’étaient leurs homologues outre-Manche avant 1789.

    Des années plus tard, en revisitant mon mémoire, j’ai pensé qu’il pouvait peut-être intéresser le public français en recentrant le propos sur notre révolution. On a toutefois évoqué la manière dont Dickens raconte d’autres événements survenus dans le passé, dans son ouvrage pour la jeunesse, ou bien dans son deuxième roman historique.

    Afin de mettre en perspective cette vision anglaise d’un épisode de notre récit national, il nous a semblé utile de comparer l’œuvre de Dickens et le livre d’Anatole France, Les dieux ont soif. Ce roman traite plus particulièrement de la Terreur là où Dickens remonte jusqu’à 1750.

    Le Quatre-vingt-treize de Victor Hugo et d’autres historiens français ou étrangers de renom seront également sollicités pour apporter leur éclairage sur cet épisode sombre, mais fondateur de notre république naissante.

    Enfin et surtout, nous ne pourrons éviter de préciser comment la bien nommée « historical romance » anglaise ajoute un supplément d’âme aux sciences dites « humaines ». Ces dernières, en effet, peuvent parfois ne pas tenir compte des destins individuels bouleversés par des événements passés.

    Pour la structure de l’ouvrage et de son contenu, nous nous sommes fixé plusieurs objectifs :

    – Tenter de faire cohabiter une analyse à la fois littéraire et historique du texte de Dickens. Dans ce but, on a évité un jargon et une rigueur propres aux disciplines universitaires dont la méthodologie nous a en partie inspirés ;

    – Permettre à tout néophyte de progresser à son rythme dans l’intrigue et dans sa rencontre avec les personnages ;

    – Aider le lecteur à se construire une idée assez précise du contexte général dans lequel s’insèrent les itinéraires individuels. Dans cette perspective, il nous a paru utile de comparer les textes de certains spécialistes de renom et celui de Dickens pour la période considérée. Les références à des travaux érudits sont là pour voir si l’auteur victorien ne s’est pas trop éloigné de la vérité construite par les sciences humaines. Une bibliographie des sources consultées est fournie en fin d’ouvrage ;

    – Avant tout, donner envie de découvrir Un conte de deux villes, ceci en combinant approche thématique et chronologique. On s’est efforcé de limiter les informations sur l’intrigue et l’Histoire aux détails importants.

    On peut entrer dans cet essai en privilégiant certains sujets par rapport à d’autres.

    On peut également aborder le scénario dans l’ordre où les événements et les péripéties se succèdent dans le roman. Dans ce cas, on commencera par l’analyse dite « chronologique » du texte. Des passerelles sont possibles entre les trois grandes suggestions de parcours mentionnées dans la table des matières. On y distingue deux parties « thématiques » encadrant celle intitulée « Au fil des chapitres ». Ces diverses propositions de cheminement dans l’œuvre indiquent où aller chercher un complément d’information sur l’intrigue, les figures de style ou le contexte historique.

    On trouvera des détails complémentaires à l’approche par sujets de réflexion dans l’étude plus approfondie de certains épisodes, abordés quant à eux dans l’ordre où les événements sont censés se produire.

    – Concernant la dimension littéraire de cet hommage au texte du romancier britannique, elle consiste en une sorte de lecture suivie du Conte dans sa totalité, mais il ne s’agit aucunement d’un travail de spécialiste. On s’est contenté d’évoquer, en termes simples, certains des procédés stylistiques, rhétoriques, ou points de vue narratifs employés par l’auteur pour susciter notre émotion et nous faire vivre ces événements et nous y faire participer en les imaginant.

    Cet essai ne prend pas parti pour une « théorie » de la Révolution française. Il propose en revanche d’aborder le Conte en intégrant à l’analyse le recul rétrospectif apporté par deux visions, l’une philosophique l’autre romanesque, sur les totalitarismes du vingtième siècle. L’un des objectifs du présent ouvrage consiste en effet à suggérer le caractère prophétique du livre. Avant tout le monde peut-être, avant Arendt et Orwell en tout cas, Dickens a entrevu, dans les tueries de 1792 et de 1793, les atrocités à venir du stalinisme et de l’hitlérisme. À sa manière, l’auteur d’Olivier Twist devine l’émergence d’un système tyrannique d’un type nouveau dans l’histoire de l’humanité. Il illustre le saut qualitatif franchi par la Terreur dans l’aliénation des citoyens confrontés à l’horreur de l’extermination de masse sous de tels régimes. Il faudra attendre cent ans environ pour obtenir une description du phénomène dans ses dimensions politique, sociologique et philosophique, celle de Hannah Arendt. À peu près à la même époque, avec 1984, la littérature contribuera à son tour à une compréhension de la transgression éthique – voire civilisationnelle ! – survenue dans le cadre des mesures d’exception prises par le comité de salut public. Dickens ne peut encore nommer et définir ce phénomène nouveau, faute de posséder les outils conceptuels pour le faire. Orwell saura illustrer par la fiction comment les « meilleurs des mondes » imaginés au XIXe siècle pour éradiquer l’injustice sociale ont souvent métastasé en dystopies sanglantes. Le Conte de deux villes suggère à l’occasion la manière dont un stade supplémentaire dans l’aliénation humaine et la barbarie fut franchi par l’utopie libertaire, égalitariste et fraternelle de notre Révolution. Sans absoudre pour autant la monarchie absolue, la comparaison entre l’ancien régime et la toute nouvelle république tourne parfois au désavantage de cette dernière. Le livre de Dickens, avant ceux d’Arendt et d’Orwell, aide à comprendre pourquoi les « terreurs » modernes se sont révélées beaucoup plus systématiques que celle bricolée dans l’urgence par les apprentis sorciers français.

    En cela, le Conte des deux villes s’avère précieux, car prémonitoire, voire prophétique.

    Première partie thématique

    I

    L’arrière-plan

    Un auteur dont le sujet est le passé se doit de créer le sentiment que les scènes de la vie ordinaire qu’il choisit de raconter se déroulent dans une période historique donnée et dans un contexte politique, économique et social précis.

    Dans le cas qui nous préoccupe, deux types de paysages servent à planter le décor : les cités, les deux capitales en l’occurrence, et la province.

    Paris et Londres sont des lieux d’une grande diversité architecturale. On ne sera pas surpris d’y trouver des demeures, immeubles et monuments de toutes sortes, des plus luxueux aux plus sordides, en passant par la modeste villa d’un bourgeois où les personnages en détresse se refont une santé après les épreuves traversées.

    Dans le Conte de deux villes, les quartiers populaires parisiens sont dépeints comme de vastes prisons, desquelles les êtres humains ne peuvent s’échapper. En revanche, en dépit de tout le mal qui est dit sur l’insécurité de la capitale anglaise, le très mal famé East End de Londres s’en tire finalement mieux que le faubourg Saint-Antoine. Clerkenwell par exemple, l’endroit où réside le très louche commissionnaire de la banque Tellson, n’a droit qu’à quelques vagues remarques sur sa mauvaise réputation. Mais l’intérieur est fort bien tenu par l’épouse et la situation financière de la famille est infiniment plus enviable que celle de leurs équivalents français campagnards ou citadins. Cela peut paraître surprenant de la part d’un auteur qui n’a cessé de dénoncer la misère des grandes villes britanniques pendant la révolution industrielle, cinquante ans plus tard.

    En bon anglais, Dickens s’intéresse aux endroits où l’on se rencontre, où se tissent les amitiés, où l’on critique ceux qui décident de tout, où, l’alcool aidant, germent les mouvements de foules qui deviendront des émeutes, lesquelles prendront peut-être un tour insurrectionnel.

    C’est le cas de la taverne française où monsieur et madame Defarge fomentent leur vengeance et attisent la haine de leurs clients contre les aristocrates : « Les gens qui buvaient au cabaret ne faisaient en réalité que se lamenter […] et se faisaient à voix basse et menaçante de sinistres confidences. »

    Il est difficile de se représenter l’intérieur de l’établissement. Ne nous est dévoilée que la présence de quelques consommateurs jouant aux cartes ou aux dominos. Ces détails n’ont pas nécessité de grandes recherches documentaires de la part de l’auteur. Le lecteur est simplement prévenu que le débit de boissons est situé au croisement où se produit la scène du tonneau de vin renversé. L’estaminet a « meilleur aspect et sans doute une clientèle moins misérable que la plupart des autres boutiques. »

    À vrai dire, de tous les commerces, celui des époux Defarge est probablement parmi les mieux lotis. Il en va de même pour les magasins florissants qui vendent des lames et fusils de toutes sortes. Chez le coutelier, les poignards et les haches sont « aiguisés et luisants, les marteaux du forgeron lourds et la réserve de l’armurier impressionnante », signe qu’ils sont prêts à être utilisés à tout moment.

    En fait, on ne sait pas grand-chose de l’aspect extérieur et intérieur de l’établissement tenu par le marchand de vin. Ce qui le différencie des commerces et immeubles voisins, tous sordides, ce sont plutôt les personnages que l’on y trouve. Il nous faudra revenir sur cette scène lorsqu’il sera question du portrait sociologique que Dickens trace des forces en présence à l’aube de la révolution.

    Le faubourg Saint-Antoine, l’endroit où couve la violence à venir, se distingue d’un quartier populaire de Londres à la même époque par la mine famélique des habitants et l’apparence lépreuse des bâtiments. Les abords de la Bastille sont décrits comme une vaste geôle à ciel ouvert.

    Par exemple, au chapitre V du livre I (La boutique du marchand de vin), le cabaretier Defarge, Mr Lorry, un homme de confiance à la banque Tellson de Londres,¹ et miss Manette, la fille d’un prisonnier incarcéré injustement à la forteresse royale auparavant, sortent de l’auberge. Ils se rendent là où le Thénardier dickensien loge son mystérieux « locataire ». À l’extérieur de la taverne, le quartier apparaît dans toute sa laideur.

    Comme nous le verrons par la suite, ce sont tout d’abord la pénombre et les mauvaises odeurs qui caractérisent l’intérieur des maisons et même la rue. Les champs sémantiques utilisés sont ceux de l’absence de clarté et de la saleté ambiante : « cour sombre et nauséabonde », « obscur couloir pavé », escalier de pierre « non moins obscur », « repoussant », « répugnant », comparé à un « puits de mine crasseux ».

    Le décor (si l’on peut dire…) se distingue également par les odeurs qui s’en dégagent. Le dédale emprunté pour accéder aux combles est « empoisonné » ; l’air y est « corrompu », l’atmosphère « chargée » de « miasmes subtils », ceux des ordures déposées sur chaque palier. Tout en bas, la cour empeste en raison des déchets jetés par les fenêtres. Au fur et à mesure où l’on gravit les marches conduisant à la mansarde où le tavernier retient son « hôte » prisonnier, les émanations « infectes et nauséabondes du quartier » s’introduisent à travers une lucarne située entre deux niveaux.

    Les commerces de bouche, au contraire des marchands d’armes et, à l’instar de leurs clients, crient littéralement famine. L’enseigne du boucher et celle du charcutier représentent « les plus décharnés des morceaux de viande ». Elles sont à l’image des passants. Ces derniers, tels les tigres de la métaphore qui court tout le long du chapitre V, ont l’air de « bêtes traquées ». Les ombres qui hantent le Faubourg Saint-Antoine semblent avoir perdu leur part d’humanité. Ce sont des « créatures » dont les regards « lancent des flammes ». Ils sont devenus des fauves, prêts à « se retourner pour tenir tête à l’adversaire ». Ils ne trouveront, en guise de protéine animale, que du pâté ou du saucisson « fait de chien mort. »

    Le dessin accroché au-dessus de la boulangerie prévient les clients qu’ils ne sauraient soulager leur faim en grignotant les « maigres miches » de « sa pauvre réserve de pain ».

    Il nous faut remarquer ici que Dickens aime utiliser les enseignes des échoppes pour caractériser la prospérité ou la déchéance de l’établissement en se contentant de décrire l’aspect extérieur du quartier. Cela lui permet parfois de se moquer de la vanité humaine, qui consiste à parer le lieu ou ses propriétaires de vertus imaginaires. C’est un peu le cas pour les boutiques à peine entrevues dans le Faubourg Saint-Antoine, dont les pancartes prétendent illustrer l’abondance de victuailles qu’elles contiennent, mais témoignent au contraire de la disette ambiante. Il en va de même dans l’autre roman historique de Dickens, Barnabé Rudge, dans lequel le félin peint à l’extérieur du pub est censé symboliser la force et la vigueur. Mais il existe une différence frappante entre le roi des animaux et le tenancier alcoolique : « Le lion craquelé trônant au-dessus de la porte d’entrée, était donc, pour dire la vérité, un lion plutôt somnolent, apprivoisé et faible. ».

    La rue elle-même et les venelles qui en partent sont « tortueuses » et « puantes », sentent « les haillons » et « les bonnets de nuit ». Le soir venu, elles sont chichement éclairées par de « chétifs quinquets », qui se balancent « de manière incertaine, comme s’ils avaient été en mer ». Et, de nouveau, parallèlement à celle du vin versé, annonciatrice du sang qui va bientôt couler à flots sur les pavés de Paris, la métaphore liquide précède le tsunami révolutionnaire, fossoyeur de l’ordre ancien : « À vrai dire, ils étaient bien sur un océan, et le navire et son équipage couraient le risque d’essuyer une tempête. ».

    On y voit des immeubles vétustes ou lépreux, rasés au siècle suivant par Haussmann, des taudis faits de bric et de broc, desquels ne sort aucune fumée, preuve qu’ils ne sont pas chauffés. Le bois manque visiblement pour cuisiner les maigres repas de quelques châtaignes ou pommes de terre frites dans « quelques chiches gouttes d’huile ».

    Voilà donc le Paris de Dickens, ou plutôt ses quartiers supposés être les plus pauvres. Si l’on en croit les informations urbanistiques fournies par les historiens de l’époque, il n’est pas évident que la configuration sociologique de la ville ait été homogène à l’intérieur d’un seul secteur. En tout cas, le faubourg Saint-Antoine est décrit tel que Dickens imagine son aspect physique avant la prise de la Bastille. Plusieurs décennies après, lorsqu’il visita la métropole hexagonale, il serait étonnant que les zones populaires aient conservé tous les traits qu’il leur prête dans le livre. Malgré l’emphase compassionnelle propre à l’auteur, le tableau de la capitale française est relativement conforme à ce dont témoignent les chroniques de la fin du XVIIIe siècle. On y reviendra.

    Qu’en est-il plus précisément pour le contexte social, même si celui-ci a été esquissé à travers la description des endroits « de vie » ?

    En règle générale, on peut dire que nous sommes plongés dans un univers carcéral dans les deux cités. On ne peut s’empêcher de penser à la fameuse formule de Foucault : « Enfermer et punir ».

    À l’âge de onze ans, le père de Dickens fut emprisonné pour dettes. L’enfant, puis l’adolescent, lui rendirent visite plusieurs fois et furent très affectés par cette expérience, qu’il met en scène à maintes reprises dans son œuvre romanesque. Il n’est donc pas surprenant que les endroits de relégation fassent souvent leur apparition dans un livre qui traite de la Révolution française, mais aussi de l’Angleterre à la même époque. On ne s’étonnera pas non plus que les passages où l’on rencontre des gens privés de liberté soient empreints de l’horreur ressentie par le gosse lorsqu’il devait accomplir ces visites lugubres auprès de son géniteur. L’atmosphère carcérale qui domine à certains moments clés de l’histoire ne se limite d’ailleurs pas aux épisodes où les personnages principaux sont emprisonnés. On a vu plus haut que l’immeuble dans lequel vivent les pensionnaires du marchand de vin et d’autres locataires est décrit comme un établissement pénitentiaire. Les chambres ou les appartements de la macabre bâtisse sont en fait des « cellules » et l’édifice lui-même, un « abominable guêpier ». Lors de l’ascension vers le sommet du lugubre donjon où survit l’éternel « prisonnier » et néanmoins père de Lucie Manette, le texte s’attarde sur une lucarne auprès de laquelle doit s’arrêter le banquier pour reprendre son souffle. Il s’agit d’une sorte de hublot plutôt que d’une véritable fenêtre. Comme les « cellules » des condamnés « à vie » que sont les habitants de l’immeuble, elle est croisée de barreaux. Elle n’apporte aucun espoir de liberté, ni pour les locataires ni pour le mystérieux « détenu » du dernier étage. Notons au passage que la grille scellée aux murs de la lucarne est rouillée. Il n’y a donc pas grand-chose à attendre de cet ersatz d’œil-de-bœuf faussement ouvert sur l’extérieur. Certes, la vue sur les deux tours de Notre-Dame offre « quelque promesse de vie saine ou d’aspirations pures. » Cette indication contient-elle un message chrétien ? Doit-on en déduire que seule la religion peut apporter aux reclus des masses populaires un semblant d’espérance en une destinée meilleure ? Peut-être. Il nous faudra examiner si cette suggestion réapparaît dans la suite du livre.

    Pour ajouter à cette atmosphère pénitentiaire, les trois hommes précédemment rencontrés dans l’auberge sont surpris en train de regarder le « prisonnier » de Defarge à travers les fentes du mur, comme le feraient des gardiens chargés de la surveillance d’un détenu. Sa « chambre » est bel et bien une cellule. Dans la mansarde en effet, mis à part le banc de cordonnier utilisé par le captif pour confectionner les chaussures qui sont sa seule occupation depuis des lustres, on ne trouve aucun accessoire de confort, sinon un « grabat ».

    C’est avant tout la promiscuité qui caractérise l’immeuble où sont confinés les locataires. Ces derniers sont logés à la même enseigne ou presque que l’embastillé de longue date. On s’imagine en général une telle cohabitation forcée dans le genre d’endroit où sont détenus des hors-la-loi. Ici, les pauvres coexistent avec les repris de justice : « une grande bâtisse surpeuplée. » On retrouvera par la suite une densité humaine semblable dans les autres lieux de relégation sociale décrits au fur et à mesure que se déploie l’intrigue.

    Le « cachot » de monsieur Manette – il serait présomptueux de le qualifier de chambre ou d’appartement – est plus sombre encore que le reste de l’environnement. Defarge doit demander à son « hôte » si celui-ci peut supporter un peu plus de clarté. Une fois le vantail ouvert, l’emmuré vivant doit protéger ses yeux de la lumière tant il n’est plus habitué aux lueurs du jour.

    On doit cependant admettre que le tableau de la ville n’est pas homogène. Hors de Saint-Antoine, les rues s’animent, sont bien mieux éclairées et joyeuses. « Paris est une fête », pourrait-on dire à l’instar d’Hemingway qui la célébrera bien plus tard. Lorsque le groupe composé de Defarge, du banquier Mr Lorry, de Manette et de sa fille, s’éloigne des endroits populaires, les lampes, de faibles qu’elles étaient, deviennent plus brillantes et contrastent de plus en plus avec leurs « ternes » consœurs du faubourg. Les magasins sont « éclairés », les foules « joyeuses », les cafés et les portes des théâtres « illuminés ». Quelques lieues à peine ont été couvertes, et l’évadé de la « geôle » où il est resté enfermé de si longues années n’a plus à franchir les douves d’une forteresse pour retrouver la liberté. Ceci était en effet la manière dont Manette réagissait il y a peu, en sortant de l’immeuble qui lui a servi de prison : « En atteignant la cour, il changea instinctivement d’allure, comme s’il s’attendait à trouver un pont-levis ».

    Certes, on leur demande leurs papiers aux portes de la ville. Cependant, une fois les murs franchis, les lampes des militaires (ou policiers) qui ont contrôlé leur identité disparaissent peu à peu au loin et se confondent avec les étoiles. Ils ne sont pas pourchassés. Hors du quartier où il était reclus, n’était le sort indigne réservé aux damnés de la terre, la situation semble « presque » normale. On n’est pas encore sous la Terreur où les mêmes protagonistes devenus fugitifs risqueront le pire en s’évadant du huis clos révolutionnaire en pleine effervescence.

    En dépit de cette homogénéité apparente dans la misère du Faubourg Saint-Antoine telle que Dickens se plaît à le présenter, on peut en revanche constater une certaine mixité urbaine, sinon sociale, à l’intérieur d’un périmètre donné. À cet égard, un autre épisode, au cours duquel un enfant est tué (chapitre VII, Monseigneur à la ville), a valeur descriptive autant que sociologique ou romanesque. Outre les « trottoirs trop étroits » pour servir de refuge aux piétons, il existe des placettes où une foule peut s’assembler en cas d’incidents graves ou mineurs, et devenir menaçante. C’est le cas pour la fontaine où se produit la première confrontation, hautement symbolique et prémonitoire, entre les principaux protagonistes des événements à venir que sont les représentants de la classe dominante d’une part et le « Peuple » d’autre part. Comme la scène du tonneau de vin renversé, celle de l’accident annonce l’imminence d’une révolte populaire à grande échelle, plus structurée et dangereuse pour le pouvoir que les jacqueries paysannes et émeutes urbaines antérieures.

    De ce point de vue également, l’écrivain n’est pas contredit par les « vrais » historiens, et notamment par de célèbres contemporains. C’est ainsi que Furet, dans le premier tome de son ouvrage consacré à la période qui va de 1770 à 1814, souligne que les troubles constatés dans les villes et les campagnes, juste avant la prise de la Bastille, sont d’une plus grande ampleur que précédemment : « Dans ce grand mouvement anarchique où se dissout l’autorité, on retrouve les éléments traditionnels de l’Ancien Régime. Mais la nouveauté tient à une sorte d’orientation unanime qui naît de la conjoncture politique. »

    Le lieu où se déroule la confrontation après l’accident est décrit d’une manière à peine plus détaillée que l’itinéraire suivi par le carrosse auparavant. Dans son Histoire de la France de Vercingétorix à De Gaulle, Micquel parle d’un « lacis de ruelles ». L’auteur du Conte insiste lui aussi sur l’exiguïté de l’endroit où se produit le face-à-face entre l’aristocrate et une foule encore soumise mais cependant menaçante : « une petite place de dix à douze mètres carrés. » Est-ce pour indiquer que nous n’en sommes qu’à la répétition générale d’un soulèvement populaire qui va prendre plus d’ampleur ?

    En réalité, ce qui est le plus intéressant du point de vue historique, concernant l’hôtel particulier de Monseigneur tel qu’il est abordé au chapitre VII (Monseigneur à la ville), ce n’est pas tant le bâtiment lui-même que l’environnement dans lequel il s’insère. En effet, faute d’en découvrir beaucoup plus sur l’intérieur de cette auguste demeure, nous sommes renseignés sur sa proximité avec des résidences et quartiers prestigieux ou lépreux déjà évoqués précédemment. Elle se trouve non loin de Notre-Dame. Dickens voit un symbole dans le fait que les tours de cet édifice religieux soient presque « équidistantes » des deux « extrêmes » que sont Saint-Antoine d’une part, et l’enclave de luxe où trône l’aristocrate d’autre part. L’hôtel particulier de « Monseigneur », bien que luxueux, n’est cependant pas si éloigné des faubourgs où se trame la révolte à venir… Le message de réconciliation chrétienne porté par les cloches de la cathédrale Notre Dame risque pourtant pas de n’être pas entendu par les futurs belligérants.

    À ce sujet, il n’est pas inutile de faire remarquer que Dickens a consulté d’anciennes cartes de Paris afin de bien situer les endroits où les scènes urbaines se produisent.

    D’autre part, l’auteur victorien semble bien au fait de ce qui a motivé la construction de Versailles à l’écart de la ville. Nous avons tous appris à l’école que Louis XIV recherchait plus de salubrité en s’installant hors des murs, mais qu’il se méfiait aussi du peuple, maintenu à distance de la cour par la même occasion.

    « Monseigneur », quant à lui, ne se préoccupe guère d’une topographie qui augure mal de sa propre sécurité et de celle de ses pairs : « Quelle inquiétude si l’on y avait réfléchi ! Mais personne ne s’en souciait. »

    Et pourtant, les privilégiés auraient dû tenir compte de ce voisinage – plus urbanistique que social. Ainsi, dès que le carrosse s’aventure au-dehors, il doit emprunter des rues « trop étroites, sans trottoirs » où l’équipage risque de se trouver confronté à une foule hostile à travers un dédale de venelles qui sont autant de coupe-gorges. Cela est le cas lorsque les attelages estropient ou écrasent quelqu’un en roulant trop vite. Les cochers, en effet, ne prêtent guère attention aux manants qui freinent leur progression.

    Dickens a souvent été critiqué pour se montrer un piètre historien, notamment dans la manière dont il a traité cette période. Et pourtant, il ne semble pas commettre d’erreurs fondamentales dans sa description du Paris révolutionnaire. La topographie dickensienne de notre capitale correspond en tout cas assez bien à celle de Pierre Micquel : « Il n’y avait pas alors de quartiers riches et de quartiers pauvres. Toutes les classes étaient mêlées dans le lacis des ruelles et l’improvisation des maisons à étages. » Remarquons au passage que l’immeuble où Defarge tient son « hôte » prisonnier est situé au cinquième niveau d’une bâtisse sordide, signe qu’un luxe insolent pouvait parfois bel et bien cohabiter avec les pires taudis.

    Pour ce qui est de la France, l’aspect extérieur et intérieur des lieux où résident les puissants n’a guère droit à plus de développements que les baraques où végète le peuple. Dans le chapitre VII du livre II (Monseigneur à la ville), le palais parisien, occupé par celui qui symbolise à lui seul toute la noblesse de cour, est à peine décrit. Quelques mots suffisent à traduire le mépris éprouvé par l’auteur envers la caste de parasites que le personnage représente. Il est question du « boudoir, son sanctuaire », le « saint des Saints », dans lequel celui qui a ses entrées à Versailles procède à son rite matinal. Il s’agit de la dégustation du chocolat, cérémonie qui requiert à elle seule la collaboration d’une noria de serviteurs afin que ladite boisson arrive « jusqu’au gosier de Monseigneur. » Mais de la pièce elle-même, on ne sait pas grand-chose. Tout au plus apprend-on que la foule des admirateurs obséquieux attendant d’être reçue dans les salons n’y est point admise. On n’est guère plus informé sur l’ameublement et sur la décoration. Ils ont cependant droit, eux, à quelques précisions, sans que ces dernières aient un intérêt descriptif. Elles sont plutôt destinées à souligner l’incongruité de cet étalage de richesse en plein cœur d’une cité dangereuse pour la classe dominante : « car ces salons splendides à voir, parés de toutes les merveilles que le goût et l’art de l’époque pouvaient produire, étaient en réalité bien fragiles, surtout si l’on pensait en même temps aux épouvantails en guenilles […] qui se trouvaient ailleurs, sans doute, mais pas si loin que les tours de Notre-Dame, presque équidistantes de ces deux extrêmes. »

    Pour la découverte de cette résidence rurale d’un noble à la fin du XVIIIe siècle, il nous a été plus difficile que pour d’autres monuments de dissocier les murs d’une part, le type social qu’ils personnifient d’autre part. Ceci vaut sans doute pour toute l’œuvre de l’écrivain, mais plus encore pour ses deux romans historiques, surtout pour l’antre où hiberne l’ours aristocratique, dans le Conte de deux villes

    Dans le chapitre IX, intitulé « La tête de méduse », le fief de la famille Évremonde n’a rien à voir avec un château ou un manoir à la française telle qu’un voyageur anglais pouvait se les imaginer soixante ans plus tard. À la fin de l’épisode précédent (VIII, Monseigneur à la campagne), sa masse imposante et sa « vaste futaie » projettent de l’ombre sur « M. le Marquis » lorsque l’équipage arrive dans la cour d’entrée.

    Contrairement à ce qui fut le cas pour l’hôtel particulier à Paris, cette résidence est décrite avec une assez grande précision, en accumulant à nouveau les procédés anaphoriques. Tout est « de pierre » dans ce qui nous est présenté comme « une pierreuse affaire » : escaliers, balustrade, urne, fleurs, effigies, têtes de lion, bassin d’une fontaine. Tout, comme l’Ancien Régime lui-même, semble avoir été pétrifié depuis la construction de l’édifice, deux siècles auparavant. Ceci explique le titre du chapitre. Point n’est besoin d’être un expert en analyse de discours pour deviner quel message prétend véhiculer la répétition du même adjectif en rapport avec cette construction. Le « château » du marquis n’a décidément rien d’un refuge contre les mauvais vents de l’Histoire. Soho représente un tel lieu pour Dickens. Au XIXe siècle, c’est encore un quartier un peu champêtre, où le docteur Manette et sa fille essaient de vivre une existence bourgeoise (Voir VI livre II). Au palais prétentieux de Monseigneur, l’auteur préfère visiblement une enclave où il est possible de trouver un bonheur domestique sans ostentation, dans une certaine mixité sociale.

    La résidence campagnarde du marquis, au contraire de la maison où habitent les Manette à Londres, est lugubre. L’architecture est pourtant celle de la période baroque classique, où subsistent quelques traces de l’ancien château fort qu’elle fut sans doute au Moyen Âge. On s’en persuade en découvrant au passage que « le style de l’avant-dernier roi Louis » (c’est-à-dire du Roi-Soleil) « prédomine dans le mobilier ». Des détails qui peuvent sembler superflus sont offerts au lecteur, quant à l’absence de tapis au sol ou à la présence de chenets dans la cheminée par exemple. L’auteur veut sans doute nous faire prendre conscience du froid qui règne en hiver dans des volumes difficiles à chauffer. C’est ainsi qu’une autre anaphore, dont le répertoire appartient au champ sémantique d’un espace disproportionné pour une vie confortable, prend le relais de la précédente. L’aspect minéral (« pierreux »), de la vue extérieure donne le ton. Mise à part la « petite » rotonde où les deux hommes vont dîner, tout est démesuré, par la taille et le nombre : « vaste vestibule », « grand » salon, « haut » plafond, appartements privés « qui se composent de trois pièces ». Le surdimensionnement de toute chose n’empêche pas une autre métaphore de se frayer à nouveau un chemin dans un décor où la richesse des objets et des meubles est à la mesure de leur puissant propriétaire. Au sein du château, on retrouve en effet les ténèbres sépulcrales qui prévalaient dans le bâtiment du faubourg Saint-Antoine où le docteur Manette était séquestré avant d’être délivré par sa fille et le chargé d’affaires de la banque Tellson. La reprise de ce thème, celui d’absence de lumière dans des lieux divers, y compris là où on l’attend le moins, est une sorte de leitmotiv obsédant tout au cours de l’histoire. Les « grands salons » sont « obscurs ». Le vestibule est rendu « sinistre » par la présence de fouets et de cravaches. Les volets fermés de la « petite » rotonde ne permettent même pas à la nuit « sombre » de « se montrer » autrement qu’en « minces raies noires horizontales ».

    La dominante minérale du parc, ainsi que celle du jardin à la française, avec ses statues pétrifiées par le regard de la Méduse, s’impose jusque dans cette pièce à vocation intime, domestique pourtant. C’est en effet une « couleur pierre » qui s’insinue à travers les fentes ménagées dans les persiennes pour autoriser la lumière du jour à égayer un peu l’endroit où l’on trouve un espace à échelle humaine. Mais lorsque le valet ouvre les contrevents sur ordre de son maître, c’est un « vide ténébreux » qu’il contemple un moment avant de recevoir l’injonction seigneuriale de les refermer à nouveau. Cet aparté sans signification apparente renvoie à la vacuité existentielle qui étreint le noble à ce moment-là, juste avant la scène suivante. Durant ce long dialogue, son neveu va lui révéler la futilité de sa vie oisive, sans autre projet que celui d’inspirer la peur du châtiment à ceux de ses sujets qui oseraient contester le bien-fondé de sa position sociale. À travers la parabole de la Méduse, développée dans toute cette partie du livre, les passe-droits accordés à cette caste issue d’une féodalité moribonde sont comparés aux sculptures qui ornent le parc. Tout comme le monstre mythologique, les privilèges et ceux qui en jouissent ont été rigidifiés, pour ainsi dire, dans un instantané qu’ils veulent croire éternel.

    Tout, dans les informations qui sont savamment distillées au lecteur au cours de notre visite guidée dans les différentes pièces, en compagnie du maître des lieux, contribue à rendre compte d’un luxe ambiant superflu. Mais cet aspect grandiose va de pair avec l’austérité et la raideur « pierreuse » des statues et de la décoration à l’extérieur du bâtiment. Tout ou presque est « grand », « vaste », « haut », « large », comme il se doit pour un personnage de son rang. Mais ces caractéristiques s’accompagnent d’un inconfort qui renforce encore le sentiment de vacuité, qualifiée de « ténébreuse », qui semble étreindre Monseigneur en sa retraite provinciale…

    Seule est petite la pièce où l’oncle et le neveu vont confronter leurs points de vue sur l’existence et sur la manière d’envisager leur avenir. C’est dans cet espace exigu que les deux représentants de l’aristocratie déclinante vont se dire s’ils assument ou non l’incurie de leur classe sociale et les malheurs causés au peuple par leur lignée.

    À nouveau, ce sont les répétitions d’adjectifs, semblables ou proches par le sens, qui sont chargées de transmettre le sentiment de vide que souhaite traduire l’auteur. Nous découvrons ce petit Versailles (au cœur de pierre pourrait-on dire), tout comme l’est celui du maître de céans.

    On y entend un hibou dérangé par le flambeau du domestique qui accompagne l’aristocrate dans

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