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Autobiographie d’un siècle: Littérature blanche
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Autobiographie d’un siècle: Littérature blanche
Ebook166 pages2 hours

Autobiographie d’un siècle: Littérature blanche

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About this ebook

Prudence. Le décor d’une vie active est un grand échiquier, domaine de l’intelligence et des erreurs, de manœuvres habiles, souvent ratées. Politiques, financières, diplomatiques, toutes sont tributaires de l’imprévu.
Et les pions ?
Dans ce monde d’hier qui est déjà celui de demain, ils sont deux à avoir joué et observé. Le climat spirituel de leur dialogue n’exclut ni le rire, ni les plaisirs, ni même celui de l’autodérision.
Imprégnée de quotidien, d’aventure et de charme, la rencontre recrée une épopée individuelle où le romanesque n’écarte pas la vérité. Un siècle s’étend entre les premiers souvenirs et le dernier mot. Notre siècle.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Nicole Verschoore, née à Gand en Belgique, est docteur en philosophie et lettres. Boursière du Fonds national belge de Recherche scientifique et assistante à l’université de Gand, dès les années soixante-dix elle opte pour la presse quotidienne et publie toujours, entre autre, dans la Revue générale.
Autobiographie d’un siècle est son septième ouvrage, dont six ont parus aux éditions Le Cri. À Paris, Nicole Verschoore obtint pour son premier roman Le Maître du bourg (Gallimard 1994) le prix franco-belge de l’Association des Écrivains de langue française et, en mars 2008, à Bruxelles, le prix Michot de l’Académie royale de langue et de littérature françaises pour sa trilogie La Passion et les Hommes (Le Cri).
LanguageFrançais
PublisherLe Cri
Release dateAug 12, 2021
ISBN9782871066552
Autobiographie d’un siècle: Littérature blanche

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    Autobiographie d’un siècle - Nicole Verschoore

    Préface

    Le 2 septembre 2009

    Hier, à Bruxelles pour la rentrée, j’avais fixé rendez-vous à une étudiante qui désirait m’interroger pour son mémoire de fin d’études. – Avez-vous une devise, demanda-t-elle, pour définir la raison, le pourquoi de votre travail littéraire ?

    Je fus prise au dépourvu. Une devise ? La question évoquait ce dont j’ai horreur : le slogan publicitaire. Résumer le travail d’une vie en une seule phrase ?

    À tout hasard, je répondis : sauvegarder ce qui se perd.

    Au moment même, je réalisai que c’était en effet ce que je désirais faire.

    Certains soirs, lorsque je n’efface pas immédiatement les courriels dont j’ignore l’origine et que les fichiers qui ont excité ma curiosité m’apportent d’effarantes prévisions sur l’état du monde dans un avenir qui me semble proche, ou sur les guerres qui se préparent, je dois faire un effort presque surhumain pour me débarrasser du cauchemar. Je tombe dans un gouffre et ne vois pas comment en sortir. Les visions de la fin ne disparaissent pas par l’action bénéfique du raisonnement, elles laissent des traces : nos cathédrales et nos villes englouties sous l’eau qui monte, une ère glaciaire subite anéantissant le Nord des trois continents septentrionaux, la terre aride sans végétation et sans nourriture, l’eau rationnée, les humains dégénérés… J’ai beau me rappeler la grande peur qui saisit l’Occident avant l’an mille, les pythies de Delphes, Cassandre…, et rejeter la panique collective de l’information populaire qui gagne jusqu’aux esprits les plus savants, deux aspects des conjectures sont d’une évidence incontestable : l’évolution accélérée de notre mode de vie et le déclenchement – en Europe – d’une nouvelle grande migration de population. Ces deux aspects ne se prêtent pas à la fabulation. Le bouleversement de la civilisation occidentale a déjà commencé. Son impact sur l’avenir est prévisible. Il faut donc s’habituer à l’idée de la fin des perspectives traditionnelles. Et espérer, le moment venu, que puisse – en partie au moins – être sauvegardée la qualité de la civilisation à laquelle nous tenons.

    Personnellement, je ne pense jamais à ma propre mort, si ce n’est comme évidence. J’essaie de la préparer en ce sens que je mets de l’ordre dans mes travaux pour ne pas surcharger mon entourage quand je n’y serai plus. À n’importe quel âge, nous pouvons nous éduquer à accepter la durée limitée de notre passage sur terre. Dans ce domaine, la lettre d’Épicure à Ménécée est l’exemple même d’une leçon qui concilie philosophie et croyances. Plus difficile à envisager, la mort de ceux qu’on aime – qui portent l’avenir ou donnent un sens aux jours et aux moments – pose déjà la grande question des valeurs qui s’éteignent. La disparition est un néant. Il se remplira cependant des nouveaux apports du quotidien et celui qui accepte la mort a franchi le pas entre l’individu et la collectivité, car les autres sont en vie et la vie continue. C’est la perspective de continuation qui console, ne fût-ce que l’esprit, et cette consolation prouve que l’homme vit, pense et se sent lui-même membre de l’espèce. L’égoïsme et l’égocentrisme vital de l’homme se sont élargis, étoffés d’un égoïsme et d’un égocentrisme de l’espèce. Dans cet ordre de conscience, la disparition de l’humanité devient l’horreur absolue, du moins pour chaque être qui se la représente dans un état de sérénité. De même, à un degré plus limité, la fin de sa propre « civilisation ». Les acquis de la tradition sont la base et le fondement de l’identité des individus. Ma génération ne s’est jamais débarrassée du mal de conscience qui a assombri la décennie de la première bombe nucléaire, les images d’Hiroshima et les dégâts prévus par la folie du docteur Folamour. Se débarrasser de la peur d’un cataclysme planétaire ne fut pas évident, et lorsque les tentatives de pacification prirent une certaine envergure, l’adulte put, non pas envisager la paix sur terre, mais compter sur la volonté de certains de limiter le pouvoir des armes et des agressions. Un demi-siècle plus tard, la confiance en la raison de ceux qui gouvernent les nations et les peuples reste très limitée, et ce n’est pas joyeux que de vivre sans confiance en l’avenir. Les alertes de la mémoire n’agissent que sur peu de responsables, les écoles sont trop bondées, on y apprend trop de techniques et peu de prudence, et le struggle for life nourrit toutes les ambitions.

    En 1956-58, les premières années à la faculté de philologie germanique à l’Université de Gand en Belgique et la confrontation avec la littérature de l’après-guerre et du Gruppe 47 m’apprirent qu’au lendemain de la défaite allemande, le pays anéanti rassembla ceux qui, pendant des décennies, représenteraient la pensée moderne : Heinrich Böll, Günter Grass, Martin Walser, Max Frisch. Ils m’apportèrent l’écho européen de l’actualité que je suivais dans l’Express, avec Jean-Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud et Jean-François Revel, ou dans le Figaro avec Raymond Aron. De plus, comme je passais l’été à Capri, chez la très vieille veuve du maire de Naples, la Signora Ada Brindisi, belle-sœur de la Signora Tilgher, veuve d’un éminent professeur aux facultés de Rome, j’entendais pas mal d’échos italiens. Je lisais l’allemand et parlais italien. J’avais fait mes études en Flandre, les Pays-Bas m’étaient familiers, nous parlions la même langue. Dès 1965, j’y fus envoyée comme correspondante pour les Holland Festivals internationaux à Amsterdam, Rotterdam et La Haye. Je captai là des échos venant d’Amérique latine – Cent ans de solitude de Márquez et l’œuvre de l’étrange Luis Borges –, je rencontrai mes contemporains d’Angleterre, du Canada, d’Espagne, d’Autriche et de Suisse, ainsi que les intellectuels émigrés de Tchécoslovaquie, de Pologne et de l’Allemagne de l’Est. Ce fut un merveilleux temps de promesses et d’espoir, car tous représentaient le monde qui ne serait plus celui des erreurs et des massacres. C’était nécessaire de montrer les iniquités, l’esprit néfaste, le pouvoir mal partagé, l’aveuglement et l’inertie des foules qui s’en remettent aux dictats des dictateurs. Il fallait savoir ce qui s’était passé et ne pouvait plus avoir lieu.

    Puis survint une évolution bizarre : l’art continua à démolir l’héritage du passé pendant que s’installait dans les pays d’Europe occidentale une société déjà meilleure pour une grande partie des citoyens. Avant même que l’internet ne révolutionnât les habitudes, volontairement, par souci d’égalité sociale, les programmes scolaires s’appauvrirent. Les cours d’histoire et de littérature ancienne s’anémièrent. L’enseignement remplaça la mémoire du passé par l’apprentissage de méthodes de gestion de l’actualité. La notion de la patrie disparut presque totalement, ainsi que celles des devoirs envers les aînés, de la discipline imposée, du respect de l’autorité et de soi, le tout remplacé par des valeurs de réflexion, de décision et de choix personnels. Ce n’était pas mal vu, puisqu’on craignait les foules sans personnalité.

    L’enseignement au niveau supérieur est toujours de qualité et certainement efficace, car nos étudiants européens gagnent des bourses et s’expatrient aux États-Unis, au Canada et ailleurs.

    Ceux qui, en Europe, ne vivent pas de travaux intellectuels ou de réflexion personnelle, s’ils se cherchent, ne se situent plus comme avant dans une appartenance évidente, connue et fixe. Les responsables qui ont rayé des programmes scolaires l’enseignement détaillé du passé et de l’écrit traditionnel que nous appelons la littérature, n’ont pas prévu les conséquences de leur absence. Sans réelles attaches, l’individu qui se cherche s’intéressera à tout ce qui se présente, n’importe quoi : courants de pensée, religions primitives, totalitarismes politiques. Le message du visuel remplit les vides. Il envahit à tel point le panorama quotidien qu’il en efface bon nombre de détails qui, dès lors, échappent à l’observation. Dès l’enfance, le regard est fixé sur l’information extérieure, de sorte que le temps de l’observation personnelle se raccourcit. Et celui de la réflexion. Des quantités de fausses vérités et de faux devoirs pourraient ressembler à de l’endoctrinement, et une tolérance mal placée, être à l’origine de l’imprudence politique qui engagerait l’Europe dans une voie à sens unique d’où elle ne se dégagerait plus. Dommage.

    Dans l’intimité, entre amis qui vieillissent, se référer au milieu du chemin d’Alighieri est une façon légèrement ironique de rappeler le trajet de la vie que nous laissons derrière nous, tout en indiquant celui que nous empruntons déjà, sinon en sagesse, tout au moins avec gaieté et – peut-être – bonheur. Philippe nous rajeunissait, car nous avions dépassé ce mezzo del camin, la moitié des années que la vie nous accorderait, lui avec une longueur d’avance sur moi, ce qu’il me répétait volontiers pour faire honneur à ma bonne mine. Nous débordions d’énergie, plongés dans des travaux qui nous tenaient à cœur et ne dérangeaient personne. Au xxie siècle, l’âge qu’on dit mûr, non seulement commence plus tôt, il s’étend parfois jusqu’à l’aube de l’éternité, sans enfer et sans paradis, puisque nous ne croyons plus qu’aux nôtres, ceux que nous avons installés sur terre. Modifier l’ordre de l’existence est un privilège de l’esprit, et si le premier âge est celui de l’action et le dernier celui de l’au-delà, entre les deux, il y a mieux encore, celui du souvenir.

    1. Premier tableau, le Brésil

    Philippe rentrait du Brésil au moment où je revenais de Berlin. Je ne sus que bien plus tard que son départ fut pénible et que la nostalgie l’accabla si violemment qu’il ne put plus passer un instant sans s’occuper. Ce fut un retour qui mit fin à d’agréables perspectives, à ce qu’on appelle l’avenir quand on se croit maître de le forger. Comme Philippe était plutôt modeste en ce qui concernait son propre rôle dans les décisions du hasard, il recommença le train-train quotidien à Bruxelles avec l’illusion des optimistes qu’il trouverait bien un certain intérêt au boulot auquel il serait affecté. Il n’arrivait pourtant pas à dompter sa pensée, elle filait vers São Paulo et Rio. Il traversait l’Atlantique cent fois par jour et par nuit, plongeant dans le passé si proche encore.

    Nous nous connaissions à peine. Je le rencontrais au Club littéraire et chez des amis. Quadragénaire, il était le point de mire de ceux qui le connaissaient. Tous savaient qu’il repartirait.

    J’écoutais, impressionnée.

    Il avait été invité en tant que conférencier après ses premières années en Chine. On répétait qu’il avait appris le chinois. On ne le sait jamais, avait-il coutume d’interrompre celui qui y faisait allusion. Il passait pour passionné d’Histoire et avait, pour ceux qui lisaient peu, la réputation d’avoir lu des bibliothèques entières… Un verre à la main, on l’interrogeait. Il répondait volontiers, mais sans ordre, car il ne ratait pas l’occasion de s’amuser et avait le goût du cocasse, de l’absurde, du hasard et des surprises. Certaines remarques le faisaient penser à…, il changeait alors de ton et de registre et se replongeait dans une péripétie dont les détails, le décor et les personnages se gravaient dans ma mémoire comme autant d’aventures inouïes. Le faisait-il consciemment pour arrêter les questions, la curiosité qui l’entourait ? Peu de gens sont capables de s’intéresser longtemps aux choses sérieuses, me dirait-il plus tard. Il sautait du coq à l’âne pour dégrader les situations qui le mettaient en valeur, donnant aux épisodes une tournure bouffonne. Le saugrenu et l’inattendu l’attiraient. Il se fit ainsi une réputation de savant distrait et maladroit, alors qu’il était tout le contraire, avait une mémoire infaillible et faisait preuve d’un don d’observation infatigable. Dès la première fois, je le suspectai de se rendre ridicule pour compenser son image d’érudit. Il était l’homme qu’on écoutait, qu’on réinvitait. Sa petite célébrité – toute relative, ajoutait-il – regardait ceux qui y attachaient de l’importance, pas lui. Son bonheur était de choisir lui-même ses amis, de lire, de voyager, de vaquer à ses occupations bien programmées, le tout sous l’enseigne de mens sana in corpore sano.

    Le dimanche, avec une discipline de plouc, il faisait toujours les mêmes longues promenades, avec les mêmes amis. En été, il nageait en mer, l’hiver, reprenait l’équitation dans un manège qui lui plaisait, disait-il, parce qu’il y rencontrait de gais lurons qui n’ouvraient jamais un livre. Ou de jolies filles, à qui il faisait une cour toute littéraire. Il les charmait par un langage aussi désuet que ses manières. Pour ne pas s’enfermer dans son cabinet de travail, il acceptait

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