Le Doute en Héritage: Roman
4/5
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About this ebook
Un tiroir récalcitrant.Un mort dont on ne saurait parler.
Une ferme troglodyte à la réputation douteuse.
Un journal intime exhumé des dizaines d’années après les faits.
Delphine Violet découvre des vérités dérangeantes sur sa famille, celles qu’elle avait toujours voulu connaître sans que personne ne le lui permette.
Est-ce que Simone Haussuard lui a légué son secrétaire pour lui faire comprendre quel fut le drame de sa vie ? Ou bien pour lui instiller un doute sur son oncle «d’Amérique» ?
À travers la saga de familles angevines, le lecteur suivra Delphine dans son enquête sur la mort de Michel, le fils de Simone, l’héritier désigné de la fortune des Haussuard : suicide ou assassinat ?
Quand une mort suspecte se produit dans une famille fortunée, la méfiance s'éveille. Jetez-vous dans ce roman palpitant et découvrez la vérité.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né à Genève en 1942, Etienne Olivet a entrepris des études d’architecture à l’EPUL avant d’obtenir une licence es Sciences commerciales à Genève. Après une carrière bancaire comme membre de direction, il se réalise dans l'écriture grâce aux ateliers de la Société de Lecture de Genève. Désormais retraité et grand-père, Etienne Olivet publie avec cet ouvrage, son premier roman.
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Le Doute en Héritage - Etienne Olivet
Prologue
1959
Le corps désarticulé de Michel Haussuard gisait sur le sol inégal de la cour d’une ferme troglodyte abandonnée des environs de Doué-la-Fontaine. Une patrouille de gendarmerie, intriguée par la présence incongrue d’une Ferrari rouge vif échouée le long d’un chemin vicinal et visible à des kilomètres à la ronde, le découvrit le mercredi 9 septembre 1959, tôt le matin. Elle nota aussi que la voiture était stationnée en bordure de la haie de buissons d’épineux qui protégeait le vide béant de la cour de la Vigneaudière. Les gendarmes connaissaient ces lieux qui n’avaient pas très bonne réputation, la nuit tombée. Personne n’était en vue. Le tour de l’enclos bordé de barbelés, aussi épars que rouillés, ne révéla aucune présence. Le soleil commençait à pénétrer dans l’abîme de la cour. Les pandores prirent leur courage à deux mains et s’engagèrent dans l’escalier taillé à même le tuffeau que ne fermait plus depuis longtemps un portail de fer démis de ses gonds. Les marches usées par le temps jusqu’à les presque effacer s’enfonçaient dans le sol en un couloir sombre et étroit. Seule la lumière au bas, reflétée de la cour, les engageait à entreprendre la périlleuse descente.
Arrivés au pied, ils furent accueillis à bras ouverts par un homme étalé sur un amoncellement de grosses pierres. Mais la position bizarre de la tête d’où un mince filet de sang avait coulé leur fit comprendre que l’individu ne pourrait plus les renseigner à propos de la Ferrari rouge. Leur chef, aussitôt alerté par radio, leur donna l’ordre de ne toucher à rien, de ne laisser approcher personne et il déclara qu’il informait immédiatement la police judiciaire d’Angers. Au-dessus d’eux, un ciel sans nuage soulignait le calme absolu de l’endroit. Seul le chant d’une alouette laissait entendre qu’il y avait un monde au-delà des parois surplombantes qui s’élevaient d’une dizaine de mètres au-dessus du cadavre. Des cavités creusées dans la roche tendre, fermées ici ou là par des fenêtres aux carreaux disparus, parfois murées, indiquaient que, jusqu’à une trentaine d’années en arrière, une famille de paysans avait habité là avec tout son train de ferme, et cela depuis des générations. Les gendarmes se sentirent oppressés par toute cette minéralité massive. Ils remontèrent.
Avec un soupir, ils s’installèrent pour attendre longtemps…
L’enquête ne révéla rien. La trace relevée par les chiens allait directement de la voiture à une ouverture où la haie était moins épaisse, quelques brindilles cassées correspondant aux épines restées plantées dans les vêtements du mort confirmaient la chute comme cause du décès. Rien n’indiquait l’intervention d’un tiers. Seule la divulgation de l’identité du défunt souleva des vagues de médisances dans les milieux d’affaires de la bourgeoisie d’Angers. Peu de jours après la macabre découverte, la nouvelle du dépôt de bilan de l’ancienne et réputée Maison Haussuard et Fils, Négociants en vins depuis 1847, entérinait les soupçons du juge d’instruction : Michel Haussuard s’était suicidé à 28 ans pour fuir la responsabilité d’une faillite dont il était le principal fautif. L’enquête fut close et le non-lieu prononcé.
I
Delphine
1993
Delphine Violet se retrouva les quatre fers en l’air avec, dans la main, un morceau de la clé du tiroir récalcitrant de son secrétaire. Celui du bas, là où elle empilait les anciennes compositions soumises à ses élèves et qu’elle ressortait quand deux ou trois générations de potaches avaient effacé le souvenir des épreuves passées. Toujours à quatre pattes, elle essaya de le faire glisser en enfilant les mains sous le meuble, mais un fond fixé au cadre inférieur empêchait de l’atteindre. Ce secrétaire Napoléon III était bien construit, il devait représenter le savoir-faire des artisans français de son époque, souligner la gloire de ce nouvel empire destiné à briller sur l’Europe des arts et de la science. Mais avec les années, ses glissières désormais renâclaient. « Une forme de rhumatisme, vu son âge… » avait souri intérieurement Delphine. Surchargé de délicates marqueteries florales incrustées dans un placage de palissandre, son style indéfini signait son temps. De fines baguettes d’ivoire soulignaient le tour de chacun de ses éléments, aussi Delphine n’osa pas débloquer le tiroir avec un outil, de peur d’esquinter ce délicat objet, dernier vestige de la splendeur de Gabrielle Haussuard. Son arrière-grand-mère l’avait acquis avec l’hôtel particulier qui lui servait d’écrin. La somptueuse demeure sise sur ce qui était alors le boulevard de Saumur, l’artère de prestige d’Angers au tournant du XX e siècle, avait été offerte par Gabrielle en cadeau de mariage à son mari, Henri Haussuard. À son tour, Delphine avait reçu le précieux meuble de sa grand-mère maternelle Simone, veuve d’Albert Haussuard, le fils de la fameuse Gabrielle.
Ne pouvant sortir le moignon de clé resté dans la serrure, Delphine enleva le tiroir immédiatement au-dessus et parvint à débloquer l’objet de ses désirs. Elle l’enleva complètement et le déposa sur la table de la cuisine pour pouvoir en démonter plus tard la fermeture. Son enfance au domaine du Château de Hautehaie, propriété de sa famille paternelle, lui avait appris à ne pas avoir peur d’un simple tournevis. Revenant dans son bureau, avec les documents qu’elle cherchait, Delphine s’arrêta. Un rayon de lumière pénétrait par les espaces ouverts dans la façade du meuble et éclairait ce qui lui parut être un amoncellement de carnets éparpillés sur le fond, ce fond qui l’avait empêchée d’atteindre le compartiment le plus bas du secrétaire. Se mettant à genoux, Delphine y plongea les mains et en sortit quelques-uns. C’étaient en effet, des cahiers bleus, de format écolier, assez épais. Chacun portait, au centre de la couverture, l’année à laquelle il se rapportait et, dans l’angle supérieur droit, un nom calligraphié d’une écriture appliquée : « Simone Meillac ». C’était le nom de jeune fille de sa grand-mère maternelle.
Delphine sortit tous les fascicules. Le déménagement du meuble, entre le logement de sa grand-mère et l’appartement où vivaient Delphine et son mari, avait certes perturbé l’ordonnance des piles, mais Delphine les reconstitua. Il y avait quarante-six cahiers, le premier daté de 1914, le dernier de 1959. Curieusement, sa grand-mère avait continué à intituler de son nom de jeune fille les cahiers postérieurs à son mariage avec Albert Haussuard, son grand-père. Elle en ouvrit un au hasard : la date des jours y était notée dans la marge. Parfois les entrées se suivaient, à d’autres moments, plusieurs jours pouvaient s’être écoulés entre deux dates. Le texte s’y rapportant, généralement disposé en un seul paragraphe plus ou moins long, était écrit de la même écriture d’écolière appliquée que sur la couverture. Elle y lut :
« 25 août 1948 – Albert levé de bon matin. Doit recevoir le lot de fûts de bordeaux retardé par les basses eaux de la Loire. La récolte de Château-Besnard est compromise par la grêle d’avant-hier. Nous l’avions payée d’avance. Il est parti soucieux. »
Delphine s’arrêta. Elle eut l’impression de pénétrer dans l’intimité de ses grands-parents. Certes, elle avait hérité de ce meuble par la volonté de sa grand-mère, mais se souvenait-elle seulement de l’existence cachée de ce qui était bien un journal ? Le dernier fascicule était daté de 1959 et depuis, trente et un ans s’étaient écoulés jusqu’à sa mort. Pourquoi ne l’avait-elle pas continué ?
Cette découverte plongea Delphine dans ses souvenirs. 1959 était l’année du décès de son oncle Michel, le frère cadet de sa mère, celui dont on ne parlait jamais, si ce n’est que par des allusions feutrées. Certes, elle s’en souvenait, n’avait-elle pas neuf ans l’année de sa mort ? Mais, pour elle à cette époque, il n’était qu’un jeune adulte, joyeux et blagueur qui venait de temps en temps chercher du vin au Domaine et l’emmener faire un tour, cheveux au vent, dans une de ses voitures de sport. Y aurait-il eu un rapport entre sa mort, la fin du journal de sa grand-mère et le silence entretenu depuis sur tout ce qui entourait la famille Haussuard ?
Delphine, plus tard, avait su que le départ de son oncle avait été tragique ; on avait mentionné rapidement « qu’il s’était enlevé la vie » et on avait passé à un autre sujet. Peut-être que ce drame avait justifié l’arrêt du journal ? Dernier porteur du nom Haussuard, la lignée s’était éteinte avec sa mort. Certes, il avait deux sœurs aînées, mariées et ayant eu des enfants (Delphine n’en était-elle pas une d’entre eux ?), mais il n’y avait plus de Haussuard en Anjou ou ailleurs dans le monde. Il ne restait même plus rien de la fameuse maison Haussuard.
Sic transit gloria mundi… se dit Delphine en souriant à son propre tic professionnel : n’était-elle pas professeur de latin et de grec ? Ces réflexions l’amenèrent à considérer sa propre vie.
Elle avait atteint la quarantaine, mère elle-même de trois enfants qui « poussaient » bien. Elle se plaisait à voir en Éric, son mari, un quatrième tant il était encore insouciant et jeune d’esprit. Non qu’il n’ait la tête sur les épaules quand il s’agissait de choses sérieuses, comme de l’administration des affaires familiales ou la gestion de son bureau d’architecte, mais bien par la créativité, la curiosité et l’ouverture avec lesquels il abordait son métier ou les aléas de la vie en général.
Delphine et lui s’étaient rencontrés à Paris, alors qu’elle « faisait » son école normale supérieure en vue d’une agrégation en lettres anciennes : les bals de l’École d’Arch’ étaient très courus… Éric Violet étant lui-même originaire d’Angers, ils s’étaient trouvés des affinités communes qui les aidaient à surmonter la solitude dans une grande métropole. Leurs études achevées et de retour dans leur cité natale, ils s’y marièrent. Delphine avait été immédiatement engagée comme professeur au lycée Joachim-du-Bellay de cette même ville. Le vénérable établissement, alors encore réservé aux filles, l’avait connue lycéenne et c’est là que, très probablement, elle terminerait sa carrière, chargée d’ans et de considération.
Delphine rit toute seule à cette idée : elle ne se voyait pas en retraitée, toute ridée et courbée sous le poids de ses cabas ! Elle se considérait encore dans sa pleine jeunesse. D’ailleurs, face à son miroir, elle se trouvait plutôt jolie avec ce qu’il fallait aux bons endroits, comme le prouvaient les caresses toujours enflammées d’Éric. De taille moyenne sans être petite, elle s’était laissé pousser les cheveux, marron aux reflets dorés, pour en faire une queue-de-cheval qui « l’allongeait », estimait-elle. Pour le quotidien, elle avait adopté le jean et souliers plats, sweaters ou des chemisiers colorés en été, pour paraître moins sévère vis-à-vis de ses élèves à qui elle enseignait des matières déjà suffisamment austères sans qu’elle y rajoutât un look rébarbatif.
Enfants, elle et son frère aîné de deux ans, Marc-Édouard, avaient grandi sans problème. De caractère calme et réfléchi, assidue sans être brillante, Delphine traversa sa scolarité en évitant tous les écueils. Rien ne la prédisposait à entreprendre l’étude des langues classiques mais, au lycée, elle avait pris goût au latin, puis au grec, fascinée par la souplesse créative de celui-ci et la concision si acérée de celui-là. Dans la vie courante, Delphine aimait à croire qu’elle appliquait à sa pensée les mêmes principes de raisonnement, car elle estimait qu’elle seule savait réfléchir aux besoins du quotidien. Éric, lui, voyait à plus long terme et sa réflexion, aussi sage fût-elle, tenait plus du rêve que de la réalité du moment présent. Mais Delphine était plus sujette au doute et elle attendait de son mari qu’il la conforte dans ses conclusions. Aussi recherchait-elle souvent son accord, son soutien. Elle le considérait comme un roc sur lequel elle pouvait prendre appui pour poursuivre la route.
Delphine se secoua ; elle s’était laissé entraîner à des rêveries qui ne lui étaient pas habituelles. Est-ce que ce journal si fortuitement découvert, porterait en lui quelque influence obscure ?
Elle décida d’en parler à sa mère, Julie, la fille aînée de Simone. L’heure était propice, elle prit le combiné mais le reposa aussitôt. Comment sa mère allait-elle réagir à la nouvelle de cette découverte ? Connaissait-elle seulement l’existence même de ce journal ? Elle qui semblait avoir banni de sa vie tout ce qui concernait les Haussuard, jusqu’à sa propre mère, voudrait-elle seulement entendre ce que Delphine allait lui dire ?
Julie Bonniot, née Haussuard, avait un caractère bien trempé avec, pour faire bon poids, une tendance marquée à « monter les tours » si elle était contrariée. « Une véritable soupe-au-lait
», soupira Delphine. Mais il fallait en avoir le cœur net. Ce n’est donc pas sans une certaine appréhension que, reprenant le récepteur, elle composa le numéro. Ce fut Julie elle-même qui décrocha :
« Allô ! » aboya-t-elle d’un ton qui aurait fait croire à un non-averti qu’il l’avait sortie de son bain… Delphine, habituée, ne se laissa pas démonter :
« C’est moi, Delphine, tu vas bien ?
– J’entends bien que c’est toi et je vais bien aussi. Que me veux-tu ?
– Tu savais que Simou tenait un journal ? (Delphine avait trouvé, encore toute petite, ce diminutif alors qu’on lui suggérait d’appeler sa grand-mère Maminou, un nom qu’elle jugeait beaucoup trop long.)
– Oui, il me semble. Mais on ne l’a jamais retrouvé. Elle a dû le détruire. Pourquoi cette question ?
– Je l’ai déniché ! Caché dans un espace au-dessous du dernier tiroir du secrétaire, celui qui a toujours été si difficile à sortir. Il y a quarante-six gros cahiers. C’est toi qui devrais les avoir. Je te les apporte la prochaine fois que je viens au Domaine.
– Ah non… surtout pas ! Ce serait comme si son fantôme m’apparaissait ! Quand elle t’a légué ce monument, elle devait très bien savoir ce qu’elle faisait… Elle a toujours su pourquoi elle faisait les choses. Ce cadeau ne doit pas manquer à la règle ! Il fallait qu’un jour ou l’autre tu découvres ce journal qu’elle avait sciemment caché. Tu l’as déjà lu ?
– Oh non ! Juste quelques lignes au hasard, pour voir de quoi il s’agissait. Mais j’ai tout de suite eu un sentiment de gêne, comme un visiteur qui entre dans la chambre à coucher des maîtres de maison sans y avoir été invité. Je pensais que toi seule avais en premier le droit de lire ce document…
– Tu sais bien que je ne veux plus rien avoir à faire avec ma mère. Si je n’ai pas voulu l’accompagner au cimetière, ce n’est pas pour que son esprit revienne me hanter par l’entremise de ses souvenirs. Ce journal t’était destiné, elle t’adorait. Tu étais son rayon de soleil qu’elle disait ! Fais-en ce que tu veux… Garde-le si ça t’amuse. Lis-le si tu en as la patience, tu y apprendras sûrement que j’ai toujours été la méchante… Mais, en tout cas, tu ne m’en parles jamais plus ! »
Et Julie Bonniot raccrocha.
Delphine soupira : « Elle ne m’a même pas demandé comment j’allais… » Mais la réaction de sa mère ne la surprit pas. Le contraire l’aurait vraiment étonnée bien que déjà trois ans se fussent écoulés depuis le décès de sa grand-mère. Décidément, ces vieilles plaies ne se cicatrisaient pas, pourtant Delphine avait bien cru à une réconciliation entre les deux femmes lors de son mariage avec Éric, vingt ans plus tôt. Cependant, ce ne fut qu’une embellie de quelques mois, un an peut-être. Jusqu’à ce que certaines paroles malheureuses de l’aïeule, à propos d’une quelconque plate-bande dans le jardin de sa fille, rompissent définitivement tous les ponts.
Le téléphone reposé, Delphine resta songeuse dans son fauteuil.
Delphine reconnaissait qu’elle avait eu une enfance, une jeunesse même, pleine de bonheur. Maintenant, considérant son passé du haut de ses quarante-trois ans, elle devait bien admettre en toute honnêteté qu’elle avait vécu dans une famille privilégiée, pas seulement sur le plan matériel, mais surtout par l’harmonie qui les avait entourés, elle et son frère Marc-Édouard. Ils avaient passé toute leur enfance à Thouarcé dans la maison de ses parents. Son père l’avait héritée à la mort de ses grands-parents, Jeanne et Jules Bonniot.
Delphine n’avait pas connu ces aïeux, elle avait à peine un an quand un fatal accident de voiture leur était arrivé. Leur souvenir avait marqué son enfance par l’évocation de la bonne entente et de la complicité de tous les instants qui les unissaient, un exemple que ses parents suivaient en pleine communion. Ces réminiscences mélancoliques n’étaient pour elle que des ouï-dire et elle avait dû se créer les images à partir de vieilles photos et des récits de la famille.
Elle pensait aussi à Simone Haussuard, son autre grand-mère qu’elle avait bien aimée. Elle l’accompagna jusqu’à ses derniers jours, la seule en fait qui s’occupait encore de la vieille dame recluse dans un modeste appartement, entourée de quelques épaves sauvées du naufrage de la maison Haussuard.
Le logement où Simone avait vécu, aussi loin que remontaient les souvenirs de Delphine, se situait dans un immeuble sans âge de la rue du Mail. Plutôt sombre, Simone avait pallié le manque de lumière, tombant chichement des fenêtres étroites, par des murs blancs, des meubles aux couleurs claires et par des quantités de lampes de table qui chassaient les ombres des moindres recoins.
En bonne forme physique en dépit de la rondeur de ses formes et de tous les malheurs qu’elle avait vécus, elle avait gardé jusqu’à la fin un abord avenant, qu’elle soignait en se vêtant de teintes fraîches et préférant même le pantalon. Ne les portait-elle pas dans la vie de tous les jours, laissant robes, jupes et autres tailleurs pour les « sorties » ou les « grandes occasions » ? Elle conservait une certaine jeunesse d’esprit qui rendait sa conversation agréable tant qu’on ne la contredisait pas, car elle avait des idées bien arrêtées sur toutes sortes de sujets. Il ne fallait alors pas lui tenir tête, sous peine d’être ostracisé pour un temps indéfini !
Le sujet qui fâchait le plus était de mettre en doute les valeurs qu’elle professait, en particulier tout ce qui touchait à la transmission du patrimoine familial qui ne devait et pouvait que revenir à un seul, un mâle. Elle aurait toléré une fille, à condition qu’elle fût unique et mariée à un homme capable, selon son propre jugement, d’en assumer la gestion. Pour Simone, la femme n’avait comme seul devoir que d’assurer « l’élevage » des enfants et d’offrir à son mari les conditions lui permettant de remplir son devoir