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Seconde Guerre mondiale - La Mer était rouge
Seconde Guerre mondiale - La Mer était rouge
Seconde Guerre mondiale - La Mer était rouge
Ebook527 pages7 hours

Seconde Guerre mondiale - La Mer était rouge

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About this ebook

À la fin de l’été 1939, le Canada entre en guerre. Pour des milliers de jeunes hommes, l’enrôlement se présente comme une occasion d’apprendre un métier, d’acquérir une formation et de toucher un salaire décent.

Parmi eux, il y a Jean Lévesque, qui cherche désespérément à donner un sens à sa vie en portant l’uniforme des Fusiliers Mont-Royal.
Dès lors, il s’accroche à la guerre comme à une bouée. Lui et ses camarades ignorent encore qu’elle les mènera en Islande et en Angleterre, toujours loin du front, de l’ennemi et des combats. Résignés à vivre leur guerre en figurants, ils verront leur destin chamboulé, un matin d’août 1942, sur la plage de Dieppe.

La Mer était rouge s’inspire des témoignages des survivants, d’archives inédites et des théories qui ont fait du raid de Dieppe un événement mythique de la Seconde Guerre mondiale. La guerre s’y incarne à travers le quotidien, l’espoir et l’amour de ses protagonistes principaux – des soldats pour qui le temps pressait de quitter la monotonie des entraînements pour vivre, dans sa brève intensité, la violence d’un jour de combats qu’ils n’auraient jamais pu imaginer.
LanguageFrançais
Release dateOct 25, 2021
ISBN9782898180903
Seconde Guerre mondiale - La Mer était rouge
Author

Nicolas F. Paquin

Écrivain et conteur, Nicolas F Paquin a publié une dizaine de livres et a été à plusieurs reprises boursier des conseils des arts québécois et canadien. Récipiendaire d’un prix OEuvre de l’année du CALQ, du prix Philippe-Aubert-de-Gaspé ainsi que de la Médaille de la Commune de Berneval-le-Grand, il consacre une large part de son oeuvre à faire vivre la mémoire d’hommes et de femmes qui ont subi la Seconde Guerre mondiale. Depuis 2017, il a développé une connaissance pointue des récits de vie de ceux qui se battirent à Dieppe sous l’uniforme des Fusiliers Mont-Royal. Ils sont à la source du présent roman, La Mer était rouge.

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    Seconde Guerre mondiale - La Mer était rouge - Nicolas F. Paquin

    Chapitre 1

    22 H 40, 19 Août 1967

    Dans la grande salle du vieux Café des Tourelles, place Camille-Saint-Saëns, à Dieppe, ça sent le Picon bière, le calvados, la cigarette, le tabac à pipe, la sueur et les aisselles d’une chaude journée d’été qui tire à sa fin.

    L’ambiance n’est pas comme d’habitude. À cause des étrangers. Demi-dieux, vedettes, héros. Héros ! À Dieppe, on prononce ce mot avec l’éclat d’un ballon qui touche une ampoule chaude. Ce soir, il suffit de survoler les conversations pour constater qu’on ne parle que d’eux, et du jour où ils le devinrent. Même après un quart de siècle, personne n’a oublié.

    « Vingt-cinq ans, c’est pas une éternité.

    — Admets tout de même que vingt-cinq années depuis la guerre, c’est toute la France qui a changé.

    — Ah ! Ça, je veux bien. Les jeunes, c’est plus ce que c’était. Tu les vois, les yéyés, prendre le maquis ? Prendre les armes ? Prendre des risques ? Tu as raison, il est loin, le temps de la Résistance. Tous ces singes qui gigotent comme Cloclo ou Johnny Halliday, ça irait derechef au Service du travail obligatoire. Et je t’arrête tout de suite, car je sais que tu te prépares à me répliquer qu’il faut que jeunesse se passe. Eh bien non ! Je te cite Malherbe : « Qui cesse d’espérer, il cesse aussi de craindre ». Voilà ! Les jeunes de notre temps n’ont pas de courage, parce qu’ils n’ont ni espoir, ni crainte. C’est ce qui nous a fait choisir la Résistance en 42, nous. »

    Chacun y va de son récit épique. Parfois, les propos enflent, comme le nez couperosé des piliers de bistro.

    « J’y étais, moi. Je les ai vus. Et celui-là, à gauche… Le deuxième, avec l’espèce de menton. Tu vois ? Eh bien, je mettrais ma main au feu qu’il était par là, du côté de la rue du 19 août 42. Mais elle ne portait pas le même nom, la rue. C’était quoi, déjà ?

    — Rue de la Martinière. J’y ai trouvé les deux gars, au pied des vespasiennes. Papa était brancardier. Il les a emmenés à l’hôpital.

    — Qu’est-ce que tu racontes ! Ils étaient morts !

    — Ça, c’est ce que tout le monde dit ! Mais mon père, lui, il a vu des choses… »

    Les paroles demeurent en suspens, comme une fumée de Gauloise. Assis sur le bout d’une fesse, sur le bout d’un tabouret, au bout du comptoir, des habitués déballent leur petit bout d’anthologie :

    « Ma mère en a vu arriver deux. Elle a dit ‘Oh ! Des Anglais’. Mais c’était pas des Anglais ! Ça non ! Ils disaient ‘J’voudra bin pas vous indisposer, mais on est des Canadins frinçais’…

    — Ce que tu les imites mal ! Écoute-les, écoute-les ! C’est pas ainsi que ça cause, des Québécois.

    — Oh ! Mais ils n’étaient pas Québécois. Ils étaient Acadiens !

    — J’aurai tout entendu ! Pourquoi pas des Indiens du Canada ? »

    La serveuse, prise d’une bouffée de nostalgie, s’essuie les yeux du coin de son tablier.

    « J’en ai vu une dizaine dans la cour, mains en l’air. Les Allemands les tenaient en respect. Il y en a un qui m’a vue, par la fenêtre de l’étage, et il m’a dit que j’étais belle.

    — Bon, voilà qu’elle recommence avec ses histoires, soupire son mari en remplissant un verre. Comme s’ils avaient eu le temps de jouer aux séducteurs…

    — Et pourquoi pas, gros bêta. Il m’a dit son nom, mais j’étais si bouleversée que j’ai oublié. Je me souviendrai toujours de son sourire… Ils sont tous morts, je crois. Les pauvres gars ! »

    Les souvenirs flottent dans une tapisserie de smog sous les solives anciennes. Ça fume tant qu’on ne distingue plus du bois les nœuds tordus et leur veinure séchée par leurs siècles de loyaux services.

    « Et toi, tu faisais quoi, en août 42 ?

    — J’étais cuisinier au champ de course. Je pissais dans le potage des Boches. »

    Les habitués du Café des Tourelles, ce sont encore et toujours les autochtones du terroir dieppois. Ce n’est pas le terroir ; c’est plutôt le fond de mer. Car Dieppe est un port de pêche, et même si, à cette extrémité de la vieille ville, la faune n’est plus tout à fait celle du quartier du Pollet, elle demeure, dans sa chair et dans son sang, aquatique.

    « Nous vivions dans un gobe creusé à même la falaise. Les Boches nous ont forcés à l’abandonner. Aujourd’hui, tout est casematé, bétonné. Puis, il n’était plus question de pêcher. Ils avaient réquisitionné le port et miné toute la zone navigable.

    — Alors, de quoi viviez-vous ?

    — Papa est devenu serveur au bistro. Lui pour qui prendre la flotte était une seconde nature, eh bien il est mort du foie en 47… »

    Après plus d’un siècle, le Café des Tourelles demeure la destination quotidienne de ces irréductibles Normands du Nord. Les plus vieux ont le calme placide d’un chalutier qui revient de la pêche. Ils ont le visage tanné par le soleil de la Manche et l’air du large. Dans leurs rides se lit la carte des rues obliques du vieux Dieppe, et leurs moustaches, quand ils parlent, vont et viennent comme l’écume qu’abandonne la mer quand elle se retire, au retour de leurs navires.

    Ces êtres tranquilles dont le cœur bat au gré des marées ne sont pas les seuls à fréquenter les Tourelles. La jeunesse s’y pose parfois.

    « Tu vois ces messieurs, là-bas ?

    La jeune femme acquiesce. Elle a tout au plus vingt-cinq ans et c’est sa première visite aux Tourelles. L’ambiance l’amuse, mais la voix de Dick Rivers lui manque. Ce soir, son copain oublie comme elle est belle. Il est venu pour voir ces hommes forts, remarquables par leur accent à abattre des épinettes, leur visage dur et la lenteur de leurs gestes.

    — Ces messieurs, ce sont ceux qui ont survécu au raid de Dieppe, il y a vingt-cinq ans.

    — Un raid ? Ici ? »

    Le Café des Tourelles doit son nom à l’allure de la porte en arche qui se dresse au bout de la rue des Bains, ultime vestige des fortifications qui ont protégé Dieppe des troupes de John Talbot lors de la guerre de Cent Ans. Le vieux théâtre lui fait face. Jadis, le café accueillait le public à la fin des représentations. Puis, les spectacles ont cédé l’endroit au cinéma. Mais le projecteur s’est tu peu après la mort de Gérard Philipe et, depuis le tournant des années 1960, plus aucune lumière ne filtre au travers de la pellicule de cellulose dans l’ancien théâtre de Dieppe. Il est fermé. Il attend. Les regards qui se portent sur sa façade bétonnée se rappellent de moins en moins qu’il accueillit tour à tour Saint-Saëns, Liszt, Rossini…

    Ce soir, la lune est presque pleine. Aux Tourelles, des hommes de France ont invité ceux du Canada. Les héros, justement. Toute la journée, ils ont paradé sous les drapeaux et les bravos. Ils ont épuisé la fanfare. Ils ont vu les ministres, les Dieppois, les souvenirs et beaucoup d’émoi. Il y avait même ce crétin de Mountbatten. Pas un pour en dire du bien, de Mountbatten. Il est venu, il a vu, et est reparti. Bon débarras, qu’ils ont dit, les héros. Pour eux, cet homme a du sang sur les mains. Le leur.

    On les a assis à une grande tablée. On les fait boire. On les fait raconter. Les vestons ont fait place aux bras de chemise. Les cravates se sont dénouées. Parmi ces hommes dans la force de l’âge, il y a celui qui se tait. Il est grand et trop mince. Il a une mâchoire carrée. Les épaules aussi. Son épaisse chevelure refuse obstinément de grisonner. Ses yeux brillent comme les aiguilles d’une montre peintes au radium. L’homme se parle à lui-même. Son bock s’incruste dans l’habitude de ses jointures. Il garde ses distances. Il est avec les autres comme un mort parmi la troupe. Il y en a, comme ça, qui ne veulent pas parler. On les aime quand même. Celui-là s’appelle Jean Lévesque. On lui paie bière par-dessus bière, puisque sa chope est toujours vide. On ne lui épargne aucune tape sur l’épaule, aucune accolade. On aime tous les Canadiens.

    Lévesque quitte un instant la noyade à laquelle sa chope l’invite. Il regarde sa montre. Il a oublié de la régler depuis son arrivée. Il tente de l’ajuster, mais il y a trop d’aiguilles dans cette montre. Ses doigts tremblent et sa vue s’embrouille. La boisson le place peu à peu dans cet état où plus rien ne l’éprouve. Un état dont, ce soir, il a profondément besoin.

    La journée a été harassante. Ça a d’abord été l’arrivée à Dieppe par le train, après une nuit à Paris. On l’a emmené à son hôtel où, sans attendre, on l’a repris et propulsé dans une Citroën DS en direction du cimetière. Ils étaient tous là : Milot, Picard, LeBel, Boulanger, Senécal, Goldin, Langevin, Caisse… Pour chacun est revenu d’entre les morts un visage oublié depuis plus de deux décennies. Puis ça a été le dîner, qu’ils ont appelé déjeuner. Puis, la plage. Puis, l’église Saint-Rémy. Et l’apéro. Et le souper. Non ! le dîner, comme ils disent ici. Retour à la plage. Monument. Cérémonie. Journalistes doux comme du velours. Maire, maire adjoint, préfet, sous-préfet, couronnes de fleurs, bouquets de compliments, processions d’enfants qui disent merci et parade d’uniformes sous des salves de bravos. Hommage aux morts, reconnaissance aux vivants. Questions, remugles de souvenirs, pétarades de motocyclettes sur l’esplanade et palpitations. Saleté de Mountbatten. Les gars ont blagué : si seulement il leur avait resté quelques munitions et un Lee-Enfield. Pourriture de Mountbatten.

    Jean s’est senti seul. Seul et malheureux. Il en a eu marre des photos. Deux couples lui ont demandé un autographe. Lui, il cherchait le théâtre. Détruit, probablement.

    Il n’a pas osé s’informer pour ne pas subir l’amabilité d’un guide extatique en présence d’un héros. Il était où, dans ce cas, le théâtre ? À la place de l’hôtel où il logeait ? Il en était presque certain. Mais tout avait tellement changé. Ou bien non, tout était pareil. C’est lui qui avait changé. Le ciel était demeuré bleu, et les galets continuaient de rouler sur la plage… Il a trouvé le théâtre en trouvant le dos de l’hôtel. Il a vu ce dos en même temps que celui d’une jeune femme à qui il a voulu parler. Elle avait les cheveux libres et blonds comme ses cuisses, sous les motifs géométriques d’une robe très courte. Et des fesses…

    « Vous êtes Canadien ? Oh ! J’adore votre accent. J’aimerais tellement visiter l’Expo internationale de Montréal. »

    Il est revenu devant l’hôtel, cette jolie fille sur les talons. Il a regardé autour. Ça devait être là. Elle n’a pas compris. Il s’est accroupi. Il a touché l’asphalte très longtemps, sans dire un mot. Elle a trouvé l’atmosphère lourde. Lui, c’est le passé qu’il supportait mal. Il a murmuré quelque chose d’inaudible, puis il s’est relevé, le front fier et les yeux comme quand la mer est verte.

    Ils ont marché jusqu’au Bas Fort Blanc, rue Alexandre-Dumas. Lui, les mains dans les poches, elle, sa silhouette ondulant. Et c’était beau. Elle avait définitivement un cul… Elle étudiait la sociologie. C’était ses vacances d’été. Elle lui faisait de l’œil. Il regardait les falaises. Il s’est assis à l’ombre d’un parasol et a commandé deux bières. Elle a eu peine à croire qu’il connaissait Hemingway, Sartre, Kerouac… pour un simple soldat.

    « Vous avez lu Ducharme, mademoiselle ? »

    Il a pensé qu’elle s’intéressait à lui. Oui, elle avait été surprise par cet homme, par la lenteur de ses gestes, sa fausse indifférence, ses traits pâles et ses verres fumés qui l’abritaient jusqu’au coucher du soleil, mais c’est avec le guerrier qu’elle voulait faire connaissance. Elle l’a questionné sur son passé militaire.

    « L’uniforme devait bien vous faire », a-t-elle dit, racoleuse.

    « Il m’a plutôt défait. »

    Jean a souri sans la regarder. Il pouvait l’avoir toute à lui. Il n’en avait pas envie. En tournée, une vedette peut tout se permettre. Mais ce statut de vedette, il ne le supportait pas. Pas plus que l’alcool. Mais il a encore bu.

    Maintenant, c’est le soir. Lévesque inspecte le fond de sa chope. Il se sent bien. Tout devient clair quand il le veut. Mais tout devient flou quand les images du passé se superposent au présent avec trop de clarté. Il n’a qu’à décider de l’instant où il aura conscience de ce qui l’entoure. Et quand les émotions deviendront trop vraies, il retombera dans l’encaustique, cet état cireux qui lui évite tout contact avec la réalité. Une réalité qui s’est évanouie depuis vingt-cinq ans, mais qui dort encore dans sa tête, et qui s’éveille même quand on parle sur la pointe des pieds.

    Comme ce soir.

    Le décor de Dieppe n’a pas le clinquant de ceux qu’il construit dans les studios de Radio-Canada. Son ambiance, Dieu merci !, n’est plus celle de l’époque. Les gens ne sont plus ceux du passé. Même ses confrères n’ont plus la peau, l’élan, l’œil pétillant de jadis. Une seule constante demeure dans l’esprit de Jean Lévesque : pas plus qu’il y a vingt-cinq ans il ne sait ce qu’il est venu faire à Dieppe.

    Depuis son quatrième verre, il a oublié cette fille. Il ne saurait plus dire son nom. Ses camarades, épongés d’alcools du pays, commencent eux aussi à s’imprégner de la même torpeur. Deux Français font à eux seuls la conversation. L’un, petit, bien mis, s’appelle Gaudry. C’est un tailleur. L’autre, les mains larges comme des cargos, arbore une épaisse moustache. Il s’appelle Le Bardas. Sa voix est puissante. On l’entend comme l’écho dans un baril de chêne. C’est lui qui parle.

    « Nos amis Canadiens, ils n’ont pas connu la collaboration, eux. Ou si peu. Pourtant, tu le sais comme moi, il y avait un traître, parmi eux.

    — Ne parle pas de ça, gémit Gaudry.

    — C’était un Canadien français, j’en suis encore certain, un quart de siècle plus tard, insiste Le Bardas.

    — Ce n’est pas une raison pour remettre ça sur la table. Surtout un soir comme ce soir. Et devant nos invités… »

    La vérité brûle la langue de Le Bardas. La supplique de son vieux copain, au contraire d’éteindre le feu qui couve chez lui, attise son désir de raconter. Malgré la chaleur, la boisson, le décalage horaire et la fatigue, cette révélation a, de toute façon, réveillé les Canadiens. Le Bardas vide d’un trait sa bière et capte l’attention du serveur. C’est sa tournée. Plus personne n’a envie de boire. Sauf par politesse. Le Bardas va parler.

    « C’était un Canadien français, insiste-t-il.

    — Et qu’est-ce qu’il a fait, ce Canadien, demande un vétéran, intéressé.

    — Il a trahi notre réseau de Résistance.

    — Le Bardas, s’il te plaît, tais-toi ! l’implore Gaudry, qui n’ose plus redresser l’échine.

    — Faut bien que ça se sache », poursuit le moustachu.

    Ses yeux fixent son souvenir, qui défile devant lui. Jean Lévesque a relevé la tête, pour retrouver dans ce regard perdu la pellicule du film que commence à projeter cette mémoire de Dieppois.

    « On avait emmené un aviateur blessé à l’hôpital. On avait balancé son uniforme, mais on craignait que ça finisse par se savoir. Alors un gamin à nous a voulu le sortir du pétrin en l’emmenant à la Biomarine. Il a été chercher un des Canadiens que les Allemands avaient capturés et qu’il a réussi à habiller en civil. Le lendemain, on a voulu l’aider à quitter la ville avec deux autres soldats en vadrouille. Il a dénoncé notre réseau, et si ça n’avait pas été du petit, on était foutus. Le petit, il a tout pris. Il n’a jamais craché le morceau. Quant au Canadien, allez savoir… »

    Un grand silence se répand sur les Tourelles. Des dizaines de paires d’yeux perplexes cherchent celle de Le Bardas. Vingt-cinq ans plus tard, sa colère couve encore. Elle colle dans sa moustache et il se tait. Le tailleur, qui n’ose plus regarder les invités, siffle d’une voix qui peine à survivre.

    « Je me demande bien s’il reviendra un jour sur les lieux de son crime, celui-là… »

    Les Canadiens se regardent. Tous ceux-là ont survécu au raid d’août 1942. Certains sont retournés en Angleterre le soir même. D’autres ont écoulé près de trois années de leur jeunesse dans un camp d’internement. Ce soir, les uns comme les autres sont bel et bien là, tout ouïe, incrédules.

    Sauf Jean Lévesque. Ses pensées l’emmènent loin, loin, dans le temps. À une autre époque, sur ce rivage de sel amer, que les vagues fouettaient au vent du large.

    Ce jour-là, la mer était rouge.

    Première Partie

    1939 À 1941

    Chapitre 2

    Octobre 1940

    Montréal, sur un coin de rue. La lumière du jour à l’angle de Bélanger et de Saint-Denis avait quelque chose de brillant, lisse et doux comme le cou d’une femme. Au loin, entre le théâtre Rivoli et le cinéma Le Château, un soleil évasif tendait sur les rues des reflets cuivrés. Les vitrines astiquées réfléchissaient le passage de voitures rutilantes, puis, encore, les livreurs qui finissaient leur journée, mais aussi les piétons téméraires qui poursuivaient la leur. Partout sur Saint-Denis flottait une curieuse lenteur. On aurait dit que le temps était sucré.

    Une belle silhouette apparut parmi les enseignes de sirop Buckley, de Bromo-Seltzer, d’Ex-Lax et de Hires Root Beer. Le commis de pharmacie, absorbé par le décompte des comprimés qu’il triait sur un plateau, tourna sa tête et la reconnut. Elle lui sourit et lui, il agrandit aussi ses lèvres sur un sourire immense lorsqu’il devina qu’elle venait à sa rencontre.

    Il sentit frémir la boutique au complet quand elle ouvrit la porte. Il passa une main moite sur son sarreau blanc et la vit s’approcher de lui sans égard aux clients qui, du reste, demeuraient figés comme des statues de sel. Il perdit le fil de la prescription, ses jointures s’abandonnèrent sur le comptoir. C’était une pharmacie de celles qu’il y avait de plus moderne. Dans l’air flottait une certaine odeur d’éther, de camphre et de café. Il y avait peut-être de la musique, mais nul n’en était certain. Il n’y avait que ce sourire, toujours. Ce sourire gourmand et la paire d’yeux avides de la femme. Et lui, il en faisait autant, et ses yeux brillaient, et ses pommettes camouflaient leur rougeur soudaine dans leurs taches de rousseur.

    Il la trouva belle. Avec ces yeux bleu clair comme une bouteille de Castoria. Ce rouge à lèvres comme l’étiquette d’un flacon de teinture d’iode. Et ce buste de marbre qui avançait, qu’il voulait à pleines mains…

    Elle retira son chapeau et dégagea ses cheveux châtains d’un mouvement suave et bref. Puis, leurs regards se saisirent l’un de l’autre. Il frémit et plongea ses mains dans ses poches. Alors, elle déboutonna sa robe qui glissa au plancher, offrant au regard et au désir la contemplation de sa gaine rose tendre et de ses seins pointus, qu’elle avança câlinement au-dessus du comptoir. Il se sentit emporté, brûlant. À la limite du raptus hémorragique, il fit courir sa main par-delà l’obstacle de la caisse enregistreuse, pour la poser sur cette poitrine, et…

    Un coup de vent puissant et glacial ouvrit d’un coup sec la toile de la tente. Rosaire sursauta, le cœur en bataille sous ses draps moites. Il mit moins d’une seconde à prendre conscience que son rêve n’avait plus rien à raconter. Il se trouvait bel et bien sous le couvert de son abri familier, à quelques kilomètres de Reykjavik, il faisait froid et Donald avait mal fait le nœud en entrant se coucher, au retour d’une patrouille.

    Il souleva sa couverture pour trouver son bas-ventre pollué par ce songe ingrat.

    « Mautadine ! »

    Il pensa qu’il lui faudrait encore attendre la prochaine livraison du courrier pour se remettre à espérer que la guerre fusse brève. Il retomba sur le dos, passa sa main dans ses boucles rousses et soupira profondément en croisant les bras sous sa nuque. Il inspira et expira, encore et encore.

    Donald ronflait du fond d’un sommeil invincible.

    Tout le bataillon ronflait. L’Islande ronflait. Au soufflet cadencé du ronflement régimentaire, les dizaines de tentes rondes du campement devaient gonfler comme des gâteaux au four. Son imagination le secoua d’un rire bref. Il bascula sur le flanc, posa son avant-bras sous son oreille et laissa sa mémoire se dissiper à 3 800 kilomètres de là, par les rues de Rosemont. Il s’abandonna au bruit des petits chars, aux cloches de midi, aux pas sur la galerie et à sa mère qui l’attendait. Ses petites sœurs, le seau de charbon, le quatre et demi trop froid l’hiver. Puis il se rendormit en tâchant de ne pas pleurer comme il l’avait fait, la première nuit où il avait eu le mal du pays…

    Le sergent inspectait les soldats de corvée à la cuisine. Il marchait au milieu de ses gars qui coupaient des légumes en riant et en parlant de filles. Tous, sauf Mercier, contemplatif devant le jarret de mouton.

    « Private Mercier, votre père ou votre mère vous ont jamais appris à…

    — Sergent, j’ai pas de père. J’ai jamais eu de père. »

    Ça y est, ça recommençait. Les autres soupirèrent. Le sergent regarda alternativement la lame du couperet que tenait Rosaire Mercier et le visage du soldat. Il se demanda si ce dernier était moins futé que l’outil n’était affuté.

    « Vous avez jamais eu de père, Mercier ? s’étonna-t-il.

    — Non, mais j’en ai une criss de paire, par exemple », répondit le jeune homme, en s’agrippant les parties génitales.

    Le sergent détourna le regard, perplexe, avant d’ajouter :

    « Faites bien attention que le hachoir leur tombe pas dessus, Mercier. »

    Puis, se retournant vers les cuisiniers :

    « Les gars, sortez-moi ça d’icitte. Pas question qu’on mange de la bouffe faite par une citrouille qui se pogne les grelots. Vous, Mercier, vous partez de corvée.

    — Vous allez me faire faire quoi, Sergent ? Compter les roches qu’il y a sur cette île de marde ?

    — Non. Tu t’en vas drette dans LA marde. Tu t’en vas aux chiottes, Mercier.

    — Ah, mautadine…

    — Pas un mot de plus, Mercier. Go ! »

    Les autres éclatèrent de rire. On ne sait faire que ça, à vingt ans. Et se battre.

    « M’a le retourner dans la compagnie A, ce petit maudit là.

    Le soldat Donald Lamontagne avait pris l’habitude de côtoyer Rosaire Mercier. Il prenait la menace au sérieux. En tout cas, suffisamment pour la virer en blague.

    — Non, non, non, Sergent ! On veut le garder avec nous autres. Il est bien trop drôle. Puis les autres sections, ils ont déjà des roux. Nous, on en a pas, dit-il.

    — Assez niaisé, les gars. Arrangez-vous pour que le repas soit mangeable. Oubliez pas que c’est l’inspecteur des armées qui vient regarder de quoi la D est capable. Puis ça, vous savez ce que ça veut dire ?

    Un fantassin, essuyant ses mains sur son tablier puis passant son bras le long de son front, demanda des précisions.

    — Ça veut dire que si les gars font bien ça et que l’inspecteur s’empoisonne pas, on va peut-être enfin partir de cette île-ci pour…

    — Pour cette île-là ? » demanda un autre soldat, en montrant le tatouage de l’Union Jack sur son avant-bras.

    Le sous-officier confirma, les hommes se réjouirent, et le dîner fut exquis.

    C’était maintenant octobre. Sur la terre de glace, le soleil se couchait enfin à une heure raisonnable et dormait longtemps, alors qu’il avait tenu en éveil le bataillon durant tout l’été. Ce bataillon, c’était celui des Fusiliers Mont-Royal, cantonné sur l’avenue des Pins, à Montréal. On l’avait constitué avec des forces de réserve, qu’on appelait la milice non active, auxquelles s’étaient joints par dizaines les volontaires que la guerre, toute neuve, tentait. À cette époque, la conscription n’était encore qu’une vague idée. Une idée absurde, à bien y penser…

    La plupart de ces enrôlés n’avaient pas vingt ans. Le goût de l’aventure, la vie de soldat et les avantages qui se nichaient dedans les avaient attirés sans tergiverser. Un métier, un bon salaire, l’entraînement, la parade, l’uniforme, le dépaysement, la camaraderie et les taquineries de bonne guerre : tout cela les grisait.

    Une bonne guerre. C’est ce à quoi leur pays se frottait depuis maintenant un an. Au départ, il avait été prévu que le Canada s’en tienne à jouer le rôle d’arsenal de la liberté en produisant armes, munitions et en fournissant le blé. Une guerre, ça devait durer combien de temps ? Le temps de briser la folie hitlérienne… Six mois, un an, tout au plus. Ça aurait pu se finir avant l’été.

    De Saint-Jérôme à Sherbrooke, l’enrôlement avait battu son plein. Pendant ce temps, en Pologne, l’armée nazie s’était frayée un chemin jusqu’à Varsovie. En Angleterre, Chamberlain s’était égosillé à dénoncer l’appétit d’Hitler sans s’engager militairement. L’Italie s’était rangée dans les tiroirs du Reich. La Terre avait continué de tourner. Le Soleil se levait toujours sur elle, mais les nuages gris qui se formaient en masquaient la lumière. Les impitoyables crans de l’engrenage happaient l’Europe. La Belgique s’était retrouvée sous la botte nazie. Un jour, on dit aux jeunes Fusiliers de se préparer à un départ pour les vieux pays. Ils avaient retroussé leurs manches pour mieux asséner le coup de poing qui terrasserait ce satané Führer. Un matin, ils se levèrent traumatisés : la France – la Mère patrie – venait d’abdiquer devant Hitler. La France ! Le pays de leurs racines. Le pays tant aimé, celui qui avait abandonné leurs ancêtres, jadis, mais qu’ils continuaient d’adorer, comme un fils demeure loyal à une mère indigne. Ils iraient la libérer !

    Sauf que, à leur grande surprise, le bateau les avait déposés sur une île désolée dont certains ignoraient jusqu’à l’existence : l’Islande.

    L’Islande n’était alors qu’une sorte d’annexe extraterritoriale de la Norvège dont la proximité géographique de l’Angleterre présentait une menace si, d’aventure, l’Allemagne venait à y poser pied. On craignait que Hitler transforme l’île en base pour intensifier les raids aériens et bombarder sans relâche le territoire anglais, puis qu’il utilise les ports insulaires pour y ravitailler ses meutes de sous-marins et boucler le blocus sur la Grande-Bretagne. Le travail des Fusiliers Mont-Royal avait consisté à assurer la protection de l’île et à construire le tarmac d’un aéroport.

    L’Islande leur était apparue rebutante. L’absence d’arbres compliquait les possibilités de chauffage et de cuisson. Les Montréalais dormaient dans des tentes claires, soumises aux rayons du soleil de minuit et livrées aux intempéries d’une île froide, humide et venteuse. La population locale, hargneuse vis-à-vis des Anglais qui avaient envahi leurs terres, n’avait pas réservé un accueil plus heureux aux Canadiens – elle se méfiait. On obligeait les soldats à toujours se déplacer en groupe et armés. La suspicion était un pain quotidien qui se mangeait à petites bouchées, mais, pour se consoler, les Montréalais avaient su aisément se faire accepter de plusieurs insulaires. Francophones venus d’un pays d’Anglais, ils partageaient avec eux une différence de langue et une vie simple et rude qui opposaient les Islandais aux Norvégiens.

    Parmi les Fusiliers Mont-Royal, il y avait Rosaire Mercier. Il avait cet air mutin que la jeunesse imberbe donne à la frimousse des rouquins qui étirent leur adolescence. Dès le début de la guerre, il n’avait pas tardé à prendre l’uniforme. Un matin où il travaillait à la pharmacie, il avait regardé la rue grise et ce camelot qui criait quelque chose qu’il n’entendait pas, mais dont il connaissait très bien la nature. Son reflet lui était apparu dans la vitre. Cheveux domptés, cravate en tricot, chemise blanche et pantalon cintré – celui qui plaisait à Dorice quand il le faisait glisser sur le plancher pour dévoiler sa nudité et ses chaussettes rapiécées.

    Comme chaque jour, il avait pensé à sa mère, à son frère, à ses trois sœurs, et à son salaire dérisoire. Tout cela avait traversé son esprit avec une fulgurance vertigineuse. Il avait servi une cliente, toujours avec son beau sourire qui faisait craquer les grand-mères et les filles de quatorze ans, mais il avait continué à songer au camelot, à Dorice, à Agathe, à Aglaé et à Paulette. Quatre jupons en même temps ! Cela devenait de plus en plus compliqué.

    Son patron lui avait demandé de faire une livraison. Il était monté sur le vélo, avait fait un détour par l’avenue des Pins, puis était descendu de sa monture. Sans qu’il eût à s’approcher, un recruteur l’avait hélé, un tract à la main. Rosaire l’avait attrapé et enfoui dans sa poche. Son cœur avait battu un peu comme cette fois où, dans la chaufferie de l’église, il avait mêlé l’excitation de faire l’amour à Aglaé avec celle de commettre un délit contre le petit Jésus.

    Il était retourné au travail avec une idée fixe : l’armée. Sa journée lui était apparue monotone et, le soir venu, quand sa mère fut couchée et ses trois sœurs aussi, il avait fait son lit sur le canapé, comme à tous les soirs. Il avait commencé par poser les coussins au sol pour son frère, puis il s’était déshabillé. Il s’était allongé pour lire le tract qu’il avait gardé sur lui.

    Son frère était entré dans le salon. Ses yeux s’étaient portés sur le papier.

    « Qu’est-ce que tu regardes ? Pas encore des photos cochonnes ? Hein ? L’armée ? Toi ? »

    Oui, lui. Et pourquoi pas, lui ?

    « Bien oui… pourquoi pas, avait repris le frère. Mais tu te rends-tu compte que tu vas t’éloigner de tes blondes ? »

    Justement. Rosaire avait évalué la chose. La guerre serait courte, et un séjour en caserne suffirait sans doute pour faire un choix. Un choix de vie, surtout. Sa décision avait le mérite d’être sérieuse ; il ne pouvait pas continuer à partager sa vie entre quatre filles qui, tôt ou tard, allaient s’apercevoir de son manège.

    « Faudrait d’abord que tu choisisses celle qui pourrait satisfaire ton appétit d’obsédé, avait dit l’aîné, à la rigolade.

    — Je suis pas obsédé, avait objecté Rosaire, qui prenait pour menteurs ceux qui disaient ne pas se masturber deux à trois fois par jour.

    — Si c’est le cas, j’aimerais que tu sois un peu plus discret quand…

    — Bien justement, tu m’entendras plus, parce que c’est ma journée de congé demain, et je vais à l’Arsenal.

    — C’est décidé ? Tu vas t’enlister ? Je me demande ce que la mère va dire…

    — Elle pourra rien dire. Ils nous prennent à dix-huit ans, alors je vais dire que c’est ça que j’ai.

    — T’as juste dix-sept !

    — Pis ? Je vais toucher une solde bien meilleure que la paie chez Doray. Je vais vous envoyer de l’argent. Ça sera pour les études des filles, ou bien pour mettre du manger sur la table. Maman peut pas rester sur l’assistance sociale tout le temps.

    — Oublie pas qu’il y a mon salaire… »

    Rosaire avait fermé les yeux. Désormais, il y aurait aussi le sien.

    Le lendemain, il s’était enrôlé en taisant ses dix-sept chandelles dont la dernière vacillait encore. Puis, le soir, en sortant du Motordrome où le régiment avait élu domicile, il s’était rendu chez Dorice. Elle habitait plus bas, sur Saint-Hubert. Ça se faisait à pied. Il avait marché, s’était arrêté devant une boutique pour se mirer dans la vitrine, avait replacé son débardeur beige, le col de la chemise blanche, la cravate bourgogne et le pantalon marron. Il s’était imaginé en uniforme et il avait souri en se laissant croire que l’angle de sa mâchoire avait quelque chose de viril. Il se leurrait : si l’armée fait l’homme, elle ne défait pas totalement l’adolescent.

    Il était resté surpris que les parents de Dorice refusent de lui ouvrir. Il n’était pas tard, pourtant. Il s’était planté sous la fenêtre entrouverte qui permettait à la jeune femme d’avoir une vue sur la ruelle, puis l’avait hélée. Elle était apparue, sourcils froncés, dans la première noirceur de cette nouvelle lune.

    « T’es juste un dégueulasse, Rosaire Mercier.

    Le jeune s’était tu, sous le choc, tandis qu’elle reprenait.

    — Tu peux bien faire des façons avec tes airs d’enfant de chœur et tes mots doux, mais si tu les donnes aussi aux autres filles, je peux m’en passer ! »

    C’était la première fois que ça arrivait. Il ne savait pas de quoi elle parlait, parce qu’elle pouvait référer à Agathe, à Aglaé…

    « Mais…

    — Farme-toi pis scrame, le smatte !

    — Dorice, c’est un malentendu. C’est sûr !

    Sur les galeries, les cous s’étaient étirés. Les voisins, amusés, avaient piaffé.

    — Tu penses vraiment que je vais te croire. T’as du front !

    — Qui t’a dit quoi, Dorice ?

    — Tu devrais le savoir !

    Elle allait se montrer coriace, et la chose lui avait déplu, car des quatre, c’est elle qu’il aimait le plus.

    — Je te jure que je sais rien. C’est juste des rumeurs.

    Le ricanement des spectateurs l’avait déconcentré. Soudain, il avait eu chaud sous son débardeur.

    — Agathe Gauthier, jeudi soir dernier…, avait-elle dit.

    Jeudi. Agathe. Le cinéma. Je chante, avec Charles Trenet. Leurs envies. Et eux qui rigolaient ferme en voyant la mère d’Agathe, extatique, rencontrer pour la première fois ce petit jeune homme aux charmantes manières dont sa fille disait tant de bien. Si elle avait su à quoi servait le cabanon depuis deux ans maintenant… Rosaire se souvenait de tout, et il avait mordu sa belle lèvre rouge pour ne pas laisser échapper son anxiété.

    — Bien voyons ! Tu le sais, que c’est impossible. J’étais pris, ce soir-là. On a pas pu se voir, toi et moi.

    — Je me demande bien pourquoi, avait-elle ironisé.

    — Écoute, Dorice…

    Elle ne l’avait pas laissé finir.

    — Ma mère a parlé à la mère d’Agathe et…

    Il avait écarté les bras tout en bombant le torse. Lui en bas, et elle en haut, trois étages d’écart le forçant à crier à pleine voix. Il lui avait coupé la parole.

    — Dorice ! Je me suis enrôlé, Dorice ! »

    Dorice s’était tue. Sur les galeries, les rires amusés avaient cessé. La colère de la jeune femme était retombée. Il avait vu le visage de sa sœur cadette, Micheline, apparaître dans l’embrasure. Il avait souri et s’était rappelé qu’elle aussi avait un corps agréable. Mais ça n’avait été que l’affaire d’une nuit. C’est elle qui avait parlé en premier.

    « Tu peux pas nous faire ça, Roro…

    — Depuis quand tu l’appelles comme ça, toi ? avait fait Dorice, avant de disparaître de la fenêtre.

    — J’attendrai pas la conscription, Micheline. Pis, je veux faire quelque chose contre Hitler.

    — T’es courageux. »

    Micheline avait versé une larme sur ses espoirs déçus. Rosaire avait ressenti un réel malaise en constatant qu’il brisait le cœur d’une gamine avec qui il n’avait eu qu’une expérience sans lendemain. Durant un instant, il s’était dit qu’il faudrait la revoir une dernière fois avant de partir, il avait immédiatement bandé et il s’était reproché ce mouvement du corps bien involontaire. Elle n’avait que quatorze ans, après tout.

    Dorice était descendue quatre à quatre pour se jeter dans les bras de son amant. Elle avait pressé ses lèvres contre les siennes avec flamme.

    « Rosaire, avait-elle fini par dire, tandis qu’elle reprenait son souffle, dis-moi que c’est pas vrai.

    Il avait hésité. Avait-elle fait allusion à son enrôlement, ou à Agathe ?

    — T’es belle, Dorice. »

    Elle avait niché sa tête au creux de son épaule et l’avait enserré de toutes ses forces. Il avait levé un œil vers l’étage où une larme de Micheline lui était tombée dans l’œil. Micheline pleurait un amour perdu. Ça avait été un amour impossible, mais il était perdu.

    Rosaire avait pris la main de Dorice et ils avaient marché, sagement, malgré le désir brûlant qu’ils couvaient l’un pour l’autre. Ils s’étaient dit au revoir sur le pas de la porte, il était rentré chez lui, puis il avait fait ce qu’il avait l’habitude de faire deux, trois fois dans une journée. Son frère n’en avait pas dormi avant minuit.

    Rosaire avait longtemps repensé à cette soirée. Jusqu’à son départ pour Valcartier, puis pour l’Angleterre, il avait souvent revu Dorice, puis Aglaé, puis Paulette. Et Micheline, aussi. Elles l’avaient toutes trouvé beau dans son uniforme. Elles avaient toutes dit que ses cheveux s’harmonisaient bien avec la couleur du Canada en guerre. À s’entraîner, il avait pris du muscle. Elles lui avaient toutes fait le compliment. Elles lui avaient toutes promis de lui écrire souvent. C’était intenable. Pour le lièvre qu’il était, c’était trop de hases à la fois, et il n’était pas parvenu à tirer un trait sur l’une ou l’autre. Depuis son départ du Canada, la discipline militaire le tenait occupé, mais le soir venu, l’absence de ses maîtresses le torturait jusqu’à ce qu’il trouve le sommeil, au grand désespoir de son cochambreur.

    Désormais fier membre de la Force Z en Islande, Rosaire Mercier faisait partie du corps des signaleurs et, à ce titre, possédait une formation pointue en matière de communication. De retour de l’entraînement, il venait à peine de ranger ses drapeaux et, par réflexe, réajustait son calot lorsque son camarade, Donald Lamontagne, lui asséna une claque au milieu de dos.

    « Ayoye, mautadine.

    — Viens-tu avec nous autres ?

    — Vous allez où ?

    — Au Bath Club, à Reykjavik.

    — Bof… La dernière fois, il y a eu une bataille. Je passe mon tour. »

    Il restait une place dans le camion. Lamontagne se tourna et regarda des yeux si un autre fantassin prenait le soleil à l’entrée de sa tente. Il en reconnut un à qui il n’avait jamais adressé la parole.

    « Hé ! Le Comédien ! »

    Jean Lévesque se tourna, surpris d’entendre une voix qui ne lui disait rien l’appeler par un des nombreux surnoms que lui valait son métier d’origine.

    « Moi ?

    — Oui. On se connaît pas, mais…

    — Mais tu me connais pareil, on dirait. Je m’appelle Jean Lévesque. Alias Johnnie, alias…

    — Le Comédien, tiens ! Moi, c’est Donald Lamontagne, de Rosemont.

    — Eh bien, enchanté, Donald Lamontagne, de Rosemont.

    Les deux hommes se serrèrent la main et le premier proposa au second de l’accompagner dans leur escapade, lui et Gérard Laperle. Jean accepta, moins pour se baigner que pour sortir du campement, faire connaissance, aller prendre un verre, retirer un peu son uniforme et plonger dans l’embrassade apaisante d’un sauna. Tout en réajustant son battledress, il chercha, autour, de quoi se véhiculer.

    « On fait comment pour s’y rendre ?

    — Roger Robichaud conduit le major en ville. Il nous embarque à condition d’être trois, maximum, et d’être prêts à revenir à minuit. »

    Le trio grimpa à l’arrière du camion qui s’ébranla, puis branla et rebranla tout le long de la route au piteux état. Jean contemplait le paysage, la morne plaine caillouteuse, côtelée de monticules chauves, croûtée de gales vertes et striée de ruisseaux d’argent. Cette vue, aussi belle soit-elle, le plongeait dans une nostalgie poisseuse. Donald lui flanquait des coups de crosse sur les mollets dès qu’il le voyait se perdre dans ce décor lunaire.

    « Le Comédien ! Pars pas dans la lune ! Raconte-nous donc une histoire. As-tu connu Manda Parent, le Comédien ? »

    Gérard aperçut deux filles qui marchaient sur le côté de la voie.

    « Hé, Lina, Paulina ! »

    Elles le saluèrent et à voir comment elles lui souriaient et le dévoraient des yeux, les deux autres soldats purent constater sa popularité. Cinq cents mètres plus loin, le chauffeur lâcha les trois permissionnaires devant les bains, leur promettant de venir les rejoindre pour le repas. Mais les bains étaient désormais interdits aux soldats.

    « Comment ça, interdits ? s’indigna Donald.

    — Trop de grabuge, fit le gérant dans un mauvais anglais.

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