Discover millions of ebooks, audiobooks, and so much more with a free trial

Only $11.99/month after trial. Cancel anytime.

Cultures courtoises en mouvement
Cultures courtoises en mouvement
Cultures courtoises en mouvement
Ebook937 pages12 hours

Cultures courtoises en mouvement

Rating: 0 out of 5 stars

()

Read preview

About this ebook

Les études regroupées dans cet ouvrage offrent une sélection de contributions parmi les plus représentatives proposées au XIIIe congrès de la Société internationale de littérature courtoise qui s’est tenu à Montréal en 2010. Les axes de recherche reflètent les questions qui ont plus particulièrement occupé les médiévistes depuis la dernière décennie autour des problèmes de transmission et de diffusion, notamment par un retour à la spécifi cité de la « manuscriture » médiévale : la transmission et la réception de la courtoisie, la culture courtoise et le livre, etles langues de la courtoisie.Ces axes, qui ordonnent aussi la composition du présent livre, correspondent bien à quelques-uns des principaux mouvements critiques qui ont animé les études médiévales depuis le débat autour de la « nouvelle philologie » et de la « nouvelle codicologie ». Par ailleurs, l’étude des rapports entre la langue et la littérature du point de vue de l’histoire culturelle et non strictement de la philologie a offert l’un des points de rencontre les plus naturels pour le dialogue entre critiques littéraires, philologues et historiens.Isabelle Arseneau et Francis Gingras sont professeurs de littérature française du Moyen Âge, respectivement à l’Université McGill et à l’Université de Montréal.
LanguageFrançais
Release dateOct 11, 2011
ISBN9782760627109
Cultures courtoises en mouvement

Related to Cultures courtoises en mouvement

Related ebooks

Literary Criticism For You

View More

Related articles

Reviews for Cultures courtoises en mouvement

Rating: 0 out of 5 stars
0 ratings

0 ratings0 reviews

What did you think?

Tap to rate

Review must be at least 10 words

    Book preview

    Cultures courtoises en mouvement - Isabelle Arseneau

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Société internationale de littérature courtoise. Congrès (13e῀: 2010῀: Montréal, Québec)

    Cultures courtoises en mouvement

    Textes présentés lors du XIIIe congrès de la Société internationale de littérature courtoise tenu à la Grande bibliothèque, Montréal, du 25 au 31 juil. 2010.

    Comprend des réf. bibliogr.

    Textes en français et en anglais.

    ISBN (papier) 978-2-7606-2272-2

    ISBN (epub) 978-2-7606-2710-9

    ISBN (pdf) 978-2-7606-2709-3

    1. Littérature médiévale – Histoire et critique – Congrès.

    2. Courtoisie dans la littérature – Congrès.

    3. Courtoisie dans la culture populaire – Congrès.

    4. Amour courtois dans la littérature – Congrès.

    I. Arseneau, Isabelle, 1977-      . II. Gingras, Francis. III. Titre.

    PN682.C6S62 2010   809’.9335430902   C2011-941658-1F

    Dépôt légal῀: 3e trimestre 2011

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2011

    Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    IMPRIMÉ AU CANADA EN SEPTEMBRE 2011

    Cultures courtoises en mouvement

    ISABELLE ARSENEAU

    Université McGill

    FRANCIS GINGRAS

    Université de Montréal

    Les études regroupées dans ce volume sont tirées des contributions au

    XIII

    e῀congrès de la Société internationale de littérature courtoise qui s’est tenu à la Grande Bibliothèque de Montréal (Bibliothèque et Archives nationales du Québec), du 25 au 31῀juillet 2010. Le titre de la rencontre, Cultures courtoises en mouvement, voulait rendre compte à la fois de l’«῀instabilité fondamentale[1]῀» de cette littérature que l’on a dite mouvante et de l’actualité des nouvelles recherches sur la courtoisie, non seulement en littérature, mais plus généralement dans l’histoire de la culture. Les axes de réflexion proposés pour le congrès reflétaient en effet les questions qui ont plus particulièrement occupé les médiévistes depuis la dernière décennie, autour des problèmes de transmission et de diffusion, notamment par un retour à la spécificité de la «῀manuscriture῀» médiévale῀: (I) la transmission et la réception de la courtoisie῀; (II) la culture courtoise et le livre et (III) les langues de la courtoisie. Ces axes, qui ordonnent aussi la composition du volume que nous présentons, correspondent bien à quelques-uns des principaux mouvements critiques qui ont animé les études médiévales depuis le débat autour de la «῀nouvelle philologie῀» et de la «῀nouvelle codicologie῀». Par ailleurs, l’étude des rapports entre la langue et la littérature du point de vue de l’histoire culturelle et non strictement de la philologie offrait l’un des points de rencontre les plus naturels pour le dialogue entre critiques littéraires, philologues et historiens.

    Le caractère porteur des sujets proposés se laisse appréhender dans la richesse des problématiques qu’ils ont suscitées, tant en termes de corpus que d’approches, fédérées cependant par la réflexion commune sur les problèmes de transmission, entendue au sens aussi bien codicologique que linguistique. Les grands thèmes retenus ont été illustrés par les conférences plénières de spécialistes dont les travaux ont marqué les études médiévales des dernières années῀: Keith Busby (University of Wisconsin-Madison), Maria Colombo-Timelli (Università degli Studi di Milano), Serge Lusignan (Université de Montréal) et Hans-Jochen Schiewer (Albert-Ludwigs Universität Freiburg).

    Comme le montre Maria Colombo-Timelli dans la première partie de son article, le dépouillement des principaux répertoires lexicaux et phraséologiques ne fait ressortir aucune variation importante dans la définition de la «῀courtoisie῀» entre le

    XII

    e et le

    XV

    e῀siècle. L’examen approfondi d’une quinzaine de῀mises en prose du Moyen Âge tardif – reçues pour la plupart comme «῀romans῀» – et de l’une des rares productions romanesques originales῀de la même époque, Cleriadus et Meliadice, permet toutefois de mettre au jour les principales modulations de l’idéal courtois dans la littérature narrative de la fin du Moyen Âge. En effet, à côté des cas où il y a une atténuation sensible de la dimension courtoise au profit d’une attention plus marquée pour l’histoire, la politique et la religion, on retrouve toute une série de textes dans lesquels la courtoisie se décline selon trois modalités précises῀: la parole, l’écrit et le chant.

    Dans les deux premiers contextes (mots parlés et mots écrits), la courtoisie a des airs de simple convention et ne correspond plus qu’à une étiquette, une «῀politesse raffinée῀» qui règle les actions et les paroles des personnages (tant leurs échanges dialogués que les missives qu’ils s’envoient). Il existe aussi des œuvres dans lesquelles l’amour ne s’exprime que par une parole poétique chantée, vestige «῀d’un monde révolu῀» qui permet à la poésie courtoise de renouer avec la dimension musicale dont elle s’est depuis longtemps affranchie (mots chantés). Cette attitude nostalgique ne se vérifie cependant pas dans le long roman de Cleriadus et Meliadice, dont les sourires à l’égard de la courtoisie contrastent fortement avec ce que l’on remarque dans les réécritures de la cour de Bourgogne. L’axe de départ, «῀Transmission et réception de la courtoisie῀», a donc vite fait apparaître une attitude ironique, dont rend aussi compte la voie suivie par les auteurs des articles regroupés en tête du volume, dans une section dont le sous-titre, «῀Discours et contre-discours῀», dit bien qu’il existe une réception problématique – une problématisation – de la courtoisie, dès après l’essor de la littérature courtoise en France et, très vite, dans des domaines linguistiques variés (en moyen anglais, en géorgien et en italien, entre autres).

    L’incursion hors des terres de la France d’oc et d’oïl se poursuit dans l’étude de Keith Busby. À partir de la conquête normande de l’Angleterre, il existe «῀en marge῀» du domaine français proprement dit ce que le chercheur choisit d’appeler une «῀francophonie médiévale῀», où circulent des livres courtois en français, type dont il fournit une définition volontairement large῀: un manuscrit qui contient des textes français considérés comme «῀courtois῀», soit du point de vue de leur poétique, soit de par le public qu’ils visent (un public «῀de cour῀»), soit enfin à travers leur attribution à une cour royale ou noble par des indications internes ou externes au manuscrit lui-même (dédicaces et marques de possesseur ou catalogues et testaments, par exemple). Si l’histoire de la circulation de la langue et de la littérature françaises en Angleterre, au Pays de Galles et en Italie est désormais bien connue et abondamment documentée, il n’en va pas de même pour les régions limitrophes que sont l’Irlande et les états croisés du Levant, auxquels l’auteur se propose de revenir en commentant les textes français qui y ont été produits (notamment La Geste des Engleis en Yrlande et Le Muraillement de New Ross hiberno-normands) ou «῀reproduits῀» (L’Histoire d’Outremer et L’Histoire ancienne jusqu’à César, dont plusieurs exemplaires ont été recopiés à Acre, à la fin du

    XIII

    e῀siècle).

    Keith Busby rappelle d’abord que sur les littoraux occidental et oriental de la Francophonie médiévale, la langue d’oïl coexiste certes avec le latin mais aussi avec l’irlandais et le moyen anglais, d’une part, et le grec, l’arabe, l’arménien et le copte, d’autre part, et qu’elle n’est donc qu’un élément d’un plurilinguisme riche et complexe. S’intéressant tant à la poétique des œuvres mises en cause qu’aux conditions matérielles de leur production et de leur circulation, il parvient à montrer que la périphérie francophone connaît les mêmes types d’activités codicologiques que les autres domaines d’oïl et que la vie du «῀livre courtois῀» se définit, là aussi, par des mouvements incessants, qu’il s’agisse du transfert linguistique que suppose la traduction, des déplacements effectifs des artisans du livre, des voyages des commanditaires et des possesseurs ou des mouvements d’achats, de ventes et de legs. «῀Le voyage῀», conclut l’auteur, «῀même celui de la vie à la mort, prête un visage humain et contextuel à la mouvance et à la variance de nos textes῀».

    Enfin, c’est dans le champ des études sur la langue que se déploie le dernier volet de la réflexion, qui s’ouvre par la contribution de Serge Lusignan, qui se propose de détailler le rôle qu’a pu jouer la légende arthurienne dans l’exercice du pouvoir par les rois d’Angleterre et de France aux

    XIII

    e et

    XIV

    e῀siècles. Le dépouillement et le réexamen des bibliothèques royales fait ainsi apparaître que d’Édouard Ier (1272-1307) à Richard II (1377-1399), Arthur sert à la construction de l’image du roi et à la justification de ses actions politiques. Pour donner sens à leur conduite des affaires du royaume, les rois anglais n’hésitent donc pas à s’en remettre aux romans du roi breton qui, sur le continent, se voient cependant préférer des ouvrages didactiques et savants en latin ou traduits du latin en français῀: «῀Édouard῀Ier ou Édouard῀III῀», écrit Serge Lusignan, «῀faisaient la promotion de leur image de chevalier qu’ils espéraient hisser à la hauteur de celle de leur ancêtre, le roi Arthur, alors que Charles῀V affectionnait plutôt l’image du roi lisant qui le rapprochait des clercs, tel un nouveau Salomon῀». Ces attitudes contrastantes à l’égard de la littérature courtoise (émulation et rejet) n’auront évidemment pas les mêmes conséquences sur l’évolution de la «῀langue des rois῀» de part et d’autre de la Manche῀: là où les efforts de traduction encouragés par les rois français contribuent à l’enrichissement lexical et au développement du registre savant de la langue, le «῀français de Paris῀», le goût des derniers Plantagenêts pour le cycle arthurien demeure sans impact sur l’évolution de l’anglo-normand, qui connaît plutôt son plein épanouissement dans les sphères du droit et de l’administration royale.

    C’est donc la langue et les différentes pistes vers lesquelles elle peut orienter la recherche (par exemple la traduction, la lexicologie, la rhétorique courtoise et l’art de la description) qui constituent le trait commun des contributions rassemblées dans la dernière section, consacrée aux «῀langues de la courtoisie῀». La diversité des domaines linguistiques qui ont été couverts pendant les quelques jours qu’a duré la rencontre – les langues d’oc et d’oïl, bien sûr, mais aussi l’arabe, l’andalou, l’italien, le moyen anglais, le moyen haut allemand, le moyen néerlandais, le norrois et le portugais médiéval – montre bien que l’invitation à déborder les frontières strictes de la France d’oïl a été entendue par les presque 150῀membres de la Société, réunis pour l’occasion dans une métropole aux accents pluriels, où le plurilinguisme est à la fois une réalité ancienne et un enjeu identitaire.

    Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, coll.῀«῀Poétique῀», 1972, p.῀507.

    Discours et contre-discours de la courtoisie

    Les mots de la courtoisie dans quelques romans et adaptations en prose du XVe῀siècle

    MARIA COLOMBO TIMELLI

    Università degli Studi di Milano

    1. Courtois/e, courtoisie, courtoisement῀: mots et contextes

    Mal à l’aise devant une notion – celle de courtoisie – qui m’a toujours paru difficile à saisir, j’ai cru pouvoir chercher secours dans les répertoires lexicaux῀: j’ai ainsi découvert une locution qui pouvait paraître de prime abord adéquate pour ouvrir cette réflexion, compte tenu de ma ville d’origine. Selon Giuseppe Di῀Stefano[1] en effet, la courtoisie de Milan serait «῀une courtoisie très fine῀». Malheureusement, le renvoi à un recueil de Contes paru en 1555῀m’avait fait déjà soupçonner un emploi antiphrastique que la lecture de la nouvelle en question n’a fait que confirmer῀: c’est en effet un mari jaloux, napolitain de surcroît, qui, s’adressant à celui qui a profité de sa femme, un milanais justement, s’exclame῀: «῀Ha῀! Monsieur, vous m’avez fait icy une courtoysie de Milan[2]῀!῀»

    Déçue une première fois, j’ai néanmoins continué mon enquête du côté des dictionnaires, les seuls à pouvoir offrir une première réponse à ma question. Le très précieux DMF 2009 fournit un article synthétique, dû à Robert Martin, qui répertorie quatre acceptions fondamentales῀; la première (A) ne fait que renvoyer à elle-même, dans une sorte de court-circuit sémantique commun à d’autres notions῀: «῀ce qui est conforme à l’idéal courtois, qualité de celui qui est courtois, attitude courtoise῀»῀; ce sont alors les contextes qui éclaircissent le sens῀: dans les textes cités, de Guillaume de Machaut au Girard de Vienne (1350-1400), du Ciperis de Vignevaux (ca. 1400) au Saintré, courtoisie rentre dans des séries qui comprennent tantôt honneur, beauté, liberalité, douceur, tantôt, par opposition, villonie, orgueil, oultraige῀; de là dérivent les autres acceptions῀: (B.1) «῀générosité, attitude généreuse῀» (en cooccurrence avec franchise, benivolence, bonté, doulceur, amitié, charité, amour, largesse et liberalité bien évidemment), puis (B.2) «῀service rendu, aide῀», et (B.3) le sens grivois, d’«῀acte sexuel῀», fréquent dans les Cent Nouvelles nouvelles῀; par glissement, courtoisie peut encore désigner l’objet de cette générosité῀: (C) «῀présent, cadeau῀», et enfin – par extension – (D) les «῀intérêts (d’une somme prêtée)῀», acception attestée dans les livres de comptes et les chartes.

    L’article consacré à l’adjectif sépare la référence à une personne, pour laquelle courtois renvoie généralement «῀à l’idéal de la cour῀», de celle aux choses (façon de s’exprimer, armes, état financier, situation, état, apparence physique, objet concret), conformes «῀à l’idéal de la courtoisie῀», «῀généreux῀» ou, par extension, «῀agréable, favorable῀»[3]. Encore une fois, pour les personnes tout au moins, ce sont les cooccurrences qui permettent de décider entre «῀poli, agréable à fréquenter, respectueux῀» (gens, debonnaire, subtil, sage, bien apris, bien moriginé, gracieux, preudome, paisible…), «῀discret, réservé῀» (honneste, de bonnes meurs, humble, non enflé d’orgueil, doulx, plain d’umilité…῀; ou encore, en rapport avec l’éducation reçue῀: bien apris, sage, doux, bien duit, bien doctriné), ou «῀généreux῀» (en couple alors avec large).

    De retour vers la phraséologie et les proverbes, j’ai vite fait de consulter ce répertoire immense qu’est le Thesaurus Proverbiorum Medii Aevi, pour n’y trouver que trois attestations (et quelques variantes). Un petit groupe de proverbes affirme la valeur de la courtoisie même contre un adversaire rusé῀: Courtoisie valt moult contre vezié ennemi (s.v. Höflich, n. 1, 2[4]῀; var. 3῀: Courtoisie ne doibt pas estre mise en oubli, dans la Mélusine de Jean d’Arras[5])῀; ou contre une grande colère, qu’une seule parole aimable serait à même d’apaiser῀: Car parolle de courtoisie a souvent grant yre acoisie (n.῀8, 9, chez Jean de Condé῀; var. 10῀: Courtois parler refraint souvent grant yre, chez Christine de Pizan[6]). Un dernier proverbe du

    XV

    e῀siècle, que le Thesaurus tire de Leroux de Lincy, souligne enfin la nécessité de la réciprocité῀: Courtoisie qui ne vient que d’ung costé ne peult longuement durer (n. 4῀; cf. Leroux de Lincy, II, 278). Ce maigre butin s’enrichit légèrement grâce à Leroux de Lincy justement῀: Courtoisie passe beaulté (

    XV

    e῀siècle῀; cf. Joseph Morawski n. 425, mais le proverbe est toujours vivant) et Courtois de bouche, main au bonnet, Peu couste et bon est (plus tardif῀: Gabriel Meurier, Trésor des sentences, 1568)῀; et grâce au répertoire de Joseph Morawski῀: Mieux vault courtois mort que vilain vif (n. 1257).

    Du côté de la phraséologie, la moisson n’est pas abondante non plus. Le substantif se trouve accolé à quelques verbes au sémantisme large dans des locutions dont le sens peut être infléchi par la présence d’un déterminant῀: si, d’un côté, faire c. s’interprète facilement par «῀rendre service, aider῀» (Di Stefano, p.῀213 a-b) ou par «῀se montrer généreux῀» (DMF)[7], faire une c. par «῀faire un geste généreux῀», et encore faire de la c. par «῀rendre des services῀», de l’autre côté faire ou demander la c. renvoie à la courtoisie par antonomase, dans le domaine de l’érotisme[8]. Encore, dire (sa) c. signifie «῀parler courtoisement῀», requerir ou, à l’opposé, rendre (la) c., «῀demander/῀rendre un bienfait, un geste courtois῀» à quelqu’un. La formule de politesse par vostre courtoisie (le possessif peut varier) correspond enfin à «῀au nom de votre qualité de personne courtoise῀», par conséquent à notre «῀s’il vous plaît῀» (DMF).

    Pour ce qui est des formes figées incluant l’adjectif, on rappellera quelques emplois dans les domaines de la chasse (l’espervier courtois est un oiseau «῀familier, apprivoisé῀»), des jeux chevaleresques (les armes courtoises ne blessent pas, puisqu’elles sont garnies au bout d’un rochet, dont justement la dénomination courtois rochet), ou de la guerre (prison courtoise indique la «῀manière respectueuse de traiter un prisonnier῀»)῀; vin courtois, enfin, peut désigner un pot-de-vin[9].

    Rien de particulièrement opaque dans tout cela῀; rien non plus, mais le contraire aurait été surprenant, qui nous aide à cerner vraiment la notion de courtoisie en moyen français.

    Dernier recours possible῀: un dépouillement des mots en question (aux substantif et adjectif on ajoutera l’adverbe courtoisement) dans un corpus relativement homogène῀; j’ai ainsi mis à profit une quinzaine de «῀mises en prose[10]῀» du

    XV

    e῀siècle, textes significatifs dans la mesure où ils permettent, si on le souhaite, une comparaison avec des sources en vers plus anciennes (des

    XII

    e-

    XIV

    e῀siècles). Un premier relevé quantitatif, dont la valeur n’est qu’indicative puisqu’il m’est impossible de le rapporter au nombre total des mots de chaque texte, laisse néanmoins apparaître des écarts remarquables.

    Ce tableau appelle quelques observations. La plupart des œuvres dépouillées sont unanimement classées comme des romans῀; récits d’armes et d’amour par définition, il ne nous paraît pas étonnant d’y relever des occurrences des mots qui nous intéressent. Cependant, même au sein de ce corpus, on ne peut manquer de souligner la distance très sensible qui sépare Cligés, Erec, Blancandin ou Jean d’Avennes (entre 9 et 15 attestations) de Florimont ou Gerard de Nevers (une cinquantaine[11]).

    Le Roman du Chastelain de Coucy et de la Dame de Fayel, qui représente une sorte de cas moyen, nous retiendra un instant῀; puisque son auteur se tient assez près de la source en vers, il est en effet possible de vérifier qu’un tiers seulement de ces occurrences viennent du modèle. Sous la plume du prosateur, l’adjectif courtois/e est quasi automatiquement appliqué aux deux protagonistes, dans des incises fort communes dans la prose du

    XV

    e῀siècle («῀Le chastellain, comme celuy quy estoit moult courtoys, […] jetta ung souspir […]῀La dame, comme courtoise, luy respondy moult doucement […]῀», II,῀16-17)῀; tous les personnages, y compris les valets, s’expriment moult courtoisement (par ex. XXVI,῀6)῀; la courtoisie y est en somme à l’honneur plus que dans le roman de Jakemés. Mais les cas les plus significatifs sont à mes yeux Berthe, Manequine, Saladin.

    L’œuvre d’Adenet le Roi suscite aujourd’hui encore des discussions quant à son classement générique[12]. Si son mètre – laisses d’alexandrins assonancés – la situe sans conteste dans la tradition épique, son sujet – la jeune reine trahie, injustement condamnée, perdue puis retrouvée et rétablie à la place qui lui est due par Pépin le Bref, roi de France – ne laisse pas de doute non plus῀: motifs, personnages, aventures, tout rattache Berthe au genre romanesque. Est-ce alors vraiment le fruit du hasard si l’auteur de la mise en prose, qui s’exprime très librement par rapport à son modèle, utilise 21 fois nos quatre mots῀? Dès le début, Blanchefleur conseille à sa fille d’assumer un «῀maintien doulx et cortois῀» (l.῀328), de se montrer «῀humble a toutes gens et debonnaire aux pouvres et courtoise aux serviteurs…῀» (l.῀337-339)῀; Berthe toujours ne saurait que s’exprimer courtoisement en toute situation῀; et la courtoisie caractérise autant Simon, le «῀voier῀» (à savoir l’«῀officier chargé de tout ce qui concerne les voies publiques῀», DMF) de la forêt du Mans qui accueille et protège la reine (l.῀3540), que les Français, selon les mots des souverains de Hongrie῀: «῀et bien disoient que en France estoient gens de bien et d’onneur plains, de courtoisie, plaisir et de doulceur…῀» (l.῀4293-4294)[13].

    Plus intéressant encore dans notre perspective, Saladin est le remaniement en prose d’une chanson de geste perdue qui constituait la fin du deuxième cycle de la Croisade[14]῀; la matrice épique demeure évidente dans la réécriture, qui intègre néanmoins quelques épisodes et motifs romanesques, tous centrés autour de personnages féminins῀: on rappellera notamment la tentative de séduction opérée par la reine de France, éprise de ce magnifique chevalier inconnu à peine arrivé à la cour῀; elle s’exprime ainsi à son égard῀: «῀il est doulx, courtois, et de sy beau maintieng qu’il couvient que mon vouloir luy face sçavoir῀» (fo῀158r). Ce qui marque surtout cet ouvrage hybride, c’est la volonté manifeste de récupérer Saladin au sein de la civilisation occidentale῀: lui est alors attribué non seulement le désir d’être adoubé chevalier, mais aussi la volonté de conquérir la France et – conformément à une tradition déjà bien établie au

    XV

    e῀siècle – la conversion au christianisme alors qu’il est sur le point de mourir. Là encore, pourra-t-on attribuer au hasard le fait que quatre fois sur cinq l’adjectif courtois réfère au sultan («῀le courtois Salhadin῀», fo῀126r῀; «῀Salhadin, quy tant estoit courtois prince que nul plus de luy […]῀», fo῀175r), ou si la courtoisie est toujours citée parmi ses qualités («῀sa courtoisie et plaine largesse῀», fo῀125r῀; «῀de grant largesse, vaillance et courtoisie il fut remply῀», fo῀192v)῀?

    Quant à La Manequine – énième récit centré sur le motif de la femme persécutée, rattaché aux contes folkloriques de la fille sans main(s) et de la famille dispersée –, la mise en prose a déjà été analysée de ce point de vue῀: les critiques s’accordent pour souligner comment la dimension courtoise, très présente dans le roman de Philippe de Remi, se trouve fortement réduite chez Jean Wauquelin au profit du souci historique et politique, et d’une attention plus poussée pour les aspects liés à la pietas et à la religion[15]. Le lexique ne fait que confirmer ce que l’analyse littéraire a déjà relevé῀: aucune occurrence de l’adjectif courtoise, même pas dans la liste des qualités morales de la protagoniste, dont le portrait est pourtant dressé à trois reprises῀: au début du roman, lorsqu’elle est présentée dans la fleur de sa jeunesse῀; à son arrivée en Écosse, où elle suscite l’amour du roi et à Rome, enfin, où elle est accueillie par le sénateur chez qui elle logera jusqu’à la reconstitution de la famille[16]῀; Joie/Manequine est sage, belle, bonne, france (II,῀5), belle et douche (XX,῀23), belle et gratieuse (XXII,῀9), belle et plaisant (XLVI,῀6). On en vient à se demander si la courtoisie n’est pas évacuée de cet univers où prime la piété[17].

    Essayons maintenant d’entrer dans les détails de l’analyse. Dans notre corpus l’adverbe courtoisement accompagne surtout les verba loquendi῀: dire, parler, demander, respondre, remercier, s’excuser, prier («῀demander῀»)῀; s’il ne peut manquer dans les scènes de bienvenue, où il s’accole aux verbes saluer/rendre son salut, bienvignier, rechepvoir, acoller et baiser, il est plus rare qu’il spécifie un comportement général (se maintenir c.῀: Berthe et Manequine) ou ponctuel (prendre c., au sens de «῀se servir῀»῀: Berthe toujours). Dans le cas des affrontements individuels, il peut désigner l’attitude du chevalier῀: un adversaire se rend c. à Jean d’Avennes (ms. B, fo῀44r), Erec peut croire que le chevalier c. a luy se rende (ch.῀28, p.῀187), Gerard de Nevers embl[e] [une joute à son adversaire] moult c. (XLIX,῀13). La fréquence des intensifs moult, tres, assés, est telle qu’on peut se demander si l’adverbe ne s’est pas en partie vidé de son sens. En revanche, le recours à des (pseudo-)synonymes est exceptionnel, et les adverbes en cooccurrence se répètent῀: humblement, doulcement, bel, gratieusement[18]. Mais l’occurrence la plus intéressante se lit dans Gerard de Nevers, dont l’auteur glose en quelque sorte l’adverbe par son étylomologie῀: «῀Gerars […], come celluy quy a court avoit esté norry, les salua [Englentine et d’autres dames] moult courtoisement῀» (XXVI,῀13)῀; le lien entre le comportement selon les convenances et l’éducation reçue à la cour est ainsi explicitement fixé.

    Pour l’adjectif, une différence me paraît ressortir entre dames et chevaliers, grâce justement aux cooccurrences. Pour les premières, deux champs sémantiques se dessinent très nettement῀: celui de la beauté et, plus largement, des qualités physiques (courtoise est alors associé à belle, gracieuse, advenant, gente et mignote, à savoir «῀élégante῀», éventuellement amoureuse, au sens de «῀qui suscite l’amour῀») et celui de la sagesse, plus généralement des qualités morales traditionnellement requises aux femmes (avec bonne, doulce, honneste, sage, debonnaire, humble, amiable, lealle, obeissante).

    La palette est plus large pour les hommes῀; à la beauté physique, moins variée sur le plan lexical (beau, joli, advenant, de beau maintien), s’ajoutent la vaillance physique (fort, vaillant, frisque, jeune, preux et hardi, bien maniant une espee) et un éventail plus large de qualités de l’esprit῀: la sagesse (discret, franc, sage, secret et bien advisé, justiciers, bien apris, bien introduis, bien parlant)῀; la bonté (gent, humble, doux, servitable, dilligent, debonnaire, acointable)῀; et surtout la générosité῀: large et courtois, ou l’inverse, paraît s’affirmer sinon comme un doublet stéréotypé, au moins comme le couple incontournable dans le portrait des héros romanesques. Par ailleurs, l’image idéalisée du chevalier courtois est donnée en ouverture du Chastelain de Coucy en ces termes῀:

    Che chevalier … fu moult courtoys et debonnaire, bien aourné de sens et de vertu autant que homme de son temps et aveuc ce estoit tant bel, tant gent et sy bien compassé et fourmé de tous membres que Dieu et Nature a le fourmer n’y avoient en riens failly῀: a le veoir et oÿr parler chascun y prendoit plaisir. Car de bien danser, de chanter, de faire balades, chansons et aultres gracieusetés pou on trouvast quy l’en passast et quant de soy trouver entre dames et damoisellez, de bien savoir danser et dire en nul pays on ne trouvast son samblable. Toute honneur et courtoisye estoient en luy en grant habondance, ja soit ce qu’il ne fust moult riches d’avoir, mais en luy estoient choses que mieux valoient[19]. (Coucy I, 3-7)

    Le substantif, enfin. Remarquons d’abord que son emploi isolé est rare῀: dans ces cas, courtoisie semble résumer l’ensemble des qualités morales d’un chevalier (il en est ainsi pour Blancandin, Cleomadés, Erec, Saladin), alors que pour les dames il semble se rapporter plutôt à la beauté῀: si Alexandre, dans Cligés, «῀eslieve son cuer a remirer la courtoisie [de Soredamours]῀», c’est parce qu’Amours vient de lui présenter la princesse comme «῀la plus des plus belles῀» (ch.῀7, p.῀73). L’acception du mot peut éventuellement s’éclaircir grâce à la présence d’antonymes῀: «῀ce n’est pas grant courtoysye au chastellain de nous pourchassier une sy grant blasme ne telle villonnye…῀» (Coucy, XLVII, 27[20]).

    Une remarque aussi sur l’emploi du pluriel. Alors que le DMF enregistre uniquement le sens de «῀largesses, générosités῀», je tendrais à attribuer à courtoisies une signification plus large, qui englobe tant des gestes que des paroles aimables ou judicieuses. C’est ce qu’autorise, me semble-t-il, ce remerciement que le roi Pépin adresse à son Conseil῀: «῀De vous me loue […], beaulx et bons seigneurs, de voz bons services, obeïssances, bons conseillz et humbles cortoisies῀» (Berthe, l.῀202-204).

    Tout comme pour l’adjectif, ce sont les cooccurrences qui permettent de reconnaître le champ sémantique concerné῀: la beaulté est surtout – quoique non exclusivement – associée aux femmes, avec la bonté, plus rarement le sens ou la sagesse῀; la force, vaillance et proesse d’une part, la largesse de l’autre, caractérisent plus spécialement les chevaliers. Un double portrait brossé en ouverture de Gerard de Nevers montre bien quelles sont les qualités requises tant pour le chevalier que pour le couple idéal῀:

    avec la beaulté dont Nostre Seigneur les avoit sy largement partis [le roi et la reine de France], leur avoit fait ceste grace que de touttes bonnes vertus, tant d’umilité, de sens et de courtoisye, estoient tellement garnys que, se les vertus pour celluy temps euissent esté perdues, en eulx euissent esté recouvrees. (I,῀6)

    Dieu et Nature a le fourmer [Gerard] n’y avoyent riens oublyé῀: se la beaulté, sens, courtoisye, humilité, la hardiesse et proece que en luy estoyent apparant estre [sic] vous voloye au lonc raconter, assés vous porroye anoyer῀; et avec ce, estoit le mieulz chantant et dansant que pour lors on seuist querre en France. (I, 15-16)

    Encore une fois, La Manequine de Jean Wauquelin se situe à part῀; la courtoisie est bien évoquée tant à propos de la jeune protagoniste, Joie, que pour sa mère, mais le champ sémantique associé est très nettement cerné par le contexte῀: prudensce, valleur (I,῀4), gentillesse [et] touttes nobles et vaillables conditions (I,῀5) pour la reine de Hongrie, valleur et maniere pour sa fille (VI, 6).

    Je ne pense pas que le recours à des doublets ou énumérations plus ou moins synonymiques soit dans ces œuvres une simple réalisation de la forme diffuse, comme cela se produit souvent dans la prose narrative en moyen français[21]῀: je pencherais plutôt pour une relation hiérarchique (hyperonymie-hyponymie), qui impose de spécifier quels aspects de la courtoisie, mot polysémique s’il en est, il s’agit de mettre en relief[22].

    Les mots de la courtoisie῀: mots parlés, mots écrits, mots chantés

    Plutôt que pour une recherche thématique, centrée sur des passages significatifs dans les récits (la description des personnages, par exemple), ou sur des scènes récurrentes (la rencontre des amants), j’ai opté pour une mise en relief de quelques modalités – parole, lettre, poésie lyrique – par lesquelles l’idéal courtois s’exprime. Loin d’épuiser la matière, les cas que j’ai isolés sont à mes yeux représentatifs du sens de cette notion au

    XV

    e῀siècle, ainsi que de sa permanence – précaire sans doute – dans l’univers de la littérature narrative française de la fin du Moyen Âge.

    a) Mots parlés

    Protagoniste du roman qui porte son nom, Jean d’Avennes reçoit son éducation chevaleresque et courtoise d’une dame, la comtesse d’Artois, dont il tombe amoureux. Tout au long du récit, qui réécrit et développe considérablement la trame d’un dit du

    XIV

    e῀siècle, le Dit du Prunier (1466 vers)[23], le parcours de Jean est aussi bien physique – scandé par de nombreux déplacements῀: à la cour du roi de France, à Bordeaux, à Compiègne, en Espagne῀; et autant de retours à la cour de la Dame – que moral, le jeune «῀nice῀» se transformant rapidement en un chevalier accompli. Tout au long de cet itinéraire, la parole joue un rôle capital῀: c’est par des dialogues très vivants que Jean est introduit au début de son histoire, ce sera au cours d’entretiens plus intimes qu’il présentera ses entreprises à la Dame à chaque retour à Arras, ce sera enfin la plus haute des paroles, la parole poétique, qui lui permettra la réintégration définitive à son propre monde en préparant le happy end du roman.

    Nous opposerons deux scènes, qui prouvent comment, dans Jean d’Avennes, l’apprentissage de la courtoisie passe par la maîtrise de la parole. Dans la première, un jeune homme un peu rustre n’hésite pas à contredire la Dame, qui lui a présenté les «῀festes, danses, carolles [et] motés῀» (éd. Finoli, III, 42-43) qui constituent les divertissements des dames et demoiselles de la cour, par une repartie que quelques formules de politesse ne rendent pas moins irrespectueuse῀: «῀Vostre mercy, madame, […] j’aime trop mieulx a estre avoecq les filles de nostre ville que avoecq autres, quelconcques qu’elles soient, car il m’est advis, saulve vostre reverence, qu’elles me honnoureroient mieulx que ne feroient celles de cheans […]῀» (III, 47-50)[24]. Ce refus de la vie de cour, qui ne durera pas longtemps, est exprimé on ne peut plus nettement en conclusion de ce même chapitre῀: «῀[…] je vous ose bien dire que se vous aviés esté ung seul jour aux danses, saieries ou esbatemens quy se font par nuit a nostre ville, vous n’en vouldriés jamais partir, ains ameriés mieulx a renuncier a terres, seignouries, richesses et a tout vostre plenier gouvernement῀» (III,῀115-119).

    L’amour transforme non seulement le comportement de Jean, ses contenances à table, son habillement, son attitude à l’égard des dames et des seigneurs qu’il rencontre successivement, mais aussi son langage, qui perd vite sa fraîcheur, le chevalier s’exprimant désormais par de longues phrases bien construites, dont la syntaxe enchevêtrée ne se différencie plus de la prose du récit. Voici comment, retourné devant la comtesse après avoir accompli en son nom de nombreux exploits, Jean lui présente les prix obtenus῀:

    «῀Madame, plaise vous recepvoir par vostre grace ce present que je vous donne, lequel appartient a vous et non a autre, car a l’entreprinse d’un pas que j’ay fait durant .xv. jours mon cuer se fonda sur vostre amour, disant que, se je le faisoie en intencion de vouloir complaire a sy haulte dame comme de vous, je obtiendroie de .xv. chevaliers la victoire, comme j’ay faict, la mercy d’Amours et de vous, quy tant hault m’avez fait eslever mon couraige, que j’ay esté fait chevalier ja piecha et que j’ay donné coup mortel a l’ennemy de mon souverain seigneur, le tres noble roy de France, quy Dieu doinst bonne vie, car de luy me vient ce coller d’or, a cause d’un tournoy ou j’ay esté et fait au moins mal que j’ay peu, dont pour mon labour, non pas que je l’aye deservy se ce n’a esté en remirant vostre beaulté, il le m’a fait presenter et donner par deux damoiselles, comme faire se debvoit. Sy vous supplie, madame, qu’il vous plaise prendre en gré ce don quy, comme il est dit, a cause de vous me vient, car, par ma conscience, quelque chose que j’aye entreprins de faire n’a esté se non pour complaire a vous et vostre bonne grace acquerir.῀» (LXV, 8-24)

    Dans le discours de Jean, l’amour se double du respect qui est dû à une «῀haulte῀» dame, la modestie s’accompagne en même temps du courage et de la générosité, autant de qualités qui composent la courtoisie telle que nous la laissaient découvrir les articles du DMF cités au début.

    Dans une scène très différente, créée de toutes pièces par le prosateur du

    XV

    e῀siècle, Cligés, perdu dans une forêt, entend par hasard une demoiselle se plaignant d’avoir été abandonnée par son ami, parti en quête d’aventures῀; si elle s’est enfuie ici – continue-t-elle – c’est pour éviter un mariage que son père, roi d’un pays qui n’est pas nommé, voudrait lui imposer[25]. Tout au fond d’un bois, la scène suit néanmoins toutes les étapes et respecte strictement les normes du code courtois῀: la jeune fille a trouvé place dans «῀une logette῀» cachée par un «῀buisson espéz et massis῀», et Cligés la découvre «῀pignant sa chevellure belle et blonde῀». Seulement après l’échange des «῀reverences῀», le dialogue s’engage῀; devant la crainte exprimée par la demoiselle sans nom, Cligés la rassure῀:

    «῀N’aiés paour, ma damoiselle, […] car, sur Dieu et mon ame, j’ameroie mieulx estre mort que avoir pencé ne ymaginé de procurer enverz vous blame, més pour l’amour dez damez vous vouldroie faire service et honneur se vous m’en requeriés…῀» (ch.῀53, p.῀135)

    Beauté stéréotypée et fidélité totale à son «῀ami῀» du côté de la dame῀; bonté, respect et générosité chez Cligés῀: l’échange verbal permet de confirmer un système de valeurs communes bien établi. La courtoisie passe par des actes et par des mots qui s’imposent quels que soient l’endroit ou la situation contingente῀: actions et paroles se vident progressivement pour assumer les contours de l’étiquette courtoise, une politesse raffinée que la cour – de Bourgogne, en l’occurrence – cultive particulièrement.

    Autre rencontre dans un bois, celle qui, dans Berthe, prélude à l’agnitio finale et à l’heureuse conclusion de l’histoire. Le roi Pépin s’égare – lui aussi῀! – dans la forêt du Mans au cours d’une partie de chasse῀: le hasard lui fait rencontrer Berthe elle-même, sa propre femme, perdue depuis neuf ans. Sans la reconnaître, il s’adresse à elle en espérant obtenir les renseignements qui lui permettront de retrouver le bon chemin῀: «῀luy vint audevant et la salua et elle luy assés courtoisement῀» (l.῀3522-3523)῀; et c’est justement la gentillesse des propos de Berthe (elle «῀luy respondit moult doulcement῀», l.῀3536῀; «῀oyant la parolle de celle qui tant estoit et fut doulce toute sa vie῀», l.῀3546-3547῀; «῀celle qui si tresgracieusement luy avoit respondu῀», l.῀3549-3550῀; «῀elle luy respondit assés courtoisement῀»,῀l.῀3623) qui enflamme le roi et suscite son amour. Persuadé d’avoir affaire à une simple paysanne, Pépin agit d’abord, et le décalage entre le comportement du roi et la courtoisie de la reine marque la scène jusqu’à la révélation de l’identité de celle-ci῀:

    […] luy mist le roy Pepin la main a la mamelle ou assés prés que bien pouoit veoir blanchoier en alant et cheminant (l.῀3566-3568)῀; et se descendit de son cheval a terre, puis prinst Berthe […] Lors l’acolle et embrasse et la vieult baiser (l.῀3594-3599)῀; Si la pria et requist doulcement d’aimer, mais elle se deffendit de parolle au mieulx qu’elle peut (l.῀3606-3608)῀; Si l’escouta voulentiers le roy parler pour ce que doulce estoit sa parolle (l.῀3618-3619)῀; Il l’embrassa lors et le baisa […] et du surplus s’esforça […] Si s’eschauffa de plus en plus en la traiant hors du chemin [et] la versa sur l’erbete. (l.῀3633-3639)

    «῀Pour Dieu῀! sire chevalier, fait elle, mercy vous crie῀! […] gardés donc l’onneur de Berthe qui [le roi] espousa jadis […] et ne souffrés que la fille du roy Florant […] et de Blancheflour sa fenme soit ainsi en ce boys desfloree et violee, comme j’aparçoy que la voulenté avez de faire […]῀» Et a ses paroles se leva et dreça le roy qui tout perdit son hait et fut alteré et aultrement encouraigé qu’il n’estoit. (l.῀3651-3660)

    La violence physique du roi, qui s’accorde à la «῀nature῀», à la forêt, s’oppose très nettement à la «῀doulce parolle῀» (l.῀3619) révélatrice de Berthe, à une «῀culture῀» éminemment courtoisie, destinée finalement à prévaloir.

    b) Mots écrits

    «῀Moult piteuse adventure quy advint n’a pas lonc temps a ung chevalier preu et hardy aux armes῀» (Prologue, 5), l’histoire du Chastelain de Coucy et de la Dame de Fayel est profondément marquée par l’idéal de la fin’amor, et ce tant dans la rédaction en vers que dans le remaniement en prose. Cet idéal s’exprime à toute occasion, dans les dialogues, les chansons lyriques, les lettres. Un premier échange de missives entre les amants se situe après la maladie qui a frappé Renaud – c’est le nom du protagoniste –, éconduit une première fois par la dame῀; ayant appris d’une «῀chamberiere῀» des nouvelles réconfortantes, le Chastelain ose s’adresser à son «῀amie῀» par ces mots῀:

    Tres vaillant et honnourable dame, celluy quy loyaulment vous aime vous mande plus de cent salutz, vous faisant asçavoir que maint jour et mainte nuittye ay esté pour vous en desconfort, sy prez que jusques au morir. Certainement je sçay que mort fuisse, se n’euist esté espoir et souvenir qui me tenoient et soustenoient en tout temps […] Sy vous prye en grant humilité que tant vous veullyez humilyer de moy daingnier donner aulcun confort, et que ayez de moy mercy, ou aultrement je ne puis veoir ne congnoistre qu’il ne me conviengne morir. Et pour ce, ma tres doulce dame, par vostre doulcheur et courtoysye, me veuillez faire sçavoir par le porteur de cez lettres quant il vous plaira mettre jour et heure que je puisse parler a vous. Car tout mon desir et mon cuer ne pensent jour et nuit fors a vous tant seulement. Or vous doinst Dieux grace et volenté de moy amer aussy loyaulment comme j’ay fait vous. (XXVII)

    Loyaul[té], humilité de la part du Chastelain, mercy, doulcheur et courtoysye de la part de la Dame῀: on retrouve dans ce bref passage, simple demande de rendez-vous, plusieurs des mots-clés définissant la courtoisie que nous avons relevés plus haut.

    La réponse écrite de la Dame de Fayel s’articule sur les mêmes notions, insistant encore si besoin était sur les qualités de l’amant, ce qui justifie bien entendu son amour à elle῀:

    Chastellain, mon tres chier amy, comme au plus courtoys, sage et preu aux armez, plus de cent foys vous mande salus, come celle qui son amour vous abandonne […] cuer, corps vous donne et abandonne come a mon vray et leal amy […] come vostre amye seray tousjours doresenavant, pour tant que loyal me soyez. (XXIX, 1-4)

    Dans la lettre finale que le Chastelain, blessé à mort outremer, adresse à la Dame de Fayel, la version en prose se maintient très proche du modèle[26]῀: déclaration de fidélité extrême, éloge de la dame, annonce du don réel du cœur, espoir de retrouvailles par-delà la mort, tout y est.

    A vous, madame, a qui j’ay eté vray et loial amant et vostre serviteur en tous lieux jusques a la fin de ma vye, vous mande plus de mille foys salutz […] Pour ce que je croy et sçay de verité que j’ay emporté vostre cuer avec moy le jour que partys de vous de Fayel […], sy vous envoye mon cuer, lequel est ores vostre […] O tres belle dame et souveraine, qui passés de beaulté toutes femmes, la milleure entre les milleures, […] sage sur toutes aultres femmez, trezor et ricesse, […] tres haulte, gente et noble dame sur toutes aultres vertueuse῀! […] Je prie au Dieu omnypotent qu’il ait pitié et mercy de mon ame […] et sy luy prye humblement […] que, quant de ce siecle vous partirés, vostre ame puist parvenir a salvacion par compaignie avec la myenne. (LXXI, 11-17)

    On peut néanmoins se demander jusqu’à quel point le prosateur croit à la possibilité même d’un tel idéal, lui qui au début et à la fin de son roman tire une morale qui n’a plus rien de courtois. Le prologue réfléchit en effet sur Fortune, comparée à un serpent poingnant et muable, et exhorte le lecteur, «῀quant [il] congnoist et voit clerement que Fortune luy est amye῀», à «῀en user par sens et le prendre a point et a eure, car de sa nature come ele est, elle n’est point arrestee῀» (Prologue, 3-4). D’autre part, on peut hésiter quant à la participation de l’auteur à la «῀piteuse adventure῀» qu’il a racontée, lorsqu’il intervient en conclusion pour commenter la mort des deux amants῀: «῀ainsy va d’armes et d’amour῀: contre une joye cent dolours῀» (LXXVI, 23).

    Relativement rare dans mon corpus, la missive d’amour se double, dans Blancandin, de la nécessité de fournir des informations stratégiques. Fait d’abord prisonnier par les païens, puis accueilli par le roi d’Athènes qu’il secourt dans une guerre contre ses ennemis, le protagoniste part enfin de cette cour pour porter son aide à l’Orgueilleuse d’amour, dont la ville et le château sont mis sous siège par Allimodés῀; c’est dans le navire qui le ramène vers elle que Blancandin «῀prist de l’encre et du papier et escrivi de sa main unez lettrez῀» pour annoncer son arrivée῀:

    Ma tresredoubtee dame, la soubstenance de ma vie et la ren qu’en ce monde plus je desire, je me recommande treshumblement a vostre bonne grace. Aprés la fortune que je eux d’estre prisonnier de Allimodez, Dieu mon Createur, au quel je rens gracez et loangez, m’a preservé et gardé de mort, et de la fortune de la mer suis eschapé et mes ennemis qui m’enmenoient ont esté noiés. J’ay esté depuis, conme force m’a esté, serviteur a ung roi sarrasin et faint d’estre sarrasin, duquel a mon honnour je suis parti, et m’a baillié son filz et .xij. mil chevaliers et d’aultres gens d’armez en grant cantité pour vous venir secourre et vengier du tirant Allimodez, qui estoit la chose en ce monde que plus desiroie conme je devoie. Se Dieu plaist, je vous dirai de bouce plus avant de mon estat et, affin d’entresaignez et que vous adjoustez foi a mez lettrez, je vous ramentois le baisier que je prins de vous auprés de Tromadai avant que je fusse en vostre service. Ma tresredoubtee dame, je prie a Dieu qu’il vous doint l’acconplissement de toux voz tresnoblez desirs. Escript sur la marine de la main du chevalier infortuné ainssi signee Blanchandin. (32, 5-20)[27]

    Le contraste y est frappant, me semble-t-il, entre les formules liminaires, tant au début qu’à la fin de l’épître, et le contenu de la lettre elle-même, éminemment informatif῀: amour et courtoisie ne servent qu’à introduire l’essentiel, à garantir l’authenticité de la lettre (le rappel du baiser volé) et la «῀signature῀» par le «῀chevalier infortuné῀» a tous les traits de la convention.

    c) Mots chantés

    Dans le portrait idéal du chevalier courtois tel que nous l’a transmis le Chastelain de Coucy, une place à part est réservée aux performances musicales, que ce soit pour la danse, pour le chant, ou pour la poésie lyrique῀: «῀Car de bien danser, de chanter, de faire balades, chansons et aultres gracieusetés pou on trouvast quy l’en passast […]῀» (Coucy I, 5). L’on sait quel poids assume dans la version en vers la production lyrique du trouvère qui a inspiré cette sorte de biographie poétique croisée à la légende du coeur mangé[28]. Cependant, dans la réécriture en prose, comme on l’a maintes fois souligné[29], les insertions lyriques sont pour la plupart supprimées῀: il ne reste que quelques annonces et, à une seule occasion, des vers (VI, 24-25). Que ce choix soit déterminé par la perte de l’intertextualité (les poèmes en question étaient sans aucun doute mieux connus au

    XIII

    e qu’au

    XV

    e῀siècle) ou par le désir de privilégier les éléments narratifs au dépit de la dimension poétique et musicale, ce qui importe ici c’est de souligner que la courtoisie du Chastelain du

    XV

    e῀siècle continue, même en l’absence de «῀preuves῀», de s’exprimer par une poésie mise en musique, comme l’attestent quelques passages῀:

    pour allegier ses doleurs et le grant espoir que Amours luy donnoyent de parvenir ad ce que son cuer desiroit, fist une chanson belle et gracieuse, laquelle souventeffoys il chantoit pour soy resconforter et tenir en joye et le mist en ung chant moult gracieux […] (IV, 32-33)

    En cel estat ou il estoit, ne se pot tenir que tantost ne alast faire une chanson, car tousjours en faisoit selonc le temps et heure que son cuer sentoit son affaire. […] Quant il eult finee sa chanson, il arriva en son hostel […] (XX, 5-XXI, 1)

    L’amour ne peut s’exprimer que par une parole poétique et chantée, même à une époque où la poésie a depuis longtemps cessé d’être obligatoirement associée à la musique. Écho d’un monde révolu, archaïsme du roman médiéval tardif, particulièrement des mises en prose, assujetties au moins en partie à des sources anciennes῀? Tout cela a pu jouer dans le Chastelain de Coucy, beaucoup moins dans Jean d’Avennes.

    On a déjà fait allusion à l’épisode en question[30]῀: après la révélation de la Comtesse d’Artois – Jean apprend brutalement que celle-ci est mariée –, le chevalier désespéré se réfugie dans la forest de Mourmay, où il mène pendant sept ans la vie de l’homme sauvage῀; contrairement à ce qui se constate dans le Chastelain de Coucy ou dans Gerard de Nevers[31], à savoir la disparition quasi complète des insertions lyriques de leurs modèles, c’est ici le prosateur qui introduit le texte d’un lai à peine mentionné dans le Dit du prunier῀: «῀[…] de moult clere vois cantoit῀/῀Ung lay que jadis fait avoit῀/ Ou temps de sa chevalerie῀» (v.῀1209-1211). La pratique des armes et de l’amour a fait de Jean d’Avennes le chevalier idéal῀; le rustre du début, incapable de respecter même les règles les plus banales de la parole courtoise, exprime maintenant son désespoir par des vers que l’auteur du roman n’est censé que rapporter, tel un document῀:

    […] il luy souvint de la noble contesse d’Artois et […] il commença ung lay. Duquel la coppie s’ensieut.

    Cœur angouisseux, com tristre et las,

    que devenras῀?… (CXX, 11-13)

    Il est bien vrai que dans le roman en prose toute allusion au «῀chant῀» est gommée (Jean «῀commence῀» et «῀fine῀» son poème, alors que son homologue dans le Dit le «῀cant[e]῀»῀: v.῀1209 et 1217), mais il est sûr aussi qu’aux yeux du «῀prosateur῀» la compétence poétique devait revêtir une importance exceptionnelle, non seulement sur le plan narratif (c’est en entendant ces vers que la Comtesse, de passage dans la forêt, s’arrête et reconnaît son amant), mais de par elle-même῀; c’est ce qui l’a amené, en allant à l’encontre du «῀silence lyrique[32]῀» adopté par ses confrères, à créer une pièce poétique où il n’en trouvait pas et à en attribuer la paternité à son personnage, chevalier courtois par excellence.

    Cleriadus et Meliadice, ou comment sourire de la courtoisie au

    XV

    e῀siècle

    Une des rares productions romanesques «῀originales῀» du

    XV

    e῀siècle nous servira de pierre de touche et nous amènera vers la conclusion de cette réflexion.

    Composé vers 1440, Cleriadus et Meliadice jouit d’un bon succès, exactement comparable à celui du Petit Jean de Saintré, comme le prouvent les 10῀manuscrits conservés et les 5 éditions imprimées qui virent le jour à Paris et à Lyon avant 1530[33]. Ce long roman, peu connu de nos jours, a pour objet l’ascension sociale[34] du fils du comte des Asturies, qui, grâce à une série d’exploits chevaleresques et guerriers, mérite la main de Meliadice, fille unique du roi d’Angleterre, et succède à son beau-père sur le trône. Le récit se prolonge cependant au-delà du mariage, Cleriadus s’occupant à affermir son autorité royale sur les royaumes d’Angleterre et d’Irlande, à assurer la paix à ses sujets et à établir, par une politique matrimoniale avertie, un réseau d’alliances durables avec plusieurs pays de l’Europe continentale.

    L’auteur anonyme puise à la tradition littéraire précédente nombre de thèmes et de motifs facilement reconnaissables, mais ajoute aux deux volets conventionnels du genre – armes et amour – une attention soutenue pour les questions politiques et la gestion du pouvoir, beaucoup moins banale dans la production narrative de son époque[35]. En même temps, il semble prendre ses distances par rapport à cette tradition, en en souriant aimablement, sans amertume et sans ironie[36], comme nous allons le voir.

    Répétons rapidement notre parcours. Cleriadus – dont la longueur est comparable uniquement à celle de Florimont, parmi les romans de notre corpus – compte un nombre élevé d’occurrences des mots qui nous intéressent῀:

    Leur distribution fournit des indications intéressantes. Les désignations de courtois/e concernent dans la quasi-totalité des personnages masculins῀: Cleriadus au premier chef (doulx, humble et courtoys au début de sa carrière, IV, 10-11῀; mais d’autres qualités s’ajouteront ensuite῀: vaillant, large, preux), son père le comte d’Esture, ses cousins, compagnons de toutes les aventures, les rois d’Angleterre, de France et d’Espagne. Par ailleurs, la co-présence de pseudo-synonymes et d’antonymes aide à circonscrire le sens attribué à l’adjectif῀: quelques prisonniers que Cleriadus envoie au roi d’Angleterre, «῀depuis cellui temps, furent autant doulx, gracieux, courtois et honnorables qu’ilz avoient esté rudes et mauvais…῀» (IX,῀143-145)῀; les ravisseurs de quinze demoiselles, eux aussi vaincus par le protagoniste, promettent῀: «῀à tousjours mais serons bons chevaliers, loyaulx et courtois et, autant que nous avons esté crueux, nous serons courtois et humbles…῀» (XXXVI, 242-245). Parmi les dames, seule Meliadice, et une seule fois, est qualifiée de courtoise, et ce au moment où, éloignée de son royaume, elle est au service d’une marchande῀: «῀si estoit elle si courtoise que riens ne vouloit faire sans le congié d’elle῀» (XXVII, 358-359).

    Une répartition similaire se constate pour le substantif, la courtoisie étant le plus souvent attribuée aux hommes῀: Cleriadus certainement, mais encore le roi d’Angleterre, le roi de France et son connétable῀; associée à onneur, sens, doulceur, bien, gracieuseté, elle contribue à rattacher la dimension politique à l’éthique. La vision de l’auteur se résume bien, me semble-t-il, lorsqu’il rappelle que Cleriadus, devenu roi d’Angleterre, accueille tant doulcement et courtoisement les invités de la cour de France que tous le louent, pour conclure῀: «῀il n’avoit pas oublié sa courtoisie, pourtant s’il estoit roy῀» (XXXIV, 66-72).

    Tout cela semble confirmer que, malgré un titre qui met l’accent sur le couple des protagonistes[40], notre roman se concentre essentiellement sur un univers masculin, dans lequel l’amour constitue une étape – essentielle, mais non pas unique – sur le chemin qui mène vers le but ultime du parcours῀: un exercice savant du pouvoir monarchique. Dans l’univers optimiste de Cleriadus, la courtoisie s’impose alors comme une des qualités requises au souverain idéal. Cela dit, notre roman intègre indubitablement quelques motifs éminemment courtois, au sens étymologique, rattachés à l’univers de la cour où se déroulent la plupart des épisodes῀: rencontres amoureuses, fêtes, entreprises chevaleresques[41].

    Il n’est pas surprenant que les échanges verbaux jouent un rôle fondamental dans l’intrigue amoureuse. La scène où le jeune Cleriadus, légèrement blessé à la suite de la rencontre armée contre le Chevalier Lombard, reçoit la visite de la belle fille du roi d’Angleterre et lui avoue son amour, exploite tout l’outillage conventionnel῀: allusion du jeune homme à une «῀aide῀» reçue pendant la bataille, surprise de Meliadice, demande de don contraignant par Cleriadus, promesse de secret…῀; l’aveu final tient plus du style de chancellerie que de la langue de l’amour῀:

    «῀– Madamme, je vous prie et requier, tant comme je puis, que il vous plaise de me tenir en la bonne grace de cellui à qui je me tiens si tenu et de faire tant que je y soye par devant tous, car c’est la chose ou monde que je desire plus. Et je sçay bien, madamme, que vous y avez plus de puissance que nul autre.

    – Messire Cleriadus, je vous promettz par ma foy que, se je y ay nul pouoir, que je le feray de aussi bon cueur comme pour moy mesmes.

    – Le me promectez vous, madamme῀?

    – Ouy, sans nulle faulte, messire Cleriadus […] Or sus, or me nommez cellui qui c’est et je vous en prie.

    – Madamme, puisqu’il vous plaist moy commander que je le vous die, je le vous nommeray. Ma damme et ma seulle maistresse, je vous certiffie que c’est vous et si le vous jure sur mon serment et sur mon honneur, car vous me avez donné ceste force et ceste hardiesse. Car je vous ayme tant et si chierement que oncques nulle creature ne ayma tant damme ne damoiselle que je foys vous. Si vous requiers, ma seulle damme, tant humblement comme je puis, que me pardonnez ceste hardiesse, car la force d’amours si me contrainct à le vous dire. Et, madame, dés la premiere foys que je vous veis premierement, je fus en cest estat tant que, du tout en tout, vous donné cueur, corps, service et amour et devins vostre home lige sans jamais m’en oster ne rappeller. Si me vueillez recevoir, ma chiere dame, humblement le vous requiers.῀» (IV, 634-67)

    L’auteur maîtrise donc la rhétorique amoureuse.

    Il est cependant exceptionnel que ces mêmes personnages fassent de l’ironie sur leurs propres propos, par exemple lorsque, aiguillonnée par la jalousie, Meliadice demande῀:

    «῀– Cleriadus, mon amy, j’ay ouy dire que vous devez avoir à femme la seur du roy d’Espaigne.

    […]

    Madamme, quant vous avrez espousé le roi de Behaigne, vous me direz, s’il vous plaist, quel il fait en mariage et lors je feray ce que il vous plaira a moy commander.

    […]

    Quant Cleriadus ot cella respondu a Meliadice, elle commença fort à rire et lui dist῀:

    – Ha῀! dea῀! vous vous gabez de moy῀!῀» (XVIII, 244-66)

    Un double de cette scène se déroule lorsque Meliadice, demandée en mariage par trois princes (l’empereur d’Allemagne, le roi de Naples et le roi de Behaigne) doit rapidement rentrer en Angleterre῀:

    Cleriadus dist à Meliadice῀: «῀Madamme, vous devez allez bien joyeusement, puisque vous allez pour vous mariez.῀»

    Meliadice lui respond῀: – «῀Mon amy Cleriadus, tel demande femme qui pourtant ne l’espouse mie.῀» (XXX, 15-21)[42]

    Mots écrits et mots chantés ont aussi leur place dans le roman. Non seulement les deux amants échangent des lettres pendant une brève séparation, mais Meliadice joint à sa missive le texte d’une «῀chançon῀» que Cleriadus mettra en musique et chantera publiquement plus loin dans le roman. La première lettre ne se veut, au fond, qu’une demande de nouvelles῀:

    Ma belle amour et ma seulle liesse, je me recommande à vous tant chierement que bouche puet dire ne cueur penser et vous envoye Bon Vouloir, mon messaigier, si vous prie que, par lui, me mandez de vostre estat et pensez quel reconfort et plaisir se me sera de en ouyr, puisque je ne vous puis veoir. Je vous eusse rescript par Palixés, vostre cousin, mais ses parrolles vallent mieulx que lettres. De mon estat, ne vous en savroye que mander, car vous en emportates le cueur et corps quant vous partites et ne m’est demouré seulement que pensees, desirs, acompaignez d’ameres douleurs. Si vous prie bien parfaictement que, à vostre honneur, vous vous haster de venir affin que, par vous, je sache vraiement comme tout ce porte. Ma doulce et parfaicte joye, je vous envoye une chançon, se vous prie que le chant vous lui vueillez mectre. Et, pour ceste heure, plus ne vous escriptz, fors que je prie à Nostre Seigneur que il vous doint tousjours adcomplissement de tous voz gracieux desirs. Escript dedans ung batel de desplaisance sur la riviere de merencolie […] Celle qui plus vous ayme que soy. (XVII, 34-62)

    Suit le texte de la «῀chanson῀» (un rondeau de fait῀: deux quatrains de décasyllabes introduits et séparés par un vers de refrain repris deux ou trois fois selon les manuscrits, abbaaaabba[a])[43]῀:

    Alez vous en, mon desir amoureux,

    Devers cellui pour qui souvent je veille

    Lui dire tout bas en l’oreille

    Qu’autre de ly je n’ayme, se m’aist Dieux.

    Il est tant bel et aussi gracieux῀!

    Alez vous en, mon desir amoureux῀!

    Je ne requier ne ne desire mieulx

    Qu’à bien l’aymer mon cueur si s’appareille.

    Dieu m’en doint ouyr bonne nouvelle

    Du plus loyal qui soit desoubz les cieulx῀!

    [P2 et T῀: Allez vous en etc.] (XVII, 64-73)

    Si la qualité du poème n’est pas sublime, celui-ci est néanmoins censé témoigner d’un savoir poétique chez une jeune princesse et, qui plus est, vu la date de rédaction du roman, du rapport toujours vivant entre paroles et musique[44].

    La réponse de Cleriadus, qui contient une proposition de rendez-vous secret et l’annonce de la composition musicale, est tout aussi développée῀:

    Lectres amoureuses.

    Ma tresredoubtee dame et seulle princesse, je me recommande à vous tant humblement que serviteur puet et doit faire à sa seule dame et maistresse, ma damme, en vous merciant moult chierement de voz resdoulces et gracieuses lettres et aussi de la chançon que vous m’avez envoyee, lesquelles choses m’ont fait plus de bien et de joye que assez dire ne pourroye. Ma dame, mon entiere et parfaicte joye et le tresor de ma liesse, plaise vous savoir que j’envoye mes deux cousins à la court et Bon Vouloir aussi, car je n’y veulx pas aller à descouvert tant que je aye parlé à vous. Pourquoy je vous supplie que vous faciez tant que annuyt, à dix heures, vous me faciez ouvrir la petite poterne de vostre jardrin et, au plaisir de Dieu, je y seray tout seul et sans nulle faulte. J’ay mis vostre chançon en chant, non pas si gracieux que à la chançon appartient, veu le noble lieu dont elle vient, et si est desja mise sur la herpe et la vous porteray, si Dieu plaist, à l’eure dicte. Ma damme, mon seul et singulier bien, plus pour le present ne vous escriptz, fors que je vous supplie et requier que en vostre bonne grace je soye tousjours, qui me sera plus de richesse et de joye que de estre seigneur de tout le monde et je prye à mon Createur que il vous doint bonne vie et longue et joye parfaicte de tout ce que vostre doulx, loyal et noble cueur desire. Escript à mynuyt, desirant de vous veoir plus que nul autre […] Vostre obeissant et loyal serviteur, tout le vostre. (XVII, 273-309)

    Cet échange, et surtout le rôle joué par Cleriadus, revêt une importance indubitable dans le manuscrit de Turin (Biblioteca Nazionale Universitaria, L.II.2), dont deux enluminures montrent le chevalier composant sur la harpe la mélodie que lui a demandée Meliadice (fo῀30ra), puis rédigeant sa réponse (fo῀31rb῀: les tout premiers mots de l’épître, «῀ma tresredo//ubtee dame῀», sont d’ailleurs lisibles).

    Enjoying the preview?
    Page 1 of 1