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LA REVELATION INACHEVEE: Le Personnage à l'épreuve de la vie romanesque
LA REVELATION INACHEVEE: Le Personnage à l'épreuve de la vie romanesque
LA REVELATION INACHEVEE: Le Personnage à l'épreuve de la vie romanesque
Ebook412 pages6 hours

LA REVELATION INACHEVEE: Le Personnage à l'épreuve de la vie romanesque

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Longtemps soupçonné d’être frivole, de cultiver le mauvais goût et d’entretenir chez son lecteur des rêveries chimériques, le roman, au moins depuis Don Quichotte, s’est curieusement retourné contre lui-même au nom de la réalité qu’on lui reprochait de fuir. Ce faisant, il s’est transformé radicalement, bien sûr, en se séparant des vieux romans idéalistes qu’il désignait désormais comme ses ennemis. Mais il est aussi resté, plus discrètement peut-être, fidèle à ses origines, c’est-à-dire au mensonge et à l’illusion dont les romanciers n’ont cessé de réaffi rmer la profonde et secrète nécessité.

Cet essai se présente comme une réflexion sur l’art du roman, et plus particulièrement sur l’ambiguïté du savoir dont cet art est investi ; s’il est vrai que le roman nous apprend quelque chose sur l’homme, il nous apprend aussi et surtout que l’homme n’est pas seulement l’objet d’un savoir. En s’intéressant aux oeuvres de Cervantès, Balzac, Flaubert, Valéry et Kundera, l’auteur entend démontrer que tout romancier, même le plus lucide, concède au personnage le mystère de sa liberté.

Yannick Roy enseigne la littérature au niveau collégial et a publié de nombreux essais dans la revue L’Inconvénient, dont il est l’un des fondateurs. Il est l’auteur de La caverne de Montesinos, un essai sur les personnages de romans qui lisent trop.
LanguageFrançais
Release dateFeb 27, 2012
ISBN9782760627338
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    LA REVELATION INACHEVEE - Yannick Roy

    Remerciements

    Je tiens d’abord à remercier François Ricard, qui a dirigé la thèse dont est tiré ce livre ; ses avis ont toujours été éclairants, ses conseils toujours judicieux et sa confiance inépuisable.

    Merci aussi à Isabelle Daunais, Alain Roy, Lakis Proguidis et Mathieu Bélisle, interlocuteurs de premier plan dont la passion pour le roman a nourri la mienne, et dont les idées toujours stimulantes m’ont permis tantôt de clarifier ma pensée, tantôt de résister à la tentation d’y voir trop clair – ce qui n’est pas moins appréciable.

    Pour leur appui financier, merci au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), au Fonds québécois de recherche pour la formation de chercheurs (FQRSC) et au Département de langue et littérature françaises de l’Université McGill.

    Merci enfin et surtout à Laurence, dont la patience et les encouragements m’ont permis de mener cette entreprise à terme ; ce livre lui est dédié, à elle et à nos deux enfants.

    Introduction

    Un art indéfinissable

    C’est un problème bien connu et pour ainsi dire classique, qu’on ne peut éviter dès lors qu’on entreprend de réfléchir sur le roman : tous les auteurs – théoriciens ou romanciers – qui ont tenté de le définir ou d’en délimiter la frontière ont noté que l’entreprise présentait des difficultés particulières et quasi insurmontables. Aucun ensemble de règles, aucune poétique, aucune exigence formelle ou thématique ne permet d’accoler à une œuvre donnée, avec un degré satisfaisant de certitude, l’étiquette de « roman ». La diversité des conventions sur lesquelles le roman peut s’appuyer, des techniques auxquelles il peut recourir, des thèmes qu’il peut aborder semble devoir décourager tous les efforts en ce sens ; tout se passe comme s’il déjouait sans cesse les attentes qu’on peut entretenir à son égard, comme si, excédant toujours sa propre définition[ 1 ], il ne correspondait à aucun « signalement » qui puisse nous aider à le reconnaître quand il se présente à nous sous l’une ou l’autre de ses incarnations. C’est peut-être Maupassant qui a le mieux exprimé, dans un passage devenu célèbre de sa préface à Pierre et Jean, cette caractéristique paradoxale du roman, qui est de n’avoir aucune caractéristique :

    ... le critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don Quichotte, Les liaisons dangereuses, Werther, Les affinités électives, Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, Les trois mousquetaires, Mauprat, Le père Goriot, La cousine Bette, Colomba, Le rouge et le noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, L’Assommoir, Sapho, etc., ose encore écrire : « Ceci est un roman et cela n’en est pas un », me paraît doué d’une perspicacité qui ressemble fort à de l’incompétence[ 2 ].

    Même en raccourcissant considérablement cette liste pour en exclure les livres auxquels on ne se sent pas attaché, même en réduisant l’histoire du roman à une poignée de chefs-d’œuvre choisis pour l’admiration particulière qu’on leur porte, l’ensemble auquel on aboutirait ne pourrait guère présenter qu’une déroutante variété de tons, de styles, de sujets, de dimensions, etc. C’est dire qu’on ne peut chercher à saisir l’essence du roman sur le mode empirique, en faisant l’inventaire de ses formes et de ses contenus dans l’espoir d’aboutir à un dénominateur commun qui permette de circonscrire une catégorie déterminée d’objets littéraires. Une telle approche ne peut mener qu’à une définition dérisoire, comme celle d’Edward Morgan Forster qui, jugeant la question peu intéressante, l’expédie de la manière la plus plate mais la plus juste qui soit, en considérant comme roman « toute œuvre de fiction en prose comptant plus de 50 000 mots[ 3 ] ».

    Le roman serait donc, pour ainsi dire, indéfinissable par définition ; mais la formule n’est peut-être pas aussi paradoxale qu’elle en a l’air. En tout cas elle n’implique nullement qu’on déclare forfait en admettant que le mot ne signifie rien, que la chose n’existe pas et qu’il est impossible d’en dire quoi que ce soit ; après tout, Maupassant et Forster parlent d’un art qui, au-delà de la diversité dont ils rendent compte, existe bel et bien – sans quoi il ne serait même pas possible d’en parler. Simplement ce « quelque chose » n’est pas tout à fait un genre littéraire,  du moins pas au sens classique et restreint du terme ; le roman se présente plutôt, en face des genres proprement dits, comme une entité essentiellement négative ou lacunaire, comme une sorte de « non-genre » en somme, comparable à une végétation sauvage et foisonnante qui pousserait, en dehors de toute règle et de toute poétique, sur la cité ruinée des belles-lettres. Bakhtine ne dit pas autre chose quand il écrit que le roman « ne vit pas en bonne intelligence avec les autres genres » et que pour cette raison «les grandes poétiques organiques du passé, celles d’Aristophane (sic), d’Horace, de Boileau [...] l’ignorent systématiquement[ 4 ] ». Si l’on veut définir le roman, ce ne peut être qu’en s’appuyant sur cette liberté, cette marginalité, cette sauvagerie mêmes, ce qui suppose qu’on renonce à établir son « signalement » ou à brosser son « portrait » pour essayer, plus abstraitement et jusqu’à un certain point plus intuitivement, d’en saisir l’« esprit », voire la « personnalité ». Il s’agit au fond de renoncer à une certaine lourdeur empirique et d’éviter le piège qui consisterait à poser la question trop directement ; on songe ici à ce que saint Augustin disait du temps, dans le livre XI des Confessions : « Le temps, c’est quoi donc ? N’y a-t-il personne à me poser la question, je sais ; que, sur une question, je veuille l’expliquer, je ne sais plus[ 5 ]. » Il en va pareillement du roman ; le difficile n’est pas tant de le reconnaître que de savoir pourquoi on le reconnaît, et d’expliquer ce qu’il est avec toute la subtilité requise.

    Marthe Robert résume assez bien le problème dans Roman des origines et origines du roman :

    [Le roman] n’a de loi que par le désir utopique dans lequel il est enraciné, mais ce désir lui-même n’a pas de sens à l’intérieur des conventions littéraires connues, il n’existe qu’aux confins de la littérature et de la psychologie. Là, sans doute, le roman ne dit pas lui-même ce qu’il est, mais ce qu’il veut, ce à quoi il aspire à travers la croissance apparemment arbitraire de ses formes et de ses idées. C’est donc là qu’il faut se hasarder, non pas certes pour l’enfermer une fois de plus dans un code abstrait, mais pour tâcher de retrouver le noyau primitif qui seul peut-être explique sa culture et sa sauvagerie, sa puissance collective, son individualisme, et l’unité profonde qu’il affirme jusque dans sa situation de genre déréglé[ 6 ].

    Choisissant d’orienter son regard « en amont » des romans singuliers, vers le projet ou le désir dont chacun d’eux ne serait que la réalisation partielle et provisoire, Marthe Robert évite l’impasse empirique ou descriptive que je viens d’évoquer et donne avec raison au problème du roman une portée beaucoup plus vaste. Quand Cioran affirme que l’Occident est la « civilisation du roman » et que nous sommes tous les « fils du roman[ 7 ] », il ne fait pas allusion à un genre littéraire au sens étroit du terme, mais à quelque chose de plus subtil, qui ne se trouve pas sur les rayonnages d’une bibliothèque mais au cœur de notre conscience, et dont l’examen relève bien plus de la phénoménologie, de la métaphysique ou de la psychologie, que d’une typologie des genres ; ce qu’il s’agit ici de définir, ce n’est pas un objet, mais un aspect de notre subjectivité, et en ce sens le déplacement de la question auquel nous invite Marthe Robert est parfaitement justifié.

    Cependant, la manière dont elle définit cette « personnalité » romanesque me semble légèrement tendancieuse, et ne règle pas entièrement notre problème. Marthe Robert insiste un peu trop, dans son livre, sur le lien qui unit le roman à l’ambition et au mensonge – disons sur l’aveuglement, la folie, l’extravagance du roman –, et tend ainsi à occulter sa part lucide et critique, c’est-à-dire le « savoir » dont l’art du roman serait – c’est l’hypothèse qui me guidera dans les pages qui vont suivre – l’héritier ou le dépositaire. Tout se passe comme si le roman, arraché au domaine restreint des genres littéraires pour désigner une certaine manière d’être, une certaine vision du monde, voire un trait de civilisation, était rattrapé par la mauvaise réputation qu’il traîne depuis ses origines et dont on aurait pu croire qu’il avait réussi à se défaire ; celle qui survit par exemple dans l’épithète « romanesque » quand elle s’applique à une personnalité extravagante ou à une histoire invraisemblable. À cet égard il me paraît fort significatif que l’auteur de Roman des origines et origines du roman ne juge pas nécessaire de distinguer clairement le héros du romancier, et que le fait d’écrire un roman semble se confondre sous sa plume avec le fait de vivre un roman ou de mener une vie romanesque[ 8 ] ; au fond il n’est ici question que du héros, qui dans cette perspective n’est rien d’autre que le prolongement de l’auteur. Marthe Robert traite ce dernier comme s’il n’avait cherché par le recours à la fiction qu’à assouvir ses propres désirs, comme s’il n’était devenu romancier que faute de pouvoir devenir personnage, ou encore comme s’il n’était qu’un héros sans envergure, ayant choisi de prendre la plume plutôt que les armes, mais héros tout de même. Il n’y a pas, chez Marthe Robert, de différence essentielle entre le personnage et le romancier – ce qui, incidemment, est tout à fait conforme aux principes posés par Freud lui-même, dont on sait qu’elle se réclame, et sur qui je reviendrai plus loin.

    Or l’esprit du roman tel que je voudrais le définir dans les pages qui vont suivre n’est pas strictement « romanesque », au sens péjoratif du terme. Ce n’est pas seulement, pourrait-on dire, l’abandon au charme du récit, l’adhésion à la cause de ses protagonistes, l’amour des bons et la haine des méchants, l’identification au héros considéré comme reflet magnifié du « moi » ; c’est aussi une forme de sagesse ou de connaissance qui ne se conçoit pas sans un certain recul par rapport à ces pièges ou à ces facilités. L’art dont je veux parler est précisément né, sous la plume de Cervantès, comme une critique des excès romanesques. Cette critique, bien sûr, est éminemment problématique, complexe, ambiguë, puisqu’elle est formulée à l’intérieur même du roman, paradoxe sur lequel on reviendra longuement; mais il n’en demeure pas moins indispensable d’en reconnaître le caractère fondateur, comme le note Albert Thibaudet :

    Les deux seuls romans qui alors [à la Renaissance et au début de l’âge classique] aient porté la marque du génie, qui se soient incorporés de façon durable à la littérature universelle, c’est le roman de Rabelais et celui de Cervantès, qui sont l’un et l’autre, des romans anti-romanesques, des parodies de vieux roman et des éclats de rire devant lui. Le vrai roman débute par un Non! devant les romans, comme la vraie philosophie par un Non! devant les philosophes. Avec eux, et pour la première fois, le roman tient dans une littérature la place suprême, celle d’une Odyssée et d’une Divine Comédie. [...] Don Quichotte, ce n’est pas seulement un roman, le premier en date et en qualité des grands romans. C’est le roman des romans [...]. Don Quichotte c’est la critique des romans, faite dans un roman, et c’est, proposée aux liseurs de romans, l’histoire d’un liseur de romans[ 9 ].

    Autrement dit, la personnalité du roman est plus complexe que ne le laisse croire le sens péjoratif du mot « romanesque », et ne saurait être assimilée entièrement, suivant la célèbre distinction proposée par Marthe Robert, à celle d’un bâtard ambitieux ou à celle d’un enfant trouvé qui s’évade dans le rêve. Le héros romanesque, quel que soit son signalement, ne constitue pas le tout du roman, et ne saurait permettre à lui seul de définir un art dont il n’est qu’un aspect.

    L’exploration de l’être

    Dans un chapitre de L’art du roman intitulé « L’héritage décrié de Cervantès », Milan Kundera propose une définition métaphorique du roman qui me paraît rendre justice à la complexité que je viens d’évoquer, et que je voudrais mettre en exergue à la réflexion que j’entreprends ici. Situant le roman par rapport à la « crise de l’humanité européenne » diagnostiquée par Husserl dans les années 1930, Kundera lui assigne la mission de résister à cette crise, et plus précisément de réparer l’oubli par lequel elle se manifeste :

    L’essor des sciences propulsa l’homme dans les tunnels des disciplines spécialisées. Plus il avançait dans son savoir, plus il perdait des yeux et l’ensemble du monde et soi-même, sombrant ainsi dans ce que Heidegger, disciple de Husserl, appelait, d’une formule belle et presque magique, « l’oubli de l’être ».

    Élevé jadis par Descartes en « maître et possesseur de la nature », l’homme devient une simple chose pour les forces (celles de la technique, de la politique, de l’Histoire) qui le dépassent, le surpassent, le possèdent. Pour ces forces-là, son être concret, son « monde de la vie » (die Lebenswelt) n’a plus aucun prix ni aucun intérêt: il est éclipsé, oublié d’avance[ 10 ].

    C’est en réponse à cet étrange et subtil oubli que serait apparu le roman, et c’est pourquoi Kundera peut opposer à la figure emblématique de Descartes celle de Cervantès, à laquelle, en tant que romancier, il se déclare profondément attaché : « S’il est vrai, écrit-il, que la philosophie et les sciences ont oublié l’être de l’homme, il apparaît d’autant plus nettement qu’avec Cervantès un grand art européen s’est formé qui n’est rien d’autre que l’exploration de cet être oublié[ 11 ]. »

    Le roman comme exploration de l’être oublié de l’homme : cette définition m’a toujours semblé remarquablement juste, et l’essai qui va suivre peut se concevoir comme une méditation ou un commentaire sur sa signification, ou mieux : sur sa beauté. Celle-ci n’a bien entendu rien à voir avec la beauté surréaliste, qui jaillit d’un rapprochement inattendu, comme « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », suivant la formule emblématique de Lautréamont ; si la métaphore de l’exploration de l’être provoque bien dans l’esprit qui la reçoit une sorte de surprise ou d’illumination, ce n’est pas parce qu’elle rapproche arbitrairement des termes incongrus, mais au contraire parce qu’elle suggère quelque chose de juste, c’est-à-dire, précisément, quelque chose qu’on attendait confusément, dont on avait vaguement l’intuition, et qu’elle exprime parfaitement. Cette métaphore contient une vérité indépendante d’elle-même dont elle est en quelque sorte la formule – non pas au sens occulte ou ésotérique du terme, comme quand on parle d’une « formule magique », mais bien au sens d’expression efficace et concise, comme dans « formule chimique » ou « formule mathématique ». Il n’y a ici rien de fortuit ; cette image laisse une impression de nécessité si profonde, elle est à un tel point irremplaçable (contrairement au parapluie et à la machine à coudre qui le sont éminemment), qu’elle semble avoir été non pas inventée, ni fabriquée, mais trouvée – ou encore, pour être tout à fait platonicien : rappelée à la manière d’un souvenir. Explorer l’être oublié de l’homme : voilà bien, en effet, ce que c’est que d’écrire et de lire un roman.

    La formule kundérienne résout ainsi un problème qui s’est posé à moi dans les premiers stades de ma réflexion sur le roman. Cet essai a d’abord été conçu – je l’ai laissé entendre plus haut – comme une méditation sur l’idée que l’art du roman peut être défini en fonction d’un « savoir » spécifique, que chaque grand roman ferait progresser en l’enrichissant par des découvertes nouvelles. Mais le mot « savoir », à peine écrit, doit être mis entre guillemets; il me paraît un peu inadéquat, imprécis, ou peut-être au contraire trop précis, comme s’il n’était pas assez subtil et en disait un peu plus que ce que je voulais dire. Il n’est peut-être pas inutile, afin d’éclairer quelque peu ce malaise, d’ouvrir un dictionnaire spécialisé. André Lalande, dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, définit le savoir comme la « relation du sujet pensant à un contenu objectif de pensée, formulable en une proposition, dont il admet la vérité pour des raisons intellectuelles et communicables[ 12 ].» Si le «sujet pensant» peut être assimilé sans difficulté au romancier qui « professe » le savoir dont je veux parler, ou encore au lecteur qui en est pour ainsi dire le « destinataire », le deuxième terme de la relation, celui du « contenu objectif de pensée », est plus problématique et plus difficilement transposable au domaine du roman. On songe d’emblée, bien entendu, au personnage, qui d’une certaine manière est bel et bien l’objet du « savoir romanesque » qu’il s’agit de définir ; mais il importe d’ajouter aussitôt qu’il s’agit là d’un objet un peu particulier, doté d’une conscience, d’un entendement, d’une psychologie, de désirs, c’est-à-dire, en somme, de tous les attributs de la subjectivité. Le personnage, quel que soit son « statut ontologique » ou son « degré de réalité », ne se présente pas à l’esprit de la même manière et n’oppose pas à l’intelligence la même sorte de résistance qu’un objet au sens propre du terme. Contrairement à un paysage, à un caillou, à un astre, ou encore à une entité abstraite comme une idée ou une théorie, il peut être saisi de l’intérieur, c’est-à-dire non seulement par les sens ou par la pensée, mais aussi par voie d’identification, ou par mimétisme. La distance depuis laquelle le lecteur de romans l’envisage est mal définie ; elle est plus subtile, plus ambiguë et plus difficile à mesurer que celle, essentielle et absolue, que peut mettre un sujet entre lui-même et l’objet de son savoir. S’il est permis de recourir ici au mot « savoir », c’est donc à condition d’en assouplir quelque peu la signification et d’imaginer une sorte de savoir « inachevé » ou « inaccompli », qui serait soucieux de préserver, si l’on peut s’exprimer ainsi, la subjectivité de son objet, et qui s’interdirait, par conséquent, d’aller «jusqu’au bout» de sa propre nature de savoir. En d’autres termes, la notion de savoir nous entraîne dans un excès contraire à celui où conduit la perspective freudienne de Marthe Robert. Chez cette dernière le romancier et le héros tendent à se confondre dans l’aveuglement ou l’ivresse du désir romanesque; mais dans le cadre d’une conception du roman fondée sur l’idée de savoir, au sens le plus fort du terme, le romancier et le héros, en tant que sujet et objet de ce savoir, se distinguent trop nettement l’un de l’autre.

    Ce n’est pas le moindre mérite de la formule kundérienne que de dévoiler et de rendre sensible, entre ces deux excès, un point d’équilibre qui se cristallise autour de la notion d’exploration, parfaitement adaptée à l’espèce de « demi-savoir » que je cherche à définir. Kundera ne dit pas définir l’être, ni représenter l’être, ni même parler de l’être, car ce sont là des mots qui, justement, tendraient à assimiler l’être à un « contenu objectif de pensée ». Mais le mot qu’il leur préfère – explorer – ne suggère pas non plus une plongée pure et simple dans l’être, ce qui serait une manière de perpétuer la regrettable confusion entre l’auteur et le héros ; l’intérêt de ce mot tient au fait qu’on peut le décomposer pour y découvrir deux exigences contradictoires qui sont aussi indispensables l’une que l’autre à ce que j’appellerais l’intelligence du roman. Par définition, l’explorateur travaille sur le terrain, ce en quoi il se distingue du théoricien, du philosophe ou du scientifique, habitués à considérer les choses depuis les sphères élevées de la pensée abstraite ou des lois générales. Explorer l’être, c’est donc chercher à le saisir de l’intérieur, du point de vue de celui qui l’« habite », ou disons simplement de celui qui «est»; si l’homme a perdu le statut enviable de «maître et possesseur de la nature » pour devenir une « simple chose », s’il est passé, en termes plus abstraits, de la condition de sujet à celle d’objet, il est tout naturel de concevoir « l’exploration de son être oublié » comme la réhabilitation ou la revalorisation de sa subjectivité perdue. En ce sens le personnage de roman ne peut pas être assimilé à un concept, ni à une chose, ni à un objet, ni à quoi que ce soit qu’on puisse saisir de l’extérieur ; il faudrait plutôt le comparer à une sorte de costume ou de déguisement, à une identité d’emprunt que le lecteur doit revêtir par l’imagination. Mais cette immersion dans la subjectivité ne peut pas être complète, sans quoi l’activité spirituelle que désignent les mots « exploration de l’être » se confondrait tout à fait avec ce qu’on pourrait appeler la « vie vécue ». Pour que la métaphore de l’exploration ait un sens, il faut prêter l’oreille non seulement à ce qui, en elle, renvoie à l’idée d’avancée concrète ou de plongée dans le « territoire » de l’être, mais également à l’idée d’une certaine distance, plus subtile mais non moins nécessaire, entre l’explorateur et ceux qui « habitent » ce territoire. Car justement l’explorateur ne peut pas habiter l’espace qu’il explore ; quelles que soient la bonne volonté et la sincérité dont il fait preuve dans ses efforts pour épouser le point de vue des habitants de l’être, son travail exige qu’il demeure au moins partiellement, par rapport à eux, dans une position de retrait, qu’il s’abstienne de partager leurs buts, leurs désirs, leurs espoirs, leurs peines, et qu’il leur soit au bout du compte étranger. Son avancée subjective dans l’être peut l’entraîner plus ou moins loin, mais elle ne doit pas s’effectuer au prix de cet éloignement intérieur qui constitue le véritable fondement de son identité.

    C’est donc autour de ce paradoxe cerné par la formule de Kundera que s’organisera ma réflexion. Comme celle-ci se veut à la fois théorique et critique, j’ai cru bon de classer l’ensemble de mes chapitres en deux « séries », ordonnées suivant deux numérotations distinctes; parmi les chapitres proprement dits, numérotés de I à V, et qui constituent le squelette ou l’armature théorique de mon propos, j’ai intercalé, à l’endroit où ils semblaient s’insérer avec le plus de pertinence, trois chapitres consacrés à l’analyse d’œuvres particulières que j’ai coiffés du titre « Lecture ». Ce parcours présente un caractère quelque peu sinueux, qui découle inévitablement du paradoxe que je viens d’exposer ; pour tenter d’obtenir un équilibre dialectique entre les deux termes de ce paradoxe, il m’a semblé nécessaire non seulement de les définir, mais aussi, d’une certaine manière, de les défendre tour à tour et de montrer en quoi chacun d’eux constituait une valeur. Ainsi je me réclame, dans le premier chapitre, de la théorie de René Girard, qui propose de tracer autour du roman une frontière déterminée par le critère de la « vérité romanesque », c’est-à-dire en fonction d’un savoir spécifique portant sur la véritable nature du désir, et que les grands romanciers, depuis Cervantès, auraient exprimé. Mais cette assimilation de l’art du roman à un savoir, pour les raisons que je viens d’évoquer, s’avère problématique; c’est pourquoi j’ai tenté de décrire, dans le chapitre suivant, ce qui me semble être le principal défaut de la théorie girardienne, à savoir son excès de clarté, par lequel l’équilibre délicat auquel renvoie la métaphore de l’exploration de l’être – équilibre incidemment nécessaire à l’humour – se trouve rompu. L’analyse de Monsieur Teste qui fait suite à ces deux premiers chapitres et qui constitue un premier chapitre critique (une première « Lecture »), vise à donner une idée un peu plus concrète de cet excès, dont l’étrange personnage inventé par Valéry est l’incarnation caricaturale. Les chapitres III et IV sont consacrés principalement à la théorie de Mikhaïl Bakhtine, qui fait pendant à celle de Girard en ceci qu’elle correspond au terme opposé de mon paradoxe. Si Girard défendait le savoir du roman, et plus précisément du romancier, Bakhtine défend la liberté du personnage, et souscrit par là à une vision essentiellement romantique du roman. Ma tentative de définir le roman en fonction de l’exploration de l’être peut ainsi se traduire par une tentative de concilier les théories de Girard et de Bakhtine, c’est-à-dire de montrer que le roman exige à la fois le « monologisme » de la vérité romanesque et le « dialogisme » du mensonge romantique. En me penchant sur les poétiques de Flaubert (Lecture II) et de Balzac (Lecture III), j’ai voulu établir la nécessité de maintenir simultanément ces deux valeurs en les cherchant dans des œuvres où elles ne semblaient pas d’emblée devoir se trouver. Les romans de Flaubert, qui présentent une tendance certaine au monologisme, sont aussi dialogiques par la manière dont le romancier y préserve discrètement la liberté de ses personnages; inversement La comédie humaine, qui frappe d’abord par ce qu’on pourrait appeler un certain foisonnement dialogique, est aussi « contenue » par la vision englobante et monologique de Balzac. Le chapitre V est une synthèse qui se présente sous la forme de trois métaphores. La première est une fable de Pic de la Mirandole qui permet de cristalliser l’image d’un personnage à la fois libre et soumis à son créateur. La deuxième est une variation sur l’image kundérienne de l’exploration de l’être, au sein de laquelle j’ai tenté d’introduire une distinction entre deux types d’explorateurs. La troisième est aussi empruntée à Kundera et touche à l’histoire du roman, qui me semble présenter le caractère d’un chemin plutôt que celui d’une route. Cette dernière nuance est essentielle et découle en fait de l’ambivalence même du « savoir » dont j’ai parlé : dès lors que ce « savoir » n’en est pas tout à fait un, dès lors qu’il n’est jamais « achevé » ou « accompli », et que son objet n’assume jamais entièrement, si l’on peut s’exprimer ainsi, son statut d’objet, son histoire ne saurait être comparable à une simple accumulation de données ou de découvertes; en cela chaque moment de l’histoire du roman est valable non pas comme étape ou transition vers une plus grande connaissance de l’homme ou de la vie, mais en lui-même. C’est pourquoi la vaste entreprise d’exploration dont parle Kundera est essentiellement interminable : ma conclusion sera une méditation sur la portée de cette idée.


    [ 1 ] Dans les termes de Tiphaine Samoyault: «Le roman est toujours plus qu’un roman. Je devrais l’énoncer plutôt ainsi, à la manière d’un règlement : un roman est un roman à la condition d’exprimer la volonté d’être plus qu’un roman, jusqu’à en exténuer le lecteur. » (Tiphaine Samoyault, Excès du roman, Paris, Maurice Nadeau, 1999, p. 7.)

    [ 2 ] Guy de Maupassant, « Le roman », dans Romans, édition établie par Louis Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 703-704.

    [ 3 ] E. M. Forster, Aspects du roman, traduit de l’anglais par Sophie Basch, préface de Gérard-Georges Lemaire, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll. «10/18», 1993, p. 22. Forster énonce d’ailleurs, dans la suite de la phrase, exactement le même argument que Maupassant: «Toute œuvre de fiction en prose comptant plus de 50 000 mots sera considérée comme un roman dans le cadre de ces conférences, et, si cela vous paraît antiphilosophique, voudrez-vous penser à une contre-définition, qui englobera Le voyage du pèlerin, Marius l’épicurien, les Mémoires d’un cadet de famille, La flûte enchantée, Journal de l’année de la peste, Zuleika Dobson, Rasselas, Ulysse et Maisons vertes, faute de quoi vous aurez la bonté de justifier leur exclusion ? »

    [ 4 ] Mikhaïl Bakhtine, « Récit épique et roman », dans Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1978, p. 443; il faut vraisemblablement lire « Aristote » au lieu d’« Aristophane ».

    [ 5 ] Saint Augustin, Confessions, livre XI, 14 (17), traduit du latin par Louis de Montadon, présentation par André Mandouze, Paris, Éditions Pierre Horay/Éditions du Seuil, 1982, p. 312.

    [ 6 ] Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », (Bernard Grasset, 1972), p. 39.

    [ 7 ] Cioran, « Au-delà du roman », dans La tentation d’exister ; Œuvres, Paris, Gallimard, coll. «Quarto», 1995, p. 907.

    [ 8 ] Elle signale par exemple le double sens de locutions construites à partir du mot « roman », qui renvoient à la fois à ce que vit le héros et à ce que fait le romancier : « Ainsi on dit c’est du roman pour désigner un tissu de fables incroyables; mais c’est un roman s’applique à un fait réel trop merveilleux ou trop touchant pour prendre rang parmi les choses jugées possibles ; dans un cas, le roman est donc assimilé à un mensonge purement négatif ; dans l’autre, en revanche, il désigne une expérience ou des événements pour quoi la réalité n’a pas de nom, mais qui la surpassent de beaucoup en émotion et en beauté. La même double entente se retrouve dans faire un roman, qui a selon Littré deux sens bien distincts, quoique issus sans doute de la même idée : c’est gagner le cœur d’une personne de condition supérieure, comme on voit dans les romans puis raconter les choses autrement qu’elles ne se sont passées, donc agir à l’instar du héros de roman et mentir à la façon du romancier.» (Roman des origines et origines du roman, p. 33-34; l’auteur souligne.)

    [ 9 ] Albert Thibaudet, Réflexions sur le roman, Paris, Gallimard, 1938, p. 247.

    [ 10 ] Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 18.

    [ 11 ] Ibid. p. 19.

    [ 12 ] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, coll. «Quadrige», 1997 (édition originale en fascicules dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 1902-1923), p. 948.

    Chapitre 1

    La souveraineté du roman et l’objet de son réalisme

    L’histoire du roman débute pour certains au XVe siècle avec Boccace[ 1 ], pour d’autres au XVIe avec Rabelais[ 2 ], pour d’autres encore, sans doute les plus nombreux, au XVIIe avec Cervantès[ 3 ] ; mais ces divergences d’opinions ne reposent pas sur des visions radicalement différentes ni inconciliables de l’art du roman. La grande majorité de ses historiens et de ses théoriciens, sans oublier les romanciers eux-mêmes, quel que soit le moment précis où ils situent sa naissance, s’accordent pour lui reconnaître un caractère essentiellement « moderne », c’est-à-dire une certaine forme de réalisme, une sorte de lucidité désenchantée, ou disons, pour reprendre le mot célèbre de Nathalie Sarraute, un « soupçon[ 4 ] » fondamental à l’égard de croyances, d’usages, de symboles et de mythes dont sa naissance marquerait le « dépassement » (terme à vrai dire quelque peu problématique, comme j’aurai l’occasion de le démontrer, mais dont on peut se contenter pour la première phase de ma démonstration). C’est sur cette distinction que repose la thèse défendue par René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque, dont il sera question plus loin, et c’est sur elle aussi que s’appuie Milan Kundera quand il propose, sur un mode plus métaphorique, d’inscrire l’histoire du roman dans la filiation d’un geste inaugural de dévoilement qu’il attribue à l’auteur de Don Quichotte : « Un rideau magique, tissé de légendes, était suspendu devant le monde. Cervantès envoya Don Quichotte en voyage et déchira le rideau. Le monde s’ouvrit devant le chevalier errant dans toute la nudité comique de sa prose[ 5 ]. » On pourrait au même titre invoquer la célèbre définition de Lukacs, pour qui le roman est la forme de la « virilité mûrie[ 6 ] », métaphore qui désigne bien entendu une maturité collective et historique, à laquelle s’oppose la relative jeunesse des « civilisations closes », mais qu’on peut aussi interpréter dans un sens plus personnel et plus concret : si l’art du roman naît une fois pour toutes, historiquement, autour de la Renaissance, on peut dire également qu’il naît et renaît sans cesse dans la conscience de chaque romancier et de chaque lecteur, c’est-à-dire chaque fois que le « rideau » se déchire et qu’un individu, rompant avec les illusions dont il se berçait jusque-là, trace au milieu de sa propre vie, entre son présent et son passé, une frontière qui a le caractère d’un apprentissage, d’une révélation négative, d’une désillusion.

    Mais les métaphores comme celles de la « virilité mûrie » et du « rideau déchiré », si elles semblent à la fois belles et justes, ne sont pas d’une grande utilité sur le plan théorique, car elles peuvent être interprétées dans des sens divers et se prêter à de fâcheux malentendus. Une fois admise l’idée que l’art

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