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Expérience du temps et historiographie au XXe siècle: Michel de Certeau, François Furet et Fernand Dumont
Expérience du temps et historiographie au XXe siècle: Michel de Certeau, François Furet et Fernand Dumont
Expérience du temps et historiographie au XXe siècle: Michel de Certeau, François Furet et Fernand Dumont
Ebook474 pages6 hours

Expérience du temps et historiographie au XXe siècle: Michel de Certeau, François Furet et Fernand Dumont

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About this ebook

Dans cet ouvrage, Daniel Poitras analyse les relations complexes entre l’historiographie et l’expérience du temps au XXe siècle en se penchant particulièrement sur la vie et l’œuvre de trois penseurs emblématiques de la France et du Québec : Michel de Certeau, François Furet et Fernand Dumont. Dès lors, il inter­roge l’ancrage de l’historien dans sa société et l’évolution de son rapport au passé et au futur. Le lecteur suit ainsi la trajectoire de ces auteurs arrivés à la vie intellectuelle pendant les années 1950 – alors que l’Histoire était encore synonyme de progrès – et qui ont vécu les bouleversements du siècle. De l’entre-deux-guerres à la guerre d’Algérie, de la Révolution tranquille à la crise d’Octobre, en passant par Mai 68 et la chute du communisme, ils cherchent à trouver le sens de cette « crise du temps » et, ce faisant, nous offrent des clés uniques pour comprendre notre propre relation à l’histoire au XXIe siècle.

Ce livre s’adresse tout autant aux spécialistes qu’aux amateurs que pourrait intéresser l’itinéraire de trois des plus importants penseurs de l’historiographie dans le monde francophone.
LanguageFrançais
Release dateApr 3, 2018
ISBN9782760638891
Expérience du temps et historiographie au XXe siècle: Michel de Certeau, François Furet et Fernand Dumont

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    Expérience du temps et historiographie au XXe siècle - Daniel Poitras

    Daniel Poitras

    Expérience du temps

    et historiographie au XXe siècle

    Michel de Certeau, François Furet

    et Fernand Dumont

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Mise en pages: Yolande Martel

    ePub: Folio infographie

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Poitras, Daniel, 1980-, auteur

    Expérience du temps et historiographie au xxe siècle: Michel de Certeau, François Furet et Fernand Dumond / Daniel Poitras.

    (Espace littéraire)

    Présenté à l’origine par l’auteur comme thèse (de doctorat – Université de Montréal), 2013 sous le titre: Régime d’historicité et historiographie en France et au Québec, 1956-1975.

    Comprend des références bibliographiques.

    Publié en formats imprimé(s) et électronique(s).

    isbn 978-2-7606-3887-7

    isbn 978-2-7606-3888-4 (PDF)

    isbn 978-2-7606-3889-1 (EPUB)

    1. Histoire – Philosophie – Histoire – 20e siècle. 2. Temps (Philosophie). 3. France – Histoire – 20e siècle – Historiographie. 4. Québec (Province) – Histoire – 20e siècle – Historiographie. I. Titre. II. Collection: Espace littéraire.

    D16.9.P64 2018 901 C2018-940200-8

    C2018-940201-6

    Dépôt légal: 2e trimestre 2018

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2018

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    es Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Introduction

    «On ne dira jamais assez que les morts, dont l’histoire porte le deuil, furent des vivants1.»

    –Paul Ricœur

    Il est difficile, à notre époque, de comprendre l’importance de l’Histoire avec un grand H. Un peu comme la sorcellerie et les envoûtements que rencontraient les missionnaires chrétiens au Nouveau Monde, cette Histoire nous apparaît étrange, irréelle, presque une superstition. Il est tout aussi difficile d’imaginer que des peuples se sont mobilisés et que des individus se sont et ont été sacrifiés en son nom. Né en 1980, l’année de la mort de Jean-Paul Sartre et de l’échec du premier référendum sur l’indépendance au Québec, je n’ai connu que cette période de l’après, caractérisée par les discours sur les fins de toutes sortes: de l’idéologie, de la modernité, de l’utopie, du projet socialiste, du projet indépendantiste… Et j’ai bientôt découvert que l’après, ce serait en fait un maintenant sans concession, un présentisme sur lequel fleuriraient les post exacerbés – et pas seulement ceux sur les médias sociaux –, des univers postapocalyptiques de nos productions culturelles.

    Cette Histoire apparemment enterrée continue pourtant de hanter notre époque, n’en déplaise aux prophètes des tribus postmodernes, qui espèrent un réenchantement du monde grâce à un présent libéré du futur. Les témoignages de cette hantise abondent; il suffit de mentionner les vagues continues de lamentations sur l’idée de progrès, les essais sur la perdition dans le temps (qui va «trop vite»), les manuels pour exalter le risque, les bilans dithyrambiques ou vitrioliques sur les Trente Glorieuses, le regret du manque de politiques ambitieuses et «décomplexées», les promenades folkloriques dans les sixties, les élans électoraux et postélectoraux envers ceux qui prophétisent les grandes marches en avant, etc.

    À moins que nous ne soyons déjà ailleurs, pris dans un enchaînement impossible, pour le moment, à nommer? Les débuts se lisent mal et il est difficile d’être contemporain de son époque. Dans un discours récent au Collège de France, l’historien médiéviste Patrick Boucheron témoignait bien de cette incertitude qui prend de plus en plus la forme, ces dernières années (indice significatif?), d’une impatience:

    Comment se résoudre à un devenir sans surprise, à une histoire où plus rien ne peut survenir à l’horizon, sinon la menace d’une continuation? Ce qui surviendra, nul ne le sait. Mais chacun comprend qu’il faudra, pour le percevoir, être calme, divers, et exagérément libre2.

    Comment, en effet? On se doute que «se résoudre» n’est qu’un pis-aller en attendant autre chose. À moins – il faut bien faire face à cette éventualité – qu’il s’agisse d’une attente anachronique comme il y en a eu tant dans le passé. La fixation sur l’Histoire et ses bruyants ou pâles avatars serait-elle donc une nostalgie portée par un certain nombre de déshérités incapables de faire leur deuil et qui attendent l’improbable restauration d’un ancien régime (d’historicité)? Ou encore, les processus de la modernité, leur rythme, leur accélération et leur prégnance dans la plupart des sphères de la société et de la vie quotidienne, seraient-ils à ce point naturalisés qu’il ne serait plus possible d’aborder la matrice d’historicité qui, depuis deux millénaires au moins, les a rendus possibles?

    Une saine nostalgie aurait dès lors pour objet non pas tel moment de cette modernité conquérante, non pas cette Histoire monstrueuse au nom de laquelle tout semblait permis, mais l’horizon des possibles qui caractérisait les périodes où elle s’imposait. Si c’est le cas, l’une des pratiques historiennes par excellence, celle de décortiquer les téléologies qui posent un seul cheminement et une seule finalité possible, déboucherait alors sur une réouverture du passé et, par un enchaînement qui doit être pensé et activé, du présent et de l’avenir.

    Ces questionnements ont aiguillonné cet ouvrage qui traite d’une période (1955-1975) où tout a basculé sur le plan de l’historicité. La problématique est ample, mais les entrées sont plus restreintes, puisque je me situe à hauteur de trois contemporains, au plus près de leur expérience du temps. Celle-ci est l’outil conceptuel pivot de l’histoire croisée que je propose d’établir afin de naviguer entre différents itinéraires, différentes phases du régime d’historicité, différentes collectivités (la France et le Québec) et différents registres (mondain et scientifique). Le caractère exploratoire de l’ouvrage nécessite donc d’abord et avant tout une mise au point afin de cadrer la terminologie utilisée et de préciser la méthode que j’emploierai.

    L’expérience du temps

    Cet ouvrage combine quatre niveaux d’analyse, la biographie intellectuelle, les lieux d’attente, le régime d’historicité et l’historiographie, et prend pour objets deux historiens français (Michel de Certeau, François Furet) et un sociologue-historien québécois (Fernand Dumont). S’il n’est pas habituel de voir ces trois chercheurs côte à côte, ils partagent néanmoins plusieurs traits: nés entre 1925 et 1927, ils appartiennent à une même génération intellectuelle, ils ont appartenu et participé à des groupes similaires et parfois reliés sur le plan idéologique ou institutionnel, et ont surtout écrit et pensé l’histoire tout au long de leur vie, produisant chacun l’une des rares œuvres historiographiques et épistémologiques dans le monde francophone. L’ouvrage ne traite cependant pas en premier lieu de la comparaison d’itinéraires intellectuels. Ceux-ci sont le prétexte à une tout autre histoire.

    Le fil rouge qui traverse l’ouvrage est l’expérience du temps, à laquelle sont associées des catégories comme le champ d’expérience et l’horizon d’attente, ainsi que des outils conceptuels comme le régime d’historicité, le transfert d’attente et le lieu d’attente. L’expérience du temps peut être interprétée de plusieurs façons: le philosophe, l’anthropologue, le sociologue, le physicien, le littéraire, pour ne nommer que ceux-là, utilisent tous le «temps» d’une façon particulière qui renvoie à leur champ disciplinaire3. Si l’historien en fait une utilisation variée et rarement théorisée4, il s’intéresse en général à la diachronie et aux transformations de l’expérience dans l’histoire, au contraire du sociologue qui se penche plutôt, dans une perspective synchronique, sur les temporalités sociales (temps de travail, de loisir, etc.). Les travaux sont de plus en plus nombreux, cependant, qui jouent sur ces deux tableaux, comme ceux d’Hartmut Rosa qui s’intéresse à l’accélération du temps en se penchant sur les «structurelles temporelles» de la société, tout en ménageant une place aux expériences du temps historiques. Rosa souligne avec justesse:

    Les approches centrées sur l’analyse du temps ont un avantage majeur quand il s’agit d’aborder les questions soulevées par la théorie sociale: les structures et les horizons temporels sont un, voire le, point de jonction entre perspectives du système et perspectives des acteurs5.

    C’est justement pour étudier ces horizons et cette perspective des acteurs que Reinhart Koselleck a proposé une approche, celle de la sémantique des temps historiques, afin d’analyser les textes qui articulent le passé, le présent et le futur6. Le présent ouvrage doit beaucoup à cette approche, même si son objectif est moins théorique: je n’approfondis pas, par exemple, l’histoire et le sens des concepts pour en faire une généalogie à l’aide de l’histoire intellectuelle. Je m’intéresse en revanche aux fluctuations sémantiques de certains mots et expressions qui mettent sur la piste d’une transformation des expériences du temps. En se penchant sur des notions telles que «révolution» ou «république», dont l’utilisation avant et après la Révolution française diffère considérablement, Koselleck a montré que les mêmes mots peuvent être chargés différemment selon la phase du régime d’historicité. Pour reprendre l’exemple de révolution, je montrerai que son utilisation au début des années 1960 – avec des épithètes comme «économique» ou «technique» – ne renvoie pas à l’attente d’un «grand soir», comme celui anticipé au cours des années 68, mais à une évolution accélérée et graduelle. Je chercherai en fait à rendre opérationnelle cette sémantique pour étudier les textes les plus divers afin d’en dégager, en tenant compte des médiations du biographique, du social et de l’institutionnel, des expériences du temps susceptibles d’être comparées et croisées.

    À la critique selon laquelle l’expérience du temps serait trop floue pour être utilisée empiriquement, je répondrais qu’on pourrait dire la même chose des expériences culturelles, sociales ou collectives – sans parler de classes sociales ou de représentations idéologiques. L’intérêt de ces syntagmes, qui doivent être pensés en fonction de leurs limites, est de circonscrire largement un champ d’investigation et de permettre, à la façon d’un échafaudage, la construction d’outils plus spécifiques.

    Situées quelque part entre le vécu et le représenté, les expériences du temps sont, pour faire une analogie avec la chimie, particulièrement instables. Contrairement aux idéologies, elles ne renvoient pas nécessairement à une doctrine ou à un ensemble de textes plus ou moins consacrés, et ne se situent pas seulement sur le plan des idées. Prenons la phrase: «Aujourd’hui, le progrès s’accélère de façon vertigineuse». Témoigne-t-elle d’une expérience, d’une idée? Il est clair qu’on n’expérimente pas le progrès comme la colère, l’envie ou la joie. Mais le progrès, ici, est plus qu’une idée; sentir que le progrès s’accélère renvoie aux temporalités sociales et à des rythmes qui affectent la vie quotidienne, comme sujet ou comme témoin.

    Je dirai cependant un mot sur l’ambiguïté du terme «expérience» pour préciser l’utilisation que j’en fais. Dans un article sur la généalogie du mot, Koselleck rappelait que le fait d’expérimenter (erfahren) renvoyait, jusqu’au XVIIIe siècle, à l’action d’enquêter. C’est par la suite que l’expérience comme telle (Erfahrung) a fini par englober la précédente définition jusqu’à être utilisée pour décrire ce qui est reçu et vécu sans une action préalable, au point de signifier à la fois la réalité et sa connaissance. À partir de là, Koselleck distinguait entre les expériences «primaires», qui créent un choc, une surprise, une impression d’inédit – par exemple les barricades de Mai 68 ou la chute du Mur de Berlin –, et les expériences «accumulées» à travers la répétition de moments vécus ou observés – par exemple la corruption politique ou l’aggravation des problèmes d’environnement7.

    Comment appliquer cette distinction aux expériences du temps? Si une expérience du temps primaire est facile à repérer grâce aux mots utilisés pour la décrire («aujourd’hui, l’Histoire nous a abandonnés», «depuis hier, le futur s’est obscurci», etc.), les expériences accumulées constituent un autre défi. Elles nécessitent des outils particuliers, notamment pour saisir comment et pourquoi les perspectives d’un contemporain se transforment, c’est-à-dire pourquoi une série d’expériences accumulées ne rend plus compte, à partir d’un certain moment, du présent et entre en conflit avec de nouvelles expériences.

    Cette distinction révèle déjà qu’il est impossible de séparer les expériences du temps des «temporalités sociales» qui, si elles ne sont pas l’objet de cet ouvrage, seront souvent abordées par les représentations que s’en font les trois contemporains à l’étude. Certains auteurs, dont Anthony Giddens, ont distingué trois «horizons temporels» en ce qui a trait à la perspective des individus: gestion quotidienne du temps, choix de vie et temps historique, qui touche aux grands ou petits récits d’une collectivité8. C’est ce dernier horizon qui m’intéresse particulièrement, mais dans la mesure où il s’origine d’une participation à la société – et donc de choix de vie –, puisqu’on n’expérimente pas le temps historique en vase clos.

    En fait, le quotidien qui m’intéressera ici est particulier: c’est celui des opérations historiques des chercheurs, que je connecterai avec le temps historique pour comprendre leur inscription dans le présent.

    Régime d’historicité et histoire croisée

    Il faut d’abord, afin de baliser le «flou opératoire» de l’expérience du temps, spécifier dans quel contexte celle-ci s’insère. Plutôt que d’utiliser des cadres (économiques, sociaux, politiques, etc.) exogènes au registre qui m’intéresse, j’utiliserai un contexte forgé explicitement pour les comprendre, le régime d’historicité. Proposé par François Hartog, ce syntagme, presque un oxymore, pointe simultanément vers ce qui structure et vers ce qui se transforme. Hartog avertissait que le régime d’historicité n’est pas une «superstructure» dont il s’agirait de déterminer les caractéristiques a priori, et encore moins un concept susceptible de mener à l’établissement d’un modèle ou d’une théorie de l’histoire. Il le définissait plutôt comme «un outil heuristique, aidant à mieux appréhender, non le temps, tous les temps ou le tout du temps, mais principalement des moments de crise du temps, ici et là, quand viennent, justement, à perdre de leur évidence les articulations du passé, du présent et du futur9».

    Entraîné par le caractère heuristique et par l’invitation au voyage des régimes d’historicité, Hartog oscillait, en passant de l’Antiquité au XXe siècle, entre une utilisation ciblée dans laquelle chaque société aurait son propre mode ou régime d’historicité, et une utilisation macrohistorique pour énoncer le passage d’un régime à un autre, par exemple du régime chrétien au régime moderne. Si l’oscillation est tenable et même fructueuse pour une traversée des temps et des espaces, elle devient problématique lorsque le temps et l’espace sont resserrés. Le Québec et la France ont-ils chacun leur régime d’historicité? Je défends la thèse qu’ils partagent, du moins pour la période à l’étude et pour plusieurs raisons relevant principalement de la langue, de la culture et de l’histoire, un même régime d’historicité, ce qui n’exclut bien sûr pas d’autres collectivités, surtout pendant une période marquée par la connexion des cultures et la mondialisation. La France et le Québec partageraient néanmoins, de façon privilégiée, ce que Johannes Fabian appelait une coevalness (contemporanéité)10.

    Afin de démontrer cette contemporanéité, je n’additionnerai pas les éléments comparables entre les deux sociétés. Je répondrai plutôt à l’appel de Marcel Detienne qui, dans un essai provocant, invitait les historiens à «construire des comparables», tout en rappelant que ceux-ci, au mieux, ne sont «pas des thèmes, répétons-le, mais [d]es mécanismes11». Ces mécanismes, dans le contexte du régime d’historicité, ce sont plus précisément les mécanismes de transition. Comment, en effet, passe-t-on des années 1950 aux années 1970 sur le plan de l’historicité? En m’interdisant de recourir à des schèmes de causalité souvent passe-partout pour expliquer le rapport au temps des contemporains (la «crise économique», la «crise de la jeunesse», les «excès technocratiques», etc.), j’observerai de quelle façon, en France et au Québec, les trois contemporains et les groupes auxquels ils se rattachent ont vécu ces transitions. Pour l’illustrer autrement, si les comparaisons synchroniques des points de départ A1, A2 et A3 d’une part, et des points d’arrivée B1, B2 et B3 d’autre part, sont difficiles à effectuer (et à contrôler), il est peut-être possible, grâce à la sémantique des temps historiques, de comparer les transitions de A à B.

    Puisque les expériences du temps se développent dans le monde social, je propose un outil conceptuel, celui de lieu d’attente, pour déterminer ces espaces (physiques, virtuels ou symboliques) auxquels participent les contemporains et qui influencent, réorientent ou transforment leur articulation du passé, du présent et du futur. Il peut s’agir d’un parti politique, d’une revue d’idées, d’une école scientifique, d’un think tank, d’un mouvement social, etc. Le lieu d’attente me servira ainsi de dispositif de médiation entre l’expérience du temps du contemporain et le régime d’historicité. Le lieu d’attente, à cet égard, révèle des appropriations locales (mais pas nécessairement individuelles) du régime d’historicité au sein d’une formation historique nationale, par exemple celles des groupes socialistes ou catholiques en France et au Québec.

    La façon dont je poserai la transition du point A au point B mérite éclaircissement: des années 1950 aux années 1970, passe-t-on d’un régime d’historicité à un autre? J’avance plutôt qu’il s’agit de phases du même régime d’historicité moderne, qui s’installe au XVIIIe siècle, s’impose au XIXe et se poursuit au XXe siècle jusqu’aux années 1970, avant d’être remplacé par ce que Hartog appelle le «présentisme». En parlant d’une transition entre certaines phases du régime d’historicité moderne au XXe siècle, je serai à même de cerner les transformations plus subtiles de l’expérience du temps des contemporains à l’étude. Je parlerai plus précisément de trois phases pour décrire cette fin de régime, l’une caractérisée par l’expérience tragique de l’histoire (ou par un futurisme dédoublé), une autre par un futurisme étapiste (ou mélioratif) et une dernière par la radicalisation de ce futurisme, au moment où l’Histoire avec un grand H ne s’impose plus.

    Pour bien marquer la différenciation entre le Québec et la France, je parlerai d’appropriations de l’une ou l’autre des phases du régime d’historicité moderne au XXe siècle, ce qui m’amènera à envisager autrement le cadre d’analyse national. Le régime d’historicité, qui incite à remettre en jeu – mais non à dissoudre – les balises consacrées des histoires nationales dans une histoire transnationale, permet de poser la question: qu’est-ce qui demeure irréductible aux cadres nationaux et qui constitue des expériences du temps transversales, au moins «francophones», peut-être «occidentales» ou même davantage?

    Mon objectif n’est donc pas de comprendre en soi les régimes d’historicité, ni même de décrire dans le détail ses phases afin, une fois la description faite, de mettre en scène, comme démonstrateurs, les trois contemporains à l’étude. Il s’agit plutôt de décrire ces phases au fur et à mesure en faisant appel aux témoignages que je débusque. Lorsque j’élargis cette perspective, c’est en cherchant des indices du côté des lieux d’attente. Et si j’en viens à conclure à des expériences du temps partagées par les trois contemporains – et entre leurs lieux d’attente –, ce n’est pas a priori, mais au moyen d’une série d’opérations de croisement. Cette approche permet d’éviter, lorsqu’il s’agit d’expériences du temps, de poser une grille dans laquelle les expériences sont insérées d’emblée de façon à justifier un modèle prédéfini. Dans un vibrant réquisitoire contre la vieille histoire des idées, Michel Foucault lançait cette invitation:

    [S]e tenir prêt à accueillir chaque moment du discours dans son irruption d’événement; dans cette ponctualité où il apparaît, et dans cette dispersion temporelle qui lui permet d’être répété, su, oublié, transformé […] Il ne faut pas renvoyer le discours à la lointaine présence de l’origine; il faut le traiter dans le jeu de son instance12.

    Cette posture d’accueil joue un rôle clé pour maintenir, face aux objets et aux opérations, un souci de réflexivité. Cette posture est particulièrement importante pour l’histoire croisée des expériences du temps, non par exhibitionnisme, mais pour donner aux lecteurs des clés leur permettant d’entrevoir la fabrication et l’historicité d’un travail. Les résultats n’apparaissent plus alors comme des points d’arrivée nécessaires, mais sont envisagés comme des truchements pour évaluer et repenser les outils utilisés; bref, ils sont en «constante interaction avec la définition de l’objet, alimentant ainsi la boucle de la réflexivité13». Celle-ci, enfin, n’est pas un processus abstrait, puisque la position du comparatiste dans le temps et l’espace, de même que son expérience (théorique et biographique) des contextes étudiés, jouent un rôle important dans sa démarche.

    Québécois, mais ayant découvert Montaigne, Rousseau, Zola et Mounier bien avant Groulx, Desbiens, Miron et Ducharme, j’ai nourri pendant plusieurs années le fantasme d’une France démesurée – c’est-à-dire faite sur mesure pour l’adolescent qui souhaitait s’évader de son milieu. Et puis vint le choc de la rencontre et, après quelques longs séjours là-bas, les retours. Ce n’est pas un itinéraire bien original, mais il informe certainement les analyses que je proposerai et leurs angles morts, rançons (ou privilèges) du regard de l’outsider, dont l’une des conditions, dans ce cas-ci, est le rapport entre une culture minoritaire et une culture majoritaire. Le Québécois qui étudie la France, surtout s’il aborde des problématiques comme celles de l’historicité, est particulièrement interpellé dans sa propre histoire, longtemps considérée en marge des grands courants de la modernité. Peut-être joue-t-il un peu ainsi, sans le savoir, du moins au départ, la scène originaire d’une (impossible) accession à l’universel, jusqu’au moment où la reconnaissance de son enracinement en Amérique l’amène à penser et vivre autrement le déchirement.

    Quoi qu’il en soit, cette succession de mises à distance et de réappropriations expérimentée – et ensuite appliquée à mes objets – débouche directement sur l’autre grand enjeu qui anime cet ouvrage: le rapport entre la science historique et le temps présent.

    L’historien en situation

    S’il va de soi que la «cosmologie14» ou vision du monde d’un contemporain s’explique par son inscription dans le présent, le passé (comme champ d’investigation historique) n’échappe pas à cette règle. Les liens entre ce présent et l’écriture de l’histoire, malgré l’appel des fondateurs des Annales, Lucien Febvre et Marc Bloch, à assumer que l’histoire s’écrit au présent, ont été cependant rarement explicités et encore moins démontrés à l’aide d’outils spécifiques. Les historiens ont laissé d’autres chercheurs s’en occuper, notamment les philosophes15.

    Pour comprendre l’inscription de l’historien dans son temps, j’effectuerai une double historicisation, l’une du passé actualisé par le chercheur et l’autre de sa propre expérience du temps. Il ne suffira pas de renvoyer l’historien à son présent et ses textes à la science, comme s’il cessait d’être contemporain en fouillant les archives et que son travail se trouvait dès lors sublimé dans le progrès irrésistible de sa discipline. Pour démontrer les liens entre l’expérience de l’historien et son travail sur le passé, je poserai une question: comment passer d’un texte historique au présent et vice-versa sans renvoyer ce qui nous échappe à la dynamique scientifique, à un contexte fourre-tout, à la mode ou encore, en dernier recours, au bon goût du chercheur? Bref, il me faudra établir de quelle façon le régime d’historicité et l’expérience du temps sont opérationnels pour étudier les textes des historiens.

    Le rapport à l’histoire est médié par les milieux scientifiques auxquels l’historien prend part, de façon active ou non, physiquement ou à distance. Je n’effectuerai pas une prosopographie, une analyse institutionnelle ou une étude des réseaux de ces milieux; je me limiterai plutôt à cerner comment ils ont affecté l’évolution des perspectives, à la fois sur le plan de la pratique de l’histoire et sur celui de la critique de la science, des trois chercheurs. Je porterai particulièrement attention aux enjeux liés au temps qui ont animé ces milieux scientifiques, dont les horizons ne se résorbent pas dans ce que Pierre Bourdieu nommait une «chronologie unique tendant à aplatir dans une fausse unilinéarité des temporalités différentes16». Au contraire, ces temporalités différentes me seront utiles pour débusquer les moments où les chercheurs font face à des anomalies qui les poussent à transformer le paradigme, ce qui, en retour, les amène parfois à en révéler davantage sur leur expérience du temps17.

    Ce sont moins les dynamiques scientifiques en elles-mêmes qui m’intéresseront que leurs liens, eu égard à la sémantique des temps historiques, avec le «monde». La lecture croisée des textes scientifiques et mondains révèle en fait des parentés étonnantes entre l’horizon d’attente du contemporain et l’horizon scientifique du chercheur. Les cas de «l’histoire sociale» et de «l’histoire totale» promues par l’école des Annales au tournant des années 1960, au moment où, en France, on glorifie les politiques de planification en vue d’un brave new world, sont particulièrement probants à cet égard, comme je le montrerai plus avant dans cet ouvrage.

    Afin d’approfondir et d’établir ces liens entre le monde et la science, j’examinerai également les rôles que Certeau, Dumont et Furet donnent à l’historien. Sur ce plan, ma tâche est facilitée par leur réflexion sur les rapports entre l’historien et le présent, eux qui ont, chacun à leur façon, cherché à éveiller leurs collègues et contemporains sur les dangers d’une pratique historienne impensée et sans lieu. C’est d’ailleurs parce qu’ils assumaient le caractère engagé de la pratique historienne – quitte à promouvoir le dégagement – qu’ils ont consacré une partie de leur travail à l’épistémologie. J’entends donc mettre en situation des historiens qui ont eux aussi mis les historiens en situation.

    L’étude conjointe de l’expérience du temps et de l’écriture de l’histoire est l’une des spécificités de l’outil conceptuel du régime d’historicité, qui permet de cerner les «conditions de possibilité de la production d’histoires», puisque «selon les rapports respectifs du présent, du passé et du futur, certains types d’histoire sont possibles et d’autres non18». Les objets ou acteurs privilégiés par un historien, la périodisation que celui-ci met en œuvre ou déconstruit, les angles morts ou les lacunes qu’il dénonce, sont autant d’éléments qui me serviront pour établir ces connexions. Face aux différents objets historiques privilégiés par les trois chercheurs, j’utiliserai encore une fois l’histoire croisée en adoptant l’angle suivant: non pas la comparaison des objets entre eux, mais leur traitement en fonction de l’expérience du temps des chercheurs.

    Que peuvent bien avoir en commun l’histoire de la Révolution française et celle de la mystique au XVIIe siècle? Ou encore celle des ouvriers au Québec et des marginaux en France? Pour y répondre, j’utiliserai plus spécifiquement deux outils: la juxtaposition temporelle et l’anticipation rétrospective. Le premier inscrit l’historien à la fois dans son présent et dans le passé qu’il étudie, et permet de cerner ce qu’il «utilise» ou ce dont il s’inspire – en général à son insu – dans son champ d’expérience pour étudier le passé. Mais l’influence pourrait aussi bien s’effectuer dans l’autre sens: le passé qu’étudie l’historien rejaillirait ainsi dans son champ d’expérience et affûterait sa sensibilité à certains phénomènes et à certaines finalités.

    À l’aide de l’anticipation rétrospective, je cherche plutôt à déterminer comment le futur du passé est lié au futur du présent, c’est-à-dire comment le futur que met en œuvre l’historien – par exemple en construisant un récit en fonction de la fin d’une période ou de l’avènement d’une révolution – peut être mis en parallèle avec son propre horizon d’attente. Ce futur passé apparaît encore plus clairement lorsque l'historien spécule sur ce qui aurait pu se produire si les choses avaient été différentes. Paul Valéry disait que l’argumentation conditionnelle des historiens – qui utilisent parfois des formules telles que si ceci s’était produit…– «communique à l’étude du passé l’anxiété et les ressorts d’attente qui nous définissent le présent19». Mais il n’est pas nécessaire d’utiliser le conditionnel pour témoigner de cette «anxiété»; les narrations courantes de l’historien sont révélatrices de ce suspens et des «ressorts», différents d’une période à l’autre, qu’il décrit ou active. Il s’agira de trouver les facteurs qui, dans le présent de l’historien, orientent cette dimension de sa narration, notamment ses attentes ou hantises comme contemporain. Des questions telles que «De Gaulle installera- t-il une dictature?», «La Révolution tranquille aboutira-t-elle?» ou encore «Mai 68 transformera-t-il la société?» sont toutes susceptibles de provoquer ou d’influencer une anticipation rétrospective.

    Celle-ci ouvre également au rôle de l’historien, puisque, par elle, il est susceptible de redonner au passé un futur ouvert en puisant dans les propres incertitudes de son présent. Cette dimension est particulièrement en évidence au tournant des années 1970 avec les efforts vigoureux de Certeau, Dumont et Furet pour combattre l’illusion d’une évolution nécessaire et auto-justificatrice (si c’est arrivé, ça devait arriver) afin d’ouvrir l’avenir.

    L’énigme des années 68 et le transfert d’attente

    Sur le plan chronologique, cette étude de la transformation concomitante de l’expérience du temps et de l’historiographie est aimantée par un problème particulier: celui de l’avènement des «années 68», grosso modo la période allant de 1966 à 1972. Comment expliquer le renversement, chez les trois contemporains à l’étude, de l’attente d’une société meilleure et perfectible au profit, à la fin de la décennie, d’une critique sévère et parfois emportée d’une telle attente? Comment interpréter, sur un autre plan, leur critique historiographique et leur appel à une révolution de la conscience de l’historien?

    Démontrer l’existence, au milieu des sixties, de ce que Hartog nomme une «brèche du temps20» comporte plusieurs défis, dont celui d’accéder à ces entre-deux, celui du passé et du présent et celui du présent et du futur. On sait que la langue française suggère un découpage en trois temps (passé, présent, futur), comme s’il y avait des «sauts» de l’un à l’autre, ou qu’il s’agissait de trois temps distincts. La langue allemande est beaucoup plus sensible au passage entre ces trois temps, et plus précise aussi, notamment avec des concepts comme Erfahrungsraum (champ d’expérience) et Erwartungshorizont (horizon d’attente), dont la traduction française rend mal l’importance du mouvement qui les caractérise: le champ d’expérience, c’est le présent tel que vécu par un contemporain, mais un présent irrigué par son passé; l’horizon d’attente, c’est non pas une série de visions ou d’attentes bien cisaillées, mais la projection constante et changeante d’un contemporain dans l’avenir à travers le prisme de ses attentes.

    Pour expliquer les mutations de l’horizon d’attente des contemporains, je propose un outil conceptuel: celui de transfert d’attente. J’entends par là l’action de réorienter, modifier, saboter ou réinvestir une attente antérieure en fonction de situations présentes. L’étude à ras les textes des transferts d’attente me permettra de jeter un nouvel éclairage sur le renversement des années 1960, notamment en cernant la mécanique de l’attente qui amène plusieurs contemporains à rejeter des finalités d’autant plus fermement qu’elles ont été couvées dans une autre phase du régime d’historicité. Le transfert d’attente permet, à cet égard, de mesurer ce qui relève en propre des expériences du temps. Ceci suppose que ces expériences ne sont pas, à la façon des «mentalités» dans l’histoire marxisante, un reflet ou un épiphénomène. J’avance plutôt que certaines expériences du temps sont performatives: elles affectent le réel et donnent des clés pour comprendre des réalités et phénomènes des mondes économique, politique, etc.

    Par ailleurs, le raffinement de l’analyse auquel conduit la sémantique des temps historiques rend difficile la catégorisation des attentes qui ne sont pas des «productions culturelles» que l’on pourrait classer dans une période, un courant ou une école. Au contraire de ces productions, les attentes n’aboutissent pas et on ne peut pas les ranger dans un tiroir-période. Pour utiliser une image, ces attentes ne se déploient pas comme un roman, mais plutôt comme un journal intime: elles se nourrissent de plusieurs expériences, quotidiennes ou livresques, et oscillent entre la description et l’évocation d’une finalité, mais sont rarement stabilisées, même lorsqu’il s’agit d’attentes associées spécifiquement aux idéologies – comme nous le verrons bientôt avec l’expérience communiste.

    Je m’attarderai particulièrement à une série de transferts d’attente qui ont eu lieu dans la seconde moitié des années 1960 et qui impliquaient une vaste remise en question des moyens et des finalités promues par les acteurs des Trente Glorieuses en France et de la Révolution tranquille au Québec. Chacun à leur façon, Michel de Certeau, Fernand Dumont et François Furet ont effectué un bilan critique souvent dévastateur de la période précédente. Ce faisant, ils ont donné des indices sur les mutations de leur horizon d’attente, par exemple en se questionnant: doit-on persévérer dans cette course, qui apparaît de plus en plus folle, de la croissance et du Progrès? Une telle question incite à réviser les attentes antérieures et à les relancer autrement, en vue d’autres finalités, ou en vue des mêmes finalités, mais avec de nouveaux moyens.

    Les lieux d’attente traversés par les contemporains sont cruciaux pour comprendre ces transferts, qui n’ont rien d’un jeu intellectuel: Certeau développe sa critique du récit du Progrès en s’inspirant du catholicisme progressiste et du mouvement étudiant, Dumont en participant à des

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