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L' ACTION ENVIRONNEMENTALE AU QUEBEC: Entre local et mondial
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L' ACTION ENVIRONNEMENTALE AU QUEBEC: Entre local et mondial

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Comme la question environnementale préoccupe une large part de la population mondiale, l’environnement est désormais un champ d’action incontournable pour plusieurs gouvernements, et celui du Québec n’est pas en reste à cet égard. Cet ouvrage apporte un éclairage sur les idées, les institutions, les acteurs et les dynamiques en place qui entendent répondre aux défis et aux enjeux actuels. Ses auteurs étudient le rôle des idées et des idéologies, décrivent l’évolution du mouvement vert québécois et la place des partis verts dans les systèmes électoraux canadien et québécois. Ils analysent également l’institutionnalisation de la question environnementale dans une perspective aussi bien locale que régionale ou même mondiale. Des études de cas – gestion de l’eau, marché du carbone, transition énergétique – permettent enfin aux lecteurs de mieux comprendre les volets pratiques de l’action publique environnementale québécoise.

Annie Chaloux est professeure à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et spécialiste des politiques environnementales et climatiques québécoises ainsi que des négociations climatiques internationales.
LanguageFrançais
Release dateApr 17, 2017
ISBN9782760637436
L' ACTION ENVIRONNEMENTALE AU QUEBEC: Entre local et mondial
Author

Annie Chaloux

Annie Chaloux est professeure à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke et codirectrice du Groupe d’études et de recherche sur l’international et le Québec. Elle se spécialise en politiques environnementales et climatiques canadiennes et québécoises ainsi qu’en négociations climatiques internationales.

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    L' ACTION ENVIRONNEMENTALE AU QUEBEC - Annie Chaloux

    PARTIE 1

    LES QUÉBÉCOIS

    ET L’ENVIRONNEMENT

    Chapitre 1

    Le discours et l’action publique

    en environnement

    RENÉ AUDET

    De tout temps, les humains ont inscrit leur rapport à l’environnement dans des mythes, des croyances et des systèmes d’idées riches et variés. Depuis la modernité, ces systèmes de pensée se sont diversifiés et multipliés tout en suivant certaines lignes narratives communes, au point que nous parlons aujourd’hui d’«idéologies» ou de «discours environnementaux». Ces discours ont une importance cruciale pour l’action publique en environnement.

    Le chercheur néerlandais Maarten Hajer a proposé une définition largement acceptée du discours environnemental qui met bien en lumière cette importance: un discours est «un ensemble spécifique d’idées, de concepts et de catégorisations qui sont produits, reproduits et transformés dans des ensembles particuliers de pratiques au travers desquelles un sens est donné aux réalités physiques et sociales» (Hajer, 1995, p. 44). En somme, les pratiques – dont celles relevant de l’action publique – s’appuient sur des idées et des manières de voir le monde avec lesquelles elles coévoluent. C’est dire que le «discours» et la «réalité» se déterminent l’un l’autre, de sorte que l’analyse du discours nous permet de comprendre l’évolution des pratiques et de leur institutionnalisation, et vice-versa. Revenir sur les principaux discours environnementaux ayant marqué l’action publique en environnement, c’est donc relire l’histoire des débats et des motivations souvent contradictoires qui ont présidé à l’élaboration du cadre institutionnel que nous connaissons aujourd’hui.

    Conserver ou préserver la nature?

    Avant que l’on ne parle d’«environnement», les débats sur les ressources naturelles, les espaces sauvages, les activités en nature comme la chasse et la pêche, notamment, ont été marqués par le champ discursif de la conservation. Aux États-Unis surtout, le discours de la conservation a émergé non pas des sciences de la nature – encore balbutiantes vers la moitié du 19e siècle –, mais bien du débat philosophique. Deux principaux courants philosophiques donnèrent alors naissance à deux nouveaux discours sur la nature: le transcendantalisme produisit le discours préservationniste et l’utilitarisme produisit le discours conservationniste.

    Les auteurs transcendantalistes comme Ralph Waldo Emerson (1803-1882), Henry David Thoreau (1817-1862) et John Muir (1838-1914) étaient à la recherche d’une spiritualité dans le contact avec la nature, affirmant que «la nature est la source même de la vie spirituelle et de la religion. La nature aide l’être humain à transcender sa condition physique; être en harmonie avec la nature signifie être proche de Dieu» (Yvard-Djahansouz, 2010, p. 20). Prônant une éthique ascétique et contemplative, Henry David Thoreau est sans doute celui qui exprima le mieux cette philosophie dans son Walden ou La vie dans les bois (1854), qui mêle récit, réflexions, observations et anecdotes sur deux ans passés dans la cabane qu’il avait construite de ses mains au bord de l’étang de Walden, à l’écart de ses concitoyens du New Hampshire. C’est cette éthique transcendantaliste qui allait constituer l’ancrage idéologique de la lutte pour la préservation des «terres vierges» et de la notion de wilderness. À l’époque, les conflits d’usage concernant les ressources et espaces naturels se faisaient de plus en plus aigus, de sorte que des associations de chasseurs, de pêcheurs et de naturalistes se constituèrent dans le but de préserver les espaces sauvages et les «terres vierges». Dans ce contexte, quelques années après les œuvres de Thoreau et d’Emerson, c’est en la personnalité et le réseau de John Muir, fondateur du Sierra Club en 1892, que les sympathisants du transcendantalisme trouvèrent un nouveau phare. Muir fut à l’origine de la création des premiers parcs nationaux américains de Yellowstone et de Yosemite, qui furent constitués pour protéger ces espaces sauvages des usages pastoraux et industriels et pour les «préserver» au bénéfice des générations à venir et de la contemplation spirituelle.

    La deuxième philosophie de la nature qui marqua l’époque de la conservation provient d’auteurs utilitaristes comme George Perkins Marsh (1801-1882) qui s’alarmèrent de la dégradation des paysages, des forêts, des cours d’eau, des terres arables. Ceux-ci établirent déjà des liens entre l’état de ces ressources naturelles et le dynamisme de l’économie et prédirent des conséquences négatives pour l’économie si les dégradations continuaient. C’est en ce sens que l’on peut dire de l’utilitarisme qu’il est anthropocentrique: la valeur de la nature est appréhendée dans ce qu’elle apporte à l’être humain. Cet «utilitarisme de la nature» allait donner naissance à la pensée «conservationniste» qui proposait non pas de laisser les ressources naturelles et les paysages intacts, mais plutôt de les exploiter et de les gérer de manière «rationnelle», afin d’assurer leur pérennité. Cette pensée fut portée par «des hommes politiques, comme Gifford Pinchot ou même Theodore Roosevelt, qui réclamaient un développement efficace et rationnel de la terre et de ses ressources et acceptaient de renoncer aux profits immédiats pour obtenir des gains à plus long terme» (Yvard-Djahansouz, 2010, p. 54). Elle se matérialisa d’ailleurs dans les politiques publiques et des programmes gouvernementaux dès le début du 20e siècle.

    Au Québec et au Canada, les premières politiques de conservation furent nettement influencées par l’approche conservationniste. Au Canada, l’arrivée au pouvoir en 1896 de Wilfrid Laurier – un naturaliste amateur entouré d’autres personnalités sympathiques à la cause conservationniste – propulsa cet enjeu à l’ordre du jour dans la sphère politique, ce qui aboutit à la création de la Commission canadienne de la conservation (de 1909 à 1921). Comme le décrit Michel Girard:

    Au niveau social et politique, les recommandations de la Commission devaient favoriser le bien public plutôt que les intérêts individuels, corporatifs ou partisans. Au niveau économique, la Commission devait encourager l’efficacité, le rendement soutenu et la planification à long terme. Au niveau scientifique, la Commission devait utiliser une approche écologiste: examiner toutes les sphères de l’activité humaine ayant un rapport avec l’environnement naturel et le milieu de vie des hommes et tenir compte des liens d’interdépendance entre ces éléments avant de formuler des recommandations sur la gestion des ressources naturelles dans chaque région (Girard, 1994, p. 80).

    Le récit de l’époque de la conservation fait apparaître le caractère élitiste des premiers débats sur la protection de la nature, ses principaux protagonistes étant des philosophes, des politiciens et même de riches industriels. Or, cet élitisme du discours sur la nature allait nettement s’atténuer avec l’émergence de la crise écologique et de la prise de conscience environnementale à partir de la décennie 1960. Néanmoins, le discours de cette époque sur la nature reflétait déjà une structure que l’on retrouvera en filigrane du discours environnemental par la suite, soit la dualité entre les représentations de la nature qui valorisent son aspect sauvage et sacré et celles qui considèrent surtout son statut de ressource.

    L’environnement et son institutionnalisation

    L’usage du mot «environnement» s’est surtout généralisé à partir des années 1960. Contrairement à la «nature» ou au «sauvage» qui renvoie à quelque chose d’éloigné et d’étranger à l’être humain, le concept d’environnement met l’accent sur le milieu dans lequel évoluent les individus et les sociétés.

    Lors des décennies 1960 et 1970 – période que l’on a qualifiée de «prise de conscience environnementale» –, plusieurs travaux scientifiques permirent de montrer à quel point cet environnement était affecté par les activités humaines. C’est le cas du célèbre Printemps silencieux de Rachel Carson qui décrit, dans un langage accessible au citoyen ordinaire, l’ampleur des dommages qu’engendre l’utilisation de pesticides en agriculture ainsi que les mécanismes chimiques et organiques par lesquels ces dommages adviennent. Véritable succès de librairie, ce livre, paru en 1962, permettait de montrer à la fois les répercussions des activités humaines sur l’environnement et les effets de retour sur la santé humaine. Sa publication fut suivie d’un grand nombre d’ouvrages qui, partout en Occident, donnèrent lieu au développement spectaculaire de discours environnementaux qui continuent encore aujourd’hui de marquer les pratiques et l’action publique en environnement. Au Québec, il faut notamment citer La terre des hommes et le paysage intérieur, publié par l’écologue Pierre Dansereau (1973), qui appelait à une prise de conscience et à l’intégration des principes de l’écologie dans la planification et la gestion des ressources et des paysages.

    Parmi les ouvrages influents de l’époque, un autre incontournable est l’étude sur «les limites de la croissance» commandée au Massachussetts Institute of Technology en 1970 par le Club de Rome (Meadows et al., 1972). Le dénommé «rapport Meadows» qui fut publié deux ans plus tard eut une influence majeure sur la manière de concevoir l’environnement dans le monde. En s’inspirant de thèses malthusiennes sur la croissance exponentielle de la population ainsi que des notions d’«entropie» et de «boucle de rétroaction» formulées par la théorie générale des systèmes, le rapport formule l’hypothèse qu’il existe des limites matérielles à la croissance dans ses diverses manifestations (que ce soit sur les plans industriel, démographique, de la pollution, de l’exploitation des ressources ou de la production agricole), remettant ainsi en question la viabilité de la société de consommation.

    Selon le rapport, une boucle de «rétroaction positive1» entre augmentation de la population et production industrielle allait faire diminuer la productivité agricole et entraîner la multiplication des crises alimentaires, la raréfaction des ressources renouvelables et non renouvelables, l’augmentation des niveaux de pollution de l’air, de l’eau et des sols jusqu’au dépassement des limites matérielles supportables par la biosphère. De plus, le rapport prévoyait que le besoin croissant de terres arables et la productivité agricole allaient entrer en phase de «rétroaction négative2», puisque les investissements nécessaires à l’intensification de l’agriculture et l’exploitation de terres de moins en moins fertiles feraient diminuer la rentabilité et exigeraient de plus grandes ressources économiques, devant provenir de l’augmentation de la production industrielle qui, pourtant, faisait déjà face aux limites de la biosphère en vertu de la première boucle de rétroaction positive. Ainsi le rapport affirmait-il qu’il «existe une incompatibilité entre l’accroissement de la production des denrées alimentaires et celui de la production d’autres biens et services nécessaires ou désirés par les hommes» (Meadows et al., 1972, p. 172). À long terme, c’était l’existence même de l’humanité qui était menacée par ces boucles de rétroaction que la croissance engendre. Le rapport Meadows envisageait d’ailleurs l’effondrement de la production industrielle et de la population mondiale au cours du 21e siècle.

    Les œuvres des scientifiques environnementalistes de cette époque contribuèrent grandement à penser l’élaboration des politiques publiques et des institutions gouvernementales dédiées aux enjeux environnementaux, lesquels étaient désormais compris comme des défis de gestion rationnelle: il fallait appliquer aux problèmes environnementaux et à leurs vecteurs les modes de prise en charge caractéristiques de l’État moderne, dont un encadrement juridique interdisant certaines substances, imposant des seuils et des taux limites aux émissions polluantes, réglementant l’usage de certaines ressources, etc. En outre, ce fut l’époque de la création des ministères de l’environnement dans la plupart des pays développés, bien souvent à partir de la réunion de lois sur l’eau ou la pollution, par exemple, sous une même autorité: aux États-Unis avec l’Agence américaine de protection de l’environnement en 1970, en France avec le ministère de l’Écologie en 1981, au Canada et au Québec avec le ministère de l’Environnement, respectivement en 1971 et 1979.

    Cette institutionnalisation du nouveau discours environnementaliste dans les appareils étatiques annonçait donc une gestion plus rationnelle des «problèmes». Cette gestion, toutefois, ne remettait pas tellement en cause le système économique et industriel et la dynamique de croissance qui, selon le rapport Meadows et bien d’autres ouvrages environnementalistes, étaient à l’origine de ces problèmes. Au contraire, avec la notion de «modernisation écologique», notamment, on exprimait l’idée que les systèmes économiques et politiques – aidés par le développement technologique – étaient capables d’ajustement et de rationalisation, ce qui permettrait d’intégrer les enjeux environnementaux dans le fonctionnement normal des institutions. Or, au même moment, un discours plus radical offrait une lecture nettement plus politique de la crise écologique et contestait cette capacité des institutions à s’adapter à la crise écologique.

    Les écologies critiques

    La période de l’émergence de la conscience environnementale ainsi que le processus d’institutionnalisation des enjeux environnementaux ont généré une grande diversité d’idées et de discours environnementaux. Plusieurs de ceux que l’on considère souvent comme les plus critiques ou les plus radicaux ont eux-mêmes qualifié leur doctrine d’«écologie»: écologie politique, écologie profonde, écologie sociale, etc. Cette appellation peut engendrer de la confusion, puisque l’écologie est aussi une discipline scientifique issue de la biologie et qui étudie les interactions entre les êtres vivants et leur milieu. Or, si on trouve effectivement des références à cette écologie scientifique dans les systèmes de pensée des écologies critiques, ceux-ci se fondent aussi sur des théories philosophiques, économiques ou politiques d’inspiration marxiste ou encore sur l’éthique préservationniste décrite plus haut. Nous en abordons trois principales ici.

    L’écologie politique

    L’écologie politique naquit au moment où l’écologie scientifique énonçait l’idée que les capacités des écosystèmes d’absorber la pollution sont limitées et que la pression grandissante des activités humaines compromet l’équilibre et l’interdépendance entre les êtres vivants. Or, pour les écologistes politiques, la «crise écologique» qui découle de cette rupture d’équilibre est aussi la manifestation de deux autres crises: la crise du capital et la crise de la subjectivité – la première étant plus matérielle, la deuxième plus symbolique.

    Les premiers écologistes politiques étaient «matérialistes», au sens où ils prêtaient une grande attention à l’idée que l’histoire d’une société procède par l’évolution de ses forces productives, idée que l’on trouve au cœur de la théorie marxiste. Leur analyse pose l’idée d’une crise du capitalisme qui, dans son cycle de renouvellement et par le développement de la technique, devient de plus en plus destructeur du travail et du corps humain, ainsi que de la nature et de la société. La production de masse et la société de consommation contribuent alors, selon eux, à intégrer l’être humain et son environnement dans un «système technique» qui a pour effet de laminer l’individualité et la diversité sociale, tout en modifiant massivement les flux matériels réglant la stabilité des écosystèmes. Pour André Gorz, notamment, cette incompatibilité entre la logique capitaliste, les dynamiques écosystémiques et l’épanouissement humain appelle à inventer les structures sociales qui libéreront potentiellement la société des choix imposés par le capital et la technique. En proposant de chercher ces structures dans des formes d’«autorégulation décentralisée», Gorz (1979) suggère d’inverser «l’ordre technologique», c’est-à-dire de promouvoir des technologies utilisables et pouvant être gérées au niveau local, génératrices d’autonomie pour les communautés, non destructrices et compatibles avec le contrôle de la production par les producteurs et les consommateurs. C’est de ces idées que s’inspirait l’écologiste québécois Michel Jurdant (1988) pour recommander une «révolution écologiste» dans les années 1980.

    Or, au-delà des aspects matériels et technologiques de la crise écologique se posent aussi d’importants enjeux concernant les règles du vivre-ensemble et l’être humain comme sujet éthique. C’est là que prend racine l’analyse plus philosophique et éthique de l’écologie politique et que se développe l’influence de l’éthique environnementale américaine. Figure de proue de ce courant, Félix Guattari explique qu’avec la crise écologique, «c’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale ou cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive» (Guattari, 1989, p. 12). Repenser les liens sociaux, le rapport au corps et à l’environnement implique de travailler sur l’essence de la subjectivité par l’expérimentation, la prospective, voire l’esthétisme, et ce, dans un contexte où «moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture et [alors qu’] il nous faut apprendre à penser transversalement les interactions entre écosystème, mécanosphère et univers de référence sociaux et individuels» (Guattari, 1989, p. 34). De cette réflexion découle alors une série de prescriptions sur la «singularisation», la créativité, la diversité, ainsi que la solidarité et les processus délibératifs visant la refondation de la démocratie et du contrat social. Ainsi, dans ce deuxième mouvement plus philosophique de l’écologie politique se profile une réflexion cernée, d’une part, par l’enjeu de la subjectivité en temps de crise écologique et, d’autre part, par l’éthique partagée qui pourrait encadrer le vivre-ensemble.

    L’écologie profonde

    Le terme «écologie profonde» apparaît pour la première fois dans un texte d’Arne Næss en 1973. Dès le départ, l’écologie profonde se pose comme une critique de l’anthropocentrisme et de l’utilitarisme. Même les écologistes les plus convaincus, affirme Arne Næss, se rendent coupables d’anthropocentrisme et leur discours n’est donc qu’une «écologie de surface». L’écologie profonde, au contraire, propose une vision «biocentriste» qui repose sur les sept principes déterminés par Næss en 1973:

    Symbiose: il faut comprendre chaque organisme dans le contexte de son interdépendance avec tous les autres organismes;

    Égalitarisme biosphérique: chaque organisme a un droit égal à celui des autres de vivre et de se développer. L’être humain a donc la même valeur intrinsèque que tout être vivant;

    Diversité: dans une perspective symbiotique, c’est la diversité qui améliore les chances de survie, et non la compétition;

    Intégration: ces principes s’appliquent de la même manière à la société humaine qu’à la nature. Il faut donc encourager la multiplicité des modes de vie. Il faut combattre la pollution et l’épuisement des ressources, mais dans une optique plus large qui intègre les questions sociales;

    Complexité: elle se trouve à tous les niveaux (naturels, sociaux, etc.) et il faut donc développer une pensée qui respecte cette complexité, notamment à l’égard des liens nature-société;

    Décentralisation: cela doit nous mener à un système politique très décentralisé.

    Puisque, selon l’écologie profonde, l’organisation sociale actuelle ne respecte aucun de ces principes, ses promoteurs ont tendance à considérer l’espèce humaine comme une menace pour la biosphère, une force destructrice opposée à son «équilibre», notion qui prend souvent un sens spirituel. Certaines variantes des approches biocentristes idéalisent par ailleurs les sociétés prémodernes qui auraient été «en équilibre» avec leur environnement.

    Notons aussi que le mouvement de l’écologie profonde est proche de certains courants de l’éthique environnementale américaine qui prônent l’attribution de droits aux «êtres naturels» en extrapolant l’idée du biocentrisme à la sphère du droit. Ainsi, dans la tradition des préservationnistes américains qui voyaient dans les paysages sauvages une valeur intrinsèque, spirituelle et sans égard aux usages que les humains peuvent en faire, des juristes ont proposé d’accorder des droits aux objets naturels afin qu’ils puissent être défendus en justice. En ce sens, l’argument du texte fondateur de Christopher D. Stone (1972) est que d’autres entités sont considérées comme personnes morales et ayants droit, sans toutefois être humaines: les organismes et associations, les entreprises, les municipalités et même les États ont sont des exemples. Il serait donc possible d’attribuer des droits aux arbres ou aux rivières qui pourraient être défendus par des représentants humains.

    L’écologie sociale

    C’est le philosophe américain Murray Bookchin qui popularisa l’écologie sociale, une approche qui partage de nombreux points de vue avec l’écologie politique française tout en s’inspirant largement des théories anarchistes et communistes du 20e siècle. Comme les autres courants abordés ici, l’écologie sociale prend comme point de départ une critique de la société moderne. Cette critique se situe sur le plan des institutions et des individus, puisque «presque tous les problèmes écologiques sont des problèmes sociaux» (Bookchin, 1993, p. 34). Elle se concentre d’abord sur le problème de la domination: dans une société capitaliste, dit Bookchin, le pouvoir est distribué de manière hiérarchique et centralisée, ce qui permet la domination du petit nombre sur le grand nombre, des plus forts sur les plus faibles, des hommes sur les femmes, des humains sur la nature. Ensuite, cette critique porte sur le problème de l’individualisme et de la destruction des liens sociaux qui pouvaient autrefois assurer une certaine cohésion sociale: «L’homme urbain de la métropole moderne a atteint un degré d’anonymat, d’atomisation sociale et d’isolement spirituel virtuellement sans précédent dans l’histoire humaine» (1999a, p. 19). Ces deux problèmes, affirme Bookchin, vont à l’encontre de la «double nature de l’humanité», concept central de l’écologie sociale.

    Refusant la dualité entre anthropocentrisme et biocentrisme, Bookchin affirme que l’humanité est dotée d’une «première nature» et d’une «seconde nature», lesquelles seraient le résultat évolutif de la solidarité qui unit les êtres humains aux autres entités naturelles. S’inspirant de l’écologue anarchiste Pierre Kropotkine, il définit le monde de l’évolution non pas comme celui de la compétition, de la prédation et de la sélection, mais plutôt comme «un domaine participatif et interactif de formes de vie dont les plus exceptionnels attributs sont sa fécondité, sa créativité et son orientation marquée par une complémentarité qui fait du monde naturel un substrat pour une éthique de la liberté plutôt que de la domination» (1999b, p. 40). Cette évolution menant vers une diversification et une complexification croissante constitue donc une norme morale à suivre pour la socialisation humaine que constitue la seconde nature. Celle-ci se caractérise notamment par sa capacité de changement et d’adaptation – elle est dans une certaine mesure modifiable pour autant qu’elle repose sur la diversification des formes sociales et qu’elle rejette celles qui reproduisent la domination.

    L’écologie sociale se définit donc comme l’étude de «la relation entre la société et la nature, des causes qui font que la société peut détruire le monde naturel, mais aussi, comme elle l’a déjà fait et peut encore le faire, enrichir et favoriser la nature» (1993, p. 36). Le projet philosophique et politique qui accompagne l’écologie sociale vise à permettre à l’individu de s’épanouir dans sa propre identité, de participer à la diversification des formes sociales, en faisant place à davantage de spontanéité et de créativité. Sur le plan social, il s’agirait de mettre en avant «une nouvelle synthèse de l’homme et de la nature, de la nation et de la région, de la ville et de la campagne» (1999a, p. 19) en revenant à des liens sociaux mieux ancrés dans le territoire. Le «municipalisme libertaire» que Bookchin propose renvoie donc à un processus de décentralisation économique et politique, à une meilleure intégration des collectivités dans leur écosystème, par le recours à l’agriculture biologique et d’autres modes de subsistance nécessitant une «utilisation amoureuse de l’environnement» (1999a, p. 23) et l’utilisation de technologies malléables et organisées autour de la communauté (au lieu de l’inverse). Ainsi, dit-il, «de la communauté à la région et au continent entier, nous pourrions voir une différenciation colorée des groupes humains et des écosystèmes» (1999a, p. 23).

    Le développement durable

    À partir des années 1990, le discours environnemental fut largement réorganisé autour du concept de développement durable. L’origine de ce concept, comme celle des discours abordés jusqu’ici, remonte aux années de la prise de conscience environnementale. Son émergence est liée au lancement, avec la Conférence de Stockholm de 1972, d’un dialogue international sur les enjeux d’environnement et de développement. À cette époque déjà, des intellectuels comme Ignacy Sachs tentaient de synthétiser la réflexion sur le développement et l’environnement en proposant la notion d’«écodéveloppement», très orientée sur le type de prise en charge locale de la relation communauté- environnement que décrivent également l’écologie politique ou l’écologie sociale (Sachs, 1978). Des organisations non gouvernementales comme l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et le Fonds mondial pour la nature (WWF) (avec le Programme des Nations unies pour l’environnement – PNUE) proposèrent aussi assez tôt un développement durable qui visait à assurer une meilleure qualité de vie aux populations du Sud tout en protégeant les ressources naturelles et les paysages, faisant ainsi écho au discours conservationniste abordé plus haut (UICN, WWF et PNUE, 1991)3. Mais c’est à la suite des résultats mitigés de la Conférence de Nairobi – dix ans après Stockholm – que fut mis sur pied le processus qui allait produire la notion de développement durable telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ou du moins, une certaine définition de cette notion.

    La Commission mondiale sur l’environnement et le développement (CMED), communément appelée la «commission Brundtland» du nom de sa commissaire en chef, reçut le mandat de mener une réflexion en vue de préparer la prochaine conférence internationale sur l’environnement et le développement, prévue à Rio de Janeiro en 1992 – conférence que l’on surnommera le «Sommet de la Terre de Rio». À la suite de maintes consultations auprès de divers acteurs et catégories socioéconomiques dans de nombreux pays, la commission rédigea son rapport: Notre avenir à tous ou rapport Brundtland. C’est là, dès la première phrase du chapitre 2 de ce rapport, qu’est donnée la définition du développement durable que l’on retient encore largement aujourd’hui: «Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs» (CMED, 1989, p. 51). L’enjeu du développement durable est donc de réaliser une forme de justice intergénérationnelle dans l’utilisation des ressources de la biosphère: il s’agit de subvenir aux besoins à long terme de l’humanité de manière équitable entre les générations. Véritable principe moral, le développement durable devait en quelque sorte guider les décisions des acteurs politiques et économiques. Or, bien que largement accepté, ce principe moral avait besoin de guides plus précis pour être appliqué concrètement.

    C’est lors du Sommet de la Terre de Rio qu’il trouva ces guides. Dans le programme Action 21 qui fut adopté lors de la conférence, le chapitre 8 consacré à la gouvernance du développement durable fournit pour la première fois la définition dite «tripolaire» du développement durable:

    Il s’agit d’abord d’intégrer les questions d’environnement à l’action de développement. Pour ce faire, les gouvernements devraient faire le point de la situation à l’échelle nationale et améliorer au besoin leurs processus décisionnels afin d’y intégrer pleinement les questions économiques, sociales et environnementales et d’assurer ainsi un développement qui soit à la fois réel du point de vue économique, équitable sur le plan social et écologiquement rationnel (ONU, 1992).

    Cette définition est qualifiée de tripolaire parce qu’elle propose de prendre en compte trois champs (des «pôles») d’activité dans les décisions gouvernementales et l’action publique: l’économie, la société et l’environnement. À première vue, cette nouvelle approche plus opérationnelle du développement peut sembler neutre. Pourtant, c’est largement à cause d’elle que le développement durable est devenu, comme le dit Edwin Zaccaï (2002), un «concept contestable», c’est-à-dire un concept que les acteurs sociaux et économiques peuvent interpréter à leur guise et modeler de manière à justifier leurs propres visions et stratégies. Avec cette définition tripolaire, le développement durable n’est donc plus seulement la description d’un mode de développement plus écologique, il devient surtout le cœur d’une nouvelle «lutte

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