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L' ECOLE DU RACISME: La construction de l’altérité à l’école québécoise ( 1830-1915 )
L' ECOLE DU RACISME: La construction de l’altérité à l’école québécoise ( 1830-1915 )
L' ECOLE DU RACISME: La construction de l’altérité à l’école québécoise ( 1830-1915 )
Ebook548 pages6 hours

L' ECOLE DU RACISME: La construction de l’altérité à l’école québécoise ( 1830-1915 )

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About this ebook

Outil de socialisation, l’école est aussi une fenêtre sur le monde et un lieu d’apprentissage – stéréotypes et préjugés compris. Dans cet ouvrage, l’autrice postule que l’école au Québec, tant francophone qu’anglophone, a, dès ses débuts et pendant des décennies, enseigné et cautionné la domination coloniale et le racisme. Elle éclaire la façon dont les figures de l’Autre ont été construites par une variété de discours, selon différentes caractéristiques culturelles ou corporelles, et la façon dont elles ont occupé diverses fonctions dans la formation de l’identité collective de l’élève québécois, blanc et civilisé.

L’ouvrage montre bien comment l’altérité construite, mise en scène et racontée par l’institution scolaire québécoise du XIXe siècle a été un outil pédagogique privilégié. En plus d’examiner le champ narratif du « faire-croire » et du discours imposé de la représentation, il analyse les contours de l’appropriation des figures de l’altérité par les élèves du Québec. Quelles conceptions de l’Autre, produites par quelles idéologies, l’école transmit-elle ? Quelles fonctions récréatives et pédagogiques ont-elles remplies ?

Par la variété des thèmes abordés et des sources consultées, ce livre, appuyé par un grand nombre d'illustrations, contribue de façon remarquable au débat sur le racisme ainsi qu’à la recherche de solutions dans les rapports entre la majorité blanche et les différents groupes racisés au Québec.
LanguageFrançais
Release dateNov 8, 2021
ISBN9782760644694
L' ECOLE DU RACISME: La construction de l’altérité à l’école québécoise ( 1830-1915 )

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    L' ECOLE DU RACISME - Catherine Larochelle

    Catherine Larochelle

    L’école du racisme

    La construction de l’altérité

    à l’école québécoise

    (1830-1915)

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: L’école du racisme: la construction de l’altérité à l’école québécoise (1830-1915) / Catherine Larochelle.

    Noms: Larochelle, Catherine (Professeure d’histoire), auteure.

    Collections: PUM.

    Description: Mention de collection: PUM | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20210052880 | Canadiana (livre numérique) 20210052899 | ISBN 9782760644670 | ISBN 9782760644687 (PDF) | ISBN 9782760644694 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Éducation—Québec (Province)—Histoire—19e siècle. | RVM: Racisme en éducation—Québec (Province)—Histoire—19e siècle. | RVM: Altérité. | RVM: Identité collective—Québec (Province)

    Classification: LCC LC212.3.C32 Q8 2021 | CDD 370.9714—dc23

    Mise en pages: Folio infographie

    Dépôt légal: 4e trimestre 2021

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2021

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Remerciements

    Partie d’une volonté de comprendre les ressorts extérieurs de la construction nationale québécoise, la recherche que j’ai effectuée dans le cadre de mon doctorat, et dont ce livre est l’aboutissement, m’a menée vers des horizons que je n’avais pas anticipés. Ces horizons, je les ai atteints grâce au compagnonnage d’intellectuelles et de penseurs importants: Sara Ahmed, Emmanuel Levinas, Madeleine Ouellette-Michalska, Thierry Hentsch, Toni Morrison, Emma Larocque, et bien d’autres. Alimentée à leurs mots, j’ai compris que les archives scolaires du XIXe siècle québécois témoignaient de performances, de constructions rhétoriques, d’une alphabétisation visuelle et de la transmission d’une vision du monde fondamentalement raciste et colonialiste.

    L’aide reçue, en cours de route, de plusieurs archivistes, notamment de Josée Sarrazin à la congrégation de Notre-Dame et de Nancy Lavoie aux Frères des écoles chrétiennes, m’a permis de placer dans la Grande Histoire des écolières et écoliers anonymes n’ayant laissé pour uniques traces que quelques compositions scolaires.

    Ce sont précisément les gestes de ces élèves, cette lente et répétitive écriture des devoirs, cette pénible ou attrayante lecture des manuels, cet ennui diverti par l’observation des images, ce sont ces gestes qui tracent les sillons profonds de cette histoire de l’apprentissage du racisme à l’école québécoise.

    «Ils sont barbares», «barbares», «Barbares et peu civilisés», «despotiques», «race moins intelligente», «ils donnent leurs enfants à manger aux pourceaux», «la plus basse classe de l’humanité», «à civiliser», «des ressources», «sauvages», «ils ne sont plus nombreux», «disparaissent»… Ces mots lus, écrits, récités, ressentis. Ces gestes répétés, génération après génération. Des sillons profonds.

    ***

    Les années consacrées à cette recherche ont été ponctuées de rencontres inspirantes et ont connu les débuts de grandes amitiés. Avec Virginie Pineault, rencontrée en cours de route, je touche du doigt la puissance d’une véritable rencontre avec l’Autre, dans toute la radicalité que cela signifie. Quant à Florence Prévost-Grégoire, son amitié m’a grandie et m’a aidée à me retrouver, cadeau inestimable. Je la remercie pour tout, et notamment pour sa relecture intelligente et minutieuse du manuscrit de ce livre.

    Et d’Ollivier Hubert, que dire cette fois? Sa patiente et enthousiaste supervision a fait de mon parcours doctoral une véritable élévation. Avec lui, dès le début, je me suis sentie vue et écoutée. Au fil des ans, notre communion intellectuelle s’est transformée en amitié, puis encore en d’autres choses, ô combien précieuses. L’écriture de ce livre lui doit beaucoup. Je lui dis merci.

    Ce livre n’aurait pu voir le jour sans le concours de diverses institutions et de multiples personnes. Je remercie le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, la Fondation Desjardins, l’Université de Montréal ainsi que le Prix d’auteurs pour l’édition savante pour leur aide financière. Je suis également reconnaissante à l’éditrice Nadine Tremblay des Presses de l’Université de Montréal, à son équipe et aux personnes ayant évalué mon manuscrit pour leur lecture méticuleuse et généreuse de mon livre.

    Je n’aurais pas mené ce projet à terme sans le soutien de ma famille et de mes amis et amies. Je remercie particulièrement André, le père de mes enfants, qui m’a épaulée tout au long de mes études, dans la quotidienneté, et avec qui je partage toujours une parentalité solidaire. Finalement, une pensée spéciale à Marie, Florence et Louis qui, généreusement, reconnaissent une importance à mes recherches et m’encouragent à continuer à prendre la parole sur ces enjeux. Elles et lui sont mon espoir.

    ***

    La profonde réflexion sur l’altérité que j’ai entamée à l’été 2011, en dialogue avec mon directeur de maîtrise de l’époque, Jean-Marie Fecteau, ne se termine pas avec ce livre. S’il est une chose dont je suis convaincue après toutes ces années, c’est que l’on ne doit jamais clore nos questionnements sur ces sujets fondamentaux. À l’altérité, on doit proposer accueil et dialogue. L’éthique de nos relations aux Autres ne peut passer par la négation, le refus ou le désir d’abolition de leur altérité. Il faut, de surcroît, multiplier les sens de la rencontre: prêter l’oreille, tendre la main, pour comprendre que notre commune humanité est multitude.

    Introduction

    Définir la différence, c’est dompter l’altérité. C’est assigner à l’autre sa place, sa fonction. Et exiger de surcroît la reconnaissance de l’écart maintenu entre qui fixe la norme et qui doit s’y conformer.

    Madeleine Ouellette-Michalska1

    Année scolaire 2018-2019. Montréal, Québec. Deux de mes enfants sont en 3e année du primaire. À la première rencontre parents/enseignants de l’année, l’une des enseignantes nous explique que nos enfants seront initiés à deux nouvelles matières cette année: les sciences et l’univers social. Dans le premier cas, ils apprendront ce que sont une problématique, une expérimentation et une hypothèse. En univers social, on leur racontera des histoires sur les «Amérindiens». La professeure ajoute alors que les enfants sont particulièrement friands de ces histoires, parce qu’elles les mènent dans un autre monde, un peu comme «les histoires de dragons et de fées». Quelques parents, interloqués comme moi, questionnent l’enseignante pour savoir si les enfants seront renseignés sur l’existence actuelle des Premiers Peuples (et s’offusquent de cette comparaison avec les dragons et les fées). On nous répond que ça ne fait pas partie du programme de 3e année.

    À la fin de l’année scolaire, en triant les cahiers, Duo-Tang et autres feuilles volantes de mes enfants, je tombe sur un exercice qui me sidère. Le cahier photocopié intitulé «Les Amérindiens» qui accompagne l’exercice est illustré par le dessin d’une fillette «autochtone» assise les jambes croisées devant un wigwam. L’illustration très enfantine est remplie de stéréotypes: plumes à la tête, arc, peinture sur le visage, main sur le cœur, décor intemporel et homogénéisant, physionomie de blanche. De quelle nation est-elle la représentante? À quelle époque vit-elle? Des questions sans réponses. Le devoir qui attire ainsi mon attention est un exercice de composition dans lequel on demande aux élèves d’écrire une lettre à leur enseignante «en se mettant dans la peau d’un(e) Amérindien(ne)». Les enfants ont le choix entre «un(e) Iroquoien(ne) ou un(e) Algonquien(ne)». La lettre, dans laquelle ils doivent parler de leur habitation, de leur environnement et des activités qu’ils font selon qu’ils sont «une fille ou un garçon», se termine par une invitation à l’enseignante à venir visiter leur époque. J’étais là devant la pratique centenaire du «jouer à l’Indien», version 2019.

    L’altérité mise en scène et racontée par l’institution scolaire québécoise est au cœur de cet ouvrage. En plus d’interroger le champ narratif du «faire-croire», du discours imposé de la représentation, ce sont les contours de l’appropriation des figures de l’altérité par les élèves québécois qui sont l’objet de l’analyse. La représentation de l’altérité pose la question de la frontière très mince qui sépare l’ouverture au monde de l’appropriation du monde à des fins identitaires. L’intérêt porté par le discours scolaire aux différents peuples de la terre accompagne la formation de l’identité collective au Canada. En ce sens, l’étude des figurations historiques de l’altérité permet d’appréhender sous un nouveau jour le récit de la construction nationale. Peuples cannibales, caravanes sous le soleil brûlant du désert, Sauvages de l’Ouest américain… autant d’images exotiques qui sont offertes aux enfants québécois qui fréquentent l’école au XIXe siècle. Outil de socialisation nationale, l’école fut aussi fenêtre sur le monde et apprentissage de stéréotypes.

    L’école du racisme

    Les questions qui guident l’exploration de l’histoire dans ce livre sont les suivantes: quelles représentations des Autres2 sont proposées aux élèves du Québec entre les années 1830 et les années 1910? Sont-elles des vecteurs de la construction de l’identité nationale? Quels codes de la différence ont été symbolisés dans l’institution scolaire? À quelles idéologies ont puisé les pédagogues canadiens? Comment les enfants et les jeunes du groupe majoritaire se sont-ils approprié l’altérité? Quelles fonctions récréatives et pédagogiques a-t-elle remplies dans la vie de ces jeunes canadiens? Quels stéréotypes ont été massivement diffusés par l’institution scolaire? Les réponses à ces questions mettent au jour l’apprentissage du racisme par des générations d'élèves québécois. Évidemment, il ne s’agira pas de discerner la vérité dans ces représentations des Autres, mais plutôt de connaître leurs fonctions dans le curriculum scolaire. L’étude des représentations de l’altérité permet de mieux comprendre la société qui les produit ou les diffuse en observant comment elle se définit par rapport à ce qu’elle met hors d’elle.

    L’objectif de ma recherche s’inscrit dans un mouvement de remise en question des conditions de fabrication des identités blanches canadiennes. L’historiographie a jusqu’ici insisté sur les conditions «internes», sur les caractères propres et contingents de la construction identitaire, en ignorant souvent le présupposé racial. Il s’agit ici d’enrichir cette historiographie en étudiant les contrastes des altérités qui mettent en relief cette formation identitaire, en abordant de front la question de la race et en exemplifiant la place centrale jouée par la représentation des personnes autochtones dans l’élaboration de l’identité. Cette étude permet aussi de mieux apprécier les points communs, les divergences et les influences réciproques des discours francophones et anglophones sur l’altérité. En mettant au jour le discours culturel que partagent les deux communautés majoritaires du Québec, je réévalue, à la baisse, la portée des différences habituellement associées aux identités canadiennes blanches.

    L’altérité est construite par différents discours qui se trouvent dans diverses institutions: journaux, littérature, débats parlementaires, publicité, etc. Plusieurs raisons motivent le choix de l’institution scolaire comme terrain d’enquête. D’abord, la période considérée correspond au développement de l’instruction publique au Canada. Le discours transmis par l’école atteint par conséquent de plus en plus d’individus, ce qui fait de l’école l’une des principales institutions par lesquelles sont diffusés les stéréotypes. De plus, le cadre éducatif donne aux représentations inculquées une aura de vérité qui les rendra d’autant plus influentes. Ensuite, étudier l’école permet de comprendre quels savoirs étaient jugés nécessaires et pertinents par les élites gouvernementales et religieuses, mais aussi comment la production scientifique était démocratisée et simplifiée afin d’être enseignée aux enfants. Enfin, l’école est un lieu privilégié de socialisation. Avec la famille et l’Église, elle est le lieu de la formation de l’identité, individuelle et collective.

    La méthodologie adoptée considère l’ensemble de l’institution scolaire, avec toutes ses matières, ses activités et ses acteurs et actrices. Les recherches portant sur l’idéologie à l’œuvre à l’école se sont en effet trop longtemps cantonnées dans l’étude d’une discipline, l’histoire ou la géographie le plus souvent. L’étude des différentes disciplines et activités scolaires dévoile la multiplicité des discours diffusés et consolidés par l’école, leurs interactions et leurs paradoxes. Cette approche met l’institution scolaire au cœur de l’enquête historique plutôt que les disciplines scolaires et permet une vue globale sur le métadiscours normatif transmis par l’école – rares sont les études qui adoptent cette perspective.

    La période étudiée débute dans les années 1830 et se termine dans la décennie 1910. Les années 1830 sont marquées, au Bas-Canada, par les premiers jalons importants du développement de l’instruction publique. Après une forte augmentation grâce aux écoles de syndics créées au début des années 1830, la fréquentation scolaire progresse régulièrement entre 1840 et 1860. Ces années voient la mise en place d’un système d’éducation qui perdurera plus d’un siècle, jusqu’au milieu du siècle suivant. L’augmentation de la fréquentation scolaire est la conséquence de la démocratisation de l’instruction publique. La période étudiée correspond ainsi à la normalisation graduelle de l’expérience scolaire pour les enfants du Québec.

    Par ailleurs, entre les décennies 1830 et 1910, l’ordre mondial est bouleversé par l’expansion fulgurante des empires euroaméricains. Au Canada spécifiquement, la deuxième moitié du XIXe siècle est marquée par la conquête des territoires à l’ouest du continent. Cette période correspond également aux développements de l’anthropologie, du racisme scientifique, des zoos humains et du concept de «mission civilisatrice», lesquels influencent grandement la définition et la représentation de l’altérité dans les sociétés euroaméricaines. L’impérialisme imprègne fortement la culture populaire en Europe et en Amérique dans les dernières décennies du siècle. La périodisation choisie permet de constater l’empreinte de ces phénomènes sur l’évolution de la représentation de la différence humaine véhiculée par l’école tout au long du XIXe siècle.

    La période se conclut dans les années 1910 pour plusieurs raisons. Dès la fin du XIXe siècle, le discours scolaire est de plus en plus imprégné de nationalisme. Ce faisant, l’identité par rapport à laquelle est construite l’altérité évolue et devient plus spécifiquement nationale. Le nationalisme exacerbé modifie les modalités et les contextes de mise en récit de l’altérité. Ce n’est pas tant une modification de la nature des représentations qui s’opère qu’un changement de paradigme dans la présentation de l’altérité. L’influence du nationalisme se manifeste aussi dans la propagande missionnaire qui est proposée aux écoliers et écolières. Enfin, la Première Guerre mondiale aura des conséquences sur la définition des identités nationales canadienne et québécoise, mais également sur celle des concepts de civilisation et de barbarie, lesquelles sont centrales dans la conception du monde au siècle précédent.

    Le cadre géographique précis de ma recherche est le territoire scolaire du Bas-Canada puis de la province de Québec3. Ces frontières bien définies m’ont permis de constituer un corpus de sources cohérent et facilement identifiable. Mes interprétations ne portent toutefois que sur la population scolaire blanche du Québec. Si l’on sait que le matériel scolaire que j’analyse se retrouvait également sur les pupitres des élèves autochtones ou noirs, des études subséquentes (si les archives le permettent) devront être menées pour savoir comment étaient enseignés et appropriés ces savoirs racistes dans les écoles fréquentées par ces enfants. Par exemple, la violence inhérente à la représentation des «Indiens» dans ce matériel avait une tout autre résonance dans le contexte autochtone. Dans ce cas, l’altérité ne servait pas la constitution d’une identité de «Blanc civilisé» construite en miroir à l’identité barbare du Sauvage. Le fait de présenter l’Indien comme principale figure de l’Autre aux enfants autochtones a certainement participé à l’acculturation et à l’humiliation des Premières Nations du Canada4. En ce sens, les conclusions de ma recherche ne peuvent pas s’appliquer au contexte autochtone pas plus qu’à l’expérience scolaire de tous les enfants non blancs. Comme l’ont démontré plusieurs travaux portant sur l’éducation des filles au Québec ou des enfants noirs et autochtones au Canada, la déshumanisation, les stéréotypes et les limitations scolaires imposés à ces groupes par l’école sont tout à la fois rejetés, contournés et intériorisés par les élèves5.

    Tout au long du livre, lorsqu’ils font référence à une archive ou à une argumentation historique, j’utilise les mots relatifs aux figures d’altérité sans guillemets. Ces termes renvoient à des constructions sociales idéologiques et non à des réalités objectives. Comme l’écrit Emma LaRocque: «Il y a peu de ressemblances entre l’Indien du colonisateur et les véritables humains qui sont indigènes à cette terre6.» Le plus souvent, pour évoquer les groupes réels qui ont inspiré ces images – pour la plupart fantaisistes – j’emploie des mots qui renvoient à leur désignation actuelle: nations autochtones, Premiers Peuples, communauté arabo-musulmane, populations noires, etc7. Ces désignations serviront ainsi à rappeler que l’imagerie coloniale a été contemporaine de la présence réelle de ces groupes à la même époque8.

    En m’intéressant à la représentation de l’altérité dans l’institution scolaire, il m’est rapidement apparu évident que, plutôt que de chercher une figure de l’Autre qui se présenterait comme telle – voire qu’on nommerait comme telle –, c’est un processus de construction de l’altérité que je devais mettre au jour. Comme l’écrit François Hartog, «la question est de percevoir comment [le narrateur, ici l’institution scolaire] traduit l’autre et comment [il] fait croire le destinataire dans l’autre qu’[il] construit. En d’autres termes, il s’agira de repérer une rhétorique de l’altérité à l’œuvre dans le texte, d’en cerner quelques figures et d’en démonter quelques procédures; bref, de rassembler les règles opératoires de la fabrication de l’autre9.» Ce sont ces règles que je cherche à expliquer dans ce livre.

    Dans un texte intitulé «La construction de l’Autre. Approches culturelles et socio-historiques», Hans-Jürgen Lüsebrink définit une approche méthodologique spécifique à l’analyse de l’altérité qui correspond précisément à la démarche que j’ai entreprise:

    Une analyse interculturelle de ce phénomène de l’exotisme (comme celles des autres dispositifs de représentation de l’Autre) peut être fondée sur trois approches méthodologiques systématiquement imbriquées: l’analyse sémiologique des formes de représentation qui constituent [ces dispositifs]; l’analyse sociocritique [des] ancrages idéologiques et sociaux [de cette représentation de l’Autre]; et l’analyse interdiscursive des réseaux de discours dans lesquels un texte donné […] s’intègre et prend sens10.

    Le premier aspect de cette méthodologie, soit l’analyse sémiologique, s’attache à comprendre la construction langagière de l’altérité par l’étude des descriptions, des motifs d’énonciation des différentes figures et des champs sémantiques répétitifs. Cette analyse purement textuelle est couplée à une attention portée à l’insertion des représentations de l’Autre dans un ensemble de discours régissant la perception sociale de la différence:

    L’analyse de la construction de l’Autre, loin de constituer uniquement un «thème», une «image», voire seulement un ensemble de traits stéréotypés, dépasse largement, notamment à travers les niveaux d’analyse sociocritique et discursive, le domaine d’un type de discours précis, soit-il littéraire, cinématographique, publicitaire ou politique. […] [Une critique interculturelle] place un texte donné, étudié dans une première étape à travers ses registres sémantiques et sa logique narrative, ensuite dans un réseau variable et historiquement déterminé de formations idéologiques et discursives représentant, en l’occurrence, des figures d’altérité11.

    Les dimensions interdiscursive et sociocritique de l’analyse prennent forme par l’étude des discours polysémiques qui traversent l’institution scolaire et qui façonnent sa représentation des Autres: discours scientifique, littéraire, religieux, national, impérial, raciste, moral, etc. La contextualisation des savoirs transmis est essentielle à la compréhension de la construction de l’altérité: qui produit ces savoirs? Comment se retrouvent-ils dans le discours scolaire? Quelles transformations subissent-ils pour correspondre aux objectifs du milieu pédagogique?

    Afin d’effectuer cette analyse interculturelle de la fabrication de l’altérité à l’école québécoise, une grande quantité d’archives ont été mises à contribution. L’étude des manuels scolaires est, bien sûr, centrale, mais le manuel doit être enraciné dans le dispositif pédagogique global pour enrichir et maximiser son étude. Cela permet, notamment, de confirmer son utilisation et d’analyser les discours complémentaires ou concurrents que l’école diffuse par d’autres moyens (par exemple, la propagande missionnaire).

    Cette recherche est fondée en premier lieu sur le dépouillement exhaustif de 87 manuels scolaires édités au Québec ou au Canada12. M’inspirant de recherches menées dans d’autres pays, j’ai choisi d’observer la construction rhétorique de l’altérité par l’étude des manuels d’enseignement dans différentes matières scolaires. Le corpus est ainsi composé de 25 manuels de géographie, de 8 manuels d’histoire du Canada, de 34 manuels de français, de 16 manuels d’anglais, de trois manuels d’enseignement de l’anglais ou du français langue seconde et d’un manuel de notions multiples13.

    Ce corpus est complété par une foule de documents très variés: notes pédagogiques, programmes d’études, cahiers de devoirs et de compositions, journaux étudiants, procès-verbaux de sociétés de débats, programmes de séances dramatiques, rapports des visiteurs des écoles, manuscrits de pièces de théâtre scolaires, procès-verbaux d’associations responsables de Sunday Schools, documents relatifs à la participation des écoles québécoises aux expositions universelles (Paris 1878, Chicago 1893, Paris 1900), plaques de verre (ancêtres des diapositives), etc. Le corpus comprend finalement plusieurs imprimés: le Journal de l’instruction publique (1857-1879), le Journal of Education (1857-1879), L’Enseignement primaire (1881-1915), The Educational Record of the Province of Quebec (1881-1915), Le Couvent (1886-1899)14 et les imprimés canadiens relatifs à l’Œuvre de la Sainte-Enfance.

    Le livre est divisé en six chapitres. Le premier présente les ancrages théoriques de mon étude. Après un détour par les philosophies d’Emmanuel Levinas et de Jean-Paul Sartre sur la signification du visage et du regard dans la relation à autrui, j’explore les usages et fonctions de l’altérité. Pour tracer les contours des codes de la différence qui sont construits par l’institution scolaire québécoise, plusieurs théoriciens et théoriciennes sont mobilisés, notamment Sara Ahmed, Emma LaRocque, Iris Marion Young et Stuart Hall.

    Les trois chapitres suivants explorent les voies que prend l’altérité dans le discours scolaire, en observant toutes ses manifestations, aussi incohérentes soient-elles par moments. Dans ces chapitres, je montre comment l’école produit l’altérité, comment la connaissance ainsi proposée puise aux discours hégémoniques de l’époque et comment elle change entre le milieu du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale, suivant l’évolution de la science et du contexte sociopolitique de la société canadienne. J’examine la construction de la différence et les façons dont est posée la frontière, toujours poreuse, entre le Nous et l’Autre. Cette frontière est socioculturelle (civilisation, mœurs), corporelle (race, esclavage) et politique (liberté, domination). Comment la frontière est-elle tracée et quel aspect prend l’altérité alors reconnue? Qui sont les Autres, ou plutôt qui est Autre? Ces chapitres analysent les procédés rhétoriques utilisés pour faire basculer une société ou un individu dans l’altérité. Je m’attarde également aux fonctions qu’a cette présence de l’Autre à l’école. La catégorisation du monde, opérée de mille et une façons, est nécessaire pour affirmer et maintenir une hiérarchie des peuples qui avantage les sociétés d’origine européenne. La structuration de jeux d’opposition précis permet au Canada de se situer favorablement sur ces échelles. Le chapitre 2 étudie la circulation transnationale du savoir scolaire. Il examine aussi la construction langagière et idéologique de l’altérité. Le chapitre 3 décortique le fonctionnement rhétorique de l’altérité corporelle. La division du genre humain en races y est analysée. Le chapitre 4 porte sur l’altérité autochtone comme point central de l’élaboration de l’identité canadienne par l’école au XIXe siècle. L’importance des représentations de l’Indien illustre parfaitement les processus rhétoriques de l’altérité culturelle et corporelle analysés dans les chapitres 2 et 3.

    En 1899, Nora Casey, élève de 3e classe du cours moyen à l’Académie Sainte-Agnès à Montréal, doit faire cet exercice de grammaire anglaise: «Grammar. Change the singular to the plural: (a) A black man is called a negro. (b) This Indian tribe has a fierce chief. (c) A volcano is a burning mountain15.» À la même époque, la revue pédagogique L’Enseignement primaire publie un exercice d’analyse logique dans lequel il est question de la proposition absolue:

    On appelle Proposition absolue toute proposition qui forme un sens complet par elle-même, c’est-à-dire sans le secours d’aucune autre proposition:

    La France est une nation puissante.

    Les Arabes demeurent sous des tentes.

    Le dévouement de Léonidas sauva la Grèce.

    Voilà trois propositions absolues16.

    L’altérité qui apparaît dans ces exercices de langue plutôt banals est d’autant plus efficace qu’elle est dissimulée dans des énoncés dont les visées pédagogiques explicites ne la concernent pas (ici, la grammaire). Pour que de telles leçons de grammaire soient possibles, l’Autre doit avoir été longuement modelé par le discours scolaire. En même temps, ces exercices anodins répètent et renforcent l’altérité des communautés arabo-musulmanes (chapitre 2), des personnes racisées (chapitre 3) et des Premiers Peuples (chapitre 4). La construction de l’altérité fonctionne ainsi selon un processus circulaire. Ces trois figures de l’Autre (l’Arabe, le Noir, l’Indien) sont précisément celles que le discours scolaire du XIXe siècle essentialise. Parallèlement à l’analyse générale des représentations de l’altérité à l’école, les chapitres 2, 3 et 4 examinent en détail la construction de ces figures particulières.

    Découlant des hiérarchies sociales, raciales et coloniales qui assuraient différentes dominations et les réaffirmant, les Autres du discours scolaire s’inscrivent dans une dynamique savoir/pouvoir. Mais de quelle façon étaient utilisées ces représentations? À quelles fins pédagogiques l’altérité était-elle utilisée? Quelles facultés de l’enfant permettait-elle de développer? Quel régime émotionnel instaurait-elle dans la salle de classe? En somme, non seulement la construction de l’altérité participait du maintien des dominations globales, mais elle était aussi incontournable dans la réussite de l’entreprise éducative elle-même. Les derniers chapitres abordent ces questions sous deux angles bien précis: les images de l’Autre (chapitre 5) et les émotions liées à la mobilisation missionnaire des élèves (chapitre 6).

    ***

    Inspirée par l’approche antiraciste en éducation17, j’espère, par ce livre, aider à faire connaître et à déconstruire les récits nationalistes. Comme le mentionne Hieu Van Ngo, l’éducation antiraciste «appelle à des analyses structurelles du pouvoir et de l’oppression, en particulier des relations historiques et contemporaines de domination et de subordination entre les groupes ethnoraciaux, de l’appropriation culturelle, du pouvoir institutionnel et des usages discrétionnaires exercés par les personnes au pouvoir18.» Mes analyses des rhétoriques de l’altérité qui génèrent la racialisation pourront servir d’exemple pour les éducateurs et éducatrices antiracistes actuels qui cherchent des outils pour appréhender les transformations contemporaines de ces représentations racialisantes.

    Depuis le début de mes recherches en 2013, différents événements ont rappelé l’héritage bien vivant de l’histoire que je raconte dans ce livre. À l’automne 2020, le refus obstiné des autorités gouvernementales de qualifier de «systémique» le racisme vécu au Québec par différents groupes et à l’été 2021 les découvertes de sépultures anonymes sur les terrains de plusieurs anciens pensionnats indiens au Canada en ont constitué les derniers exemples. Mon étude démontre l’existence historique d’un racisme systémique dans le milieu scolaire québécois. Par ailleurs, elle offre certaines clés de compréhension concernant l’entêtement du gouvernement comme d’une part de la population à rejeter le terme «systémique» ou encore celui de «génocide». Le racisme de l’école québécoise a défini la majorité d’origine canadienne-française comme blanche, a permis à ses membres de se construire comme individus, puis les a nourris d’un récit nationaliste de la survivance (la nation comme victime survivante). La reconnaissance du racisme systémique et du génocide des Premiers Peuples résonne pour certaines personnes comme un jugement les rendant coupables en raison de leur identité blanche et fait voler en éclats, par le fait même, l’épopée nationaliste victimaire qui tapisse leur vision du monde. Pourquoi cela? C’est à cette question que ce livre répond.


    1. Madeleine Ouellette-Michalska, L’amour de la carte postale. Impérialisme culturel et différence, Montréal, Québec/Amérique, 1987, p. 14.

    2. J’utilise le pluriel pour souligner la plurivocité de l’altérité et sortir du «fétichisme» de ce concept.

    3. Mon étude s’applique dans une bonne mesure au contexte canadien dans son ensemble, particulièrement pour les premières décennies étudiées. En effet, plusieurs manuels scolaires utilisés par les anglophones du Québec se trouvaient également dans les écoles ontariennes. Par ailleurs, les manuels francophones du Québec ont souvent été expédiés dans les communautés francophones ailleurs au Canada lorsqu’ils n’étaient plus utilisés au Québec.

    4. Le titre du livre de l’autrice crie et métisse Emma LaRocque, When the Other Is Me, exprime exactement ce processus. Au sujet de l’éducation des enfants autochtones, voir: J. R. Miller, Shingwauk’s Vision: History of Native Residential Schools, Toronto, University of Toronto Press, 1996; Commission de vérité et réconciliation du Canada, Pensionnats du Canada: l’histoire. Partie 1: des origines à 1939. Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, volume 1, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2016. On consultera aussi avec intérêt un numéro spécial de la Revue d’histoire de l’éducation intitulé «Un regard renouvelé sur l’histoire de l’éducation des Autochtones» (Historical Studies in Education / Revue d’histoire de l’éducation, vol. 29, no 1, printemps 2017).

    5. Funké Aledejebi, Girl You Better Apply to Teachers’ College: The History of Black Women Educators in Ontario, 1940s-1980s, thèse de doctorat (histoire), Université York, 2016; Mélanie Lafrance, «Appréhender le monde selon la théologie naturelle: l’enseignement des sciences au pensionnat des Ursulines de Québec (1830-1910)», Historical Studies in Education/Revue d’histoire de l’éducation, vol. 32, no 2, 2020, p. 27-48; Robyn Maynard, Policing Black Lives: State Violence in Canada from Slavery to the Present, Winnipeg, Fernwood, 2017; Mary Jane McCallum, To Make Good Canadians: Girl Guiding in Indian Residential Schools, mémoire de maîtrise (études canadiennes et études autochtones), Université Trent, 2002.

    6. Emma LaRocque, op. cit., p. 7. Traduction de Laure Henri.

    7. On comprendra qu’il y a évidemment un lien historique entre la construction de ces figures d’altérité et l’expérience partagée d’un groupe de personnes assignées à ou revendiquant certaines identités.

    8. N. D. A. On remarquera que les citations tirées de la littérature scientifique anglophone sont traduites en français. Cependant, j’ai gardé en anglais les citations issues des documents de la période historique à l'étude, car j’ai jugé que c’était nécessaire au projet intellectuel du livre. La juxtaposition des extraits francophones et anglophones nous oblige à constater à quel point les visions du monde des deux communautés linguistiques du Québec sont semblables. Face à une historiographie plus encline à mettre en avant les différences entre ces deux groupes, j'ai voulu rendre bien visible la responsabilité partagée des francophones et des anglophones dans la transmission scolaire du racisme au Québec et au Canada.

    9. François Hartog, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 2001, p. 328.

    10. Hans-Jürgen Lüsebrink, «La construction de l’Autre. Approches culturelles et socio-historiques», dans Marie-Antoinette Hily et Marie-Louise Lefebvre (dir.), Identité collective et altérité. Diversité des espaces/spécificité des pratiques, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1999, p. 85-86.

    11. Ibid., p. 87.

    12. La grande majorité des manuels analysés ont été édités au Québec. Les 11 manuels faisant exception ont été publiés à Toronto. Il s’agit d’un manuel d’histoire du Canada et de 10 manuels de lecture anglaise. Ces manuels étaient tous utilisés par les écoliers anglophones du Québec.

    13. Ces manuels ont été sélectionnés selon plusieurs critères. Pour les ouvrages édités après 1860, dans la grande majorité des cas, j’ai utilisé les manuels approuvés par le Conseil de l’Instruction publique pour chacune des matières susmentionnées. La sélection a été rendue possible grâce au catalogue de manuels scolaires québécois constitué par Paul Aubin et son équipe et disponible en ligne sur le site Internet de la bibliothèque de l’Université Laval. Quant aux manuels édités avant 1860, ils ont été retenus en raison de leur importance, déterminée sur la base de l’historiographie et de la consultation des archives de différentes institutions scolaires qui mentionnaient leur usage.

    14. J’ai dépouillé exhaustivement les années 1857 à 1861 (inclusivement) ainsi que les années 1864, 1869, 1874 et 1879 du Journal de l’instruction publique et du Journal of Edu­cation. Pour les autres périodiques, j’ai utilisé la recherche en texte intégral (numérique) avec les mots-clés suivants (et leurs équivalents anglais): arabe, barbare, bizarre, chinois, émotion, esquimau, imagination, indien, indigène, mission, nègre, nos peaux-rouges, nos sauvages, patagon, voyage.

    15. ACND, 200/110/13, Exposition de Paris, Devoirs journaliers, Cours moyen, 3ème classe [1898-1899].

    16. «Analyse logique (d’après P. Larousse)», L’Enseignement primaire, 18e année, no 17, 1er mai 1897, p. 407.

    17. Zeus Leonardo, Race Framework: A Multidimensional Theory of Racism and Education, New York et Londres, Teachers College Press, 2013; Timothy J. Stanley, «Antiracism Without Guarantees: A Framework for Rethinking Racisms in Schools», Critical Literacy: Theories and Practices, vol. 8, n no 1, 2014, p. 4-18.

    18. Hieu Van Ngo, «Racism in Canadian Education», dans David Este, Liza Lorenzetti et Christa Sato (dir.), Racism and Anti-Racism in Canada, Halifax et Winnipeg, Fernwood Publishing, 2018, p. 176. Ma traduction.

    CHAPITRE 1

    Les théories de l’altérité

    L’altérité comporte plusieurs dimensions: l’étranger accueilli et l’individu dont la différence justifie l’extermination ne sont pas du même registre. L’autre humain, celui de la relation éthique, est l’Autre fini, l’«étant». Qu’il prenne la forme de notre prochain, de notre voisin ou de notre ennemi, l’Autre fini est essentiellement autrui, c’est-à-dire que son humanité et son individualité sont reconnues. Cette dimension de l’altérité est plus communément liée à l’identité en raison de la charge émotionnelle qu’elle contient et de la relation de proximité dans laquelle elle s’inscrit.

    L’Autre absolu représente une deuxième dimension de l’altérité. Il s’agit du registre métaphysique, de la transcendance et des grandes représentations. Les théologiens ont souvent qualifié Dieu de Tout Autre. L’Histoire et le passé sont aussi des figures de l’altérité absolue. Cette dernière prend finalement la forme d’une totalité radicalement différente, laquelle est au fondement de la quête de sens métaphysique. Dans la pensée occidentale, l’Orient et les figures du Sauvage et du Barbare sont parmi les expressions les plus significatives de cette dimension.

    Les figures de l’Autre absolu sont multiples. Toutes n’opèrent toutefois pas sur le même plan. Au xixe siècle, les types d'altérité qu’incarnent les marginaux, les personnes criminelles ou homosexuelles appartiennent à ce que je nomme l’altérité intérieure. Les collectivités se définissent en taisant ce qui, à l’intérieur même de leurs frontières symboliques, ne correspond pas à l’idée qu’elles se font d’elles. Les Autres intérieurs sont les figures que la société rejette à ses marges pour ne pas (trop) les voir. Ce premier niveau de l’altérité absolue est caractérisé par l’inquiétude et la menace que provoquent les «hors-normes»: ces groupes ébranlent le lien social et l’autoreprésentation collective.

    À quel niveau d’altérité appartient l’étranger? L’historiographie de la construction nationale a beaucoup insisté sur cette figure, participant, en quelque sorte, à ce que la penseuse Sara Ahmed appelle le «fétichisme de l’étranger». Quoiqu’il vienne de l’extérieur, l’étranger n’acquiert son statut d’Autre qu’en intégrant la société, il n’agit donc pas de l’extérieur. Ahmed précise que l’étranger n’est pas simplement «celui qui n’est pas d’ici», mais celui dont le corps dit qu’il n’est pas d’ici19. Il est ainsi mis à distance par la rencontre et non simplement par la coprésence. Son statut d’étranger ne précède pas la rencontre avec le «nous» de l’«ici» d’où il n’est pas issu. En ce sens, il intervient sur le même niveau d’altérité absolue que les figures de la criminalité et de la marginalité, c’est-à-dire qu’il ne prend sens qu’une fois à l’intérieur de la société.

    Le discours scolaire du xixe siècle n’enseigne pas aux enfants à reconnaître ces personnages – étrangers, criminels, etc. – en tant qu’altérités radicales. L’identité collective qui leur est proposée ne se forme pas dans la confrontation avec des Autres proches et inquiétants. Elle s’élabore par l’apprentissage d’un deuxième niveau de différenciation absolue: celui de l’altérité extérieure. Alors que la première dérange, la seconde est indispensable, car elle sert à unifier la communauté. Le sauvage, le barbare, l’esclave, le racisé: telles sont les figures – naturalisées, déshumanisées, universalisées – de l’altérité extérieure. Parce que leur humanité est neutralisée, elles ne sont pas inquiétantes. Elles acquièrent en fait la fonction inverse: elles sont ce qui rassure et sécurise le Soi dans la quête de son

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