L' AGE DE PLASTIQUE: Lire la ville contemporaine
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L' AGE DE PLASTIQUE - Daniel Laforest
INTRODUCTION
(Où l’on rencontre un personnage
qui ne sait plus sortir de chez lui)
Tant que nous n’avons pas fait varier l’objet devant nous, nous ne savons pas ce qu’il est.
Pierre Sansot, Poétique de la ville
Le Québec moderne n’a jamais réellement habité la ville; ou alors il n’a jamais habité la ville réelle. Peu importe, car cela ne l’a pas empêché d’en parler plus que de tout autre espace. Dans ce livre, je veux mesurer les conséquences de cette contradiction. Je veux chercher à lire la ville contemporaine au Québec, celle dont hérite le jeune XXIe siècle. Peut-on lire une ville? Bien sûr, car on peut d’abord l’écrire. Cette métaphore est connue. Elle a souvent été employée dans le passé. Elle nous dit que l’écrivain s’inspire de la ville et de ses méandres, et que la littérature est une manière aussi bien de marcher que de parler. Mais si on souhaite poursuivre ici, il faudra accepter d’abandonner le mot «ville» en chemin. C’est l’urbanisation et la littérature qu’il faudra aborder comme deux choses interdépendantes depuis les années 1960 au Québec. L’urbanisation et la ville ne sont pas la même chose du tout. La première est un processus, la seconde est son résultat. L’urbanisation est vivante et mobile alors que la ville est morte, ou en tout cas figée, abstraite. Bref, l’une existe, et l’autre pas. Il y a là un problème considérable. Mais c’est un problème difficile à saisir avec netteté, qui tient au fait que l’histoire intellectuelle des cinquante dernières années au Québec renferme l’image tacite d’une ville sinon résolue, du moins apaisée. Avec ce dernier mot, il faut entendre le recouvrement du remue-ménage urbain par une poignée de fausses certitudes qui ont abusé de l’hospitalité qu’on leur a faite jadis. En plus de rester inentamées, ces certitudes se sont muées en symboles; elles se sont mises à passer sans entraves d’un univers de représentation à un autre, de la littérature où elles sont nées, aux histoires culturelles, puis aux discours médiatiques, publicitaires, et ultimement civiques.
De quoi est-on si certain? D’une part, que le terme exode rural est suffisant pour résumer plus de cent ans de rapports québécois à la ville. L’exode rural est un épisode qui aurait eu lieu uniquement dans le passé de la province. Comme si les gens avaient depuis cessé de bouger, de transiter entre la ville et l’extérieur, de s’exiler pour un temps, ou pour toujours. D’autre part, cela suggère que chaque passage d’un monde à l’autre serait un processus net, catégorique, comme si les mondes étaient eux-mêmes de simples catégories, dont la gémination demeure exceptionnelle et difficilement pensable. Quoi qu’il en soit, un consensus clame que c’est l’exode rural qui aurait mené à la forme dominante de notre culture contemporaine, pour le coup résolument urbaine. Mais attention, urbain ne signifie pas ici toutes les enclaves où règne une vie municipale. Ce mot, on l’a harnaché au Québec en le rendant synonyme de la modernité entamée avec la Révolution tranquille. La province a progressé vite à cette époque. Mais la modernité s’est aussi concentrée là où ça importe, là où ça bouge, c’est-à-dire en ville. Or cette ville est, à peu de choses près, exclusivement Montréal. Pour ceux qui vont vite dans la pensée comme dans l’écriture, c’est devenu l’espace de tous les possibles, de toutes les vitesses, de tous les croisements et hybridations, de toutes les cultures aussi. En un mot, la ville, cette ville-là, est devenue illimitée dans nos esprits. Ce qui étonne, c’est qu’on continue de prétendre connaître où elle commence et où elle s’arrête sur le territoire. On continue de croire que la ville est un objet pourvu de frontières, séparé du reste par des espaces à la texture moins inconnue que négligeable.
La géographie urbaine du Québec d’après-guerre a par conséquent pris l’allure d’un corps dégingandé, avec ses agglomérations de taille moyenne et ses villages comme extrémités, auxquelles une tête qui voit tout, pense tout, dit tout, qui produit tous les signes n’adresserait que de rares influx. Encore les villes moyennes ont-elles la grâce d’exister, car il se trouverait aussi de prétendus non-lieux que le savant et l’artiste, jamais dupes, sauraient désigner parmi les espaces où la vie sociale du Québec est frappée au mieux d’anesthésie, au pire d’un surcroît d’américanité. Cette idée de non-lieu, au demeurant bien connue mais mal comprise, fréquemment critiquée ailleurs, n’en est pas moins tenace quand elle s’avance masquée pour continuer à servir des discours paresseux.
Dans ce livre, je parle d’étalement, de zonage, de friches, de banlieues, de chantiers et d’infrastructures – tout ce que la critique française, bien qu’elle soit aux prises avec des problèmes de nature fort différente, a rassemblé sous le nom utile de périurbain. Ces espaces périurbains, depuis longtemps majoritaires dans le paysage nord-américain, je ne les évoquerai pas exactement comme des lieux de vie (c’est le propre de la sociologie). J’en parle plutôt comme des lieux où la vie devrait pouvoir accéder à l’art. Et plus spécifiquement à l’art littéraire. Des lieux où la vie devrait s’imaginer, se représenter, se raconter, se problématiser au même titre qu’ailleurs, en vertu de la croyance elle-même moderne qu’il n’existe pas de vil sujet pour l’esthétique, ni de rapport au monde qui soit ineffable. Cela dit, le Québec, pour des raisons qu’on verra, a entretenu face aux espaces périurbains une injonction: s’en détourner, ne pas essayer de les connaître, éviter surtout d’y faire correspondre une idée de ce que deviennent la vie et le temps quand ils sont pris ensemble. Éviter, en d’autres mots, d’y voir de l’histoire, du biographique, et le sens d’un monde doté en tout lieu de profondeur. La forme urbaine qui m’intéresse ici, celle qu’il faut voir comme la matrice véritable de notre quotidien, est fracturée de l’intérieur: la vie et le temps y ont été séparés dans l’imaginaire. La majorité de ses lieux sont dépourvus d’ascendance. Soit des existences sans histoire y prennent place, et alors il n’y pas de biographie possible. Soit des drames s’y déroulent, mais dans un cadre perçu comme artificiel; alors, c’est le monde qui est absent, et avec lui le social. La trame ou le fond manquent. D’une façon ou d’une autre, l’énigme est immense. Comment peut-on offrir des histoires en partage quand on ne croit pas en des secteurs entiers de la société où a lieu ce partage? C’est la littérature qui témoigne le mieux de cela. J’écris «témoigne» en sachant que ce n’est pas tout à fait le bon mot. On témoigne toujours après les faits, alors que la littérature et la ville doivent être considérées dans leur entrelacement, et surtout dans leur développement simultané. Il faut apprendre à les regarder quand elles se déploient et non dans l’après-coup, car au fond il n’y a jamais d’après-coup, l’urbanisation étant la nature même de la ville. La littérature québécoise s’est développée de concert avec la ville moderne d’après-guerre au Québec. L’acte de raconter des histoires est la clé qui nous permettra de saisir cette ville différemment, dans son devenir au lieu de son être.
Mais peut-être la limitation de la ville à une chose, à un lieu net dont on entre et sort avec une égale simplicité est-elle une nécessité pragmatique située à l’extérieur de nos considérations? Voir la ville comme un objet n’est-il pas un moyen commun de faciliter les discours sur la culture et les politiques municipales, pour ne rien dire du patrimoine? Ne sommes-nous pas devant un raccourci commode, dont on ne saurait nier l’utilité sans mauvaise foi? Rien n’est moins sûr. Au Québec, quand s’impose le flou des frontières urbaines, on est déjà face à d’autres enjeux. C’est pourquoi, on le pressent, parler du périurbain ne sera qu’une étape. Derrière lui se profile autre chose. L’importance croissante au Québec de la ville dans l’après-guerre aura été, d’une part, celle de la concentration: des idées, des formes, des échanges. Et, d’autre part, celle de l’expansion: des lieux, des voix, des points de vue.
Le temps est venu de tirer un enseignement de la coexistence de ces deux tendances opposées. On a choisi d’un côté de voir sous le nom de ville une métonymie territoriale, sans trop regarder autour de soi sous peine de ne plus savoir où l’on est. On s’est d’un autre côté représenté le progrès collectif sous les formes du bouillonnement, de la pluralité et de la multiplication. Et surtout, on a pris soin de n’y voir aucune contradiction. Dans le cénacle de la critique et de l’histoire littéraires québécoises, la ville moderne n’a jamais vraiment été un thème, ni même un champ d’études. Elle a plutôt été l’ensemble des possibles à partir desquels ont été produits tour à tour le présent historique et l’horizon conceptuel d’au moins trois générations de penseurs. L’une des puissances propres à la nature minoritaire de la culture québécoise est territoriale, et en cela bien américaine. Elle est de n’avoir guère à balancer entre les centres d’influence, et de n’éprouver que de rares déchirures entre les points cardinaux quand il est question de faire des récits imaginaires avec la réalité de la géographie humaine. La conséquence est que la synecdoque Montréal n’est pas seulement toutes les villes à la fois pour le Québec. Elle est aussi toutes les histoires urbaines qui nous habitent avant même que l’on ait commencé à lire ou à raconter.
S’il est vrai qu’habiter, lire, penser et raconter la ville signifient mesurer sa propre existence aux formes imposées par le devenir historique fluctuant d’un ensemble de modes de vie dans un espace civique, alors on dira que le Québec moderne a imaginé la ville ni plus ni moins qu’en la retranchant de son existence matérielle. Et surtout: il en a fait un objet malaisément historique, cela dans la mesure où il a opéré une sélection des formes et des modes de vie urbains auxquels allait être accordée la grâce d’une évolution, d’un cadre narratif, d’une harmonie avec le progrès rêvé pour la société dans son ensemble, tout en abandonnant pour ce faire de larges pans de la vie sociale. Il n’est pas négligeable que l’un des premiers aspects laissés pour compte par l’histoire culturelle de la modernité québécoise a été le pourtour des villes. Cela est même fort significatif si l’on conçoit que la périphérie des villes est non seulement ce qui leur donne forme, mais également le lieu où elles se voient comme perpétuellement tirées hors d’elles-mêmes, et où se négocient presque jour après jour les critères définitoires de ce qui appartient à l’urbain et de ce qui échappe à son régime. Bref, le pourtour des villes est l’endroit dans lequel prend forme le visage le plus actuel de leur être historique. Le mot banlieue, ayant quant à lui toujours servi à dénoter une réalité statique, ne suffit plus pour décrire cela.
Beaucoup de livres, de films, de représentations artistiques et de publications savantes à propos du territoire apparaissent désormais dans un Québec culturel qui n’a pas appris à lire l’impact du développement urbain moderne sur sa conception de la réalité. Malgré cela, des effets de mode se dessinent. Des inflexions éditoriales deviennent manifestes. Au tournant des années 2000, une génération littéraire serait apparue qui a grandi dans le plastique de la vie périurbaine et a été suffisamment stimulée par la prolifération des technologies du spectacle pour s’être déjà dotée par procuration de mille vies alternatives avant même de commencer à écrire. S’opposer au passé n’est plus un besoin pour elle, le regretter encore moins. Les complexes issus de l’ancien exode rural semblent alors s’effriter. Des écrivains évoquent les lieux d’où ils viennent avec un aplomb dépourvu d’ironie. La culture populaire de grande consommation ne fait plus honte. Sa prolifération permet d’amalgamer les références en des paragraphes autrefois impensables et d’inventer des petites tensions entre le traditionnel et l’inhabituel, entre l’original et l’ersatz, entre le bois et l’aluminium. Quand chacun voit s’approcher l’âge adulte avec une télévision dans le salon et un ordinateur dans la chambre, il importe peu d’être né à Montréal, Trois-Rivières, Rivière-du-Loup, Gaspé ou Rouyn. Non pas que tous les lieux soient devenus égaux, bien au contraire. Les distances géographiques continuent de départager les provenances et les appartenances. Toutefois, parmi les appelés au cercle des lettres québécoises, on reconnaîtra comme les plus virtuoses ceux qui sauront le mieux s’avancer sur le fil départageant la culture de masse et les idiosyncrasies locales dont ils peuvent encore s’enorgueillir d’être les dépositaires.
Ce tableau sans doute trop vite esquissé n’est pas celui d’une régression de la littérature québécoise dans son rapport au territoire. Mais il n’est pas davantage celui d’un enrichissement. C’est qu’une condition tacite demeure: afin de nous charmer, il faut que les lieux soient un peu à l’écart et inattendus, pour ne pas dire pittoresques. Et si d’aventure ils ne le sont pas, alors la manière, le rythme, le ton, en un mot la voix de l’écrivain devra s’offrir en compensation. Partant, l’institution littéraire au Québec, ravie, accueille de nouveaux émissaires venus des contrées lointaines pour nous rassurer que tout y est encore différent, quoique à nous. Ce n’est pas la faute des écrivains. Le problème est qu’on célèbre cette étrangeté non inquiétante en oubliant combien s’y rejoue à l’identique l’un des plus vieux schismes de la culture québécoise. Seul le texte est urbain. L’oralité quant à elle doit demeurer dans les confins si elle veut continuer de séduire. Non seulement un écrivain doit-il nous rappeler qu’il existe des particularismes locaux, mais encore faut-il qu’il le fasse en nous parlant de choses et d’émotions tout aussi particulières, juste assez extraordinaires pour nous divertir de notre besoin sans cesse insatisfait d’authenticité.
À l’arrivée, le territoire québécois donne l’impression d’être reconquis une fois de plus, mais le risque est grand que ce ne soit que sous la forme d’une curiosité. Le mot d’ordre est qu’il y a de la vérité qui s’ignore dans les marges. L’écrivain, conteur ou affabulateur, de préférence individu hypermoderne, et lui-même grand lecteur, est alors chargé de la dévoiler. Malheureusement, il a le plus souvent fait son éducation, comme il se doit, dans la cité. De peur de ne plus pouvoir parler la langue de ses parents laissés derrière, il va en amplifier le timbre. Il va lui façonner sur mesure, avec ses textes, des chambres d’écoute, en plus d’en poser quelques phrases, de-ci, de-là, en exergue de ses interventions publiques. La distorsion est grande. La géographie imaginaire que cela recompose est tout aussi parcellaire qu’auparavant, quand elle n’est pas bêtement touristique. C’est notre idée de la ville qui fait écran. C’est pourquoi ce livre veut abandonner la ville au profit d’un modèle de lecture plus en phase avec la réalité urbaine d’après-guerre au Québec. Il n’y a jamais eu de littérature urbaine, ici ou ailleurs, mais plutôt une littérature de l’urbanisation. C’est beaucoup plus intéressant.
L’urbanisation désigne la ville telle qu’elle se déploie dans l’espace et dans le temps. Avec ce mot, il faut aussi entendre qu’il n’existe pas de lieu urbain où l’on ne peut apercevoir les signes du passé et du futur récent, tant du point de vue architectural que de celui des formes de la vie quotidienne. Très souvent, ces signes cohabitent, ou sont enchâssés les uns dans les autres. Bref, il n’existe aucun lieu figé et définissable comme tel. La croyance qu’un centre-ville, par exemple, puisse incarner l’alpha et l’oméga d’émotions comme l’enthousiasme ou la fureur devient irrecevable. Les centres-villes renferment autant de platitudes qu’ailleurs, et le périurbain autant d’exaltations potentielles. L’urbanisation est la dynamique qui anime la ville et qui est peut-être sa seule existence possible du point de vue de l’art. Y apparaissent tour à tour, ou concurremment, des phases d’édification et de destruction, un jeu constant de rapprochements et d’éloignements entre les éléments du public et du privé, du langage et du calcul, du connu et de l’inconnu. Les meilleurs romans urbains du passé ne représentent jamais la ville, mais plutôt les forces présidant à sa formation, forces dont la durée est scandée par la montée et la chute d’intérêts inextricables. L’urbanisation fait de la ville un sujet plutôt qu’un objet. Un sujet historicisé plutôt qu’une toile de fond. Et partant, elle en fait l’invitation à une forme de lecture renouvelée de la littérature québécoise.
Le discours national francophone au Québec a eu besoin de penser la ville, mais pas l’urbanisation. Le discours culturel critique dominant, qui s’est fait le héraut de la modernité urbaine au Québec à partir du milieu des années 1960 environ, a choisi la concentration plutôt que la dissipation. Il l’a fait en inventant une ville conceptuelle à la mesure de ses besoins d’universalisation de la parole littéraire, de résistance à l’américanisation, et de matrice pour la célébration de l’hybridité culturelle. Si ces gestes ont été essentiels – il n’est pas question de le contredire – ils n’en ont pas moins donné lieu à une fixation et à une monumentalisation des tropes urbains nés avec eux ou qui leur ont été associés.
Comment cette ville moderne au Québec a-t-elle été préparée et facilitée? Par la fabrication et la mise à distance d’une image caricaturale du périurbain, qu’on appellera banlieue. Cette image doit être réévaluée aujourd’hui, car elle a été rendue complètement inopérante par l’évolution de l’histoire urbaine aux États-Unis, au Canada anglais et en France. Toutefois, au Québec, une opération plus inusitée s’est déroulée. La mythification d’une banlieue particulière a eu lieu en raison de son caractère unique dans le panorama nord-américain d’après-guerre: il s’agit de Ville Jacques-Cartier. Trois écrivains y sont associés: Jacques Ferron, Pierre Vallières et Michael Delisle. On verra que la grande affaire de Ville Jacques-Cartier dans l’imaginaire culturel du Québec a été de mettre à l’écart l’essor de la médiocrité entendue en son sens premier, à savoir ce qui trouve sa nature dans le moyen terme, et qui sape de la sorte tout effort de synthèse entre les villes et les campagnes traditionnelles au Québec. Cette médiocrité, nous pouvons l’associer aux classes moyennes apparues au milieu du XXe siècle. Si leur définition reste une entreprise délicate au Québec, souvent empreinte de mauvaise foi politique et qui, pour être sérieuse, devrait s’intégrer dans une histoire plus large des rapports de classes dans la province, une chose est à tout le moins claire: le consensus culturel a attribué aux classes moyennes un espace spécifique, il en a fait la chair même de la périphérie des villes.
J’explorerai donc ce qu’il faut appeler la haine des banlieues au Québec. On verra se dessiner le sort qu’on a fait à la mémoire non seulement des appartenances géographiques de la province, mais aussi de certains modes de vie, de certaines façons d’être dans l’intimité, dans