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Léon Gérin, devenir sociologue dans un monde en transition
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Léon Gérin, devenir sociologue dans un monde en transition
Ebook484 pages6 hours

Léon Gérin, devenir sociologue dans un monde en transition

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About this ebook

L’auteur s’inscrit dans une longue tradition sociologique au Québec – de Léon Gérin en passant par Jean-Charles Falardeau, Fernand Dumont, Gilles Houle, Nicole Laurin et Nicole Gagnon – et permet sa redécouverte. Il nous montre le cheminement de Léon Gérin, « le premier sociologue cana­dien », en même temps que celui d’une certaine société, comme une trame évolutive de l’individu et de la collectivité dans laquelle il s’active.

Le recours à la correspondance nourrie de Gérin, ainsi qu’à de riches fonds d’archives, nous fait entrer dans le privé, aborder des aspects difficiles à déceler dans d’autres types de sources et reconstituer les réseaux de relations du sociologue. Les connaissances qui en découlent apportent un éclairage qui nous fait mieux comprendre la société québécoise de cette époque, mais aussi d’aujourd’hui.
LanguageFrançais
Release dateNov 5, 2018
ISBN9782760639560
Léon Gérin, devenir sociologue dans un monde en transition

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    Léon Gérin, devenir sociologue dans un monde en transition - Frédéric Parent

    Léon Gérin,

    devenir sociologue

    dans un monde en transition

    Frédéric Parent

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Parent, Frédéric, 1977-, auteur

    Léon Gérin, devenir sociologue dans un monde en transition / Frédéric Parent.

    (Corpus-PUM)

    Comprend des références bibliographiques.

    Publié en formats imprimé(s) et électronique(s).

    ISBN 978-2-7606-3954-6

    ISBN 978-2-7606-3955-3 (PDF)

    ISBN 978-2-7606-3956-0 (EPUB)

    1. Sociologie - Histoire - 19e siècle. 2. Sociologie - Canada - Histoire - 19e siècle. 3. Gérin, Léon, 1863-1951. I. Titre. II. Collection: PUM-Corpus.

    HM445.P37 2018 301.09’034 C2018-941356-5

    c2018-941357-3

    Mise en pages et epub: Folio infographie

    Dépôt légal: 4e trimestre 2018

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2018

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition et remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    À toutes ces femmes qui travaillent et qui ont travaillé

    dans les profondeurs de «l’infrastructure» relationnelle

    au cœur du procès de re-production des sociétés et de la sociologie.

    Avant-propos

    Par le fait même qu’on élève un individu au-dessus de la mesure humaine, on rabaisse les autres. Or, la compréhension de la performance d’un artiste et la joie que procurent ses œuvres ne se trouvent pas compromises, mais au contraire plutôt renforcées et approfondies, par l’effort pour saisir le lien entre ses œuvres et sa vie dans la société des hommes. Le talent particulier que possède un individu, «le génie», comme on disait à l’époque de Mozart, non pas qu’il est mais qu’il a, fait lui-même partie des éléments déterminants de son destin social et constitue dans cette mesure aussi un fait social, exactement au même titre que les simples dons des êtres qui ne sont précisément pas géniaux1.

    Pour une sociologie du Québec

    Depuis déjà une dizaine d’années, je travaille à temps perdu à la correspondance de Léon Gérin, en parallèle, d’une certaine façon, à des recherches ethnographiques davantage axées sur le temps présent. Mon directeur de thèse, maintenant décédé, a jadis refusé que je modifie mon projet doctoral – une enquête monographique dans un village québécois – pour me consacrer à un travail sociologique sur le Fonds d’archives Léon Gérin que je venais de découvrir à Saint-Jérôme. Je travaillais alors aux débats méthodologiques concernant l’usage de la monographie en sociologie pour répondre à l’une de trois questions de synthèse soumises autrefois au terme de la scolarité de doctorat à l’Université de Montréal.

    Ces réflexions m’ont ensuite amené à collaborer avec la Société d’économie et de science sociales, celle-là même où Gérin a été formé, et à participer en 2006 à un colloque à l’École des Mines de Paris sur l’héritage de Frédéric Le Play. Je ne le regrette évidemment pas, même si je sais fort bien que je me trouve encore aujourd’hui aux prises avec les justifications d’une enquête sociologique sur le passé dont les retombées – les impacts pour d’autres – ne semblent pas évidentes a priori, comme si les sociologues et la sociologie avaient un pouvoir particulier de transformer le monde et que c’était par ailleurs leur objectif. Comme si nous pouvions également isoler les sociologues et leur sociologie de la société dont ils sont issus à la manière d’une variable statistique pour ensuite en distinguer la cause de l’effet. Même si les sciences de la vie (biologie, neurologie, etc.) se sont éloignées de la causalité, comme le remarquait déjà Gérin au XIXe siècle (voir son texte inédit reproduit en annexe 6), la sociologie semble s’embourber dans cet ancien modèle lorsqu’elle considère la vie en société à la manière de probabilités statistiques construites par des questionnaires et des sondages. À trop vouloir rendre la sociologie «utile», elle devient muette, ne lui restant plus qu’à jouer le jeu d’une sempiternelle quête d’originalité inscrite dans des courants de recherches dominants qui ne sont pas issus du Québec. Les sociologues d’ici en rencontrent d’autres dans des colloques internationaux, où curieusement ils discutent des mêmes théories sans égard aux conditions mêmes de production de ce savoir. Et si la sociologie au Québec n’apparaissait plus dans l’espace politico-médiatique parce qu’elle n’avait plus rien à dire de particulier sur la société québécoise si ce n’est que pour défendre les bonnes idéologies qu’elle cherche à imposer aux autres?

    Les conditions de vie et les conditions de travail se sont transformées depuis Léon Gérin et l’état actuel de la sociologie renvoie sans doute à ses propres conditions d’exercice, que j’expérimente maintenant depuis quelques années. Je trouve en même temps que ces conditions se transforment trop rapidement en conditions «objectives» et que nous participons bien souvent à la reproduction même de ces conditions. Autrement dit, nous oublions que l’objectivité sociale est humaine, que les règles, les normes et les contraintes sont celles que les humains s’imposent dans et par leurs relations sociales. Les conditions de vie et de travail renvoient à l’état plus général des rapports sociaux dans une société particulière, qui ne se réduisent pas à des conditions économiques et matérielles. La comparaison avec différents espaces sociaux, que ce soit avec d’autres sociétés ou à l’intérieur de sa propre société, permet justement de dégager cette originalité ou cette particularité dans le but de reconstruire une dynamique sociale complexe et diversifiée à la mesure même d’une réalité tout aussi complexe et diversifiée. S’il n’est pas du ressort de la sociologie de se prononcer sur ce qui est mieux ni de consacrer un âge d’or des sociétés et de la sociologie, il est de son devoir d’étudier cet enracinement du savoir dans un territoire. Sinon, en quoi la sociologie ne devient-elle pas seulement la reconduction des idées ou des théories dominantes issues de sociétés, de groupes et d’individus particuliers?

    Les exemples de travaux comparatifs sont nombreux dans l’histoire de la sociologie (et en anthropologie), puisque son intention initiale consiste, me semble-t-il, à montrer que la société est une re-production humaine d’individus en relations. De la tradition sociologique de Chicago en passant par les écoles durkheimienne et leplaysienne de sociologie, de nombreux travaux ont déjà balisé le chemin et ont cherché à montrer que toute connaissance est localisée socialement. Plus près de nous, l’école de Laval et son projet de recherche sur les mutations du Québec contemporain, et notamment les travaux de Nicole Gagnon et de ses étudiants sur l’étude du vécu par l’analyse d’histoires de vie, sont d’un enseignement tout à fait intéressant2. Les étudiants à qui j’enseigne connaissent les Cultural Studies britanniques, travaux par ailleurs très intéressants, mais pas ce qui s’est fait ici, dans une perspective pourtant assez proche de ces mêmes Cultural Studies, notamment la critique du concept d’idéologie durant les années 1970. Pour le peu que je connaisse des travaux britanniques rangés sous cette étiquette trompeuse, notamment ceux de Paul Willis et de Stuart Hall, de même que ceux de l’école de Laval, leur perspective ne reconduit pas forcément l’opposition entre culture et structure sociale, mais cherche au contraire à montrer leur nécessaire imbrication. Formé au sein de l’école de Laval, Gilles Houle a prétendu développer tout au long de sa carrière une sémantique structurale3.

    À l’époque de Gérin, la conception dualiste de la réalité sociale était mise en forme à partir des catégories suivantes: morale, religion, spirituel, âme, d’un côté, et science, sociologie, matériel et corps, de l’autre. Sans doute nécessaire dès le départ pour bien marquer la séparation de la sociologie d’avec la religion et la doctrine sociale de l’Église, cette conception duale se prolonge au Québec dans les années 1970-1980 avec l’opposition marxiste entre la superstructure et l’infrastructure et que reconduit plus récemment Jean-Philippe Warren4. Les mauvaises langues pourraient faire l’amalgame rapide entre la sociologie et les formes générales de la pensée religieuse, plus transcendante et surplombante, avec des principes posés a priori. Marcel Fournier et Gilles Houle avaient déjà souligné le caractère plus «macrosociologique» et plus engagé politiquement de la sociologie du Québec, tout comme Guy Rocher qui mentionnait dans un entretien vidéo le fait que la sociologie québécoise était «singulièrement enclavée» dans sa société, situation que nous ne retrouverions pas, à son avis, dans la sociologie américaine, française et allemande. Dans les deux cas, il est précisé que le type de sociologie correspond à une société particulière, soit, dans le cas qui nous occupe, la société québécoise. Mon intention n’est nullement de reprendre les débats entre nation et société, par exemple, mais d’indiquer seulement le lien nécessaire entre les deux, entre la sociologie et la société. Nicole Laurin écrivait d’ailleurs fort justement que «[l]’existence de la société québécoise en tant qu’objet d’interprétation est le postulat le plus implicite et le plus évident pourtant de notre sociologie»5. Il faut étudier cette évidence qui ne l’est plus, tellement elle en est une.

    La nécessité d’élucider les relations (ou les groupements) qui unissent les individus entre eux aux xixe et xxe siècles est intimement liée au problème de production et de reproduction de la population canadienne-française, tant du côté de l’élite que des classes populaires, avec l’essor exogène d’une économie industrielle qui rend plus difficile l’intégration des individus ou l’accession à une position sociale à ceux qui n’ont pas de liens privilégiés avec les réseaux britanniques et canadiens-anglais. Cette nécessité, aujourd’hui, pourrait bien émaner de l’impossibilité de reproduire un mode de vie fortement différencié entre les femmes et les hommes, ainsi que du développement exogène des nouveaux moyens de production numérique. La sociologie du Québec n’aurait-elle pas ainsi une connaissance originale à proposer aux autres sociologues, français ou américains, en raison même des transformations des rapports sociaux de sexe et des politiques familiales qui encourageraient l’implication des pères dans l’espace domestique?

    En inscrivant le développement de la pensée sociologique dans l’environnement plus large des rapports sociaux, et en ne se limitant pas à l’observation des textes et de la vie de laboratoire, la perspective ethnographique ouvre un espace cognitif autrefois négligé par les historiens de la discipline: le soubassement relationnel (des interactions et des appartenances vécues) des sociologues qui leur a fait vivre une individuation sociale qu’ils ont dû s’approprier en vue d’une connaissance générale du social qui les dépasse. La perspective ethnographique permet enfin d’approfondir nos réflexions sur des enjeux d’actualité tels que l’articulation famille-travail, dans le contexte d’une égalité souhaitée entre les hommes et les femmes, tout en participant à la réhabilitation des contributions humaines et intellectuelles des femmes à la sociologie.

    Procédons-nous encore actuellement de cette différenciation? N’est-elle pas d’ailleurs encore plus «accusée» qu’au XIXe siècle, donnant ainsi à penser que nous vivons aujourd’hui dans un monde de plus en plus homogénéisé en raison de la différenciation des espaces et des groupes sociaux? Ce n’est pas que le monde est en soi homogène, mais qu’il est peut-être davantage cloisonné par une séparation-spécialisation plus poussée. L’œuvre de Gérin est d’une impressionnante diversité comparativement à celle des sociologues contemporains et fut possible en raison même des activités concrètes de Gérin inscrites dans des espaces sociaux multiples (rural/urbain, populaire/savant, etc.). Les intellectuels d’aujourd’hui dont je fais partie ne vivent-ils pas davantage dans un entre-soi, dans leur monde avec leur monde, dans des quartiers relativement aisés tandis que leurs enfants fréquentent des écoles privées ou des écoles publiques internationales où ils rencontrent leurs semblables? Où sont par exemple les émules de Léon Gérin ou de Jacques Ferron, médecin, romancier et poète? Gérin a été à la fois membre d’un cercle agricole de paroisse, président d’une exposition agricole et membre de la Société royale du Canada, en plus d’écrire des articles sur l’ensemencement des terres et la conservation du lait tout en débattant en France sur l’opposition déduction-induction en science et l’objet de la science sociale. Cela ne signifie pas pour autant que Gérin n’a pas non plus développé un entre-soi. Il est également fascinant d’observer chez lui un rapport distancié au politique, malgré le fait que la majeure partie de son temps professionnel se déroule dans l’espace politique institutionnalisé, à la différence relative des sociologues d’aujourd’hui rémunérés et subventionnés par les pouvoirs politiques. Ce rapport distancié au politique est-il possible aujourd’hui?

    Ce travail d’ethnographie historique du travail sociologique s’est en outre inscrit dans une expérience particulière de terrain, elle-même symptomatique de la différenciation de rapports sociaux et du rapport distancié au politique. Je me suis promené pour ce travail de terrain à Saint-Jérôme et à Montréal chez les Jésuites, à Yamachiche en passant par Saint-Justin-de-Maskinongé et Ottawa dans une sorte de pèlerinage à défaut de pouvoir faire une réelle enquête ethnographique d’observation in situ. J’ai finalement retrouvé les descendants de la famille de Léon Gérin après plusieurs semaines de recherche. Pour les retrouver, j’ai d’abord emprunté la voie officielle et la plus connue, plus près des pouvoirs politiques nationaux, et en particulier celle de la famille de Paul Gérin-Lajoie, petit-neveu de Léon Gérin, ancien ministre de l’Éducation et président de la fondation qui porte son nom et qui organise annuellement une dictée dans toutes les écoles du Québec. Je me suis vite rendu compte que les rapports entre les Gérin et les Gérin-Lajoie, n’étant pas très étroits, ne pouvaient me fournir aucune piste de recherche, si ce n’est que de me transmettre un arbre généalogique.

    Si cette «rupture» m’avait étonné à l’époque, ce n’est maintenant plus le cas après cette enquête. Il n’y a qu’à prendre la mesure quantitative des échanges entre Léon et son frère Henri, qui diminue progressivement au cours des années pour quasiment disparaître alors que son frère aîné a pourtant été autrefois l’un de ses principaux correspondants. Dans le contenu même des échanges entre les deux au fil du temps, il est en outre possible de constater une différenciation entre les «Gérin», plus près de la terre, de la campagne et des classes populaires, et les «Gérin-Lajoie», plus près des pouvoirs politiques et économiques et des milieux anglophones dominants, malgré le fait que Léon Gérin soit traducteur à Ottawa et près physiquement de ces mêmes espaces. Dans la correspondance, la différenciation des deux familles, expression d’une différenciation/transition plus générale de toute la société (du rural à l’urbain, du populaire au savant, comme l’exprimera avec acuité Fernand Dumont au moment de la Révolution tranquille), se manifeste par des malentendus et des frictions avec Léon6 qui révèlent de plus en plus la distance entre les deux, ainsi que la distance plus générale entre les Gérin et les Gérin-Lajoie: Henri, plus près de la rationalité économique, d’un calcul dans un espace mondain, tempère par exemple les ardeurs de Léon, les excès lyriques de sa mère7 qui ne peut s’empêcher de juger froidement les activités de Léon à Paris et sur sa terre et les craintes de celle-ci qu’il ne fasse de mauvaises affaires8. Ces différenciations sociales ne s’exprimeraient-elles pas aujourd’hui dans de nouveaux clivages politiques? Le Parti libéral du Québec n’est-il pas par exemple plus près historiquement des réseaux capitalistes anglophones dominants, contrairement au Parti Québécois, plus largement composé de membres de professions libérales et même des autres partis politiques provinciaux?

    J’ai finalement retrouvé les Gérin par ce qui me semble maintenant une évidence: la voie terrienne. L’idée m’est venue au hasard d’une rencontre avec un Gérin originaire de Sherbrooke qui me racontait qu’ils étaient encore plusieurs dans la région. Je me suis rapidement mis à la recherche de quelques notables locaux que je pouvais retrouver simplement dans Internet et j’ai finalement discuté par téléphone avec un notaire de Sherbrooke, petit-fils d’Auguste Gérin, frère cadet de Léon. Les liens se sont rapidement multipliés jusqu’aux petits-enfants de Léon Gérin à qui je dédie ce livre ainsi qu’aux femmes et autres personnes inconnues qui ne passent pas à l’Histoire et qui m’ont permis de saisir que toute société s’inscrit dans des espaces sociaux diversifiés et que la reconnaissance de l’autre dans ses multiples relations sociales est l’une des conditions fondamentales de la connaissance.

    Même si ces hypothèses interprétatives sont sans doute imprécises, elles pointent vers un état actuel des rapports sociaux qui ne se limite pas, me semble-t-il, aux chercheurs, et qu’il faudrait mieux étudier pour éviter que cette différenciation, dans la séparation des espaces et des groupes qu’elle produit, soit un terreau fertile pour la méconnaissance d’autrui favorisant l’intolérance et la remontée des extrêmes telle que nous semblons actuellement l’observer. Comment en effet recevoir et comprendre le point de vue d’autrui si nous n’avons que peu d’idées des espaces à partir desquels il l’élabore?

    Il devient de plus en plus nécessaire d’intégrer l’histoire de la pensée sociologique dans le cadre plus large des rapports sociaux, sans toutefois reconduire l’opposition entre culture et structure, entre l’individu et la société ou encore entre le subjectif et l’objectif. Plus les historiens de la sociologie vont limiter leur champ d’étude ou d’observation à leur propre espace disciplinaire ou professionnel, plus ils réduiront, par le fait même, leur place dans le monde et leur pertinence sociale.

    La célébration du culte de la personnalité par la construction de «génies» et de «grands hommes» – souvent des politiciens – immortalisés par des bustes et des statues masque l’infrastructure relationnelle dans la formation de toute individualité. Est-il possible de mettre en scène l’histoire autrement qu’à partir d’une perspective individualisante du mystère romantique du «génie créateur»? Il s’agit, me semble-t-il, de l’une des contributions majeures de l’œuvre incarnée de Léon Gérin, fils d’Antoine Gérin-Lajoie qui lui a manifestement transmis sa devise: «Plus d’honneur que d’honneurs».

    C’est aussi, à ma manière, la contribution que je défends dans ce livre, à l’instar par exemple de Nicole Gagnon qui mentionnait que «[s]i l’on veut faire une sociologie qui soit québécoise et que nous ne soyons pas toujours en train d’importer des théories des États-Unis et de France, regardons comment notre société en fait une sociologie […]. Nous aurons peut-être quelque chose d’original à dire si on part, non pas de la théorie, mais de l’expérience mise en forme par la société sous forme d’idéologie»9. Cette expérience de la vie en société ne peut toutefois pas être saisie sans cadre, catégories ou perspective théorique. Sinon, comment saisir cette mise en forme idéologique?

    J’espère enfin contredire Nicole Laurin lorsqu’elle écrivait dans les années 1980 que:

    Chacun pourrait, quel que soit son âge, prendre à son compte cette réflexion. De Léon Gérin à Gilles Bourque, en passant par Jean-Charles Falardeau et Fernand Dumont, pour n’indiquer provisoirement que des repères symboliques, personne n’allume son flambeau à celui des prédécesseurs mais à quelque invisible flamme originelle. La gerbe d’étincelles que chacun soulève en passant éclaire pourtant un chemin qui semble toujours déjà tracé. Par la voie de paradoxes qui résistent à l’explication, peut-être la répétition du même est-elle une condition de sa transformation10?

    Espérons que d’autres sociologues poursuivront ce chemin déjà tracé depuis les premiers travaux de recherche en étudiant plus précisément l’articulation des catégories sociologiques aux catégories sociales dans l’espoir d’un cumul possible de la connaissance tant sociologique que sociographique. Autrement dit, dans un cumul qui articule à la fois la théorie (la carte) et l’expérience (le territoire), résultat dans les deux cas d’une mise en forme à travers des systèmes symboliques (le langage en particulier). L’expérience sociologique et l’expérience quotidienne s’enracinent dans des espaces-temps sociaux, dans des territoires concrets que nous connaissons encore très peu d’un point de vue sociologique. L’enquête ethnographique, qu’elle soit historique ou non, est une approche appropriée pour le faire.

    Une ethnographie historique

    de la pratique scientifique

    L’histoire de la sociologie demeure un champ de recherche très actif ici comme ailleurs à la mesure même de la jeunesse relative de cette discipline et de son caractère scientifique toujours incertain. La commémoration n’est pas le seul objectif de ce retour sur le passé, puisque le chemin parcouru qu’on retrace n’est jamais tout à fait le même, obligeant les sociologues à se questionner sur les processus sociaux au fondement de l’apparition d’une nouvelle forme de connaissance. Comment et pourquoi les sociologues d’autrefois ont-ils cherché à délimiter la réalité nouvelle propre à cette science en explicitant conséquemment les règles de construction de ce nouveau savoir? Comment un nouveau mode de connaissance est-il advenu en même temps que de nouvelles manières d’être et de faire société?

    La sociologie est toujours déchirée entre deux orientations générales qui tendent à renvoyer dos à dos la connaissance sociologique et le monde concret duquel elle provient. La première orientation consiste à assimiler la connaissance sociologique aux idéologies. La seconde orientation chercherait à inscrire la sociologie dans l’horizon des sciences, même si elle est localisée socialement, et préciserait conséquemment les opérations théoriques et méthodologiques qui en sont le fondement. La question au cœur de ces deux orientations pourrait se formuler ainsi: comment les sociologues peuvent-ils s’extraire des relations sociales afin de mettre en place une connaissance de ces mêmes relations? Ce caractère socialement situé fait dire à certaines personnes que toute connaissance est ainsi politique ou biaisée, en ceci qu’elle est liée à la propre position sociale de la personne qui observe. Les sociologues seraient ainsi davantage des intellectuels proposant une connaissance plus sophistiquée qui demeure malgré tout une idéologie ou une opinion, quoique un peu plus raisonnée, en raison même de ce caractère situé de toute connaissance.

    De l’avis du sociologue français Albert Ogien, les sociologues d’aujourd’hui seraient pour la plupart indifférents quant au caractère scientifique de la sociologie11. Est-il possible que cette indifférence renvoie aux conditions mêmes d’exercice de la sociologie, notamment les exigences de productivité et la concurrence entre collègues pour l’obtention des ressources, rendant effectivement plus difficile l’essor d’une pensée scientifique qui s’appuie sur le cumul des connaissances bien plus que sur le positionnement politique? Les activités sociologiques semblent aujourd’hui fortement dépendantes des exigences politico-administratives d’une rentabilité de la recherche souvent incompatible avec ce cumul12. Cet état expliquerait peut-être que l’étude des rapports entre science et société depuis les années 1990 aurait «donné lieu, selon Yves Gingras, à une littérature avant tout performative qui vise à faire advenir un état des choses plutôt qu’à le décrire ou l’expliquer»13. Pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu dans Questions de sociologie, est-il possible que si «la sociologie est une science critique, [ce soit] peut-être parce qu’elle est elle-même dans une position critique»14?

    La recherche universitaire semble encore loin d’une refonte de son mode de financement fortement orienté politiquement et économiquement depuis notamment la création, à l’époque contestée, des chaires de recherche du Canada en 2000. Moins populaire sans doute que la poursuite d’une sociologie politico-idéologique à la quête d’une cause à défendre, l’inscription de la sociologie dans l’horizon des sciences nécessite une réflexion sur la détermination sociale des comportements humains ou sur l’irréductibilité relationnelle de toute connaissance. Cette localisation des savoirs constitue bien moins ce qui ferait obstacle à la connaissance (des partis pris, des déformations, des travers) que ce qui la rend possible.

    Ce retour aux écrits sociologiques d’autrefois est un exercice pertinent s’il ne se limite justement pas à ces seules traces professionnelles et s’il interroge plus largement l’articulation des connaissances sociologiques aux expériences diversifiées de la vie en société. Nous réussirons peut-être ainsi à éviter le piège de l’exercice commémoratif qui sert souvent à définir une politique universitaire (ce qui a de la valeur) en construisant des clivages théoriques par des luttes pour les ressources financières. Ce travail d’épuration en fonction de nos intérêts actuels risque malheureusement de gommer le travail concret réalisé par les sociologues d’autrefois en le réduisant à de grandes catégories homogénéisantes (tels les courants sociologiques) et idéologiques (modernité, tradition, droite, gauche, etc.). Le travail de connaissance est le résultat d’une mise en forme d’une expérience sociale dans des systèmes symboliques tel le langage. L’expérience sociale est un rapport au monde diversifié et non limité, par exemple, au rapport professionnel ou politique et engage au contraire toute une organisation sociale, notamment domestique et familiale.

    De manière sans doute trop schématique, mais suffisante pour préciser l’espace cognitif que j’entends approfondir dans le présent livre, on peut distinguer trois approches dans l’étude de l’histoire de la discipline qui ne sont pas étanches entre elles ni en opposition, puisqu’elles sont bien souvent complémentaires: 1) l’étude du processus d’institutionnalisation de la discipline; 2) l’histoire des théories et des courants sociologiques; et 3) l’histoire sociale des idées ou des intellectuels. Il est sans doute possible de démontrer que ces trois approches se succèdent chronologiquement, révélant ainsi un déplacement collectif des perspectives envisagées ici, mais ne succombant pas à une vision trop optimiste de la sociologie qui cumulerait aussi explicitement les connaissances.

    Abondamment étudié en France, au Québec et au Canada, le processus d’institutionnalisation de la sociologie aborde plus spécifiquement les rivalités disciplinaires dans son intégration au sein de l’université. Les chercheurs privilégient ainsi l’analyse des écrits institutionnels et sociologiques saisis comme des traces de la division du travail scientifique15 en se penchant particulièrement sur l’espace professionnel universitaire conjugué aux luttes des espaces politique et religieux16 dans des théories de la «modernisation».

    La seconde approche analyse également l’espace professionnel, tout en dégageant des courants sociologiques, à l’instar par exemple de Jean-Philippe Warren qui en distingue trois dans l’histoire de la sociologie québécoise: la sociologie leplaysienne, la sociologie doctrinale et la sociologie lavalloise. L’objectif de Warren est de mettre au jour «des idées, des idéaux et des idéologies qui ont alimenté la pensée générale et les postulats théoriques de cette connaissance»17.

    Très près de cette dernière approche contextualiste, l’histoire sociale des idées ou l’histoire des intellectuels étend l’espace étudié et «entend rendre compte du circuit complet des idées, de leur production, de leur diffusion, de leur réception. Ces idées sont civiques plus que strictement politiques, celles qu’on retrouve dans les discours des hommes publics, civils et religieux»18. Ces idées civiques sont concomitantes de l’expansion d’un espace public fortement imbriqué dans l’avènement d’un régime politique démocratique. L’intellectuel serait une personne de discours dans un espace public qui émergerait principalement de la construction d’institutions politiques et médiatiques:

    L’existence d’un espace public va de pair avec l’émergence d’une opinion publique et d’une discussion publique. L’espace public vient avec la publication, avec l’imprimé, et la presse en particulier, sans oublier le rôle de l’oralité dans l’éloquence politique et électorale, civile, religieuse et judiciaire. L’intellectuel est un être de discours, de discours médiatisé, tenu hors de l’État et de l’Église. Il est souvent tenu de constituer cet espace civil propre et autonome par rapport à ces appareils d’autorité19.

    Dans cette perspective, les premiers intellectuels du xixe siècle auraient, pour la plupart, la particularité de discuter d’éducation, de politique, d’économie et de religion sans nécessairement faire partie de communautés religieuses et sans être non plus des politiciens de carrière, bien que certains aient parfois tenté l’aventure avec plus ou moins de succès20. En plus de passer généralement par le travail journalistique et d’occuper un poste dans l’appareil politique fédéral, plusieurs d’entre eux ont occupé un poste de traducteur pendant leur vie professionnelle. Ces nouvelles possibilités dans les institutions politiques en croissance (sténographe, traducteur, bibliothécaire, etc.) constituent paradoxalement l’une des voies privilégiées favorisant la formation d’un nouvel espace cognitif (scientifique), relativement séparé de la pensée religieuse et de la pensée politique, à partir duquel se constituera la sociologie.

    Les travaux sur les intellectuels s’inscrivent généralement dans le prolongement direct ou indirect de cette distinction entre espace public et espace privé que présente bien Fernand Dumont dans Genèse de la société québécoise. À suivre la pensée de Dumont, cette séparation serait issue du xixe siècle canadien avec l’instauration progressive du régime parlementaire britannique dans la foulée de laquelle les hommes instruits quittent leurs «sociétés construites par le bas», c’est-à-dire par des sociabilités premières (paroisses, familles, voisinages, villages, etc.), pour aller construire un espace public (la nation, la société canadienne) constitutif des nouvelles sociétés démocratiques désormais construites par le haut, par la «référence», par des raisons communes21.

    La pensée sociologique québécoise actuelle peut toutefois justifier plus difficilement un regard exclusivement centré sur un espace politique institutionnalisé, ou sur une communauté lettrée ou sociologique, dans le prolongement d’une séparation entre le politique souvent confondu avec un espace «public» ou «collectif» et tout le reste, qui serait alors de l’ordre du «privé», comme le proposent généralement les trois approches.

    En complément à cette histoire des intellectuels étroitement associée, d’une part, à l’émergence d’un régime démocratique parlementaire et de ses institutions et, d’autre part, à la formation d’un espace «public» marqué par l’essor de l’imprimé et de la presse (un espace politico- médiatique22), j’élabore une ethnographie historique de la pratique scientifique qui montre l’enracinement social plus large du travail de connaissance. En quoi par exemple ce travail est-il constitutif du rapport au monde et aux autres qu’entretiennent les sociologues? En quoi la connaissance est-elle fondée par l’état de développement des rapports sociaux dans une société et en quoi en dépend-elle? En quoi, pour tout dire, la connaissance est-elle localisée socialement?

    L’expression «ethnographie historique» peut paraître tautologique dans la mesure où ni l’ethnographie ni la sociologie n’étudient seulement le temps présent. La sociologie ou l’ethnographie ne produisent-elles pas toujours une connaissance du réel qui est déjà passée lorsque mise en forme? L’ethnographie historique n’est pas l’ethnographie du temps présent qui passe, mais l’ethnographie du temps passé actualisé: la connaissance du passé s’inscrit dans l’état actuel des rapports sociaux eux-mêmes issus d’une configuration sociale historique particulière (ou plus largement d’une société). L’état actuel des rapports sociaux incorpore pour ainsi dire les rapports sociaux antérieurs, d’où l’idée de cumul sociographique.

    Il peut paraître également paradoxal de mettre à la suite les mots «ethnographie» et «historique», puisque «l’ethnographie a précisément été inventée jadis pour pallier à [sic] l’absence de telles sources [les archives] dans les sociétés sans écriture»23. En posant un regard ethnographique sur le passé, j’espère en fait ouvrir une fenêtre d’observation et de discussion sur les conditions sociales générales et actuelles de la pratique sociologique en les inscrivant empiriquement et historiquement dans une configuration de relations sociales concrètes non réduites aux relations professionnelles. Cette configuration est concrète en ce qu’elle sera reconstruite à partir des catégories empiriques (discursives) issues des activités sociales et non inscrite dans un contexte élaboré exclusivement par le sociologue qui éclaire de l’extérieur les activités humaines.

    En raison même d’une épreuve empirique du réel nécessaire à toute connaissance située dans l’horizon des sciences, cette inscription n’est pas le simple résultat du travail unilatéral du sociologue, mais découle bien d’une articulation des formes sociales d’existence (la famille, l’économie, la politique, etc.) aux contenus concrets de ces formes saisissables par l’intermédiaire des systèmes symboliques et, plus précisément, des catégories discursives qui en sont l’expression. Quel est l’état empirique des espaces sociaux vécus (familiaux, économiques, etc.) et en quoi ceux-ci permettent-ils ou rendent-ils nécessaire la construction d’un nouvel espace de connaissance relativement autonome et différencié? Comment les personnes impliquées en discutent-elles? Avec quels mots? Comment ces espaces différenciés sont-ils articulés? De quelles manières le scientifique se dégage-t-il un espace-temps pour réfléchir à la vie sociale en train de se faire? Quelles sont les modalités concrètes d’exercice de la pratique scientifique (les lieux de production et de diffusion, les périodes d’activité, etc.)? En d’autres termes, comment devient-on sociologue?

    L’objet principal de l’ethnographie historique n’est pas tant la production que les cadres sociaux d’appartenance du sociologue. Il s’agit en somme de reconstruire une configuration de relations sociales constitutives, dans le cas présent, de la pratique sociologique: production sociologique, d’une part, et relations sociales concrètes au fondement de cette production de connaissances, d’autre part. L’ethnographie historique insiste tout autant sur les relations familiales que sur les relations professionnelles et oblige les sociologues à réintroduire les idées sociologiques dans la diversité des interactions sociales (familiales, économiques, politiques, etc.).

    Cette étude s’inscrit donc dans un projet de connaissance sociologique très loin des approches englobantes, totalisantes et transcendantes des grands récits idéologiques, théologiques et patriotiques des «hommes d’exception» et des «génies» contre lesquels Norbert Elias nous met en garde dans l’exergue de notre avant-propos. Considérer l’intellectuel comme un être à part en le transformant en quelque sorte en surhumain ne conduit-il pas justement à l’extraire des relations sociales qui constituent pourtant notre commune humanité? La question du génie et de la liberté humaine n’est pas une question sociologique.

    Nous connaissons encore très peu aujourd’hui les conditions sociales de production du travail sociologique, peut-être parce que les sociologues considèrent que les espaces familiaux

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