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Sade: Un essai biographique
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Sade: Un essai biographique

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Laurence L. Bongie propose ici une lecture radicale de l’œuvre de Sade et met à mal nombre d’idées reçues sur l’auteur de La philosophie dans le boudoir. Qui oserait réhabiliter la belle-mère de Sade, la redoutable Présidente de Montreuil ? Contester à Sade la qualité de philosophe ? Avancer que les lettres de cachet l’ont, en quelque sorte, protégé de la justice, tout en menant à son enfermement ? Cette réinterprétation du rôle de la Présidente n’est pas la seule proposée par l’auteur qui, à partir de recherches nouvelles en archives, invite notamment les lecteurs à repenser le rapport de Sade avec sa mère, dont on a dit longtemps qu’elle était absente de son œuvre. Pour Bongie, au contraire, la haine de la mère est capitale. Originellement paru en anglais, ce livre s’adresse évidemment aux spécialistes de Sade, mais aussi à un grand public friand de détails sur la vie aristocratique au siècle des Lumières. À la fois essai biographique et relecture de l’œuvre sadienne, il affirme haut et fort des positions loin de toutes les orthodoxies. Les nouveaux lecteurs, ni apôtres ni spécialistes, mais esprits curieux souhaitant se faire une idée par eux-mêmes sur un écrivain aujourd’hui devenu canonique, pourraient être étonnés.

Laurence (Larry) Bongie est professeur émérite à l’Université de Colombie-Britannique (Vancouver), membre élu de la Société royale du Canada (Académie des lettres et des sciences humaines), et officier des Palmes Académiques. Il a écrit sur Hume, Diderot, Condillac, Bonnie Prince Charlie et le marquis de Sade.
LanguageFrançais
Release dateFeb 20, 2017
ISBN9782760636958
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    Sade - Laurence Bongie

    INTRODUCTION

    Au beau milieu du siècle des Lumières, à son apogée, le lundi 6 juillet 1750, à cinq heures et demie de l’après-midi, une foule de curieux se rassemblent pour voir brûler vifs deux jeunes ouvriers, Jean Diot et Bruno Lenoir, condamnés pour le crime capital de sodomie. Le combustible: sept charretées de bois à brûler et deux cents fagots de paille et de bois d’allumage.

    Une patrouille de police avait pris les deux in flagrante delicto, en pleine action, au grand jour, dans une chaussée publique, la rue Montorgueil. La punition fut étonnamment sévère à l’époque: «Accident anachronique», écrit l’historien Michel Rey1. «C’est à n’y rien comprendre», ajoute le chercheur sadien Maurice Lever2.

    En effet, un événement semblable était extrêmement rare. En tout, on condamna au bûcher sept sodomites à Paris pendant le XVIIIe siècle; le moine capucin Pascal fut le dernier, en 1783. Dans tous les autres cas, il y eut des circonstances aggravantes importantes: la sodomie jointe au meurtre, au viol, à l’enlèvement3…

    L’avocat Barbier écrivit dans son journal un mois avant la double mise à mort de 1750 que le public s’attendait à un sursis du jugement exceptionnellement cruel d’exécution au bûcher, même si l’aspect flagrant du crime était remarquable. On allait surseoir au jugement, spécula-t-il, par souci de prudence, compte tenu de «l’indécence de ces sortes d’exemples qui apprennent à bien de la jeunesse ce qu’elle ne sait pas». De plus, «il y avait apparemment un peu de vin sur jeu pour pousser l’effronterie à ce point4».

    Barbier note plus loin que le jugement originel de mise à mort fut exécuté pour donner l’exemple. D’autant, continue-t-il, «que l’on dit que ce crime devient très commun, et qu’il y a beaucoup de gens à Bicêtre pour ce fait». L’observation suivante de l’avocat nous en révèle beaucoup sur la hiérarchie sociale de l’Ancien Régime: «Comme ces deux ouvriers n’avaient point de relation avec des personnes de distinction, soit de la Cour, soit de la ville, et qu’ils n’ont apparemment déclaré personne, cet exemple s’est fait sans aucune conséquence pour les suites.» Heureusement, le vice dans ce cas – considéré autrefois comme le vice noble – n’avait pas impliqué publiquement des membres des classes supérieures. Aucun mélange malséant de couches sociales n’était associé au crime, et le risque d’un scandale général n’était pas un facteur, comme il l’avait été, par exemple, un quart de siècle plus tôt lors de l’affaire Deschauffours, quand près de deux cents individus de tous les rangs avaient été impliqués5.

    Et il ne faut pas dire qu’on manquait de pitié dans la capitale la plus éclairée et la plus raffinée culturellement du monde du XVIIIe siècle. En réalité, les deux jeunes ouvriers, attachés fermement à des poteaux solides érigés sur la place de Grève, furent miséricordieusement étranglés avant qu’on mît le feu à la paille. De plus, à l’encontre de ce qu’on avait exigé lors de l’exécution de 1726, le jugement ne fut pas proclamé par un crieur de ville officiel, apparemment pour épargner au public le nom et la désignation du crime6. Bref, on régla toute l’affaire proprement et efficacement: aucune enquête prolongée, aucune révélation pénible de détails inconvenants, aucune figure publique mise en scène; sur le plan administratif, ce fut une opération chirurgicale nette et rapide.

    Bien à l’encontre du traitement réservé aux deux jeunes ouvriers, les dossiers de police concernant l’arrestation de sodomites à Paris vers cette même époque indiquent très clairement que pour la plupart des cas de routine, on trouva une solution plus tranquille et beaucoup moins radicale7. Normalement, les riches et les nobles échappaient complètement à l’arrestation. Par exemple, une année avant l’exécution de 1750, l’inspecteur de police Louis-Alexandre Framboisier, à la tête de l’escouade sodomite et de diverses autres affaires8, exprima son regret dans une lettre à son supérieur Nicolas-René Berryer, le lieutenant général de police, de ne pouvoir rien faire en ce qui concernait le sieur Duval, receveur de la capitation et du dixième: «La Recette dont il est chargé m’a empêché de le faire conduire en prison comme il l’aurait mérité.» Il conservait l’espoir, néanmoins, que M. de Bernage, le Prévost des marchands (dans les faits, le maire de Paris) trouverait le moyen de parler discrètement avec ce privilégié infâme. Malgré les mises en garde, Duval, l’un des percepteurs les plus importants de l’administration, fit tout simplement un pied de nez à Framboisier: «Mes mœurs, ma conduite et le détail des affaires de ma recette me mettent à l’abri des recherches9.» Quant aux transgresseurs moins privilégiés, une semaine ou deux d’incarcération (parfois beaucoup plus dans le cas d’un récidiviste) et une réprimande sévère suivies d’une soumission (une déclaration de repentance signée, jointe à une promesse de ne pas récidiver) suffisaient généralement à satisfaire les autorités. Une gamme variée de classes sociales et de métiers figure dans les dossiers de Framboisier: des soldats et des boutiquiers, des cordonniers et des pâtissiers, des ouvriers et des notaires, pour ne pas mentionner bon nombre d’ecclésiastiques. Peut-être le contingent le plus important des pécheurs se composa-t-il de domestiques dont les maîtres, mis au courant par des plaidoiries larmoyantes, intervenaient fréquemment par des lettres de pétition au lieutenant général de police, pour se porter garants des qualités admirables et des services absolument indispensables des malheureux délinquants.

    Un cas particulier qui semble avoir échappé à l’attention des historiens faisant des recherches dans ce domaine est celui d’Antoine Leclerc, cuisinier de son métier, accusé plusieurs fois de sodomie, le plus notoirement le 28 avril 1749 avec un individu non consentant, un dénommé Jacques Charpentier, officier porteur de grains. L’incident, qui ne fut pas entièrement classique, selon le témoignage de la victime, se déroula apparemment de la manière suivante: Leclerc et un pâtissier appelé Guillaume Martin, ayant d’abord entraîné Charpentier dans la chambre de Martin, place Baudoyer (à proximité périlleuse du lieu des exécutions sur la place de Grève), fermèrent la porte à verrou, puis l’immobilisèrent sur le lit. «Tandis que Martin tenait ledit Charpentier par la tête», poursuit le rapport de police, Leclerc l’a brutalement sodomisé à deux reprises, n’écoutant pas les cris assourdissants de Charpentier que Leclerc «lui faisait trop de mal». Quand tout fut fini, Martin «fut chercher une bouteille de vin qu’ils burent tous trois ensemble10». Nous voyons que le cas est ambigu; en réalité, il se complique davantage du fait que Charpentier, en plus d’être un vrai amateur dont les parents au désespoir finirent par demander qu’il soit enfermé à vie à Bicêtre (ou même envoyé dans une lointaine colonie pénale), était indicateur de police, ou mouche11.

    Ce cas dans les archives de la police m’a frappé moins à cause de semblables anomalies que par d’autres facteurs. Antoine Leclerc était, en fait, connu de la police comme récidiviste, et son nom surgit dans bon nombre d’interrogatoires, qui révèlent beaucoup d’autres incidents. Le plus récent parmi ceux-ci avait été sa participation scandaleuse à un concours de masturbation semi-public avec deux autres habitués du cabaret À la Côte de Rheims de la rue du Faubourg Saint-Antoine. Poussés par un cercle d’amateurs animés, on le présume, d’un esprit semblable, Leclerc, avec Jean Martin, marchand de vin, et Lefèvre l’aîné, fripier, avait trouvé un nouveau moyen de décider lequel des trois allait payer la note des vins. D’un commun accord, on décida que «celui qui parviendrait le dernier à l’éjaculation payerait l’écot12». Le dossier de police ne nous révèle pas en détail le résultat de cet événement sportif, mais, en tout cas, les autorités se préoccupaient déjà de la participation de Leclerc dans le cas Charpentier. Interrogé, il commença par tout nier, même après une confrontation avec son accusateur. Finalement, «les faits lui étant soutenus», il avoua tout. C’est après son transfert le 28 mai 1749 du cadre relativement doux de la prison For-l’Évêque à l’enfer vivant de Bicêtre que nous nous intéressons particulièrement à lui.

    Les lettres habituelles adressant une pétition au magistrat chef pour plaider la cause d’un prisonnier, remplies de tous les lieux communs du genre, se trouvent dans le dossier de Leclerc, y compris une lettre d’un personnage aussi important que Louis de Talaru, marquis de Chalmazel, et premier maître d’hôtel de la reine, qui demande que «quelque indulgence» soit accordée à ce «jeune garçon que la mauvaise compagnie peut avoir noirci sans le rendre criminel». Chose peu surprenante, à une époque où les relations sociales étaient de la plus grande importance, Chalmazel tient aussi à souligner que le frère d’Antoine Leclerc était un officier loyal de la maison de la reine13.

    Mais c’est une lettre restée longtemps dans l’ombre, venant de la part de l’employeur du cuisinier délinquant, qui présente un intérêt particulier: Antoine Leclerc, sodomite, violeur et, apparemment, participant sérieux au sport compétitif de la masturbation publique, était (et l’avait été pendant plusieurs années, en l’occurrence) employé comme domestique de Marie-Éléonore de Maillé de Carman, comtesse de Sade et mère du futur «divin marquis». Le mot de la comtesse à l’occasion de l’arrestation de son cuisinier, une trouvaille plutôt rare puisque très peu de ses lettres ont vu le jour dans les archives jusqu’ici, est court et concis, et fait clairement sentir un ton d’autorité qui suggère que l’auteure ne s’attendait pas le moindrement à ce que sa requête fût refusée ou même retardée:

    À Glatigny ce 2 juin [1749]

    Leclerc mon cuisinier m’a quitté pour aller faire le libertin à Paris. J’apprends, Monsieur, que vous l’en avez puni et qu’il est au For-l’Évêque. Il m’a écrit son malheur et m’a fait part de sa disgrâce et de son repentir qui paraît sincère. Comme il est très bon cuisinier et qu’il m’est très nécessaire en la campagne où je suis, je vous prie de me le rendre. Je vous en serai obligée.

    Je compte que vous m’accorderez cette grâce et celle de me croire très parfaitement, Monsieur,

    Votre très humble et très obéissante servante,

    Maillé de Sade14

    La lettre de la comtesse, brève et sans les politesses exagérées d’usage, détonne avec les exemples typiques du genre. Dans des circonstances semblables, la marquise de Mézières, s’adressant à Berryer à propos de son laquais sodomite Bazile, assure respectueusement le magistrat chef que le domestique coupable «ne remettra plus les pieds chez [elle]». Faisant écho à de tels sentiments, la présidente de Lamoignan fait savoir au magistrat qu’on a mis à la porte son cuisinier Goblet, qui a fait preuve de tendances similaires, l’instant qu’on a appris ses méfaits: «Je lui ai donné sur-le-champ son congé, ne voulant pas garder chez moi quelqu’un de répréhensible en quelque chose que ce puisse être.» La comtesse de Valencey, confrontée au même problème, préfère nuancer, mais tient clairement à s’incliner devant l’autorité du magistrat Berryer. Jamais, l’assure-t-elle, elle n’aurait pu croire que son serviteur fidèle, François Duquesnel, fût coupable de telles infamies s’il n’avait pas avoué! Elle allait, bien sûr, le renvoyer, «si le magistrat l’exige absolument15». Le romancier célèbre, Crébillon fils, plaide lui aussi dans le style habituel des pétitions adressées à Berryer: son excellence saura bien que lui, Crébillon fils, l’a en haute estime, et le tiendra pour entièrement «bon et sage». Par son humble pétition, il ose espérer que le magistrat exalté verra d’un œil favorable ceci, sa prière la plus humble. Quant au marquis de Ximenès, un écrivain moins talentueux que Crébillon fils, mais plus libertin, il présente les remerciements les plus onctueux au magistrat chef après qu’on avait sorti de Bicêtre son propre coquin de cuisinier, Nicolas Hussenot: «J’espère que mes exemples et le pardon que vous lui octroyez le remettront dans la bonne voie; s’il n’en change point je ne le garderai pas plus longtemps dans ma maison16…»

    Le sous-texte, autant que le texte du mot de Marie-Éléonore de Maillé à l’adresse d’un des plus puissants représentants de l’autorité de l’État de toute la France, nous dit quelque chose de très important sur cette mère peu connue du marquis de Sade et sur la société où il est né. Le ton de sa lettre n’est pas suppliant, et ne s’adresse pas non plus à quelqu’un d’un rang social égal à elle. Sa communication est plutôt en code, selon les protocoles brusques de l’ancienne noblesse féodale. On sent les façons polies mais fermes de quelqu’un qui a grandi dans l’Hôtel de Condé, parmi les princes du sang. Elle remercie un fonctionnaire de l’État d’avoir fait loyalement son devoir et conclut en faisant valoir, comme une chose qui va de soi, une prérogative reconnue. Le crime de son serviteur, même s’il comprenait la sodomie et le viol, passe au deuxième plan, se réduit à un degré de réalité triviale: Antoine Leclerc faisait le libertin, comme s’il avait fait le pitre, un rôle de théâtre peu sage mais relativement innocent; c’était tout à fait bon et juste que le lieutenant général de police s’implique dans l’arrestation et la punition initiales du coupable. Néanmoins, la simple courtoisie exigeait maintenant qu’on rendît promptement à ses maîtres ce fripon sorti du droit chemin. Aucune nécessité pour l’État, l’autorité centrale, l’appareil judiciaire gênant, d’intervenir davantage. La famille, c’était compris, allait s’en occuper. La lettre de la comtesse ne laisse pas de marge à une hésitation ou à une objection de la part de Berryer. En fait, on s’attendrait à ce qu’il reconnût dans la brièveté même du mot de la comtesse l’essentiel de son message.

    Ce ne serait pas la dernière fois que la mystérieuse mère de Donatien Alphonse François, marquis de Sade, se trouverait en train d’écrire, dans un style hautain, aux autorités du roi pour défendre quelqu’un qui aura attiré l’attention de la police. Par pure coïncidence, le jour même où elle rédigeait un mot à la défense de son cuisinier, son fils fêtait ses neuf ans.

    1. Michel Rey, «Police et sodomie à Paris au XVIIIe siècle: du péché au désordre», Revue d’histoire moderne et contemporaine XXIX (1982), 121.

    2. Maurice Lever, Les Bûchers de Sodome: Histoires des «infâmes» (Paris: Fayard, 1985), 383.

    3. Rey, «Police», 113; Lever, Les Bûchers, 190. Voir aussi Erica-Marie Benabou, La prostitution et la police des mœurs au XVIIIe siècle, présenté par Pierre Gaubert (Paris: Librairie Académique Perrin, 1987), 83.

    4. Barbier, IV, 441, 447.

    5. Barbier, I, 425; mai 1726.

    6. Barbier, IV, 448.

    7. Voir B. A. mss. 10254-10260, feuillets sans pagination.

    8. Framboisier s’enrichit; voir Camille Piton, éd., Paris sous Louis XV: rapports des inspecteurs de police au Roi (Paris: Mercure de France, 1906), I, 20, n. 3.

    9. B. A. ms. 10260, 13 août 1749.

    10. B. A. ms. 10260.

    11. Voir la pétition de Geneviève Thureau et Jacques Charpentier du 17 mai 1749, B. A. ms. 10259.

    12. «Interrogatoire subi par Lefèvre par-devant le commissaire de Rochebrune, le 10 mars 1749», B. A. ms. 10260.

    13. Lettre du 29 mai 1749, B. A. ms. 10260.

    14. B. A. ms. 10260.

    15. Voir les lettres du 12 et du 26 novembre et du 18 décembre 1749; B. A. mss. 10260, 10258, 10259.

    16. Lettre du 13 mai 1749, B. A. ms. 10260.

    PREMIÈRE PARTIE

    Antécédents

    C’est une terrible femme.

    Son fils en tiendra.

    CHAPITRE 1

    Une mère mystérieuse

    Mère mystérieuse? Tous les biographes du marquis le soulignent. «Ce que nous savons de la comtesse de Sade tient en deux pages», écrit Jean-Jacques Pauvert dans une biographie de trois volumes qui consacre plus de mille sept cents pages de texte et de notes au récit fascinant de la vie du célèbre fils de Marie-Éléonore1. Bien que ma propre étude fasse voir le jour au double des lettres connues de sa part jusqu’ici, la description de Pauvert du désert de renseignements entourant la mère du marquis est toujours valable, avec seulement des réserves mineures2.

    La biographie de Maurice Lever, qui fait autorité, étant fondée sur des papiers de famille qu’il était en train de faire éditer3, a comblé plusieurs lacunes dans nos connaissances des dernières années de l’adolescence de Sade. Plus important encore, Lever a jeté une nouvelle lumière sur la relation étroite, symbiotique, émotionnelle et intellectuelle entre Donatien et son père, Jean-Baptiste, comte de Sade, en l’occurrence une figure très différente et beaucoup plus signifiante dans la vie de son fils qu’on ne l’avait pensé auparavant. Tandis que Lever peut parler de l’omniprésence du père dans la vie et dans l’œuvre de Sade, de son influence décisive sur l’imagination et sur la sensibilité de son jeune fils, le biographe le plus complet et objectif du divin marquis jusqu’ici remarque que le rôle du père revêt d’autant plus d’importance et de visibilité que «la mère n’existe pratiquement pas4».

    Notre ignorance à l’égard de cette «figure aux trois quarts plongée dans l’obscurité la plus épaisse» (encore une fois Pauvert) est essentielle, surtout en ce qui concerne l’aspect émotionnel des choses: «Nous ignorons s’il a aimé sa mère, de même que nous ne savons rien des sentiments qu’elle a pu lui porter5.» J’ai eu la chance de dénicher quelques renseignements nouveaux, cachés jusqu’ici dans les archives, mais les lacunes qui persistent dans l’histoire d’une famille bien connue qui jouissait d’un grand prestige dans la capitale nationale pendant les jeunes années du marquis continuent de laisser perplexe et de surprendre. En réalité, ce que Simone de Beauvoir a écrit au sujet de l’enfance de Sade il y a presque quatre-vingts ans, bien avant Lely, ou que Pauvert et Lever ne publient leurs investigations biographiques exhaustives, reste essentiellement valable même aujourd’hui. Il est toujours vrai, malgré toutes les inférences nécessairement spéculatives – de Klossowski ou d’autrui – que nous sommes tentés de tirer des rôles monstrueux de victimes accordés aux mères détestées de Justine, Juliette, de La Philosophie dans le boudoir et des Cent Vingt Journées de Sodome, que les sources dans la vie réelle de ces fantasmes indéniablement pathologiques demeurent largement cachées. Il est vrai aussi, comme Simone de Beauvoir le fait remarquer, que ce n’est que a priori, «d’après des schémas généraux, que nous soupçonnons l’importance des rapports de Sade avec son père (grâce à Maurice Lever, ceci est beaucoup moins vrai aujourd’hui), avec sa mère (ce qui est toujours un énorme problème); dans leur détail singulier ils nous échappent. Quand nous commençons à découvrir Sade il est fait déjà et nous ne savons pas comment il est devenu ce qu’il est […] De cette regrettable lacune, il résulte que l’intimité de Sade nous échappera toujours; toute explication laissera derrière elle un résidu que seule l’histoire infantile de Sade aurait pu éclairer6.» Beauvoir pensait surtout aux faits psycho-physiologiques manquants qui, on le suppose, ont donné lieu aux aberrations sexuelles réelles de la vie de l’écrivain, multipliées mille fois dans les excès grotesques de ses personnages romanesques, entre autres les Noirceuil, les Blangis, les Gernande. Mais, mis à part tout doute sceptique que l’on doit inévitablement entretenir à l’égard d’une identification possible de facteurs de causalité qui expliqueraient l’imagination singulière de l’écrivain, il faut reconnaître que même les faits physiques les plus fondamentaux de l’enfance de Sade sont aussi inconnus aujourd’hui que leurs équivalents «psychiques» déjà mentionnés.

    Impossible de ne pas voir aussi que la plupart des biographes du marquis ont, à un moment ou à un autre, gommé la plupart des lacunes matérielles qui sautent aux yeux. Quand, par exemple, la «privation maternelle» de Donatien commença-t-elle? Combien de temps, dans les années 1740, la Marie-Éléonore «absente» passa-t-elle réellement loin de son nourrisson? Ne le vit-elle jamais, ne lui rendit-elle jamais visite pendant les cinq ou six ans que nous le supposons absent en Provence – c’est-à-dire avant qu’on le ramène à Paris à l’âge de neuf ou dix ans en 1749 ou 1750? À quel moment la mère et le père se séparèrent-ils définitivement, et quand, surtout, Marie-Éléonore se retira-t-elle dans un appartement du couvent des Carmélites de la rue d’Enfer? Les conjectures des biographes, à l’égard de cette question d’une importance critique, admettent une différence de jusqu’à dix ans! Le jeune Donatien se trouvait-il parmi environ six cents internes au collège Louis-le-Grand pendant ses années d’écolier (1750-1754), ou bien était-il externe? Dans ce dernier cas, habitait-il avec sa mère dans l’appartement du couvent à côté, ou avec son père dans une série de résidences différentes, ou bien seulement avec son précepteur l’abbé Amblet dans la rue des Fossés Monsieur le Prince? Ne trouva-t-il pas l’abri d’une seule oasis d’affection maternelle dans le vaste désert émotionnel censé l’avoir entouré pendant son enfance et les premières années de son adolescence? Ne le ramena-t-on pas à Paris, même une seule fois peut-être, pour une visite pendant les vacances, vers la fin des années 1740? Marie-Éléonore n’alla-t-elle jamais à Avignon où son fils séjournait avec sa grand-mère paternelle – une femme avec qui elle s’entendait très bien – ou à Ebreuil où il vécut pendant un moment avec son oncle, l’abbé Paul-Aldonce de Sade? L’abbé était le frère cadet de Jean-Baptiste. C’était aussi un prêtre libertin qui avait toujours des gaillardes complaisantes qui traînaient autour de la maison, une situation qui n’échappait pas à l’attention de son jeune, précoce et alerte neveu, qui profita probablement furtivement de toute occasion de se rincer l’œil: «Est-ce un sérail que son château?» le neveu, narquois, allait demander plus tard. «Non, c’est mieux, c’est un b[ordel]7.»

    L’abandon précoce par la mère a été un lieu commun, mais extrêmement problématique, de la biographie sadienne. Mon étude offrira de nouvelles recherches qui montreront que, du moins pendant les premières quatre années de sa vie – des années d’une importance critique pour le développement de l’enfant selon la plupart des psychologues – le jeune marquis a très probablement bénéficié de la présence d’une mère aimante (même si chroniquement malade). Les preuves d’une affection paternelle ou du moins des attentions d’un père sont, cependant, moins claires.

    Sade lui-même, dans plusieurs passages de son roman pseudo-autobiographique Aline et Valcour (moins pseudo, nous le verrons, qu’on ne l’a souvent pensé) est le premier auteur de cette théorie de l’«orphelin psychologique»: «Abandonné dès mon enfance, n’ayant vécu que pour souffrir…», ainsi se lamente Valcour à son ami Déterville dans la dernière lettre de ce roman épistolaire publié en 17958. De la même manière, dans la correspondance de sa vie réelle, depuis sa cellule de la prison de Vincennes, Sade revient, de temps à autre, à ses jeunes années, se souvenant avec orgueil de sa nature profondément insoumise. L’autorité ne lui avait jamais réussi, et les punitions n’allaient guère dompter son esprit rebelle: «Tel est mon personnel qui n’a jamais changé même depuis mon enfance – Amblet qui m’a élevé peut le dire9…» Sade passe sur le fait indéniable qu’il avait au moins neuf ans au moment où Amblet entra en scène10; l’essentiel est que le marquis suggère que son précepteur, plutôt que son père et sa mère, était principalement responsable de sa formation et de son développement11.

    Il est clair que beaucoup trop d’éléments subtils de ce puzzle biographique complexe manquent encore pour nous permettre de nous lancer dans la voie de conclusions définitives, mais ce que nous savons avec certitude rend possibles du moins des spéculations légitimes. Il est vrai que les enfants des familles aristocratiques du XVIIIe siècle voyaient souvent davantage leurs nourrices, précepteurs et gouvernantes qu’ils ne voyaient leurs parents – sans pour autant finir sadiques –, mais il n’est pas clair que Sade lui-même n’eût subi aucune conséquence néfaste à cause d’arrangements semblables. Nous verrons que plus tard dans sa vie, et plus d’une fois, il se plaignit amèrement de l’idée même de parents absents. Étant donné le thème de la haine violente pour la mère, se trouvant avec insistance en filigrane dans ses romans, étant donné aussi sa conduite indéniablement pathologique envers les femmes dans certaines circonstances, il faudra étudier sérieusement la question de l’absence ou de la présence de sa propre mère pendant ses jeunes années.

    Que savons-nous donc de la vie de Marie-Éléonore de Maillé de Carman, comtesse de Sade? Née à Paris en 1712, elle pouvait compter parmi ses ancêtres Claire-Clémence de Maillé de Brézé, nièce du cardinal Richelieu et femme du Grand Condé. Par sa lignée, c’était une aristocrate parmi des aristocrates, liée de façon tangentielle à la famille Bourbon régnante par le truchement d’une de ses branches les plus puissantes. En vérité, sa lignée, en contraste avec la pauvreté relative de la famille Maillé et ses espoirs très modestes de dot, devait lui sembler un lourd fardeau quand elle soupesait ses chances d’un bon mariage. Quand Marie-Éléonore eut seize ans, et fraîche sortie du couvent (où une de ses amies les plus proches était Marie-Anne de Nesle, future duchesse de Châteauroux et maîtresse de Louis XV), sa mère, la marquise de Carman, fut nommée dame d’honneur de Caroline-Charlotte, quatorze ans et princesse de Hesse-Rheinfeld-Rothenberg, qui allait bientôt devenir la seconde épouse de Louis-Henri, duc de Bourbon, prince de Condé. Monsieur le Duc, comme on l’appelait, était l’arrière-petit-fils de l’illustre général du XVIIe siècle. Avec sa maîtresse, Mme de Prie, il avait gouverné la France comme premier ministre après la mort du Régent en 1723.

    Aux yeux de la mère de Marie-Éléonore, le privilège d’exercer ses devoirs de dame d’honneur lors des réunions dans les vastes appartements de l’Hôtel de Condé ou au château magnifique de Monsieur le Duc à Chantilly ne semble pas avoir été un bonheur sans mélange, et bientôt surgirent beaucoup de petits et pourtant ennuyeux problèmes, ayant un rapport direct avec son sentiment suraigu d’appartenir à la plus grande noblesse. Il y a peu de doute, aussi, qu’une telle conscience de classe finit par devenir un des traits les plus fondamentaux de sa fille. Passer minutieusement en revue de minuscules distinctions sociales et degrés d’hérédité noble était à la fois une science solennelle et le passe-temps favori des sangs bleu. C’était aussi un problème épineux qui tracassait constamment les officiers de protocole de Versailles, donnant lieu aux nombreuses petites escarmouches à propos de questions de préséance et de privilège cérémonial, qui sont relatées dans un détail d’une monotonie exquise dans les indispensables Mémoires sur la cour de Louis XV du duc de Luynes.

    Pour la marquise de Carman, le problème critique avait surgi parce que la très jeune femme de Monsieur le Duc, la duchesse de Bourbon, recevait de nombreux visiteurs, tous distingués, bien sûr, mais il était clair que peu d’entre eux étaient de meilleure maison que sa propre dame d’honneur! Que devait faire une dame d’honneur dont la fierté et la dignité étaient si légitimes? Comment exécuter toutes ces tâches où il fallait s’occuper de ses inférieurs sociaux sans violer le sentiment profondément enraciné de sa naissance noble et de la nécessité immuable des bienséances?

    Même Monsieur le Duc vit le dilemme difficile et délicat de la pauvre Mme de Carman. Répondant dans une lettre du 17 juillet 1729 à une protestation digne et passionnée de la part de sa cousine pauvre mais fière, cet ancien premier ministre, un des premiers princes du sang et toujours l’un des personnages les plus puissants du royaume, fit tout pour calmer les susceptibilités blessées de la dame d’honneur de son épouse. Il commença par demander, presque en s’excusant, qu’elle continuât de faire le sacrifice nécessaire pour accommoder les visiteurs de sa femme de moindre distinction qui venaient de l’extérieur. Il s’agissait, après tout, de noblesse oblige. «Je sais mieux que personne que vous êtes de meilleure maison que beaucoup qui sont à portée de venir chez Madame la duchesse. Mais ayant bien voulu être sa dame d’honneur, on n’attribuera jamais qu’à politesse de votre part les attentions que vous aurez pour les autres, et il sera toujours censé que ce que vous faites n’est nullement comme un devoir de Mme de Carman envers Madame qui il vous plaira». Quant à la cohorte de dames de compagnie de sa jeune femme, contrairement à celles de l’extérieur, Monsieur le Duc était catégorique et apaisant: «il est sans difficulté que vous devez passer devant en tout et partout12». Marie-Éléonore, rêvant un jour de succéder à sa mère dans ses fonctions exaltées, observa sans doute ces échanges de près, et les emmagasina à toutes fins utiles.

    L’un des fidèles préférés du duc, un visiteur fréquent de l’Hôtel de Condé, était le roué spirituel et petit-maître raffiné, Jean-Baptiste Joseph François, comte de Sade. Né à Mazan en 1702, ce descendant d’une vieille famille de Provence était monté à Paris avant l’âge de vingt ans, avec la résolution d’élargir ses horizons sociaux et de réussir soit dans une carrière militaire, soit dans le service diplomatique. Pendant un moment, ses progrès dans ce dernier domaine semblaient prometteurs et devaient même, comme il l’affirma plus tard, mener à la possibilité qu’on l’envoyât comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg. On sait qu’il partit en mission secrète en Angleterre à un certain moment, car nous le trouvons le 12 mai 1730 à Londres dans la taverne Horn à Westminster où le duc de Norfolk l’initie à la société des francs-maçons, en même temps que Montesquieu13. L’auteur des Lettres persanes avait treize ans de plus que Jean-Baptiste, mais les deux hommes avaient déjà partagé un certain nombre d’expériences dans des cercles comme il faut à Paris, y compris, peut-être, des liaisons avec une ou deux des princesses de Condé. En fait, presque tout de suite après sa publication anonyme en 1725, Le Temple de Gnide, deuxième œuvre par sa renommée littéraire après Les Lettres persanes, les cognoscenti de la capitale reconnurent l’ouvrage comme une représentation allégorique de la vie à Chantilly. Ce qui épata l’auteur, c’est que Monsieur le Duc lui-même, après quelque hésitation, en parla favorablement, tout en sachant que sa sœur, Mlle de Clermont, une grande beauté contemporaine, avait certainement inspiré les représentations discrètement érotiques des activités de sa cour, ce qui confirmait plusieurs dans leur idée qu’elle avait déjà comblé l’heureux Montesquieu de ses faveurs. Jean-Baptiste, pour sa part, avait très peu d’affection pour le célèbre écrivain de Bordeaux qui, malgré l’opposition du cardinal Fleury, avait trouvé le moyen de se faire élire à l’Académie française. Pour ce qui est de la création littéraire, le jeune comte de Sade, indéniablement doué, manquait pourtant de la gravitas et de l’érudition profonde de son rival. Bien qu’il eût aussi ses ambitions littéraires, avoir la bonne fortune inespérée de devenir membre de l’Académie française allait toujours lui échapper, et ce n’est qu’après plusieurs années d’essais dans différents domaines que Jean-Baptiste de Sade finit par résoudre heureusement le problème des échecs chroniques dans sa carrière en abaissant considérablement ses attentes, ou du moins en assurant tout le monde que les honneurs et les babioles de ce monde ne pouvaient pas intéresser un homme de véritable mérite comme lui. En attendant, il jouait à la perfection le rôle de courtisan modeste et discret, connu pour être le mieux renseigné et le plus spirituel des bavards discoureurs d’antichambre, et passé maître dans l’art d’enseigner les subtilités du quadrille aux filles des grands. La plus noble de toutes ses ambitions était de séduire le plus grand nombre possible de dames distinguées de la cour, mais là aussi il refusait de se limiter à de telles délectations sans imagination; car il faisait aussi preuve – bien que très discrètement – d’une égale virtuosité avec le sexe mâle. Il est tout probable que sa polyvalence à cet égard, du moins au début, l’aida beaucoup à établir des contacts diplomatiques importants pour sa carrière avec des âmes sœurs puissantes, comme le futur cardinal Henri-Oswald de La Tour d’Auvergne, archevêque de Vienne, et d’autres diplomates haut placés comme Anne-Théodore de Chavigny14. Chose intéressante, son patron principal, Monsieur le Duc, était connu aussi pour avoir tenté de temps à autre des expériences peu orthodoxes dans la même veine.

    Une telle conduite marginale de la part de Jean-Baptiste n’allait pas, pourtant, sans un peu de danger, et plus d’un rapport de police de l’époque montre à quel point il acceptait le risque de se faire arrêter par la police des mœurs quand il répondait aux sollicitations d’individus louches dans les jardins publics de Paris ou même faisait l’achat direct des services d’un prostitué mâle. Un incident qui eut lieu dans les Jardins des Tuileries le 9 septembre 1724, à une époque où il résidait à l’Hôtel de Bretagne, rue de Seine, nous indique un degré d’engagement dans la vie homosexuelle active qui dépasse d’assez loin, dirais-je, ce que Maurice Lever a caractérisé comme n’étant qu’un «caprice aristocratique» montrant le désir du comte d’échapper à la «monotonie de l’érotisme ordinaire» en se livrant à une sorte de jeu «rendu plus excitant parce qu’il est interdit15». Ce jour-là, Jean-Baptiste, répétant une offre qu’il avait déjà faite quelques jours plus tôt à la même personne au même endroit, a exprimé au jeune flâneur un vif désir de «le mettre» derrière des buissons dans un coin tranquille des jardins. À sa grande déconfiture, il découvrit que le jeune homme séduisant était en réalité un policier en civil! Son offre, par-dessus le marché, avait été précédée par les habituels «propos d’infamie», euphémisme de l’escouade de sodomie pour des phrases en code des racoleurs telles que «Est-ce que tu es d’humeur?», «Est-ce que tu bandes?», «Est-ce que tu l’as très gros?». Jean-Baptiste avait aussi fait remarquer au jeune homme que même s’il venait tout juste de se faire branler le vit par un autre promeneur, il aurait cependant voulu l’emmener passer la nuit chez lui à côté, n’eût été son désir de cacher son inclination à ses gens. C’est à ce moment de la rencontre que le policier-raccrocheur fit signe à Haymier, exempt du guet de police, qui se cachait tout près. Apprenant que l’infâme qu’il venait d’arrêter était un noble – qui prétendait même être un parent de Madame la Duchesse de la Roche-Guyon –, Haymier remit en liberté le comte âgé de vingt-deux ans à la condition qu’il parût, en bonne et due forme, devant le magistrat. Par hasard, il y avait seulement trois jours plus tôt, un membre de la future belle-famille du comte, le marquis de Maillé, colonel dans le régiment de cavalerie de Monsieur le Duc, avait sollicité le même policier, mais avait (tout en cherchant à glisser la main dans la culotte du jeune homme) précisé «que son seul plaisir était de badiner ainsi et qu’il n’aimait point le mettre16».

    L’enthousiasme de Jean-Baptiste pour le «péché philosophique», comme on le qualifiait dans des milieux élégants, dépassait évidemment de loin l’expérimentation tâtonnante des jeunes nobles à la mode de la cour qui, vers la même époque, avaient la réputation de s’offrir quelques-uns des exercices préliminaires de ce sport avec le jeune Louis XV. En effet, selon le marquis d’Argenson, c’était en raison de la résolution du cardinal Fleury de mettre son jeune maître royal sur la bonne voie de l’hétérosexualité en lui faisant honte que l’infâme Deschauffours fut condamné au bûcher sur la place de Grève le 24 mai 172617. Par contre, les penchants irréguliers de Jean-Baptiste de Sade, quoique bien documentés, étaient certes beaucoup moins osés que les singularités subséquentes de son fils. De plus, même si ses exploits homosexuels continuèrent d’intéresser la police pendant plus de vingt-cinq ans après l’incident des Tuileries18, ils ne le détournèrent jamais de manière importante de la préoccupation principale de sa vie: la séduction hétérosexuelle de grand style et la recherche infatigable de «bonnes fortunes», comme il se plaisait à appeler ses nombreuses conquêtes féminines.

    C’était environ cinq ans après le deuxième mariage de Monsieur le Duc – en 172819, avec une très jeune princesse allemande – que Jean-Baptiste, ayant déjà séduit bon nombre des parentes distinguées de son patron, décida de s’offrir Caroline-Charlotte, la jeune conjointe très délaissée de Monsieur le Duc. Cette ambition n’allait pas sans risques politiques et personnels. Bien qu’il eût perdu un œil – lors d’un accident de chasse –, Monsieur le Duc était loin d’être aveugle. Il était aussi extrêmement jaloux (quoique lui-même eût une maîtresse) et prenait de grandes précautions pour tenir son épouse à l’écart des autres hommes.

    Dans un fragment autobiographique fascinant récemment révélé par Maurice Lever, Jean-Baptiste relate avec beaucoup de brio et de candeur la manière dont il réussit sa conquête20. Pour arriver à ses fins, il eut l’idée de proposer le mariage à Marie-Éléonore de Maillé de Carman, la fille de la dame d’honneur (hélas depuis peu congédiée) de Caroline-Charlotte. Il n’était pas sans savoir, bien sûr, que Marie-Éléonore, alors âgée de vingt et un ans, avait une dot plutôt mince. Il fallait avouer en plus que, comme tactique d’avancement de sa carrière, cela comporterait des risques, et même un sacrifice personnel. Mais, d’autre part, elle était assez jolie, et un mariage avec cette cousine fraîche et innocente des Condé allierait avantageusement son titre provincial d’une moindre distinction avec la branche cadette des Bourbon régnants et les princes du sang. Conspiratrice enthousiaste dans son plan, Caroline-Charlotte, qui n’avait pas encore la vingtaine, réussit à persuader son mari, qui ne savait pas ce qui se tramait, de regarder d’un œil favorable le mariage proposé entre sa jolie et fière cousine et son galant capitaine de cavalerie. Tous les détails de la conspiration adultère entre les amants comploteurs furent réglés à la perfection. On pouvait certainement compter sur Monsieur le Duc pour accepter la suggestion supplémentaire de sa femme que, une fois mariée, Marie-Éléonore devrait être nommée dame de compagnie de Caroline-Charlotte pour remplacer sa mère; cela ferait un beau cadeau de mariage. Naturellement, comme dame de compagnie attitrée, la jeune comtesse de Sade, avec son mari, serait obligée d’occuper un appartement dans le palais tout près de la princesse. Il y avait un escalier dérobé qui permettrait à Jean-Baptiste d’accéder secrètement à la garde-robe de Caroline-Charlotte, endroit parfait pour un rendez-vous d’amants! Seule la fille de garde-robe serait au courant de leurs plans. Bien sûr, Jean-Baptiste faisait en même temps très attention d’assurer Monsieur le Duc que par ce mariage avec une femme de naissance distinguée, mais hélas avec si peu de fortune (oui, ce serait un grand sacrifice!), il voulait surtout faire preuve de sa loyauté personnelle et de son allégeance pour son cher patron. En échange de ce mensonge, le comte reçut de la part de Monsieur le Duc une promesse, qui s’avéra par la suite également frauduleuse, d’un rang de colonel dans le propre régiment du duc.

    Tout se passa comme prévu. Voltaire, qui se trouvait parmi les nombreuses connaissances de Jean-Baptiste, envoya ses félicitations par anticipation sous la forme d’un poème qui saluait la bonne fortune du jeune libertin, qui acquérait, d’un seul coup, une «beauté novice» et des possibilités brillantes d’une carrière militaire21. Le mariage fut célébré le 13 novembre 1733. Monsieur le Duc ne résidait maintenant que rarement à l’Hôtel de Condé, mais fit le voyage de Chantilly pour «faire» la noce, et c’est Caroline-Charlotte elle-même qui conduisit cérémonieusement la jeune mariée timide au lit nuptial.

    Jean-Baptiste nous raconte la scène avec un plaisir évident: il attendait là, déjà entre les draps, quand on lui emmena sa jeune épouse innocente, tremblante d’émotion, toujours tenant la main rassurante de sa maîtresse et suppliant la princesse de ne pas la quitter. À ce moment précis, il vécut tout à coup un mouvement extraordinaire d’extase érotique, le frisson d’une fantaisie sexuelle à partenaires multiples! Sa jeune épouse était plutôt belle, bien sûr, mais la présence de la princesse ajoutait tant à son excitation qu’il y allait plus vite et avec plus d’entrain que si elle n’avait pas été là un instant avant22. Mieux encore, bientôt après, la princesse tint parole et lui accorda ce qu’à l’époque on appelait «la dernière faveur». Selon Jean-Baptiste, la jeune femme de Monsieur le Duc rendit cocu son mari borgne avec une ardeur, un appétit et un enthousiasme extraordinaires.

    On prit toutes les précautions possibles pour cacher l’affaire, mais malheureusement pour Jean-Baptiste, Marie-Éléonore eut tôt fait de découvrir le secret des amants coupables: «Mais qu’est-ce qu’une femme jalouse ne découvre pas!» nota le comte avec la résignation d’un philosophe des années plus tard. Marie-Éléonore ne provoqua pas de scène avec son mari. Sa souffrance était profonde, mais muette. Un jour, devant lui, elle s’exclama que son malheur fut d’aimer et de ne pas être aimée en retour. Jean-Baptiste la rassura solennellement, protesta de son innocence – et continua la liaison comme si de rien n’était. En même temps, il veillait attentivement à la possibilité d’autres bonnes fortunes que le hasard pouvait lui amener.

    Bientôt, cependant, ce fut au tour de la princesse d’être jalouse. Pendant une conversation amicale mais serrée avec sa nouvelle dame de compagnie, Caroline-Charlotte apprit d’une Marie-Éléonore toujours naïve et confiante un certain nombre de détails intimes concernant la nuit des noces. En écoutant, la princesse devint pensive, et ensuite de plus en plus agacée. D’après les dires de Marie-Éléonore, qui ne se doutait de rien, elle conclut que Jean-Baptiste avait fait preuve la nuit en question d’une imagination remarquable et d’une gamme de techniques originales qu’elle avait lieu de croire qu’il n’avait pas partagées avec elle dans leurs propres ébats amoureux. En larmes, elle questionna son amant à ce sujet, et ne fut qu’à moitié rassurée quand Jean-Baptiste, éclatant de rire, lui fit savoir que Marie-Éléonore avait été une bécasse tellement inexpérimentée la nuit de son dépucelage qu’elle ne pouvait tout simplement pas faire la différence entre ce qui était habituel et innovant en amour. Radoucie, mais non pas tout à fait convaincue, Caroline-Charlotte fit promettre à Jean-Baptiste qu’il coucherait «moins exactement» avec sa femme et même qu’il prendrait une chambre à part. Jean-Baptiste le lui promit et lui obéit.

    Le temps passa. Marie-Éléonore, «dans un état affreux de douleur» et de chagrin, continua de ne rien dire et de s’acquitter de ses devoirs conjugaux quand il le fallait, mais le mariage d’amour rêvé lui était maintenant mort. «Depuis ce jour-là», remarqua le comte avec regret plusieurs années après (mais il continua de tirer une grande fierté de ses infidélités23), «j’ai perdu toute son amitié qui m’aurait rendu plus heureux que toutes mes bonnes fortunes24.» En réalité, Jean-Baptiste et sa belle maîtresse avaient de la chance que seule Marie-Éléonore eut vent de l’affaire. Six ans plus tard, la jolie princesse, qui était apparemment dotée d’un appétit sexuel plutôt vigoureux (selon l’avis expert de Jean-Baptiste), s’engagea dans une liaison secrète encore plus dangereuse, cette fois avec le jeune marquis de Bissy (déjà colonel de son régiment, alors que Jean-Baptiste continuait de poireauter comme capitaine). Malheureusement pour Caroline-Charlotte, cette fois un des valets de Monsieur le Duc lui signala, maladroitement, qu’il lui poussait de nouvelles cornes, encouragé à le faire, selon le témoignage habituellement fiable du marquis d’Argenson, par le comte de Sade, supplanté alors et dangereusement compromis. Craignant le pire, Louis XV renvoya tout de suite de Bissy à son régiment, de façon éloquente, puisqu’on permettait à tous les autres colonels de profiter des douceurs de la capitale25. Le mari blessé, pendant ce temps, donna l’ordre de condamner l’escalier dérobé et de déménager la princesse dans un appartement aux fenêtres barrées. La possibilité que des conséquences encore plus dangereuses découlent du courroux du duc (en lui arrachant une confession, il avait menacé de faire pendre la femme de garde-robe complice) devint un sujet de souci et de spéculation bien au-delà de l’enceinte privée de l’Hôtel de Condé: «Il est à craindre, nota d’Argenson dans son journal, que cette jolie princesse ne soit enfermée, tant que son mari vivra, dans quelque affreux château26.»

    La réaction muette, abasourdie, de Marie-Éléonore face aux infidélités de son mari révèle encore un aspect fondamental de son caractère. Bien que profondément attristée et humiliée, son orgueil et sa dignité étaient tels qu’elle ne confia sa douleur à personne. L’Hôtel de Condé en entier semblait se désintégrer devant ses yeux. Les fortunes politiques de la famille Condé étaient déjà en baisse depuis bon nombre d’années, et l’endroit se transformait en véritable zoo de conduites crapuleuses, de vendettas domestiques et de diverses formes de folie. C’était clair qu’elle-même n’avait aucun goût pour le libertinage ouvert de ces princes et princesses du sang – les notoires «Clermont» et «Charolais» mâles et femelles, qui se conduisaient mal dans ce vaste palais où son propre Jean-Baptiste, beau, charmant et spirituel, mais traître, s’amusait à sodomiser le personnel de la cuisine et à étonner la maîtresse de la maison de sa sophistication sexuelle. Sa solution était de persévérer dans ses obligations officielles, de garder les apparences et de protéger ce qu’il y avait de plus important pour elle: l’honneur de la famille. Déjà réduite par la défection de Jean-Baptiste à une sorte de refoulement psychologique, elle était néanmoins résolue à mener à bien les deux devoirs qu’on exigeait de l’épouse d’un noble – à savoir, produire un héritier mâle, le premier objectif reconnu dans un mariage entre les grands, et avancer la carrière diplomatique ou militaire de son mari. Plus tard, usée par la maladie chronique, ayant rempli ses fonctions de jument poulinière, il lui serait permis de se retirer physiquement et émotionnellement dans un couvent, laissant son mari dissolu poursuivre ses habitudes corrompues. Elle ne pouvait pas deviner, bien sûr, que les plus grands déshonneurs familiaux restaient à venir, et qu’ils viendraient non des actions de son mari libertin, mais des scandales choquants pour la nation qui naîtraient de la conduite encore plus dissolue de son fils.

    1. Pauvert, I, 25, Une innocence sauvage, 1740-1777.

    2. Voir aussi

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