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Le CENTENAIRE D'ANNE HEBERT: Approches critiques
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Le CENTENAIRE D'ANNE HEBERT: Approches critiques

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On a beaucoup lu l’admirable Anne Hébert, et sans doute beaucoup écrit sur elle. Pourtant, les nou­velles contributions réunies ici montrent qu’on est encore loin d’avoir épuisé toute la richesse et les subtilités de son écriture. Il fallait donc, à l’occasion du centenaire de sa naissance, revenir sur un certain nombre de sujets. Revoir, entre autres choses, la chronologie de ses écrits grâce à ses archives ; ouvrir des dossiers sur l’intertextualité, l’in­tergénéricité et l’intermédialité de son œuvre ; définir sa poétique avec une connaissance plus étoffée de ses textes dramatiques et de ses poèmes ; rendre compte de ses dettes à l’égard de ses sources ; ou encore décrypter le sens testa­mentaire de ses derniers romans. Voilà quelques-uns des éléments auxquels s’intéressent les spécialistes chevronnés de cet ouvrage : Mélanie Beauchemin, Neil Breton Bishop, Michael Brophy, Louise Dupré, Robert Harvey, Daniel Marcheix, Milica Marinković, Carmen Mata Barreiro, Camille Néron, Janet M. Paterson, Lucie Robert, Annie Tanguay et Nathalie Watteyne.
LanguageFrançais
Release dateAug 27, 2018
ISBN9782760639447
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    Le CENTENAIRE D'ANNE HEBERT - Nathalie Watteyne

    Introduction

    Nathalie Watteyne

    Figure incontournable de la littérature québécoise, Anne Hébert (1916-2000) est une des écrivaines canadiennes les plus appréciées dans le monde. À la fois poète, romancière, nouvelliste et dramaturge, elle a placé la création au cœur de sa vie, traversé et marqué le 20e siècle, tant au Québec et au Canada qu’à l’étranger. Elle a obtenu de nombreux prix, dont les prestigieux prix des Libraires de France en 1971; du Gouverneur général à trois reprises, en 1960, 1975 et 1992; le Femina en 1982; et le Gilles-Corbeil en 1993.

    La richesse de son écriture, aux formes et aux thèmes multiples, a suscité, au cours des sept dernières décennies, un nombre impressionnant de travaux relevant d’approches critiques variées. La liste des références bibliographiques1, qui compte plus de 300 pages, en témoigne.

    Plus d’un demi-siècle d’écriture

    Grâce à l’édition critique en cinq tomes de ses Œuvres complètes, assortie de la publication des variantes en ligne, dont les numérisations sont disponibles sur le site des Presses de l’Université de Montréal (PUM), le public peut saisir, dans toutes ses facettes, la portée et l’unité profonde de ce monument de notre patrimoine culturel et littéraire. La recherche engagée pour la réalisation de l’édition critique tire son importance du fait qu’elle propose l’établissement raisonné de l’œuvre entière, tout en fournissant une explication documentée des contextes de production et de réception, et une annotation complète des vingt livres parus du vivant de l’auteure, de même que des poèmes, nouvelles, pièces et romans publiés dans les périodiques ou inédits. Colossale, cette recherche repose sur l’examen minutieux des manuscrits, des dactylographies, des éditions successives et de milliers de documents de sources diverses. Un tel éclairage du processus créateur, de la genèse aux diverses rééditions de l’œuvre, a enrichi considérablement la compréhension, tant historique que critique, que nous avons de l’écriture hébertienne. Ressaisir l’étendue de la production de 1937 à 1999 permet de porter un regard englobant sur l’œuvre et ouvre de nouvelles perspectives de recherche.

    Dans les vingt premières années d’écriture, Anne Hébert a publié surtout des textes brefs: poèmes, contes et nouvelles. Les songes en équilibre, le premier livre paru aux éditions de L’Arbre en 1942, hésite entre le respect filial et religieux et l’aspiration à la liberté individuelle, par les voies du rêve notamment, alors que le regard porté sur l’hypocrisie familiale et sociale, dans le recueil de nouvelles Le torrent, publié à compte d’auteure en 1950, est impitoyable.

    Écrits de 1942 à 1951, les 27 poèmes qui composent le recueil Le tombeau des rois, publié à compte d’auteure en 1953, présentent une langue d’une concision remarquable. Le jeu des vers est d’une grande efficacité rythmique. Ce recueil, préfacé par le poète français Pierre Emmanuel, a provoqué une onde de choc à sa sortie, suscitant l’engouement général de la critique. Albert Béguin, alors directeur de la revue Esprit, y a vu une métaphore de la solitude historique du Canada français. Le poème éponyme, qui fait le récit de la descente aux enfers d’une jeune femme, a été lu comme un discours sur la contrainte sociale exercée par les élites politiques et religieuses de l’époque. Il sera analysé plus tard dans d’autres perspectives, aussi bien mythologique que structurale et féministe.

    Vécu comme une renaissance, le premier séjour en France d’Anne Hébert est l’occasion pour elle de nouer des liens avec des gens de lettres, dont ses éditeurs au Seuil, Jean Cayrol et Paul Flamand, qui la confirment dans son statut d’écrivaine. Les chambres de bois en 1958 et Poèmes en 1960 attestent d’un optimisme certain. Un épanouissement amoureux est esquissé dans son premier roman: le personnage de Catherine y défie les artistes sombres et pervers que sont Lia et Michel, aspire à la lumière avec Bruno, un homme simple, pour lequel elle quitte son époux, fils de seigneur resté captif du songe.

    À la différence de la promesse que laissaient entrevoir les espaces ouverts dans ce roman, puis dans les 15 poèmes de Mystère de la parole (1960), la pièce de théâtre Le temps sauvage (1967) insiste plutôt sur le thème de l’enfermement. Agnès, la mère aigrie, exerce une autorité néfaste sur les siens. Mais sa fille Lucie Joncas lui tiendra tête et quittera son milieu fermé.

    Les écrits de 1970 à 1999 marquent un retour, non au désespoir, comme il s’est exprimé dans les nouvelles du Torrent et dans plusieurs poèmes du Tombeau des rois, mais à une inquiétude quant à la confiance que l’on peut placer en autrui. Les enfants et les adolescents, ainsi que les amants, dans les romans, se butent à des forces adverses trop puissantes pour ne pas en ressortir profondément meurtris.

    Quand le désir d’émancipation n’est pas contrarié par une mère étouffante, les protagonistes doivent surmonter un autre obstacle: un mari ou un père qui n’est pas à la hauteur de la situation, et il y en a beaucoup. Pensons à Michel dans Les chambres de bois, à François Joncas dans Le temps sauvage, à Antoine Tassy dans Kamouraska, à Peter Jones dans Les fous de Bassan, à Henri Vallières dans L’enfant chargé de songes, et à Pedro Almevida dans Un habit de lumière. Les femmes, qui ont aspiré à la liberté et d’une certaine façon l’ont trouvée dans les textes des années 1958 à 1967, seront bientôt condamnées à l’errance, si ce n’est à la damnation, pour avoir frayé avec des voyous, des prédateurs, voire le diable en personne.

    S’inspirant pour son grand roman Kamouraska d’un drame familial survenu le 31 janvier 1839, l’assassinat du petit-cousin de son grand-père, le seigneur Louis-Paschal-Achille Taché, que lui a raconté Marguerite Taché, sa mère, Anne Hébert entreprend, après la mort de celle-ci, des recherches à la bibliothèque de la Législature de la Province de Québec2. Noircissant plus de 3100 feuillets de 1966 à 1970, elle prête sa voix à Elisabeth d’Aulnières, une femme passionnée qui refuse de se soumettre aux conventions familiales et sociales de son époque, mais qui ne parvient pas à s’en libérer.

    Kamouraska s’ouvre sur l’agonie de son époux en secondes noces, Jérôme Rolland, plusieurs années après le procès de George Nelson pour le meurtre d’Antoine Tassy. Accusée de complicité, la veuve Tassy sera incarcérée et ne devra sa libération, deux mois plus tard, qu’au parjure de ses trois tantes à la morale supposément irréprochable. La servante Aurélie Caron, accusée de mensonges, sera condamnée à la place de sa maîtresse. Faute d’amour, Elisabeth aura fait taire les mauvaises langues et rétabli son honneur en épousant le notaire Rolland. Piètre consolation: c’est l’occasion pour elle d’une réflexion amère sur sa condition de femme.

    Roman historique aussi bien qu’histoire d’amour passionnelle, fait divers transformé au gré de l’imagination de l’auteure, Kamouraska peut être lu comme un roman sur l’impossible liberté des femmes. «Vivre!» aura été brièvement le credo d’Elisabeth. Mais celle-ci est à la fin condamnée à un long exil intérieur, non moins réel que celui de son amant enfui aux États-Unis. La narration rétrospective de l’amoureuse déçue et mère de onze enfants forcée de se résigner à la vertu fait tout l’intérêt de ce roman qui repose sur une méditation mélancolique à propos du destin des femmes (voir Annexe 1).

    Paru au Seuil en septembre 1970 et coiffé du bandeau «roman d’amour, de fureur et de neige», le livre est présélectionné pour le prix Goncourt, mais ne l’obtient pas, ni aucun des grands prix littéraires français. Il est toutefois récompensé, l’année suivante, par le Prix des Libraires de France, et recevra également le Grand Prix de littérature française hors de France, décerné par l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Le 29 mars 1973, le film Kamouraska, coscénarisé par Anne Hébert et Claude Jutra, et réalisé par ce dernier, est présenté à Montréal dans une version de 113 minutes. Mettant en valeur le travail de son directeur de la photographie, Michel Brault, Jutra en fera un second montage en 1983, d’une heure de plus. Le succès du roman, traduit en 14 langues et réédité plusieurs fois, générera des retombées permettant à l’auteure de s’installer durablement à Paris.

    Le rituel de la descente aux enfers dans Le tombeau des rois sera repris sur un mode fantastique dans Les enfants du Sabbat (1975), où alcools, drogues et débauches sont monnaie courante. Moniale au couvent des dames du Précieux-Sang, sœur Julie revisite en songe la cabane de son enfance où elle a été violée par son père et où sa mère a péri par le feu. Julie Labrosse est investie de pouvoirs maléfiques et entend trouver sa revanche. L’inceste y est la forme extrême de l’amour perverti. De même, dans Héloïse (1980), l’héroïne éponyme vampirise Bernard pour le conduire chez les morts.

    Le crime n’est pas qu’allégorique chez l’écrivaine, que l’état du monde indigne et révolte. Deux adolescentes sont sacrifiées dans Les fous de Bassan (1982). Entre ces jeunes filles et leur cousin Stevens Brown, revenu briser la quiétude de la petite communauté protestante de Griffin Creek, les forces de la vie et de la mort s’affrontent. Olivia et Nora y perdront non seulement leur innocence, mais aussi la vie. Traduit en huit langues, ce roman polyphonique a remporté en France le prix Femina.

    En 1988, Le Premier Jardin rompt avec le tragique des romans précédents et approfondit le rapport aux origines par sa réflexion sur la filiation matrilinéaire. Née à Québec, Flora Fontanges est une comédienne qui évolue sur les scènes du monde. Elle se coupe ainsi de ses racines jusqu’au jour où elle revient dans sa ville natale pour jouer Winnie dans Oh les beaux jours de Beckett. Contrairement aux autres mères dans l’œuvre, elle réussit à dépasser la tentation de la possession et de la fusion néfaste avec sa fille Maud. L’artiste apparaît comme un être décidé et lucide dans ce roman atypique, où un personnage de femme réussit sa carrière et accomplit son destin.

    Dans les années 1990, la composition de romans alterne avec des poèmes ou des textes pour le théâtre. Dans La cage (1990), les lois des hommes et celles de la nature sont clémentes pour Ludivine. Ici, l’amour peut triompher, parce qu’il est innocent. Anne Hébert réécrit l’histoire, la corrige même, de celle qui est entrée dans la légende comme une sorcière: la Corriveau3.

    Dans L’enfant chargé de songes (1992), le désir redevient problématique. Julien cède, à Paris, à une aventure avec une inconnue. Mais il ne peut s’abandonner entièrement à cette femme qui est pour lui l’incarnation de Lydie, son désastreux amour de jeunesse, tandis qu’au Québec, Aline porte son enfant et incarne le bonheur simple auquel il se refuse, par culpabilité.

    Toujours, l’écriture d’Anne Hébert est la recherche d’un équilibre. Dans Le jour n’a d’égal que la nuit (1992), recueil de 49 poèmes écrits sur une trentaine d’années, l’auteure s’indigne de ce que les offensés de ce monde n’ont pas accès à la parole. Publiés cinq ans plus tard, les 27 Poèmes pour la main gauche présentent un être solitaire qui se distancie de l’agitation ambiante pour méditer sur le sens de la vie et de la mort.

    Une adolescente est privée de sa mère, puis de son institutrice dans le récit Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais (1995); elle perd sa virginité avec un prédateur sexuel qui a deux fois son âge. Est-ce que je te dérange? (1998) est encore sombre: une Québécoise débarque à Paris et s’imagine porteuse de vie, alors qu’elle n’est qu’une pauvre personne avide d’amour. Édouard et Stéphane tentent de la sauver, mais en vain. Seule et privée de tout, Delphine choisit de mourir chez Édouard Morel qui l’a laissée entrer dans sa vie, en dépit de l’agacement que la jeune fille suscite en lui. Ici encore, l’amour est déficitaire: Patrick Chemin, désiré par Delphine, se réfugiera dans les bras de sa femme jalouse, même s’il ne l’aime pas, par lâcheté sans doute. Ironiquement, la mort de Delphine va provoquer chez Édouard un cheminement intérieur décisif et l’amener à sortir de son mutisme. Un habit de lumière (1999) pousse à bout le thème de l’innocence pervertie dans le cadre d’une rivalité amoureuse entre le jeune Miguel et sa mère, qui n’hésite pas à disputer à son fils un travesti. Plutôt que de se mesurer à cette mère monstrueuse, l’adolescent se jettera dans la Seine. Son destin funeste rappelle celui de François Perrault, une cinquantaine d’années plus tôt, dans «Le torrent».

    Demeurée relativement recluse jusqu’à sa mort à Montréal, le 22 janvier 2000, Anne Hébert a néanmoins toujours été à l’écoute des plus vulnérables, donnant à voir des personnages jeunes qui se butent à des forces qui les dépassent, notamment celles du désir, de la séduction et de l’érotisme. L’œuvre, en définitive inquiète, porte sur les formes de contagion du mal. Entre le double espace fermé du joug parental et social, dont il faut s’affranchir pour accéder à sa vérité personnelle, et l’espace ouvert d’une liberté faite d’insoumission et de révolte, il y a un pont. Et les personnages d’enfants, d’adolescents, d’artistes ou de poètes peuvent s’épanouir, mais à condition de ne pas fréquenter leurs doubles noirs: les artistes ratés, les envieux, les pervers et les criminels.

    Dans ses textes essayistiques courts, Anne Hébert s’exprime sur l’importance de la langue française en Amérique et sur son amour pour la poésie, la musique, la peinture, la danse, le théâtre et le cinéma. Elle emprunte aux autres arts dans ses œuvres de création. Son écriture comporte des rythmes audacieux, qui nous touchent: recours au vers dans la prose, chansons et récits poétiques enchâssés, usage de phrases nominales, polysémie, ruptures dans les temps de la narration… Ses lectures ont joué un rôle considérable dans sa formation littéraire: Baudelaire, Rimbaud, Supervielle, Jouve, Éluard, Ramuz, Proust, Mauriac, Colette, Faulkner, Beckett, et tout particulièrement Saint-Denys Garneau, avec lequel elle partageait sa passion pour la poésie et la musique. L’édition critique nous apprend que certaines lectures sont plus déterminantes que d’autres, comme le révèlent les carnets, la correspondance et les entretiens qu’elle a accordés aux journalistes jusqu’à sa mort.

    L’édition critique:

    de nouveaux regards sur l’œuvre

    Le colloque international «Anne Hébert, le centenaire», organisé par le Centre Anne-Hébert de l’Université de Sherbrooke, en partenariat avec Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) et l’Association internationale des études québécoises (AIEQ), qui s’est tenu à Sherbrooke et à Montréal du 7 au 9 juin 2016, a donné lieu à de fructueux échanges entre de nombreux spécialistes d’horizons différents et de générations diverses. Des intervenants de dix pays d’Amérique, d’Europe et d’Asie ont souligné le centième anniversaire de la naissance d’Anne Hébert en replaçant ses textes dans leur continuité temporelle. Ce fut également l’occasion pour le public de célébrer les vingt ans d’existence du Centre Anne-Hébert, fondé grâce au legs exceptionnel de cette grande dame de la littérature.

    Ouvrant la voie à de nouvelles études sur la genèse et les transformations de l’œuvre, ainsi que sur l’analyse comparée des textes, les contributions ici réunies4 font la démonstration qu’on ne peut plus lire tel recueil ou tel roman comme auparavant, qu’il nous faut désormais mieux tenir compte de la chronologie, de l’intertextualité interne ou externe, de l’intergénéricité, voire de l’intermédialité, ainsi que des interventions de l’auteure dans ses entrevues ou essais, ses avant-textes, ses carnets, et de bien d’autres documents d’archives. En quoi et comment les citations et les listes préparatoires notées dans des cahiers ou sur des feuillets sont-elles utiles? Comment les réécritures et les variantes des textes renouvellent-elles la connaissance de l’œuvre dans son ensemble? Quel art poétique se dégage de la pratique d’un genre littéraire particulier? Quel usage de la langue est privilégié par Anne Hébert? Comment rendre compte, par l’analyse des textes et des discours, des affinités avec des écrivains et artistes ayant été pour l’auteure des sources d’inspiration? Quelle place Anne Hébert réserve-t-elle au fait divers ou à la dynamique des genres littéraires dans son œuvre? Quels sens nouveaux le dernier roman et les derniers poèmes apportent-ils à la connaissance de l’œuvre entière?

    Une place centrale est réservée au mal et au crime dans la nouvelle «Le torrent», et dans les romans Kamouraska, Les fous de Bassan et Un habit de lumière. Après avoir proposé, dans Le mal d’origine (2004), une étude des modes du surgissement et de l’importance de la mémoire dans les romans et nouvelles d’Anne Hébert, Daniel Marcheix analyse les avant-textes de ces quatre textes narratifs, pour dégager, dans une perspective sémiotique, les stratégies de transposition du fait divers dans le roman, vu comme une pratique interprétative.

    On ne saurait comprendre la relation ambiguë au catholicisme dans les textes sans porter attention aux variations des signes religieux qui s’y trouvent depuis la fin des années 1930. Neil B. Bishop, qui est le premier à avoir consacré en 1977 une thèse à l’ensemble de l’œuvre parue jusqu’alors, montre que si l’auteure s’éloigne du christianisme dans des textes riches en citations et allusions bibliques, qui expriment tantôt la révolte, tantôt l’indifférence, l’absence ou la présence de telles mentions n’occultent en rien la foi en un au-delà spirituel, de nouveau présent dans les derniers textes.

    Pour celle qui se dit «poète avant tout», il ne saurait y avoir de différence entre les genres littéraires, sinon dans l’expérience temporelle propre à chacun: un poème naît dès l’instant fulgurant où il se donne, alors que le roman requiert un souffle quotidien et une attention soutenue. Annie Tanguay cherche à comprendre les prises de position successives qui se dégagent de la pratique du théâtre. Elle revient sur l’expérience de jeunesse de l’auteure dans une troupe de théâtre amateur, expérience qui s’approfondira chez la spectatrice de la vie culturelle à Paris. Elle fait état, à partir des mentions intertextuelles dans l’œuvre, de l’influence de trois dramaturges européens: Claudel, Tchekhov et Shakespeare, convoqués à diverses époques de l’écriture dramatique. Lucie Robert, quant à elle, réfléchit aux usages qu’Anne Hébert fait du théâtre dans les différents genres littéraires qu’elle pratique: les nombreuses références théâtrales dans l’œuvre narrative permettent de mieux circonscrire le positionnement de l’auteure dans les champs littéraire et culturel contemporains.

    L’écrivain, et en particulier le poète, s’exprime au nom de ceux qui n’ont pas accès à la parole. Selon Michael Brophy, un tel don s’exerce à la faveur d’un retrait, qui est aussi bien un ressourcement. Le nouvel art de vivre que propose l’auteure dans l’essai «Poésie, solitude rompue» et dans le poème «Naissance du pain» brise la solitude, tant individuelle qu’historique, en transmuant l’expérience négative de la privation en plénitude. Le poète n’est pas pour autant un mage, comme en témoigne la «dépense sacrificielle» de Saint-Denys Garneau. Anne Hébert suit en cela la leçon de Rimbaud, qui fait du poème un combat avec les mots, pour trouver la formule et le lieu de la relation avec le vivant et avec l’immédiat.

    Chez les personnages féminins, aux prises avec toutes sortes d’interdits, le désir est grand de se libérer des entraves familiales, religieuses ou sociales: pensons à Julie dans Les enfants du Sabbat. Certains parviennent à se libérer de leurs chaînes. Ainsi en est-il de femmes porteuses de lumière et protectrices de la vie primitive, telles l’Ève du recueil Poèmes, Flora Fontanges du roman Le Premier Jardin et Ludivine Corriveau de la pièce de théâtre La cage. D’autres, comme Catherine, dans Les chambres de bois, accomplissent leur destin en se libérant de l’emprise d’hommes faibles et mélancoliques, qui sont hantés par leurs démons intérieurs, ou en s’affranchissant de la tyrannie d’hommes cruels et violents, comme dans la pièce L’île de la Demoiselle. Mais il y a aussi les femmes diaboliques, sortes de bêtes sauvages prêtes à dévorer leurs victimes, comme le vampire Héloïse, ou la Lydie du roman L’enfant chargé de songes qui s’amuse à jouer les mauvais génies pour «tenter Dieu et le diable à la fois». Que nous disent, de texte en texte, ces personnages tourmentés par une conscience souffrante, menant une vie ressemblant au sommeil ou à la mort?

    Comme elle l’a fait dans son essai Le désir monstrueux (2016), Mélanie Beauchemin examine les signes avant-coureurs de la contestation chez les femmes dans les romans – fièvre, maladie et hallucination –, dans la perspective de Georges Bataille, à partir de sa conception de l’expérience intérieure et de l’hétérogénéité. Elle fait ressortir dans l’œuvre narrative, où abondent sorciers, diables et vampires, la richesse d’une vie souterraine menée sous le signe de l’interdit, transmuée en fantasmes, en rêves et en névroses.

    Chaque écrivain a son langage, ses images, ses thèmes et ses formes de prédilection, ses tensions, voire ses contradictions. Qu’il s’agisse du corps et de l’esprit, de l’ombre et de la lumière, du jour et de la nuit, de la vie et de la mort, et particulièrement de la gémellité, les dualités abondent chez Anne Hébert. Certains auteurs, tels Robert Harvey et Milica Marinković, se sont penchés sur l’organisation des forces antagonistes dans l’œuvre. Le premier interroge la force destructrice du songe, qui est à l’origine des drames dans les quatre romans publiés de 1958 à 1982: chaque fois, les rapports antagonistes et concurrents entre trois personnages, enchaînés les uns aux autres, structurent le scénario tragique. Les assises symboliques de l’œuvre sont également examinées par Marinković, qui mobilise le mythe grec du labyrinthe pour faire ressortir sa présence récurrente dans les romans. Dans une œuvre où sévit la loi du destin, les personnages désorientés subissent une épreuve dont ils

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