Discover millions of ebooks, audiobooks, and so much more with a free trial

Only $11.99/month after trial. Cancel anytime.

L' ASIE DU SUD-EST: à la croisée des puissances
L' ASIE DU SUD-EST: à la croisée des puissances
L' ASIE DU SUD-EST: à la croisée des puissances
Ebook468 pages5 hours

L' ASIE DU SUD-EST: à la croisée des puissances

Rating: 0 out of 5 stars

()

Read preview

About this ebook

Depuis des siècles, l’Asie du Sud-Est constitue un carrefour de cultures, de commerce et de religions. Sa centralité géographique se traduit maintenant en centralité économique, puisque la région est parvenue à s’imposer comme un maillon essentiel de la production commerciale en Asie. Comment comprendre et anticiper son émergence en tant que pôle de croissance économique majeur non seulement au coeur de l’Asie, mais également dans le monde ?

Certains politicologues affirment que la rivalité sino-américaine annonce le retour de la bipolarité ; d’autres voient plutôt l’avènement d’une multipolarité avec les nouveaux joueurs que sont l’Inde, la Russie, le Japon et même le Canada. Une chose est sûre : plus de 60 % du commerce mondial maritime émanent de l’Asie, le tiers du commerce transocéanique international transite par la mer de Chine méridionale et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) négocie actuellement la plus grande entente commerciale au monde incluant seize pays, dont les plus populeux : l’Inde et la Chine. Tous les points de vue sont exprimés dans ce livre qui, lui, rassemble les plus grands spécialistes de la question pour donner un portrait à jour du contexte géopolitique, social et historique de cette région tout à fait fascinante et complexe.
LanguageFrançais
Release dateDec 4, 2020
ISBN9782760639966
L' ASIE DU SUD-EST: à la croisée des puissances

Read more from Serge Granger

Related to L' ASIE DU SUD-EST

Related ebooks

Asia Travel For You

View More

Related articles

Related categories

Reviews for L' ASIE DU SUD-EST

Rating: 0 out of 5 stars
0 ratings

0 ratings0 reviews

What did you think?

Tap to rate

Review must be at least 10 words

    Book preview

    L' ASIE DU SUD-EST - Serge Granger

    Introduction

    Dominique Caouette et Serge Granger

    Les États-nations de l’Asie du Sud-Est forment un espace géopolitique relativement jeune, fruit de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, de la décolonisation et des luttes nationalistes et révolutionnaires. Situés entre ces deux géants que représentent l’Inde et la Chine, les onze pays de la région (Myanmar, Laos, Cambodge, Vietnam, Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Timor oriental, Singapour, Brunei et les Philippines) sont le produit d’histoires coloniales distinctes (France, Angleterre, Pays-Bas, Espagne et Portugal), sauf pour la Thaïlande qui n’a jamais officiellement été colonisée. Aujourd’hui, les pays de l’Asie du Sud-Est constituent un ensemble hétérogène de régimes politiques, d’économies, de sociétés multiethniques et de religions.

    Plus populeuse que l’Europe et deux fois plus peuplée que les États-Unis, l’Asie du Sud-Est est un véritable carrefour de cultures, de commerce et de religions, et elle l’a été bien avant l’arrivée des puissances coloniales européennes au XVe siècle. Dès la fin du XIXe siècle, et surtout au début du XXe avec la formation des premiers mouvements nationalistes modernes, les luttes anticoloniales ont mené à des expériences politiques très différentes, allant de guerres révolutionnaires armées (Indonésie et Philippines) et socialistes (Laos, Cambodge et Vietnam) aux indépendances négociées avec la puissance coloniale (Malaisie, Singapour, Myanmar, Brunei). De plus, la région a connu une longue guerre «chaude» – celle du Vietnam –, et tout au long de la guerre froide, elle a été au cœur de conflits idéologiques et d’affrontements Est-Ouest et, plus tard, entre la Chine et l’Union soviétique. Aujourd’hui, certains politicologues affirment que la bipolarité attribuable à la rivalité sino-américaine est de retour, alors que d’autres discernent l’avènement d’une multipolarité incorporant de nouveaux joueurs, telles l’Inde et la Russie, et la présence continue du Japon.

    En même temps, les situations politiques des onze États ont suivi des trajectoires quasi semblables, avec les effets de la colonisation et de la décolonisation, les défis de la croissance, la géopolitique de la guerre froide et la mise en place d’une organisation régionale commune, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN). À partir des années 1980, et en particulier après la crise asiatique de 1997, on a vu converger les modèles de développement économique essentiellement axés sur les exportations et la libéralisation des marchés financiers avec, en tête de liste, les «tigres» asiatiques (Malaisie, Thaïlande, Indonésie et Philippines) qui ont rejoint Singapour, lui-même déjà engagé dans ce modèle depuis les années 1970 (et considéré comme un des quatre «dragons») avec la Corée du Sud, Taiwan et Hong Kong.

    La centralité de l’Asie du Sud-Est

    À la fin des années 1940, le psychosociologue Alex Bavelas a élaboré le concept de centralité. Selon lui, la qualité de la structure de la communication centralise la mise en place de buts communs atteignables lorsque les participants partagent un même discours et une même méthode de fonctionnement. L’ASEAN répond aux critères de base de la centralité que sont la proximité, la cohésion et l’intermédiarité. Même si l’Asie du Sud-Est est morcelée par quelques montagnes, presque tous ses pays jouissent d’un accès à la mer (sauf le Laos), ce qui favorise les échanges commerciaux et les regroupements stratégiques, malgré la pression exercée sur les relations maritimes des pays. Le processus décisionnel de l’ASEAN est fondé sur la consultation et le consensus et non sur la volonté de la majorité, car une décision majoritaire peut affecter les affaires internes des pays membres. Sur le plan de la cohésion, deux facteurs traduisent l’acceptation par l’ASEAN de l’intégration comme déterminant de son régionalisme. Le premier est la sécurité assurée par un consensus sur la stabilité régionale, qui présuppose la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays voisins. Le second est l’ouverture au commerce mondial par l’intégration des chaînes de valeur au sein d’ententes de libre-échange, entreprise notamment durant les années 1990. Selon Eero Palmujoki, «[l]’intention de rassembler tous les pays de l’Asie du Sud-Est sous l’organisation de l’ASEAN était perçue comme cruciale pour l’identité régionale»1. Offrir un libre-échange dans la non-ingérence procure des ententes commerciales aux exigences très peu élevées, probablement appropriées pour un ensemble de pays relativement hétérogènes. Finalement, le fait que l’Asie du Sud-Est se spécialise dans les chaînes de valeur donne une fonction intermédiaire incontournable à toute production de biens émanant de la Chine, du Japon ou d’ailleurs en Asie. L’intermédiarité devient non seulement une nécessité, mais aussi une particularité partagée par l’ensemble des pays de l’Asie du Sud-Est.

    Les puissances et la centralité de l’Asie du Sud-Est

    Historiquement, on a longtemps considéré l’Asie du Sud-Est comme centrale aux affrontements entre les grandes puissances. Au XIXe siècle, les Anglais et les Français se faisaient concurrence pour y trouver des routes vers l’intérieur de la Chine, ce pour quoi l’Angleterre a colonisé la Birmanie (l’actuel Myanmar) et la France le Vietnam, le Laos et le Cambodge. Seule la Thaïlande, État tampon entre les colonies rivales, a échappé au colonialisme européen. En mer, les Hollandais «capturaient» ainsi l’Indonésie, les Anglais la Malaisie et Singapour, les Espagnols les Philippines et les Portugais le Timor. Le XXe siècle a vu apparaître les États-Unis qui se sont emparés des Philippines et qui ont férocement combattu toute avancée du communisme chinois en s’impliquant financièrement dans la guerre d’Indochine, mais surtout plus directement dans celle du Vietnam. Leur crainte du communisme, connue sous le nom de théorie des dominos, a même poussé les Américains à confronter les Chinois en Corée. Du milieu du XIXe siècle jusqu’à la fin de la guerre froide, la région a ainsi été frappée de plein fouet par l’affrontement des grandes puissances.

    Mise sous pression par la montée rapide de la Chine, le déclin relatif des États-Unis, la réorientation du Japon et l’émergence de l’Inde, l’ASEAN doit trouver de nouveaux moyens pour faire face aux défis en matière de sécurité résultant de la redistribution du pouvoir en Asie. L’Inde, elle-même coincée entre les puissances américaine et chinoise du G2, réactive les attraits du non-alignement envers l’Asie du Sud-Est. «Ce que nous voyons ici est la conséquence inévitable de la distribution externe et interne changeante du pouvoir en Asie du Sud-Est. L’Inde, la plus faible des grandes puissances, a peut-être plus à gagner que quiconque avec une ASEAN forte et unie»2.

    Au-delà des forces militaires, les ententes économiques jouent aussi un rôle de décentrage par l’application de normes concurrentes dans le commerce mondial. Initialement promu par les États-Unis, le Partenariat transpacifique (PTP) visait justement à éloigner les États de l’Asie du Sud-Est de la Chine en imposant des conditionnalités qui avantageaient les économies développées (Japon, États-Unis, Canada, etc.). Comme le faisait valoir le président américain Barack Obama, «[s]i nous n’imposons pas les règles, la Chine les écrira à notre place dans la région. Nous serons alors exclus»3. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis ont imposé au reste du monde le cadre normatif des échanges économiques (Bretton Woods, Organisation mondiale du commerce, Fonds monétaire international et Banque mondiale): signe des temps, son retrait du PTP en 2017 constitue un premier repli sur la définition des normes du commerce mondial.

    Le retrait américain du PTP donne à la Chine les coudées franches pour imposer ses propres conditions, beaucoup moins restrictives que celles du PTP et, du même coup, affaiblit la capacité américaine d’imposer ses normes à l’Asie et au reste du monde. Ce retrait concorde avec un populisme de plus en plus isolationniste, qui mine l’influence américaine dans le monde, et qui pousse le pays dans une guerre de tarification plutôt que d’encourager des conditionnalités de production plus favorables aux exigences américaines. Plusieurs politiciens américains, dont 25 républicains, s’inquiètent de cette perte d’influence des États-Unis et demandent au président Trump de reconsidérer cette décision. Malgré l’absence américaine, les 11 pays signataires du PTP ont baissé les conditionnalités afin de permettre la signature de cet accord, preuve que l’influence américaine est en perte de vitesse pour devenir de plus en plus périphérique.

    La centralité économique

    Une centralité géographique ne se traduit pas nécessairement en centralité économique. L’Asie du Sud-Est est néanmoins parvenue à s’imposer comme un maillon central de la production économique en Asie.

    Si la centralité apporte une plus grande intégration intrarégionale, elle devrait aussi produire des retombées économiques importantes pour l’ASEAN. On peut s’attendre à une spécialisation accrue et une plus grande productivité, un capital plus libre et des flux de travail plus fluides, une plus grande concurrence et moins de revenus rentiers4.

    Les économies du Sud-Est asiatique sont les plus intégrées du monde et la valeur de leurs exportations/importations représente plus de la moitié du PIB. Plus de 60% du commerce mondial maritime émane de l’Asie, et le tiers du commerce transocéanique international transite dans la mer de Chine méridionale. À elle seule, la Chine exporte près d’un trillion de dollars par cette mer, ce qui constitue 40% du total des exportations chinoises, mais ce pourcentage est encore plus important pour les pays de l’Asie du Sud-Est (Vietnam 86%, Indonésie 85%, Thaïlande 74% et Singapour 66%). L’Asie du Sud-Est est aussi une région où le transport maritime revêt une importance capitale, car la Chine, le Japon et la Corée du Sud constituent les première, quatrième et treizième puissances exportatrices mondiales. De plus, une grande quantité de pièces proviennent des chaînes de valeur implantées en Asie du Sud-Est. À elle seule, la Malaisie produit 7% des semi-conducteurs du monde, pour une valeur excédant 35 milliards de dollars US par année. Une grande partie de ceux-ci est acheminée vers la Chine ou le Vietnam pour être assemblée.

    À l’instar d’autres processus d’intégration économique régionale, de nombreux partenariats se concluent à l’intérieur même de l’ASEAN: un accord de coopération industrielle en 2010, une zone de libre-échange, l’ASEAN Free Trade Area (AFTA) – étendue quatre années plus tard à l’Asie-Pacifique avec le Free Trade Area to the Asia-Pacific (FTAAP), et enfin, en 2015, une véritable communauté économique, l’ASEAN Economic Community (AEC).

    Tandis que les pays au sein de l’ASEAN déploient leur propre réseau sur des bases bilatérales, y compris avec des acteurs extrarégionaux, les 10 États membres ainsi que leurs 6 autres partenaires (Chine, Japon, Corée du Sud, Inde, Nouvelle-Zélande et Australie) décident d’élargir et de renforcer leur coopération économique. Les ministres des affaires économiques des 16 pays se réunissent d’abord au mois d’août 2012 pour établir les principes directeurs du Partenariat économique régional global (PERG ou Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP en anglais). En novembre de la même année, à l’occasion du 21e Sommet de l’ASEAN à Phnom Penh, on lance officiellement les négociations du PERG. Les domaines de coopération du futur accord englobent notamment les transferts de biens et de services, les droits de propriété intellectuelle, le commerce électronique et le règlement des différends. Présenté généralement comme le concurrent du PTP, qui exclut la Chine et l’Inde, le PERG polarise aujourd’hui l’intérêt de plusieurs États de la région depuis que Donald Trump a annoncé le retrait des États-Unis du PTP. À Beijing, on a accueilli avec enthousiasme la décision américaine, car elle offre de sérieuses chances aux négociations en cours sur le PERG de se concrétiser ou, du moins, d’accentuer l’attraction chinoise pour les États d’Asie-Pacifique. La conclusion de cet accord déboucherait sur la création de la plus importante zone de libre-échange au monde incluant pour la première fois l’Inde et la Chine.

    L’ASEAN constitue un exemple de régionalisme économique réussi. Malgré les situations économiques très hétérogènes des pays, la zone a connu un taux de croissance supérieur à la moyenne mondiale. En conséquence, le produit intérieur brut (PIB) de l’ASEAN est passé «d’un peu moins de 1 800 milliards de dollars américains en 2003 à plus de 2 550 milliards en 2007. Au cours de cette même période, le PIB par habitant est passé de 12 000$ à 15 500$, faisant reculer la pauvreté dans la région»5. En 2018, le PIB de la région frise les trois trillions de dollars et la croissance économique se maintient au-dessus de 5% annuellement.

    La reconfiguration de la région

    et le rôle des puissances

    Cet ouvrage porte sur une région qui a grandement contribué au changement du capitalisme mondial en s’insérant dans les chaînes de valeurs, et dont on ne doit pas sous-estimer l’apport dans l’économie mondiale. C’est du moins notre conviction. Aujourd’hui, ces économies en émergence sont suivies de près par celles du Vietnam et du Cambodge, et par le Myanmar, qui s’est joint au groupe après la levée des sanctions économiques issue de la transition électorale entreprise en 2010. En fait, le taux de croissance économique de la plupart des États de la région fait l’envie du reste du monde, non seulement des pays dits du Sud, mais aussi de ceux du Nord (tableau I.1).

    Dans le contexte d’une Asie de plus en plus multipolaire, on assiste actuellement à une reconfiguration des rôles que jouent notamment la République populaire de Chine, la Russie, le Japon, l’Inde, l’Australie et même les États-Unis. Ces cinq puissances, dont l’autonomie politique était auparavant influencée par le jeu des alliances propres à la guerre froide, ont progressivement intégré les structures d’un ordre mondialisé de plus en plus marqué par des considérations économiques et de moins en moins par des catégories idéologiques. L’ouverture grandissante des marchés nationaux a fortement contribué à l’intégration asiatique, mais aussi à l’établissement et au renforcement de pôles d’intégration à l’échelle infrarégionale, comme en Asie du Sud-Est et en Asie de l’Est.

    L’autre grande dynamique régionale concerne aujourd’hui la lutte contre le terrorisme. Depuis le 11 septembre 2001, les préoccupations liées à la sécurité sont au cœur de plusieurs initiatives et projets de coopération multilatérale. Désormais, les pays de l’Asie sont confrontés à quatre principaux défis aux processus multilatéraux émergents.

    1) Le Japon, la Chine, la Russie et l’Inde se font de plus en plus concurrence pour établir leur domination sur la région, ce qui réduit d’autant plus l’influence américaine. Cela n’est pas sans conséquence sur la coopération et la sécurité à l’échelle de l’Asie du Sud-Est.

    2) Depuis le 11 septembre 2001, la guerre contre le terrorisme a influé sur la progression du multilatéralisme en Asie et cet enjeu fait désormais partie intégrante des discussions et des projets multilatéraux. Certains d’États en ont profité pour contrôler voire tenter d’éliminer une dissidence qualifiée de «menace terroriste». Que ce soit l’Indonésie dans sa lutte contre Jamal Al-Islamiyah, la Thaïlande face aux mouvements musulmans au sud du pays ou les Philippines devant les menaces d’Abu Sayyaf et les mouvements sécessionnistes à Mindanao, les pays élaborent des politiques de sécurité intérieure de plus en plus sophistiquées.

    3) Des conflits régionaux restent toujours possibles, qui pourraient lézarder la sécurité régionale et ainsi remettre en question certains aspects du multilatéralisme émergent. En 2018, les revendications pour le contrôle des îles Spratly et d’autres îlots en mer de Chine méridionale qui opposent le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, l’Indonésie et la Chine, donnent un bon exemple de la possibilité d’un conflit. Ces lignes de fracture potentielles pourraient à tout moment avoir de sérieuses conséquences sur l’évolution du multilatéralisme.

    4) La croissance économique prodigieuse qui caractérise l’Asie du Sud-Est et l’émergence des économies indienne et chinoise font augmenter les besoins en énergie. Ainsi, le contrôle des ressources énergétiques est un déterminant important pour les tendances caractérisant le multilatéralisme, la sécurité et la coopération d’aujourd’hui et de demain. Dans cette perspective, les détroits – dont celui de Malacca – par lesquels transite le pétrole sont des lieux stratégiques qui attirent de plus en plus la convoitise des acteurs régionaux. Il apparaît donc nécessaire de concevoir la sécurité dans un contexte de coopération et d’intégration, de là l’importance de saisir le rôle et les promesses du multilatéralisme émergent. Ces quatre défis appellent une réflexion profonde sur l’architecture de la sécurité et de la coopération en Asie du Sud-Est et obligent à faire la mise à jour des tenants et aboutissants de la conjoncture. Ainsi, on doit s’interroger sur la multiplication des institutions formelles et informelles de dialogue: ce foisonnement contribue-t-il à diluer la portée politique de ces institutions? Ou au contraire montre-t-il une plus grande volonté de coopération et de stabilité régionale? Certains affirment toutefois que plusieurs de ces institutions semblent se chevaucher et parfois faire double emploi.

    Il importe de bien saisir la spécificité des actions et des politiques des puissances asiatiques et internationales pouvant influer sur le cours des événements à l’échelle régionale, mais également sur certains pays en particulier. D’où notre souhait d’analyser en particulier les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon, la Russie, l’Union européenne et le Canada.

    Par «puissances», nous entendons les forces qui changent – de façon draconienne ou subtile – l’Asie du Sud-Est. C’est pourquoi la portée de la puissance est variable, plurielle et agissante. Dans leurs tentatives d’étendre leur influence, ces puissances trouvent chacune des alliés et des rivaux régionaux. Elles ciblent l’Asie du Sud-Est pour diverses raisons – économiques, militaires ou sociologiques –, car la région personnifie et génère à la fois la mondialisation. Cette région s’est industrialisée et urbanisée à un rythme accéléré, et la mobilité de ses ressortissants a largement affecté le tissu social du Sud-Est asiatique et les pays du Nord. Les Philippins, par exemple, se trouvent par millions en Asie (comme à Hong Kong), au Moyen-Orient et en Amérique (dont ils sont l’un des cinq groupes migrateurs les plus grands).

    Au-delà de la puissance étatique, il faut également comprendre le rôle et les effets des acteurs non étatiques dans la région, que l’on nomme parfois les organisations et les réseaux de la société civile. On se souviendra que le 16 février 2003, au lendemain de la plus grande mobilisation pacifiste connue à ce jour, le New York Times clamait à la une qu’il existait maintenant un véritable contre-pouvoir à l’hégémonie américaine, celui de la société civile mondiale. Bien qu’il soit difficile de soutenir une telle thèse, car ce contre-pouvoir reste immensément diffus et hétérogène, il n’en reste pas moins qu’il existe aujourd’hui une variété d’acteurs non étatiques qui prennent position, souvent quotidiennement, sur une vaste série d’enjeux qui affectent autant les pays du Nord que ceux du Sud. En Asie du Sud-Est, les mouvements et les organismes de la société civile sont bien présents, s’adaptant au contexte particulier des États dans lesquels ils agissent. Parmi ces acteurs, on relève trois grands ensembles: les organisations non gouvernementales internationales (ONG), les réseaux de militants et les mouvements sociaux transnationaux. Particulièrement importants par leur capacité de mobilisation et par les liens créés au-delà des frontières, ils partagent une compréhension des grandes problématiques de l’heure: l’environnement, la pauvreté, la souveraineté alimentaire, la condition féminine, les droits de la personne et, évidemment, la paix.

    L’ouvrage fait référence à l’effet de symbiose que l’Asie du Sud-Est expérimente dans ses relations avec les puissances. Autant elle a besoin de celles-ci pour garantir sa prospérité et la paix, autant les puissances ont besoin d’elle pour importer les denrées essentielles ou fabriquer des biens. Le moment de la parution de ce livre est aussi opportun par le fait que la région n’est pas seulement à la croisée des chemins, mais aussi à la croisée des temps puisqu’elle se fait courtiser par les puissances comme jamais auparavant. Devant la montée de la Chine, les autres puissances ont accéléré les rencontres avec les dirigeants de ces pays et se sont allégrement jointes aux différentes offres multilatérales. Cette ruée vers l’Asie du Sud-Est, par la Chine qui place ses bases navales en mer ou bien par des rapprochements étonnants (celui des États-Unis avec le Vietnam, par exemple), force la région à se définir autant par ses forces institutionnelles que par sa population, plus mobile et plus riche.

    Le livre est divisé en deux grandes parties qui renvoient à la complémentarité régionale et mondiale. La première partie expose les paramètres qui unissent et divisent la région, tandis que la seconde traite des puissances qui s’y activent. Le premier chapitre aborde la question de la centralité de l’Asie du Sud-Est non seulement comme espace géographique amplifiant sa valeur géostratégique, mais aussi comme espace politiquement central, ce qui permet à l’ASEAN de jouer un rôle de premier plan comme architecte des institutions régionales. Le chapitre 2 présente les populations et examine la capacité des États à leur procurer la mobilité nécessaire au développement. Hétérogènes, mais de plus en plus interconnectés, les individus ne jouissent pas d’un espace Schengen transnational, comme en Europe, qui leur permettrait de travailler ou de voyager aisément. C’est pourquoi le troisième traite de ces populations de plus en plus riches et éduquées, qui exigent de leur gouvernement plus de transparence et le respect des droits de la personne. À cet égard, certains États présentent des lacunes évidentes, mais la construction d’une société civile professionnelle a permis des avancées non négligeables, malgré la montée du populisme. Ces avancées sont également quantifiables, comme le montre le chapitre quatre. L’atteinte du plein potentiel de l’intégration économique nécessite encore beaucoup de travail, mais la région est indéniablement dynamique et prête à aller plus vite, malgré les désaccords commerciaux qui peuvent surgir et les irritants qui nuisent au rapprochement. Certains de ces irritants sont les commerces illicites (de personnes et de biens) qui testent les capacités de coopération des différents pays. La sécurité est donc abordée dans le cinquième chapitre qui discute des problèmes connexes en matière de sécurité, qui poussent les pays à la coopération, mais aussi à la confrontation. C’est en mer de Chine méridionale que cette confrontation se fait le plus sentir. Un chapitre est donc nécessaire pour décortiquer les enjeux liés aux hydrocarbures et aux ressources halieutiques que se disputent chaudement les pays de l’Asie du Sud-Est et certaines puissances. L’interaction entre l’Asie du Sud-Est et les puissances force la première à ratifier des ententes multilatérales qui visent l’équilibre des puissances, tout en garantissant la sécurité des gens. Ce multilatéralisme est analysé dans le dernier chapitre de la première partie qui tente d’évaluer la capacité institutionnelle de la région à répondre aux défis géopolitiques et sécuritaires.

    La deuxième partie du livre expose en détail l’engagement de sept puissances en Asie du Sud-Est et comment chacune d’elle tente de tirer son épingle du jeu. On débute – du plus grand au plus petit – avec les États-Unis, l’architecte principal de l’équilibre géopolitique de la région depuis la Deuxième Guerre mondiale. Le chapitre neuf présente la puissance qui semble être en voie de supplanter ces derniers comme hégémon dans la région: la Chine. Son économie émergente a littéralement intégré les économies nationales des pays du Sud-Est asiatique et seul le Japon, pour l’instant, semble être en mesure de la concurrencer. C’est d’ailleurs l’objet du chapitre dix, qui rend compte d’une stratégie longuement planifiée par Tokyo pour limiter la puissance chinoise. L’Inde, si populeuse, apparaît comme la seule rivale potentielle de la Chine, mais ses capacités actuelles limitent son rôle dans la région. Néanmoins, le chapitre onze explique bien comment elle s’investit dans la région et comment elle mise sur sa proximité géographique et culturelle pour gagner en puissance. La Russie dispose elle aussi de peu de moyens pour influencer l’Asie du Sud-Est, comme le montre le chapitre douze, mais son engagement au sein des institutions multilatérales comme l’ASEAN vise à combler cette lacune en liant la région au contexte plus large des mers asiatiques et du Pacifique, où les Russes sont très présents. Le chapitre treize, quant à lui, reflète la perte de puissance de l’Europe dans cette région et particulièrement l’incapacité de l’Union européenne à introduire des clauses de progrès social dans les ententes bilatérales ou commerciales. La non-ingérence légendaire de l’ASEAN fait qu’elle semble se soustraire aux exigences bénéfiques pour les économies développées. Pour terminer, le chapitre sur le Canada ne vise pas seulement à régaler les lecteurs, mais aussi à interroger la latitude dont peut bénéficier une puissance moyenne dans une région connectée par un océan commun.

    PREMIÈRE PARTIE

    Les paramètres

    CHAPITRE 1

    L’ASEAN et l’Asie du Sud-Est

    Serge Granger et Dominique Caouette

    Sur le plan géostratégique, une région peut acquérir une grande importance tout comme elle peut rester marginale. S’agissant de l’Asie du Sud-Est, force est de constater qu’elle est au cœur des rivalités entre puissances: elle constitue un passage obligé pour le commerce mondial, et elle regorge de ressources naturelles, notamment de réserves marines d’hydrocarbures qui sont de plus en plus disputées par les pays riverains. La région se situe également au confluent de deux grandes cultures: fortement sinisée et indianisée, sa partie continentale lui a valu l’appellation Indochine. Sur le plan religieux, l’Islam a profondément imprégné ses territoires côtiers et insulaires (Indonésie, Malaisie, Brunei et archipels méridionaux des Philippines) tandis que le bouddhisme façonnait la Thaïlande, le Myanmar, le Laos et le Cambodge. Cet ensemble hétérogène a néanmoins réussi à se doter d’une organisation régionale structurante, l’ASEAN, à laquelle il doit une partie de ses succès économiques. Toutefois, comme s’interroge Mely Caballero-Anthony, la centralité de l’ASEAN se traduit-elle par un leadership réel? L’ASEAN a-t-elle la capacité de diriger la région Asie-Pacifique, qui intéresse fortement les grandes puissances mondiales (États-Unis, Chine, Japon et Russie), et peut-elle infléchir l’évolution du régionalisme dans cette zone, compte tenu de ses capacités limitées et de ses contraintes institutionnelles1?

    Créée en 1967 par la déclaration de Bangkok, l’ASEAN est une organisation multilatérale qui regroupait à l’origine cinq États de l’Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour et Thaïlande) soucieux de se prémunir contre l’expansion du communisme vietnamien et du communisme intérieur. Après la fin de la guerre du Vietnam, elle a conclu le Traité d’amitié et de coopération (TAC) en Asie du Sud-Est, qui repose sur le principe de non-ingérence et vise à promouvoir une coopération étendue entre les pays membres. En 1976, une première rencontre de dirigeants sud-est asiatiques jette les bases d’un double processus d’élargissement. Dès son accession à l’indépendance en 1984, Brunei se joint à l’Association, qui admet dans les années 1990 quatre nouveaux membres: le Vietnam, le Laos, le Myanmar et enfin le Cambodge. L’ASEAN a aussi favorisé la création et le développement d’une constellation d’organisations/structures parallèles qui gravitent autour de l’organisation initiale: le Forum régional de l’ASEAN (ASEAN Regional Forum, ARF), l’ASEAN+3, le Sommet de l’Asie de l’Est (East Asia Summit, EAS) et le Dialogue Asie-Europe (Asia-Europe Meeting, ASEM). Elle fonctionne essentiellement par consensus, et son principe de base est celui de la non-ingérence. Jusqu’à tout récemment, ses déclarations ne liaient que très faiblement les États membres. On parlait alors d’une organisation très souple qui, dépourvue d’une charte ou d’une constitution, n’avait pas d’existence juridique affirmée. Elle était régie par un système de soft law (droit souple) privilégiant la voie des déclarations à celle des traités. Toutefois, ces dernières années, la question de l’adoption d’une charte de l’ASEAN est venue bouleverser cet état de fait, tandis que l’épineux dossier des droits de la personne au Myanmar favorisait une remise en cause du principe de non-ingérence. En 2008, l’Association adoptait finalement une charte; l’application de celle-ci représente un défi de taille, bien que son texte demeure essentiellement fidèle à l’esprit qui anime l’organisation depuis 1967 et qu’il réaffirme clairement le principe fondateur de non-ingérence dans les affaires internes des pays membres. Le secrétariat de l’ASEAN est situé à Jakarta (Indonésie). Son budget annuel est pris en charge à parts égales par les 10 États membres; en 2016, ce budget se chiffrait à 26 millions de dollars, ce qui est relativement modeste.

    L’ASEAN constitue avec sa constellation un réseau institutionnel complexe et toujours très actif. Elle entretient une dense activité multilatérale avec ses partenaires, sous des configurations diverses que l’on désigne par les vocables ASEAN+1, ASEAN+6 et ASEAN+8. Les membres et les partenaires ont tous signé son Traité d’amitié et de coopération.

    Dynamiques contemporaines

    Depuis quelques années, l’ASEAN suscite un foisonnement d’activités diplomatiques qui a eu pour effet, entre autres, d’élargir sa composition, d’engager la Chine dans des réseaux multilatéraux et d’ouvrir les débats sur la sécurité aux menaces non traditionnelles et transnationales ainsi qu’aux questions de développement social, en plus de favoriser la multiplication des accords de libre-échange dans la

    Enjoying the preview?
    Page 1 of 1