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La MISE A L'ESSAI DU ROMAN CHEZ ROBERT MUSIL: Une lecture interdiscursive
La MISE A L'ESSAI DU ROMAN CHEZ ROBERT MUSIL: Une lecture interdiscursive
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La MISE A L'ESSAI DU ROMAN CHEZ ROBERT MUSIL: Une lecture interdiscursive

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Philosophe et scientifique de formation, Robert Musil a enregistré dans ses essais et journaux les discours de son époque – politiques, économiques, savants, mystiques, artistiques ou sportifs. Estimant le système des discours de la modernité en crise, il a choisi la littérature pour rendre compte de cette crise et de ses possibles voies de sortie.

Cet ouvrage analyse minutieusement la pratique litté­raire performative de Musil. Il souligne la mise en relation de différents discours dans laquelle se concentre l’inter­discursivité critique de L’homme sans qualité, ainsi que la stratégie d’une écriture essayistique qui inscrit ce grand roman dans une dynamique utopiste. En examinant la réception de l’œuvre musilienne, il ouvre son potentiel de sens au présent et à ce qui est encore à venir.
LanguageFrançais
Release dateSep 10, 2018
ISBN9782760637986
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    La MISE A L'ESSAI DU ROMAN CHEZ ROBERT MUSIL - Walter Moser

    INTRODUCTION

    Chaque livre a son histoire. La genèse de cette monographie, qui reprend mes travaux les plus significatifs sur l’œuvre de Robert Musil, est particulièrement complexe et ancienne.

    Dans les années 1980 et 1990, je m’intéressais aux relations d’interaction entre le discours littéraire et les autres types de discours. Ma recherche s’est concentrée plus particulièrement sur les va-et-vient entre science et littérature. Afin de montrer que cette relation n’est pas toujours la même, qu’elle change avec l’évolution des systèmes discursifs, le dispositif de recherche que j’avais adopté prévoyait de sonder deux moments historiques différents: grosso modo 1800 et 1900. C’est ainsi que j’ai fini par choisir deux auteurs de littérature qui, à deux moments historiques distants, avaient suivi une formation scientifique avant de se consacrer plus exclusivement à une écriture de type littéraire: d’une part, l’auteur romantique Friedrich von Hardenberg, avec son nom de plume Novalis; d’autre part, le romancier Robert Musil.

    Les résultats de mes recherches sur Novalis ont déjà été publiés en 1989 dans la monographie Romantisme et crises de la modernité. Poésie et encyclopédie dans Le brouillon de Novalis1. Un bon ami qui avait suivi mes recherches me dit alors que je me devais également de réunir les résultats de mes travaux portant sur Robert Musil dans un volume consacré à cet auteur. D’autres intérêts de recherche se sont, par la suite, glissés au premier plan de mes efforts de chercheur. Plus récemment, le directeur de la collection Pensée allemande et européenne, connaissant certains de mes textes publiés sur Musil, m’a rappelé ce traitement inégal de Novalis et de Musil – injuste envers ce dernier – et m’a encouragé à publier un volume sur l’œuvre du romancier autrichien. Par ce livre, je réponds donc, tardivement mais affirmativement, à l’injonction de cet ami et j’accepte l’invitation d’un directeur de collection. Je me propose d’y synthétiser les résultats de mes recherches sur Robert Musil – résultats dont certains sont restés inédits et d’autres ont été publiés, dispersés comme chapitres ou articles dans divers ouvrages collectifs et revues, dans différentes langues et dans plusieurs pays. Cette récolte tardive de mes travaux de recherche sur le romancier autrichien ne doit pas faire perdre de vue le fait que beaucoup d’encre a coulé, depuis lors, des plumes des spécialistes de Robert Musil. Même si l’on peut constater un certain fléchissement dans l’intérêt pour ce grand romancier par rapport à la période fertile des années 1980 et 1990 – et, partant, un certain ralentissement dans la production de résultats de recherche sur son œuvre –, il n’y a eu ni arrêt ni oubli. La recherche musilienne a continué, de même que la grande tâche de réunir ses textes dans une édition critique. Tout récemment, la critique francophone de Musil s’est enrichie d’une nouvelle biographie2.

    En France, après la réception active de Musil autour de 1980 – dont il sera question au chapitre 3 – la critique musilienne entre dans une période moins active. S’en détachent toutefois deux auteurs et penseurs que je tiens en très haute estime et dont je me sens proche; j’ai par ailleurs eu le privilège de les côtoyer dans la communauté des spécialistes musiliens. Il s’agit de Jean-Pierre Cometti et de Jacques Bouveresse. Leurs ouvrages des années 1990 et 20003 ont éclairé la pensée de Musil, tout particulièrement d’un point de vue philosophique. Avec une solide érudition à l’appui, ils ont inséré le travail de l’auteur dans l’histoire des idées, surtout scientifiques et philosophiques, de son temps et ont exploré les chemins par lesquels le romancier a su «accueillir le contenu intellectuel d’une époque4» dans son œuvre littéraire.

    Ce livre s’inscrit dans la foulée de leurs ouvrages, mais avec l’objectif de concrétiser leurs réflexions sur la pensée de Musil dans une analyse de son écriture. Ainsi, l’intérêt de Cometti pour «la philosophie de l’essayisme5» se traduira ici en un regard plus détaillé sur les procédés de l’écriture essayiste de l’auteur. Dans cette perspective, il ne s’agira plus d’extraire des divers écrits de Musil une «pensée de l’essai» comme leur contenu et de l’attribuer à un sujet locuteur qui amalgame auteur et personnage en un «Ulrich/Musil» ou un «Ulrich-Musil»6, mais plutôt d’examiner en détail comment l’auteur utilise son personnage romanesque dans la mise en œuvre littéraire des contenus non littéraires environnants7. Je tiens à manifester une double attitude d’affinité et de réorientation analogue par rapport au livre innovateur de Florence Vatan8, qui extrait des écrits de Musil une anthropologie d’une grande généralité9.

    Toutefois, lors de la réalisation de cette monographie sur Robert Musil, je n’ai pas emprunté le long chemin qui consisterait à retraverser et à intégrer tout ce qui s’est publié ces dernières années sur lui. Ce livre se réfère, de ce fait, à un état de la recherche qui pourrait sembler dépassé à certains égards. Est-il pour autant anachronique? Je réclamerai pour lui ce que Georges Didi-Huberman a qualifié de «bon anachronisme10» quand il résumait, en 2000, un débat animé sur la temporalité dans la recherche historiographique. Ce débat, engageant de célèbres chercheurs français tels que Jacques Rancière11, Nicole Loraux12 et Sylviane Agacinski13, permettait de jeter un regard critique sur une temporalité monodimensionnelle et s’ouvrait sur une pensée plus complexe du temps. Dans ce sens, la non-contemporanéité positive que je réclame pour mon travail sur Musil consistera à mettre en lumière aujourd’hui la manière particulière dont j’ai approché son œuvre ainsi que les interrogations spécifiques que je lui ai adressées, il y a quelques années. J’ose espérer que ces interrogations n’auront perdu ni leur actualité ni leur pertinence, et pourront enrichir l’état des recherches contemporaines sur le grand auteur autrichien.

    Malgré cette réaffirmation de mon travail passé, je ne me suis pas dispensé de m’informer de l’état actuel de la critique musilienne. Pour ce faire, j’ai décidé de lire en détail un des ouvrages majeurs récents qui en est issu en allemand. Il s’agit de Robert Musil. Der Mann ohne Eigenschaften. Ein Versuch über den Roman d’Inka Mülder-Bach14. D’une exhaustivité remarquable et d’une richesse d’écriture qui, par moments, semble rivaliser avec celle du roman lui-même, ce livre, que je n’hésite pas à qualifier de monumental, intègre et dépasse la critique musilienne récente et «classique». Il s’agit, à bien des égards, d’une véritable summa des études sur Musil. C’est ainsi que sa lecture me permet de préciser la spécificité de ma propre interrogation sur l’œuvre de Robert Musil.

    Cet ouvrage est exemplaire par plusieurs de ses qualités. Ainsi, il considère sérieusement la genèse de l’œuvre, des premières ébauches jusqu’aux dernières corrections d’épreuves. Ensuite, en tant que lecture critique de L’homme sans qualités, qualifié en quatrième de couverture de «grand torso romanesque», il opère une insertion de ce roman dans l’ensemble des écrits de Musil, procédant de la sorte selon la méthode herméneutique qui consiste à préciser le sens d’un passage sous examen par le recours à des passages parallèles provenant de textes différents de la main du même auteur. Sont à mentionner également l’examen des sources explicites de Musil de même que leur mise en rapport avec le texte romanesque, et la vaste prise en considération de l’environnement discursif contemporain dans lequel s’insère le roman. Finalement, cet ouvrage s’articule comme une traversée successive du roman, du premier chapitre – présenté comme une synecdoque anticipatrice de tout le roman – jusqu’aux dernières ébauches. Cela a permis à l’auteure, du point de vue méthodique, de pratiquer le close reading en insistant sur le détail de l’écriture tout en dégageant une logique d’ensemble du roman dans son déroulement syntagmatique.

    Comparée à cette summa critique, qu’il reste à traduire en français, ma propre contribution à la critique musilienne est moins ambitieuse en termes d’étendue; en revanche, elle cherche davantage à approfondir certains axes de recherche. D’une part, je ne me laisserai pas tenter, en brodant sur le niveau signifiant du texte romanesque, par l’argument étymologique ni par des jeux de type heideggerien. D’autre part, ma lecture de Musil, et plus particulièrement de son grand roman, sera bien plus ciblée, étant donné que je me concentrerai principalement sur un seul axe de recherche qui concerne sa dimension interdiscursive et sa réalisation essayiste. Cependant, je tiendrai à introduire dans cette problématique spécifique un maximum de précisions terminologiques afin de faire des notions dont je me servirai des instruments d’exploration et d’analyse efficaces. Ce sera le cas des notions de «citation», de «crise», de «sujet», et surtout de la différenciation entre «interdiscursivité» et «intertextualité» auxquelles Mülder-Bach n’accorde pas la même rigueur analytique.

    Dans le sens le plus large du terme, le propos de ce livre est l’insertion performative de la littérature, et plus particulièrement du genre romanesque, dans un système discursif historiquement donné. Les deux aspects de cette insertion résident, d’une part, dans l’action de rendre compte, en littérature ainsi que dans d’autres types de discours, du système environnant en l’objectivant et en le critiquant; et d’autre part, dans une pratique performative qui consiste à le transformer expérimentalement en en réinscrivant des éléments sélectifs dans le corps d’un roman qui les transpose dans les conditions pragmatiques du discours littéraire.

    Le premier aspect est particulièrement développé chez Musil, étant donné qu’il a acquis une compétence de haut niveau dans plusieurs discours non littéraires et que, par ailleurs, il s’est intéressé d’une manière bien plus générale à tout son environnement discursif. C’est ce dont rendent compte ses journaux et ses essais qui, entre autres choses, nous permettent de repérer les matériaux discursifs qu’il retravaille, le plus souvent sur un mode de secondarité critique, dans son roman.

    Dans cet enregistrement des discours qui circulent socialement, je tiendrai tout particulièrement compte de la dynamique historique que Musil y reconnaît et qu’il résume souvent par la notion de crise. Pour lui, le processus historique de la crise a une double face: à un moment de dissolution de formes structurantes, mais en voie de devenir dysfonctionnelles, répond un moment d’émergence de nouvelles configurations.

    Dans ce livre, je m’intéresse à la manière dont Musil réussit à inscrire les deux versants de ce processus dans la performativité de son écriture romanesque. Il y opère tant une espèce de déconstruction de traits discursifs, encore en vigueur dans les pratiques environnantes, qu’une espèce d’expérimentation proliférante pour explorer – Musil utilise souvent le terme «essayer» – de nouvelles pratiques, susceptibles d’amorcer une sortie de crise. C’est dans ce va-et-vient complexe entre discours environnants et écriture littéraire que réside l’interdiscursivité critique de son roman, qui se situe au centre de mon analyse. L’importance de cet enjeu a aussi des répercussions sur le genre romanesque dans lequel il s’inscrit et dont il réutilise l’appareil formel. Un objectif secondaire de ce livre consiste à montrer comment Musil rend «performativement» impossible une forme traditionnelle du roman, tout en explorant, là aussi, de nouvelles pratiques de l’écriture romanesque.

    Cette traversée de l’œuvre de Musil s’élabore en plusieurs étapes. Un premier chapitre, intitulé «Ralentir pour réfléchir!», prend le détour de l’expérience de lecture que nous procure Musil. Il s’agit d’une lecture exigeante, d’un véritable labeur pour qui veut capter la complexité – celle, surtout, de son grand roman qui explore des formes bien au-delà de la narration traditionnelle.

    Le chapitre suivant ouvre une fenêtre sur le processus de réception de la pensée et de l’œuvre de Musil. Le choix de «Paris: 1935 et 1981» permet de montrer l’extrême amplitude des réactions à ce que Musil disait et écrivait: rejet hostile de son discours en 1935, et engouement en 1981 lors de la publication de ses Journaux en français.

    «Émergence d’une culture du corps» traite d’un domaine thématique qui intéressait beaucoup Musil, pour introduire, en l’illustrant, la dimension interdiscursive de ses écrits. En principe, il s’agit d’un thème d’histoire culturelle, mais l’auteur réussit à le rattacher à diverses questions: la professionnalisation des sports, leur prise en charge économique et politique, l’athlète comme génie, la performance sportive comme une expérience mystique et le rééquilibrage entre culture du corps et art. En naviguant d’un domaine à l’autre, Musil montre leurs interactions systémiques.

    Ce troisième chapitre est suivi d’un intermède théorique rappelant d’abord comment le passage de «texte» à «intertexte» ouvrait la notion de texte à son traitement comme processus. Le prochain pas est le passage à «discours», puis à «interdiscours»: la dynamique qui nous intéresse n’est plus une relation entre textes, mais entre discours, tant comme actes concrets que comme matrices génératives. Une traversée du premier chapitre de L’homme sans qualités offre une défense et illustration de l’analyse interdiscursive qui en découle, tout en montrant comment Musil, en tant que romancier, pratique une critique interdiscursive.

    Le chapitre intitulé «Qu’est-ce que un trait discursif?» propose d’approfondir l’analyse (inter)discursive qui est pratiquée ici. Il s’agit d’abord de préciser la nature de ce qui est discursif en l’illustrant par le trait discursif trouvé dans le premier chapitre du roman: «Das Tatsächliche bezeichnen» («Décrire le factuel»). Ce trait discursif est propre à plusieurs discours, en particulier en sciences naturelles, mais c’est dans le discours littéraire que sa validité peut être contestée de manière interdiscursive.

    Par la suite, il sera question de la fonction interdiscursive de la littérature, c’est-à-dire de la place de la littérature dans le système moderne des discours. Son statut paradoxal de partie qui peut contenir le tout se solde par un privilège d’inclusion maximale payé par une impuissance pragmatique. Après l’évocation de quelques fonctions de la littérature, il s’agira d’insister sur sa fonction interdiscursive et sur les compétences multi discursives qui habilitent Musil à exercer pleinement cette fonction. Conscient d’une crise du système contemporain des discours, Musil tient à en articuler les deux versants: dissolution et émergence, qui correspondent aux attitudes critique et utopiste dans son écriture.

    Le septième chapitre, «Le roman comme mise à l’essai des discours», explore la manière spécifique dont Musil combine les pratiques de l’essayisme et de l’interdiscursivité. L’essayisme assume en fait une fonction d’expérimentation interdiscursive qui opère à la fois une mise en question critique et une ouverture utopiste. Et il a un effet sur la forme du roman, jusqu’à devenir une cause de son inachèvement. Ce chapitre offre ensuite un survol des diverses modalités de fonctionnement de cette expérimentation interdiscursive à même l’appareil formel du genre romanesque, s’appuyant en particulier sur le personnage narratif, et surtout sur le protagoniste, comme connecteur de discours. Quelques analyses ponctuelles illustrent ces modalités.

    «Promenade dans la foule et image sans ressemblance» proposent deux analyses détaillées illustrant la démarche musilienne de la critique interdiscursive qui adopte les caractéristiques de sa pratique essayiste. Il y va de deux enjeux majeurs du système des discours: la constitution du sujet et celle de l’objet.

    Le neuvième chapitre reprend la perspective de la réception de Musil afin d’explorer les possibilités de notre appropriation cognitive et prise en charge interprétative de son œuvre. Il procède à une triangulation d’horizons en opposant, d’une part, modernité et romantisme et, d’autre part, modernité et postmodernité. Chacun de ces trois horizons de réception peut s’appuyer sur des matériaux textuels déjà analysés. Mais si l’on considère que romantisme et postmodernité articulent deux moments différents de la crise de la modernité, on peut considérer globalement l’œuvre de Musil comme une traversée de ces crises, prenant l’allure d’une perlaboration et d’un congédiement de la modernité.

    Enfin, le chapitre intitulé «Sans qualités, sans caractère» ouvre une perspective comparatiste à partir du projet littéraire qui consisterait à «composer un homme uniquement de citations», ce projet étant à l’œuvre tant dans L’homme sans qualités que dans le roman brésilien Macunaíma de 1928. Il s’avère que dans les deux cas, le montage de citations est en fait une manière romanesque de traiter la crise du sujet – avec la différence, toutefois, qu’il s’agit chez Musil d’un sujet individuel, tandis que Mario de Andrade n’échappe pas à la contrainte postcoloniale de traiter le sujet individuel comme une allégorie nationale.

    Finalement, je tiens à prévenir mes lecteurs de certaines particularités dans la facture de ce livre. Le projet de fusionner des travaux dispersés en un volume qui, plus qu’un recueil d’articles, vise la logique interne d’une monographie a demandé un travail soutenu de réécriture et d’intégration logique. Ainsi, les problématiques de l’interdiscursivité et de l’écriture essayiste dans le roman sous-tendent tous les chapitres de ce livre et forment la ligne argumentative qui le traverse. Certaines répétitions n’auront pas pu être évitées, mais j’espère que, plus que d’être de simples itérations, elles servent davantage à relancer l’interrogation critique du texte de Musil. Ainsi, certains passages du roman L’homme sans qualités feront l’objet de plus d’une lecture critique, mais sous différents points de vue et à partir de nouvelles questions dans le sens d’une démarche d’approfondissement interprétatif.

    Note sur les éditions et traductions utilisées

    Le choix de publier ce livre en langue française – ma principale langue de travail – a demandé un exigeant labeur de traduction. Ainsi a-t-il fallu transposer en français nombre de mes textes rédigés originairement en allemand ou en anglais. Pour ce qui est des textes cités de Musil, je me suis appuyé, dans la plupart des cas, sur les excellentes traductions de Philippe Jaccottet. Par souci de précision, la version allemande est également fournie, ce qui est d’autant plus important que la traduction fait parfois disparaître le détail de l’écriture sur lequel s’appuie la lecture critique de l’original.

    Une décision s’imposait au sujet des éditions et traductions à utiliser. Comme Musil travaillait sur son roman jusqu’à sa mort survenue en 1942, et qu’il retravaillait sans cesse certains de ses textes et en faisait donc plusieurs versions successives, parfois superposées dans des feuilles manuscrites d’une complexité redoutable, l’édition de son œuvre – et a fortiori son édition critique – représente une tâche monumentale. Dans ce domaine, d’énormes progrès ont été accomplis, même si la tâche n’est pas achevée aujourd’hui. C’est le cas, en particulier, de l’édition complète réalisée par l’équipe dirigée par Walter Fanta, publiée en 2009, à Klagenfurt, sur un support DVD. Elle est communément appelée Klagenfurter Ausgabe15. Au fur et à mesure que les travaux de cette édition avançaient, la genèse de certains textes, au statut incertain, se clarifiait. L’historique de cette genèse s’est donc précisé en parallèle avec l’édition critique des textes. Pour un aperçu de ce récit de genèse, on se réfère à la présentation par Walter Fanta dans cette même édition (p. 35-89)16. Sauf indication contraire, je me réfère dans ce livre à l’édition allemande réalisée par Adolf Frisé de 197817 ainsi qu’à la correspondance18 et aux Journaux également édités par Adolf Frisé19. Pour le texte français, je m’appuierai sur les traductions faites par Philippe Jaccottet, en général à partir de l’édition d’Adolf Frisé. Là où il n’y a pas de traduction imprimée disponible, je propose ma propre traduction. À moins d’indication contraire, je citerai le roman L’homme sans qualités dans l’édition préparée par Jean-Pierre Cometti qui suit la traduction de Jaccottet, tout en y apportant des ajouts significatifs et en réorganisant l’ordre des diverses variantes et ébauches que nous a laissées Musil à sa mort20. On trouvera dans la bibliographie la liste de toutes les éditions utilisées, avec les sigles pour y référer en forme abrégée.


    1. Walter Moser, Romantisme et crises de la modernité. Poésie et encyclopédie dans Le brouillon de Novalis, Longueuil, Le Préambule, coll. «L’univers des discours», 1989.

    2. Frédéric Joly, Robert Musil. Tout réinventer, Paris, Éditions du Seuil, 2015.

    3. En particulier l’ouvrage de Jean-Pierre Cometti, L’homme exact. Essai sur Robert Musil, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Le don des langues», 1997 ainsi que Musil philosophe. L’utopie de l’essayisme, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Le don des langues», 2001 et l’ouvrage de Jacques Bouveresse L’homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire, Paris, Éditions de l’Éclat, 1993 ainsi que La voix de l’âme et les chemins de l’esprit. Dix études sur Robert Musil, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Liber», 2001.

    4. Bouveresse, La voix de l’âme et les chemins de l’esprit. Dix études sur Robert Musil, op. cit., p. 434.

    5. Cometti, Musil philosophe. L’utopie de l’essayisme, op. cit., p. 139-159.

    6. Bouveresse, La voix de l’âme et les chemins de l’esprit. Dix études sur Robert Musil, p. 413, 273 et 32.

    7. Quelles que soient par ailleurs les proximités autobiographiques entre l’auteur et son protagoniste romanesque, que tant Cometti que Bouveresse ne manquent pas de relever.

    8. Florence Vatan, Robert Musil et la question anthropologique, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Perspectives germaniques», 2000.

    9. De la plus récente critique française m’ont également été utiles la substantielle biographie de Musil par Frédéric Joly (Robert Musil. Tout réinventer, Paris, Éditions du Seuil, 2015) et l’ouvrage de Sophie Djigo (La raison vivante. Robert Musil et la vérité romanesque, Paris, Éditions l’Improviste, coll. «Les aéronautes de l’esprit», 2013).

    10. Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Les éditions de Minuit, coll. «Critique», 2000, p. 34.

    11. Jacques Rancière, «Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien», L’inactuel, no 6, Calmann-Lévy, 1996, p. 53-68.

    12. Nicole Loraux, «Éloge de l’anachronisme en histoire», Le genre humain, no 27, Éditions du Seuil, 1993, p. 23-39.

    13. Sylviane Agacinski, «Apologie de l’anachronisme», Le passeur de temps. Modernité et nostalgie, Paris, Éditions du Seuil, coll. «La librairie du 21e siècle», 2000, p. 117-125.

    14. Inka Mülder-Bach, Robert Musil. Der Mann ohne Eigenschaften. Ein Versuch über den Roman, Munich, Carl Hanser Verlag, 2013.

    15. Robert Musil, Kommentierte digitale Edition sämtlicher Werke, Briefe und nachgelassener Schriften. Mit Transkriptionen und Faksimiles aller Handschriften, Walter Fanta, Klaus Amann et Karl Corino (dir.), Klagenfurt, Robert Musil-Institut der Universität Klagenfurt, version DVD, 2009.

    16. Déjà en 2000 Walter Fanta a retracé la genèse du grand roman de Musil dans Die Entstehungsgeschichte des «Mann ohne Eigenschaften» von Robert Musil (Vienne, Cologne, Weimar, Böhlau).

    17. Robert Musil, Gesammelte Werke in neun Bänden, Adolf Frisé (dir.), Reinbek, Rowohlt, 1978.

    18. Robert Musil, Briefe 1901-1942, Adolf Frisé, avec l’aide de Murray G. Hall (dir.), Reinbek, Rowohlt, 1981.

    19. Robert Musil, Tagebücher, 2 volumes, Adolf Frisé (dir.), Reinbek, Rowohlt, 1976.

    20. Robert Musil, L’homme sans qualités, 2 volumes, trad. Philippe Jaccottet, nouvelle édition préparée par Jean-Pierre Cometti, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Le don des langues», 2004. Dans sa présentation (p. 9-26), Jean-Pierre Cometti explique ses principes d’édition, tout en établissant à son tour une genèse de l’œuvre.

    Chapitre 1

    En relisant Musil: ralentir pour réfléchir!

    Es ist sehr anmassend: ich bitte mich zweimal zu lesen.

    (MoE 1970, 1603)

    C’est très présomptueux, je demande qu’on me lise deux fois. (Notre traduction)

    Dans sa colonne-feuilleton publiée par la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 21 janvier 2012, Hans Ulrich Gumbrecht propose une rédemption du romancier Robert Musil, sous le titre «Robert Musil erlösen!» Rédemption de quoi? D’une espèce d’oubli actif dans lequel le lectorat averti l’aurait laissé glisser tout en recommandant sa lecture comme un devoir d’initié? Ou, comme le formule Gumbrecht dans une métaphore sportive qui lui est chère: «Erlösung aus der Abseits-Position des permanenten Geheimtips» («Rédemption de la position hors-jeu de ce qui est resté un secret d’initié»)?

    Il reconnaît que, contrairement à l’œuvre de deux contemporains de Musil que sont Proust et Joyce, le roman L’homme sans qualités, résistant à certains procédés critiques, tels que l’abstraction ou l’actualisation, n’a pas fait l’objet de travaux qui seraient devenus des événements marquants dans l’histoire de la critique littéraire. Et il constate que ce roman a ceci d’exigeant qu’il demande une certaine lenteur de lecture: «Ganz langsam sollten solche Sätze gelesen werden» («De telles phrases devraient se lire très lentement»).

    Cela me ramène à ma propre expérience de lecteur de Musil, à la façon dont j’ai appris à le lire lentement, ou plutôt à la façon dont ce roman m’a obligé à apprendre à lire lentement.

    J’ai en fait observé que, parmi les textes littéraires qui m’intéressent et me fascinent le plus aujourd’hui et auxquels je retourne régulièrement et avec plaisir, il y en a trois qui m’ont fortement résisté à la première lecture – au point où il faudrait déclarer cette première lecture comme échouée ou non advenue. Il s’agit d’Affinités électives de Goethe, de L’éducation sentimentale de Flaubert et de L’homme sans qualités de Musil.

    Je me suis peut-être trop vite avancé en affirmant que les textes m’ont résisté. Car, les textes nous résistent-ils? Ou résistons-nous aux textes? Les raisons de cette difficulté à lire, la raison qui rend notre lecture pénible, traînante, intermittente pour la laisser éventuellement s’enliser tout à fait après la fatidique page trente, cette raison réside-t-elle en nous ou dans les textes? Il me paraît prudent de ne pas trancher une telle question avant d’avoir considéré un cas concret.

    À propos de L’homme sans qualités, quelques données objectives relevant de l’histoire de sa réception nous aideront à amorcer une réponse. Les années 1980 constituent une période riche dans la réception de Musil – étant donné que 1980 marquait le 100e anniversaire de la naissance de l’auteur – et à plus forte raison dans les pays francophones, étant donné qu’en 1981 paraît la traduction française des Journaux de Musil. Pendant cette période, dans les pays germanophones comme dans les pays francophones, les libraires observent que le premier volume du roman de Musil atteint un chiffre de vente qui est le multiple de celui des volumes subséquents. Or, il est vrai que les statistiques se prêtent aux interprétations les plus divergentes, mais il y a quand même lieu de reconnaître dans cette inégalité des chiffres de vente une inégalité de fréquentation par les lecteurs, et par là l’indice d’une certaine difficulté de lecture. Étant recueilli auprès d’un grand nombre de lecteurs, cet indice renverrait donc à une qualité du texte, non pas à leur comportement individuel. Cela étant dit, il est certain que d’autres critères sont à considérer: l’obligation dictée par les modes intellectuelles d’avoir «du Musil» sur ses rayons de bibliothèque1, ou, plus terre à terre, le comportement grégaire qui consiste à acheter un produit que publicité et promotion ont «fait mousser», mais dont on n’a pas vraiment besoin ou, dans le cas d’un livre, qu’on n’a pas vraiment le temps de lire. Il y a donc toutes sortes de raisons pour qu’un auteur, ou un de ses ouvrages, devienne un Geheimtip pour un certain lectorat.

    Bilan intermédiaire: il doit y avoir quelque chose du côté du texte lui-même qui détermine le déroulement d’une lecture. Mais c’est loin d’être concluant. Revenons donc du côté du lecteur et de son expérience. Dans le cas de L’homme sans qualités, mon expérience de lecture était négativement déterminée par sa grande lenteur, par le temps que j’étais obligé d’y investir. Certes, je ne plaide pas pour l’application aux textes littéraires des méthodes de lecture rapide qu’on nous offre dans les pages commerciales de nos quotidiens ou sur Internet. Je soutiendrai plutôt que tout lecteur de romans «averti» dispose de diverses méthodes de lecture, dont certains procédés d’accélération, qui font intégralement partie de sa compétence de lecteur littéraire. Un de ces procédés est fondé sur la distinction entre la charpente narrative, le squelette de l’histoire, le fil du récit, d’une part, et les éléments perçus comme plus accessoires, tels que descriptions, commentaires, digressions, d’autre part, qui ne font pas avancer l’histoire. Je sais que ces «éléments accessoires» ont été réhabilités par les théoriciens et les analystes du fait littéraire, mais cette réhabilitation n’a pas pour effet d’éliminer ce qui est une économie très ancienne de la lecture, même si elle doit apparaître aujourd’hui comme étant dépourvue de légitimation théorique.

    Du moins dois-je admettre que je suis parmi ceux qui, en flagrante contradiction avec le savoir sophistiqué qu’ils ont du fait littéraire, n’ont pas abandonné leurs vieilles habitudes de lecture. Il m’arrive en fait occasionnellement, lors d’un voyage, pressé par l’arrivée du train ou de l’avion à destination, ou après une nuit de lecture et hâté par les heures matinales, d’accélérer la lecture d’un roman – policier ou autre – en sautant les passages de description et de discussion et de suivre le fil de l’intrigue pour connaître le dénouement. Je suis d’autant plus tenté de recourir à cette stratégie de lecture si l’ouvrage à lire est volumineux, peut-être même en plusieurs volumes comme c’est le cas du roman de Musil. Or, une des choses qui ont rendu ma lecture de ce roman difficile, c’est que cette stratégie de lecteur pressé, qui aurait dû me permettre de hâter ma lecture, a lamentablement échoué.

    Vouloir m’accrocher au fil du récit s’est soldé par une expérience négative qui m’a cependant fait découvrir la fragilité, mais aussi la complexité, de ce fil, de même que vouloir sauter les longues réflexions que comporte le texte

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