Les fées de Serres
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À PROPOS DE L'AUTEUR
Jadis chef d’entreprise, l’auteur a entrepris des chefs d’œuvre (De Gaulle, Staël). Christian de Maussion a publié des textes dans Le Monde, Le Figaro, La Croix, Libération, Le Quotidien de Paris, Les Echos, L’Idiot International, Les Cahiers de l’Herne. Il a participé à l’aventure emblématique de Matulu. Il rédige des chroniques pour Service Littéraire. Les fées de Serres est le neuvième ouvrage qu’il publie, le septième édité par 5 Sens Editions.
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Les fées de Serres - Christian de Maussion
Christian de Maussion
Les fées de Serres
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À Hélène
« L’Esprit c’est un corps parfait. »
Louis-Ferdinand Céline
Pourquoi les hommes meurent-ils à quatre-vingt-huit ans ? Fred, Ghislain, Michel.
À deux décennies du terme, peut-être à moins, je mesure la douceur d’être en vie, de sentir une pâle lumière de novembre glisser sur ma peau.
Il y a dix-huit mois, la radio m’apprenait la mort de Michel, me révélait une réalité à laquelle je répugnais à songer. À la télévision, je voyais certes un vieillard, un corps courbé, un visage rougi d’ecchymoses, mais un gaillard tout autant, une tête restée jusqu’au bout si bien faite.
Quand je regarde aux alentours l’immédiat environnement, je sais que le joyeux penseur occitan n’a pas d’équivalent, que son rayonnement intellectuel s’est introduit dans mon champ de conscience comme une chance, une espérance, un privilège de l’existence.
Michel se plaisait à décerner à Georges Rémi, alias Hergé, le label olympique de « seul génie qu’il ait jamais croisé dans sa vie ». Moi, c’est à Michel que j’attribue le prix d’excellence, le trophée de l’intelligence la plus radieuse, parmi les hommes qui figurent au répertoire de ma mémoire.
D’une génération à l’autre, les hommes s’éblouissent mutuellement, fertilisent leurs œuvres à coups d’admiration fortuite.
L’éditrice du penseur, après sa mort, publie des photographies de son terroir. Je vois un jeune homme de dix-sept ans qui arpente un trottoir carrelé, mains dans les poches et pantalon pattes d’éléphant, une dégaine délurée de petite frappe, de voyou provincial à l’affût d’un mauvais coup. L’impression première est une désillusion. Je me suis fourvoyé. Je suis même assez terrifié. Je dévisage une sorte de chenapan. Le philosophe occitan était-il un charlatan ? Je m’égare dans mes ressentiments, ou plutôt dans mes sentiments contrariés. J’ai vénéré un type assez ordinaire, un homme ambitieux qui n’a pas froid aux yeux. À voir et revoir ce portrait d’immédiat après-guerre, je me demande si je n’ai pas manqué de sagacité, si je n’ai pas été floué, trompé sur la denrée.
L’histoire avec Serres a commencé par un faux pas, une erreur d’aiguillage. Salle Cavaillès, je me destine un pupitre. Disciple occasionnel de Vladimir Jankélévitch, je m’encanaille en philosophie, au voisinage d’une voix de gouaille et d’innocence, joyeuse et saccadée, effusive et démonstrative. Mon école buissonnière est domiciliée à la Sorbonne. J’ai fait le mur des universités préfabriquées, Nanterre, Dauphine, où les savoirs utilitaires leurrent des esprits ancillaires. Je m’aère avec Plotin, me détache des baratins. L’intitulé du cours exerce un charme sur ma liberté : Le doigt sur la bouche.
D’emblée, je saisis la musicalité du beau français, le patriotisme esthétique de Jankélévitch. Le gaullien que je suis s’entiche du je-ne-sais-quoi du maître bergsonien. J’aime que la raison s’applique au flou d’une sensation. Je me lave des mots sales d’une lourdingue sociologie. Je me dévêts de mes oripeaux économiques, je me déshabille d’un dédaigneux babil à deux balles, je me dépouille de mes rudiments de management. Loin du sabir obligatoire, je respire l’air qui sied à ma nature.
Jankélévitch, je l’ai choisi plutôt que Conche, Marcel Conche, dont le nom figurait à toutes les lignes du cursus de philosophie épinglé aux murs de la faculté. Jankélévitch m’avait séduit jusqu’en Normandie, jusqu’à ma maison de Silly en Gouffern. Les ondes d’alors captaient le sifflement d’une voix heurtée, les merveilleuses digressions d’un discours sans tiédeur. J’étais conquis par une formule ramassée qui touchait dans le mille, parlait à ma quotidienneté : « On ne gagne du temps que pour pouvoir en perdre. » Aux idiots des familles, la radio d’alors donnait des mots de pareil désordre, diffusait de subtils paradoxes au milieu des périls.
J’ai donc fui Nanterre-la-Folie, ses balafres soixante-huitardes, sa mythologie criarde, ses perroquets marxistes, Baudrillard et ses simulacres. J’ai décapoté ma deux-chevaux kierkegaardienne, l’ai désenclavé du parking de grande surface, l’ai garé rue des Écoles. Le philosophe du quai aux fleurs restituait une jeunesse, une ardeur, une finesse revigorante aux humanités délaissées.
Là, j’étais préservé d’une science déjà très envahissante, à l’écart de toute technologie toxique. Jankélévitch philosophait à mains nues. À l’écouter, à noter des bribes de ses brillantissimes exposés, à observer la virtuosité de phrasé de ses apartés, je me persuadais à mesure de ma légitimité d’évadé. Je me sentais bien avec Plotin. Je m’enhardissais au point d’interroger le bienfaisant enseignant sur la valeur heuristique de l’analogie. J’en avais ma claque des longues chaînes de raisons, d’inductions et de déductions. L’inventive analogie m’éveillait à la rêverie.
Le chemin était tracé, la salle Cavaillès le lieu d’une liberté. Mais un jour, le système s’est enrayé, le mécanisme d’horlogerie s’est détraqué. Au lieu du frêle intellectuel vêtu d’un costume anthracite, de mon banc d’étudiant mendiant, je voyais un corps d’athlète en chandail torsadé, j’entendais les voyelles chantantes d’une langue méridionale. Ses longs cheveux déjà blanchis, autour d’un large crâne dégarni, évoquaient la figure burinée de Léo Ferré. Serres était l’allégorie d’une autre philosophie, d’une deuxième pensée enracinée dans la terre, balafrée par les mers. J’étais resté à la même place, ne m’étais pas instruit des diktats de bureaucrates. Serres s’était substitué à Jankélévitch.
Durant dix ans, je n’ai pas bougé d’un pouce, j’ai oublié Jankélévitch, j’ai noté la joyeuse parole d’un homme d’extérieur, ami des choses de la géographie, qui mêle science dure et littérature à ses propres aventures.
Avec lui, je ne m’expatrie pas de la géométrie. Je demeure au plus près des développements de la technologie, je m’installe aux premières loges, coudoie la beauté littéraire, voisine avec la splendeur des