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Perspectives féministes en relation internationales: Penser le monde autrement
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Ebook457 pages5 hours

Perspectives féministes en relation internationales: Penser le monde autrement

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« La politique internationale est un monde d’hommes », disait en 1988 la féministe étatsunienne Ann Tickner, théoricienne des relations internationales. Il semble que cette constatation soit toujours d’actualité quelque trente années plus tard. Dès la création de la première chaire de recherche dans ce domaine, en 1919, c’est une vision masculine et occidentale du monde qui a prédominé. Les choses sont en train de changer, lentement, avec la place de plus en plus grande que prennent divers groupes de femmes au sein des facultés universitaires et des instances de pouvoir, et ce, partout dans le monde.

Cet ouvrage au pari ambitieux – relevé avec brio – présente la variété et la richesse méthodologique et théorique des perspectives féministes sur les relations internationales, qui déconstruisent un certain récit conservateur de la discipline et offrent une vision approfondie des débats internationaux. Vingt-neuf chercheuses et deux chercheurs d’une douzaine de pays, associés à une vingtaine d’institutions, proposent des contributions sur la gouvernance mondiale, l’économie politique, la sécurité internationale et les mouvements transnationaux dans leur imbrication avec le genre, l’hétéronormativité, le racisme systémique, le colonialisme, les enjeux autochtones ou l’immigration.
LanguageFrançais
Release dateMay 18, 2022
ISBN9782760645240
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    Perspectives féministes en relation internationales - Maïka Sondarjee

    Sous la direction de

    Maïka Sondarjee

    Perspectives féministes en relations internationales

    Penser le monde autrement

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Perspectives féministes en relations internationales: penser le monde autrement/ sous la direction de Maïka Sondarjee.

    Nom: Sondarjee, Maïka, éditrice intellectuelle.

    Collections: Politique mondiale (Presses de l’Université de Montréal)

    Description: Mention de collection: Politique mondiale | Comprend des références bibliographiques.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 2022000143X | Canadiana (livre numérique) 20220001448 | ISBN 9782760645226 | ISBN 9782760645233 (PDF) | ISBN 9782760645240 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Relations internationales. | RVM: Théorie féministe.

    Classification: LCC JZ1253.2.G46 2022 | CDD 327.1082—dc23

    Mise en pages: Folio infographie

    Dépôt légal: 2e  trimestre 2022

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2022

    www.pum.umontreal.ca

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Introduction

    MAÏKA SONDARJEE

    Dès la création de la première chaire de recherche en relations internationales (RI), en 1919, à l’Université d’Aberystwyth, une vision masculine et occidentale du monde a prédominé dans ce domaine1. L’affirmation de la féministe étatsunienne Ann Tickner en 1988 selon laquelle «la politique internationale est un monde d’hommes» (429) est malheureusement encore d’actualité. Les chercheurs européens et nord-américains, qui sont les plus reconnus dans ce champ d’études, ont étudié la sécurité des États, l’équilibre des puissances, le pouvoir militaire et économique, la géopolitique, la démocratie ou la diplomatie, et ce, à partir d’approches individualistes ou rationalistes. La surreprésentation de ces sujets et de ces orientations théoriques a eu pour effet d’invisibiliser les dynamiques genrées des relations internationales.

    Bien que souvent ignorées dans le champ des RI, les relations de genre ont toujours façonné l’ordre du monde, notamment dans leurs imbrications avec l’hétéronormativité, le racisme systémique, le capitalisme et le colonialisme. Ces dynamiques structurent le monde, que ce soit par les chaînes du care, les discours imposés sur les femmes de certains pays, l’internationalisation du travail reproductif par l’immigration vers l’Occident de travailleuses et travailleurs2, ou encore la division sexuelle et racialisée du travail. De ces dynamiques genrées, notons quelques exemples:

    L’industrie du tourisme où des femmes du Sud global effectuent le travail ménager et prennent soin des familles;

    La division genrée entre emplois plus ou moins rémunérés dans les zones de libre-échange;

    L’immigration de femmes vers l’Occident pour devenir employées de maison, préposées aux bénéficiaires, travailleuses du sexe ou femmes à la maison;

    L’association patriarcale entre femmes et enfants dans les interventions humanitaires;

    L’imposition d’un discours sexualisant sur des femmes de pays historiquement colonisés;

    Les luttes des femmes autochtones contre les minières multinationales sur leurs territoires;

    Le soutien des femmes de diplomates au développement de politiques mondiales;

    Les violences sexuelles dans des camps de personnes réfugiées;

    La primauté des normes masculines et hétéronormatives dans les organisations internationales et les opérations de paix;

    Les centaines de mouvements et de combats féministes transna­tionaux.

    Différents mouvements sociaux observent et critiquent depuis longtemps ces dynamiques internationales liées au genre, que ce soit des regroupements féministes en Asie du Sud, des féministes noires aux États-Unis, des associations comme le Réseau des femmes africaines pour la recherche et le développement, l’organisation Femmes vivant sous les lois musulmanes, Women in Informal Employment: Globalizing and Organizing, Development Alternatives with Women for a New Era ou la Marche mondiale des femmes, pour ne nommer que ceux-là. Dans la sphère de la gouvernance mondiale, de nombreux événements et stratégies ont jalonné l’évolution de la pensée féministe, que ce soit les conférences mondiales sur les femmes, l’adoption en 2012 du Traité sur le commerce des armes (premier à mentionner les «violences de genre»), la décennie des Nations unies pour la femme en 1995, l’adoption des résolutions 1325, 2106 et 2122 au Conseil de sécurité, l’élection de féministes libérales telles que Christine Lagarde au Fonds monétaire international, ou encore de nombreux mouvements transnationaux comme ceux des travailleuses domestiques ou des activistes LGBTQI+. Tous ces facteurs ont influencé le développement des études féministes et de genre partout dans le monde.

    Cet ouvrage se penche donc sur les ramifications mondiales des discriminations de genre et des luttes féministes, puisque ces aspects sont marginalisés à la fois dans le champ des RI et dans celui des études féministes. D’un côté, on perçoit souvent les études féministes en RI comme un sous-champ d’études, alors que le genre représente plutôt un élément structurant les relations internationales. L’enseignement des approches féministes sur les relations internationales est généralement soit omis, soit réduit à une seule séance durant l’année ou durant le semestre (la sacro-sainte «semaine sur les femmes»), puisque le genre est considéré comme un enjeu parmi tant d’autres. D’un autre côté, on ignore souvent les ramifications transfrontalières et coloniales des inégalités de genre dans les études féministes enseignées en Occident, et on marginalise les recherches provenant du Sud global (Medie et Kang, 2018; Knight, 2019; Vergès, 2019; Viveros Vigoya, 2019; Grecco, 2020). Cet ouvrage vise donc à créer un pont entre les RI et les études féministes et de genre, afin de présenter une variété d’enjeux et de regards féministes sur l’international. L’objectif est également d’élargir le spectre des études de genre habituellement enseignées comme faisant partie des RI, qui relèvent trop souvent de chercheuses anglo-saxonnes. Les contributions de cet ouvrage abordent ainsi différents thèmes internationaux, comme la sécurité, l’économie politique, les mouvements sociaux transnationaux, le développement, les luttes autochtones, la migration, la politique étrangère ou la gouvernance globale.

    Nous utiliserons les termes «études féministes» et «études de genre» de manière interchangeable dans cet ouvrage. Bien que certaines personnes refusent la première appellation, perçue comme trop radicale, ce livre est résolument féministe puisqu’il découle d’un ensemble d’idées et de mouvements sociaux qui cherchent à s’émanciper des rapports de pouvoir patriarcaux. De plus, ce livre se fonde sur la prémisse intersectionnelle que les relations de genre doivent se penser en conjonction avec d’autres structures d’oppression, d’exploitation et de dépossession (Collins, 1989; Crenshaw, 1994). Soulignons que le terme «féministe» met en avant l’importance des mouvements politiques d’émancipation dans l’émergence et l’évolution des études sur le genre, mais aussi notre devoir de rendre visible l’agentivité des différents groupes sociaux dans notre compréhension du monde.

    Perspectives féministes occidentales

    Dès la fin des années 1980, des féministes dans le domaine anglo-saxon des RI telles que Cynthia Enloe, Ann Tickner ou Carol Cohn commencent à tracer les contours de ce qui deviendra les études féministes en RI (voir Prügl et Tickner, 2018). Des conférences, puis une édition spéciale du journal Millenium. Journal of International Studies, en 1988, marquent le début d’un intérêt plus marqué pour la catégorie du genre dans ce domaine d’études. Jean Bethke Elshtain (1988), par exemple, dénonçait la fausse association entre guerre et masculinité versus paix et féminité, qui découle de normes genrées persistantes en sécurité internationale. Ann Tickner critiquait quant à elle l’hégémonie du concept de pouvoir (power) de Hans Morgenthau dans le champ des RI, trop associé à la domination, en y opposant l’idée d’Hannah Arendt selon laquelle le pouvoir est l’habileté de travailler de concert et d’agir avec les autres (Tickner, 1988). Ce faisant, elle tentait d’élaborer un concept lié aux capacités et au potentiel, associé à une vision «féminine» de l’agentivité. Peu avant, Jane Jaquette avait aussi redéfini le pouvoir comme la capacité de persuader, à la manière des femmes (ou des États du Sud global) qui n’ont pas accès aux moyens de coercition monopolisés par les hommes (ou les pays du Nord global) (Jaquette, 1984).

    En 1990, Cynthia Enloe publiait Bananas, Beaches and Bases: Making Feminist Sense of International Politics, qui pose la maintenant célèbre question: «Où sont les femmes en politique internationale?» Enloe et ses contemporaines anglo-saxonnes ont insisté pour représenter les RI autrement que comme des États unitaires et des sociétés abstraites, afin de les dépeindre comme constituées d’individus et de pratiques tant privées que publiques. Après la naissance, en 1999, du premier journal féministe anglophone sur le sujet, l’International Feminist Journal of Politics, des recherches ont abordé plus directement les normes hétérosexuelles et la question de la masculinité en gouvernance globale. Entre 2000 et 2010, les présentations de la section féministe au congrès annuel de l’International Studies Association ont augmenté de 400% (Sjoberg et Tickner, 2013). Aujourd’hui, on trouve une grande quantité de livres collectifs en langue anglaise sur «le genre et les relations internationales» (Meyer et Prügl, 1999; Sylvester, 2002; Tickner et Shepherd, 2010; Sjoberg, 2011).

    Dans le monde francophone occidental, les débats se sont généralement concentrés sur des aspects sectoriels des relations internationales plutôt que sur le champ dans son ensemble. En France, en Belgique, en Suisse et au Québec, de nombreuses auteures ont publié des études sur le genre et la mondialisation, la sécurité internationale ou la gouvernance globale, notamment Françoise Gaspard, Jeanne Bisilliat, Denyse Côté, Christine Delphy, Colette Guillaumin, Helena Hirata, Danièle Kergoat, Hélène Le Doaré, Marie-France Labrecque, Christine Verschuur et Jules Falquet. Cette dernière a, par exemple, bâti un programme de recherche sur le genre comme organisateur clé de la mondialisation néolibérale (Falquet et al., 2010), et, plus récemment, Charmain Levy et Andrea Martinez (2019) ont dirigé un livre d’envergure sur le genre et le développement. Des revues comme Études internationales publient parfois des numéros spéciaux sur des thématiques de genre, comme celui sur les femmes et la sécurité internationale, dirigé par Stéfanie von Hlatky (2017), alors que Recherches féministes ou Nouvelles questions féministes publient sporadiquement des numéros sur des dynamiques internationales.

    Comme le montrent mes recherches récentes sur 50 plans de cours d’introduction aux RI offerts entre 2015 et 2020 en Amérique du Nord et en Europe, les études féministes sont toujours marginalisées dans ce champ d’enseignement, et ce, à la fois en français et en anglais. Plus de la moitié des documents étudiés (54%, 27/50) n’abordent tout simplement pas la question du genre, et la majorité de ceux qui le font (78%, 18/23) présente un pot-pourri d’approches en une seule séance dans l’année (la fameuse «séance sur les femmes») ou, pire encore, amalgament en une semaine toutes les «théories critiques» où on associe des approches féministes, postcoloniales, marxistes, poststructuralistes ou même constructivistes (Sondarjee, 2021). Seulement 5 syllabus sur 50 intègrent des recherches féministes dans les séances sur des thèmes mainstream comme la sécurité, la guerre ou les normes. Ainsi, après avoir abordé le réalisme, le libéralisme, le constructivisme ou le marxisme, les plans de cours d’introduction aux RI présentent «le féminisme» comme une approche théorique unitaire et autonome. Enseigner une variété d’approches de genre comme s’il s’agissait d’un paradigme cohérent invisibilise les différences importantes entre le féminisme matérialiste, constructiviste ou encore postcolonial, et empêche de comprendre le genre comme élément majeur des relations internationales. Ce cloisonnement engendre la marginalisation de ces perspectives dans l’esprit des étudiants et des étudiantes, puis de ceux et celles qui feront ensuite de la recherche dans ce domaine. Le présent ouvrage montre l’utilité des perspectives genrées pour comprendre à la fois l’économie politique, la sécurité, la gouvernance globale ou les relations entre Autochtones et allochtones.

    L’ethnocentrisme des études féministes sur l’international

    Le peu de recherches féministes présentées dans les cours sur les RI d’universités occidentales proviennent majoritairement de féministes blanches nord-américaines et européennes (Knight, 2019). Pourtant, depuis au moins les années 1980, des féministes du Sud global (Third World feminists), décoloniales, postcoloniales ou des études subalternes (subaltern studies) ont écrit sur l’international de manière soutenue, que ce soit Ifi Amadiume, Lourdes Benería, Lila Abu-Lughod, Chandra Mohanty, Oyèrónke Oyěwùmí, Françoise Vergès, María Lugones ou Fatou Sow. Des féministes autochtones, noires et chicanas dans des pays occidentaux ont également théorisé les relations «internationales» entre personnes blanches et personnes définies comme «Autres», dont certaines des plus connues incluent Joyce Green, Kimberlé Crenshaw, bell hooks, Angela Davis ou Elizabeth Martinez.

    Toujours selon notre recherche de 2021, seulement 8 des 90 lectures féministes abordées dans les plans de cours occidentaux d’introduction aux relations dites internationales sont écrites par des femmes racialisées ou du Sud global. Les plans de cours étatsuniens mentionnent à l’occasion des recherches allemandes, ceux des Français mentionnent parfois des recherches québécoises, mais pratiquement aucun ne parle de recherches sénégalaises ou indiennes. Le champ des RI et les études féministes en son sein valorisent donc principalement les études écrites par des personnes occidentales ou blanches (Capan, 2016; Zondi, 2018; Knight, 2019) et les féministes les plus citées dans ces cours sont Ann Tickner, Laura Sjoberg, Cynthia Enloe et Charli Carpenter, passant sous silence les féministes postcoloniales ou du Sud global, voire des chercheuses bien ancrées dans le champ des RI, comme Anna Agathangelou ou Rauna Kuokkaken.

    Nous le verrons dans le présent ouvrage, les femmes occidentales ou blanches monopolisent depuis longtemps le regard sur les femmes du Sud (Spivak, 2006; Medie et Kang, 2018; Romulus; Sow; Benjadjoudja; Verschuur; Celis, cet ouvrage). Mentionnons toutefois que le problème ne consiste pas en un manque de voix, mais bien en un manque d’écoute. Si des idéaux antiracistes semblent s’être propagés récemment depuis des mouvements comme #BlackLivesMatter, #RhodesMustFall ou #BlackInTheIvory, des mouvements similaires ont toujours existé, mais souvent sans reconnaissance, dans différents lieux de pouvoir académiques. De manière semblable, les féministes racialisées et du Sud global ont mené des recherches importantes sur l’international depuis plusieurs décennies, mais continuent d’être dévalorisées. Des livres comme Déjouer le silence. Contre-discours sur les femmes haïtiennes (Alexis, Côté et Lamour, 2018) ou Savoirs féministes au Sud. Expertes en genre et tournant décolonial (Verschuur, 2019) montrent la valeur et la variété de perspectives féministes du Sud global et de chercheuses racialisées. Ces exclusions ne proviennent pas d’un manque de voix ou d’expertise, mais reflètent des injustices épistémiques (Spivak, 2006; Mohanty, 2010).

    De plus, en RI, le problème ne se limite pas au manque d’inclusion de quelques féministes postcoloniales ou racialisées, mais porte aussi sur la perpétuation d’un ethnocentrisme et d’une perspective masculine dans la conception même du monde. Depuis le début, les RI détruisent les savoirs marginalisés et délégitiment les formes de savoir parallèles au modèle scientifique occidental blanc (de Jong, Icaza et Rutazibwa, 2019). Cette dévalorisation découle d’épistémicides historiques, soit de la destruction de langages et de pratiques de production de savoirs autochtones un peu partout dans le monde, processus qui ont servi des épistémologies, des méthodologies et des concepts européens (Thiong’o, 2005; Spivak, 2006; Sousa Santos, 2016). Au final, et très ironiquement, le champ des RI: «prétend être sur tout le monde, quand il s’agit d’une vision ethnocentrique de l’international, une construction européenne de l’international» (Zondi, 2018, 21; Capan, 2016). En prenant l’Occident comme point de référence (à la fois ses institutions, ses gouvernements et ses populations), les RI sont un champ d’études partiel et régional affichant une «colonialité du savoir», ou une hiérarchisation racialisée des savoirs, bien présente dans les recherches et l’enseignement (Lander et Castro-Gómez, 2000; Quijano, 1992).

    L’ethnocentrisme est aussi l’apanage des études féministes enseignées et publiées en Occident (Medie et Kang, 2018), qui abordent encore trop souvent les femmes comme une catégorie plus ou moins uniforme, ou une «classe sociale», en privilégiant l’expérience de la femme occidentale (hooks, 2012). Par exemple, Bonita Lawrence (1996) explique qu’on exclut souvent des discours sur les violences faites aux femmes celles faites aux femmes autochtones, qui découlent de la colonisation (voir aussi Kuokkanen, cet ouvrage). Même les recherches féministes sur l’international demeurent concentrées sur l’Occident. Dans les revues internationales sur les femmes, le genre et la politique, seulement 3% des textes publiés sont écrits par des personnes du Sud global (Medie et Kang, 2018). Alors que les universitaires féministes présument souvent être accueillantes envers les femmes du Sud global, Gabriela de Lima Grecco (2020) argumente qu’un point de vue féministe ne garantit ni une prise en considération d’autres formes de marginalisation ni une relation réciproque entre féministes blanches et racialisées. Si les RI sont un «white boys club», les études féministes en Occident sont généralement un «white girls club».

    Leila Celis mentionne dans sa contribution à cet ouvrage que l’ethno­centrisme dans l’étude de l’international crée des rapports de pouvoir importants entre les universitaires occidentales qui souhaitent «étudier» les injustices de genre dans des pays du Sud global et les groupes subalternes qui les vivent (voir aussi Mihesuah, 2003). Leila Benhadjoudja remarque aussi, dans son chapitre, que cela provoque un désir chez certaines femmes blanches de «sauver» les femmes du Sud global, ce qui contribue à perpétuer un féminisme colonial qui réaffirme «la supériorité morale des femmes blanches sur les femmes racialisées» (voir aussi Abu-Lughod, 2013). Ainsi, le manque d’inclusion n’est pas un problème statistique, mais perpétue une vision du monde relevant de l’expérience et de la positionalité d’une minorité de femmes3. Un décentrement des études féministes de l’international doit réhabiliter des formes marginalisées de savoirs, mais surtout remettre en question nos propres postulats et méthodes de recherche.

    Des chercheuses occidentales en études féministes commencent toutefois à admettre leur ethnocentrisme. Dans le cadre des études queer, Amy Lind explique comment le discours sur les droits des femmes et des personnes LGBTQI+ a parfois servi à renforcer l’hégémonie de certains États, lorsque ceux-ci s’associent à un type de démocratie occidentale, racialisée et développementiste. La création d’une «normalité inclusive» contre la «barbarie» a participé à marginaliser les nations où l’homosexualité est illégale, qui sont associées à un manque de modernité. On a ainsi redéfini les codes et la pratique de la normalité et de la déviance pour exclure des pays subalternes (Lind, 2014). Lind ajoute que la nouvelle normalité liée au «bon citoyen gai», c’est-à-dire conforme à son genre, blanc, de classe moyenne et monogame, a aussi servi à des politiques d’exclusion des personnes LGBTQI+ racialisées. Alors qu’ils ont permis de déconstruire les fondements hétéronormatifs de l’ordre international, beaucoup d’universitaires adoptant une perspective queer appellent aujourd’hui à transcender certaines de leurs propres «orientations raciales, de classe et occidentalocentristes» (Thiel, 2017, 103).

    Les récentes tentatives d’aborder ces rapports de pouvoir au sein de l’université, y compris dans ce livre, peuvent participer à dépolitiser et à blanchir les approches «décoloniales», comme le souligne Celia Romulus dans sa contribution à cet ouvrage. Sans nier le potentiel politique de ces approches et en soulignant qu’elles découlent d’abord et avant tout de mouvements militants, il est toutefois important d’étudier comment des dynamiques coloniales et genrées traversent les relations internationales. C’est dans cette optique que la philosophe argentine María Lugones (2010), par exemple, a développé le concept de colonialité du genre, soit un processus colonial fondé sur l’enchevêtrement de la déshumanisation, de la racialisation et de la sexualisation (gendering) de certaines populations (voir aussi Quijano, 1992; Mignolo, 2011). La compréhension de ces processus de déshumanisation entre nations et entre individus est cruciale à la fois pour décrypter les relations internationales et leurs hiérarchies de genre, ainsi que pour comprendre la marginalisation de certains savoirs dans les études sur l’international. Mais ce type de recherche relève également d’une praxis qui vise à intégrer cette compréhension du monde dans nos actions.

    Un effort de décentrement

    Le champ des RI marginalise donc les recherches féministes, en particulier celles qui se trouvent en dehors du monde de la science politique anglo-saxonne. Les prochaines pages tenteront donc de présenter une variété d’approches féministes francophones sur l’international, certaines plus conventionnelles, certaines plus critiques. L’objectif consiste notamment à familiariser le public francophone avec différents débats qui se déroulent dans le monde anglophone. Alors que certains chapitres présentent des recherches féministes assez connues en RI, que ce soit sur la diplomatie (Lecler et Goltrant), la sécurité (Martín De Almagro) ou la mondialisation (Berthelot-Raffard), la plupart des perspectives abordées dans cet ouvrage ne sont tout simplement pas enseignées en RI. Elles proviennent de disciplines ou de personnes historiquement exclues, ou bien elles abordent des thématiques déconsidérées dans le champ.

    Premièrement, en alliant des analyses féministes sur l’international peu considérées dans le champ des RI lié à la science politique, nous présentons des points de vue issus d’une variété de disciplines, notamment de la sociologie, des études autochtones, de l’anthropologie, des études du développement, des études de diplomatie et des études féministes, en considérant comme une force l’hétérogénéité des formes narratives et des postulats normatifs. En élargissant le cadre des RI, les contributions de ce livre se penchent sur les relations multilatérales (relations et institutions formelles ou informelles entre nations), transnationales (qui traversent les frontières), multinationales (compagnies ou sociétés ayant des activités dans plusieurs pays) et coloniales (entre entités historiquement colonisatrices et colonisées ou entre personnes considérées comme natives et personnes racialisées et autochtones).

    Deuxièmement, en présentant des débats classiques anglophones à un public francophone, nous nous efforçons d’ouvrir les œillères du champ des RI aux recherches à l’extérieur du monde anglo-saxon. En effet, puisque les débats définissant les contours de la discipline des relations internationales se font principalement en langue anglaise, les chercheuses et les chercheurs préfèrent souvent diffuser leurs résultats en anglais, adopter des méthodes reconnues dans le monde anglo-saxon, participer à des événements aux États-Unis et publier dans des revues et maisons d’édition anglophones (Balzacq, Cornut et Ramel, 2017). Plutôt que de prendre position dans les débats en français sur le genre et l’international, cet ouvrage tente d’offrir à un lectorat francophone un éventail de recherches rédigées dans d’autres langues.

    Finalement, en plus de déconstruire la vision du monde masculine anglo-saxonne, plusieurs contributions au présent ouvrage tentent de décentrer l’occidentalocentrisme des RI. En s’écartant des RI classiques, l’objectif consiste à rendre visibles différentes perspectives francophones liées au genre et à l’international, mais en portant une attention particulière aux exclusions et aux silences habituels du champ. En rendant visibles des recherches de féministes racialisées, autochtones ou du Sud global, plusieurs contributions abordent des thématiques souvent négligées en RI et en études féministes en Occident, que ce soit l’agentivité autochtone, le corps des femmes musulmanes, la migration des femmes du Sud global pour le mariage, les inégalités de pouvoir dans la production de connaissances ou l’activisme transnational des travailleuses domestiques. Ce livre collectif tente donc de décentrer le regard à plusieurs égards (disciplinaire, linguistique, géographique, thématique) et d’insister sur le fait qu’il n’y a pas seulement un, mais plusieurs féminismes sur l’international (Grecco, 2020; Prügl et Tickner, 2018; D’Aoust et Anctil Avoine, 2019).

    Il est important de souligner que le point de départ de ce livre étant occidental, celui-ci comporte forcément des silences et des exclusions. Toutefois, bien que la majorité des personnes ayant contribué à ce livre habitent aujourd’hui en Occident, près de la moitié de celles-ci sont racialisées, autochtones ou du Sud global. De l’Algérie à Haïti, de la France aux États-Unis, en passant par le Sénégal, la Colombie et différentes communautés autochtones, les chapitres font état de recherches issues de différents espaces géographiques. Les parcours migratoires et les positionnalités des contributrices offrent donc une myriade de regards féministes sur le genre et sur le monde.

    Cette diversité est toutefois synonyme de variété conceptuelle. Dans les chapitres du présent ouvrage, des conceptions fondamentales peuvent donc avoir différentes définitions. Le «genre», par exemple, est généralement «un élément constitutif des rapports sociaux fondé sur des différences perçues entre les sexes» (Scott Joan, 1988, 141). Toutefois, le concept renvoie parfois à l’orientation sexuelle et à l’hétéro­normativité, et parfois à l’identité de genre binaire (femmes et hommes) ou non binaire (queer). Des politiques d’aide étrangère féministes utilisent le terme pour parler des femmes cis, des théoriciennes autochtones le lient avec le colonialisme et des activistes pour une reconnaissance du travail domestique avec le capitalisme et la racialisation. Cette variété conceptuelle fait la force de ce livre.

    Dans un désir de ne pas imposer une vision unique, on ne trouvera aucune terminologie imposée, que ce soit l’intersectionnalité, la consubstantialité, la colonialité du pouvoir, le postcolonialisme, l’égalité femme-homme, l’inclusion ou l’oppression. Toutefois, bien qu’il s’agisse de termes imparfaits, les expressions «Sud global» et «Nord global» sont privilégiées plutôt que d’autres termes qui «encensent un modèle de développement capitaliste téléologique lié aux théories de la modernisation (pays sous-développés et en développement versus développés), qui attribuent une valeur indue à l’accumulation de capital (pauvres versus riches), qui relèguent au second plan certaines régions du monde (tiers monde versus premier monde) ou qui retirent aux pays du Sud leur agentivité en se concentrant uniquement sur la structure du système international (périphérie versus centre)» (Sondarjee, 2020, 52). Les termes Sud et Nord globaux se veulent neutres, bien qu’ils soient géographiquement incorrects puisqu’il y a des enjeux du Sud dans le Nord et vice-versa. Ce livre aborde d’ailleurs certaines dynamiques «internationales» qui se situent dans un seul pays géographique, comme le traitement réservé aux populations autochtones du Canada.

    Autre terme contesté, on a préféré dans cet ouvrage l’appellation «racialisé» à «personne de couleur», «minorité visible», «personnes non blanches», ou autres. Comme l’explique Haroun Bouazzi: «Au sens biologique, les races n’existent pas. Au sens sociologique, le racisme construit les races. Le racisme est un ensemble de mécanismes sociaux qui créent ou perpétuent des inégalités sur la base de la racialisation des groupes, favorisant le privilégié et défavorisant le racisé» (Bouazzi, 2017). La racialisation fait donc référence à un processus actif de hiérarchisation lié à la colonialité du pouvoir plutôt qu’à un état immuable ou minoritaire. De plus, parler de racialisation ne place pas au centre l’identité blanche comme la norme ou le référent principal, mais renvoie plutôt à un processus lié à des privilèges accordés à certains groupes sociaux de manière structurelle.

    On privilégie également dans ces pages différentes considérations intersectionnelles ou de coconstitution des systèmes d’oppression et d’exploitation. Les contributions abordent toutes un ou plusieurs aspects en lien avec le genre, que ce soit les masculinités (Anctil Avoine; Reysoo; Lecler et Goltrant; Nagels; von Hlatky et Bouchard; Martín De Almagro), l’hétéronormativité (Coenga-Oliveira; Lecler et Goltrant; Reysoo; Thomson et Sondarjee), la colonialité du pouvoir (Sow; Verschuur; Benhadjoudja; Basile; Delisle L’Heureux; Quintal-Marineau; Kuokkanen), le racisme systémique (Romulus; Blackett; Berthelot-Raffard), la citoyenneté (Lamour; Ricordeau) ou le capitalisme (Ricordeau; Delisle L’Heureux; Destremau et Georges; Berthelot-Raffard; Kuokkanen).

    La variété des points de vue n’empêche pas certains

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