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LA MAISON DES LEVASSEUR T.1
LA MAISON DES LEVASSEUR T.1
LA MAISON DES LEVASSEUR T.1
Ebook336 pages4 hours

LA MAISON DES LEVASSEUR T.1

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About this ebook

Été 1958. La famille Levasseur hérite d’une demeure ancestrale longtemps inhabitée. Nichée au creux de la forêt et sise aux abords du lac Pohénégamook, la résidence est majestueuse, mais négligée. Peu importe, ce legs inespéré devient le signe d’un nouveau départ…

En quittant leur village de la Côte-de-Beaupré pour ce coin de pays qu’ils n’ont jamais exploré, les trois soeurs Levasseur et leurs parents sont bien loin de se douter qu’un drame les guette, précurseur d’une série de bouleversements parfois affligeants, parfois exaltants.

Entre les rénovations, les rumeurs propagées par les villageois, la face cachée d’un séduisant épicier italien et l’arrivée de travailleurs étrangers, les soeurs Olivia, Raquel et Béa ne savent pas où donner de la tête. Et alors que les élans du coeur aspirent à les emporter, il leur faut entretenir cette maison unique dont la vocation se révèle incertaine. Parviendront-elles à en faire leur petit havre de paix ?

Julie Rivard est auteure et enseignante. Elle présente ici le premier volet d’une série d’époque, laquelle relate avec passion le quotidien d’une famille aussi chaleureuse que la maison qui l’accueille.
LanguageFrançais
Release dateFeb 20, 2019
ISBN9782897831493
LA MAISON DES LEVASSEUR T.1

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    LA MAISON DES LEVASSEUR T.1 - Julie Rivard

    Titre.jpg

    À tous ceux et celles qui, de près ou de loin, me soutiennent et m’encouragent dans la réalisation de mes livres. Vous êtes précieux ! Et vous avez certainement compris qu’un roman, c’est un grand voyage passionnant juste au bout des doigts !

    1

    La lettre

    — Ben voyons donc, j’arrive pas à le croire ! s’exclama la mère de famille. Olivia ? Olivia, es-tu là ?

    — Je suis dans la cave, répondit une voix lointaine.

    — Viens ici, ma belle fille, ça presse !

    La jeune femme remonta les marches trois par trois, se tenant la jupe d’une poigne ferme. Elle craignait qu’un de leurs animaux ne soit tombé malade ou que l’eau de pluie ne se soit infiltrée à nouveau par le toit, causant de plus gros dégâts qu’auparavant. Au lieu de cela, Olivia retrouva sa mère cimentée sur place, face au lavabo de la cuisine, une enveloppe décachetée et une lettre à la main. Olivia avait du mal à cerner l’émotion de Marion. Elle n’était pas effondrée. Elle ne pleurait pas. Une chose était sûre, toutefois, une nouvelle inattendue venait de la sidérer. Mais était-ce une heureuse ou une mauvaise nouvelle ? Olivia coula un regard au-dessus de son épaule. Elle aperçut le sceau d’un notaire au pied de la lettre. Elle lut cette dernière en diagonale. Époustouflée, Olivia dévisagea sa mère.

    — Qu’est-ce qu’on va faire avec ça ?

    — J’en ai aucune idée, ma fille. Aucune espèce d’idée.

    Les deux femmes restèrent clouées au carrelage, à digérer l’importante nouvelle et à en soupeser le pour et le contre.

    * * *

    La maison attendait, vacante. Elle était en pleine pause depuis quelques années. Personne ne l’avait habitée. Elle était majestueuse, mais négligée. Une grande victorienne beige sable à bardeaux usés. Comme bien des demeures ancestrales, elle était ceinturée par une galerie agrémentée d’une balançoire suspendue. Il y avait fort longtemps que cette balançoire n’avait pas valsé, si ce n’étaient les grandes rafales qui, par temps plus froid, la secouaient un peu. Les deux portes principales, celle de devant tout comme celle donnant sur le lac, mouraient d’envie d’être repeinturées. Leur rouge n’était plus aussi vif qu’auparavant. Mais la demeure était toujours là, bien droite, avec son charme mystérieux et ancien. Comme un secret du passé. Personne ne la fréquentait, hormis quelques jeunes baigneurs qui, après avoir batifolé dans l’eau, se faisaient sécher sur la galerie arrière. Ils se racontaient des histoires de peur et se mettaient parfois au défi d’y pénétrer de manière clandestine afin d’en explorer les recoins et de se laisser épouvanter par ses fantômes. On avait eu vent aussi de certains travailleurs communément appelés « jobbeurs » qui auraient osé camper dans la demeure abandonnée, faute de payes assez grasses pour se payer un petit loyer temporaire au village. Son dernier propriétaire ne l’avait jamais habitée (allez savoir pourquoi !), ce qui ajoutait à son aura de mystère. Pourtant, une sérieuse dose de menuiserie, d’électricité et de cœur à la tâche suffirait à lui redonner sa chaleur et son lustre d’antan. Après tout, cette maison datant du début du siècle était unique dans la région, avec sa tourelle flanquée d’une petite terrasse style belvédère et sa vue imprenable sur le lac. Une fleur fanée. Un joyau déchu. À moins que le sort ne joue enfin en sa faveur. Mais les paroissiens n’y croyaient plus.

    * * *

    La famille Levasseur était réunie au salon. Tandis que la mère versait du thé dans des tasses alignées sur la table basse, le père achevait de corder une vingtaine de bûches de merisier près du foyer. Ce n’était que la mi-août, mais il voulait s’assurer que son bois serait parfaitement sec une fois la fraîche de septembre installée. L’atmosphère était plutôt silencieuse, ce qui était tout sauf coutumier dans cette famille débordante de personnalité. En temps normal, les Levasseur occupaient leurs dimanches à jouer aux cartes, à se divertir autour d’un feuilleton radiophonique ou à regarder une émission de variétés sur l’une des trois chaînes de télévision. Ce soir, toutefois, les parents avaient rassemblé leurs trois filles, Olivia, Raquel et Béa, pour décider de leur avenir. Rien de moins.

    — Comme vous le savez, amorça Reynald de sa voix de tonnerre, votre mère a reçu une lettre ben importante.

    Pour l’avoir lue à la cuisine, Olivia en connaissait déjà le contenu. Mais elle n’était pas parvenue à se faire une tête pour autant. Tant d’incertitudes l’assaillaient. Tant de questionnements sans réponses. Elle ne savait pas si elle devait s’en réjouir ou s’en attrister. Étant l’aînée, elle s’efforçait d’avoir l’air posée et mature, comme en toute circonstance, d’ailleurs. Elle était une jeune femme forte, limite garçonne, brillante et pleine d’orgueil. Puis, elle aimait trop sa petite sœur Béa pour se laisser aller à des émotions qui risqueraient d’ébranler la fillette. Une fois sortie de ses songes, Olivia posa de nouveau un regard attentif sur le paternel. Il poursuivit :

    — Votre vieille tante Anna, que vous avez juste vue en portrait, est morte y a dix ans.

    — Ben là ! réagit Raquel, avec toute la spontanéité qui la caractérisait. En quoi c’est une nouvelle, ça ?

    Le père soupira au-dessus de son épaisse moustache. La mère distribua alors des sablés au beurre faits maison. Elle en offrit d’abord à son mari, puis à ses trois enfants, avant de reprendre le fil de la conversation.

    — Toujours est-il qu’elle a légué sa résidence à son seul survivant, son fils Denis. C’est un cousin que j’ai jamais vraiment côtoyé. La raison est simple : il a toujours été foreman à Churchill Falls, au Labrador.

    — C’est-tu à côté de la Chine, ça ? s’enquit la petite Béa, les yeux ronds comme des assiettes.

    Toute la famille céda à un fou rire réconfortant. Puis, les trois filles prirent le temps de savourer les bons biscuits fondants, saupoudrés de granules de sucre. La naïveté de la jeune enfant avait su désamorcer la tension. Reynald prit place dans sa berceuse à coussins, un breuvage chaud entre les mains. Il mentionna à sa progéniture que le cousin Denis avait succombé à un diabète mal contrôlé. À la suite de quoi il fit un signe de tête à sa femme afin qu’elle poursuive la grande annonce. Elle lui parut nerveuse. Après s’être essuyé les doigts sur son tablier, elle plongea :

    — La plus proche parente de matante Anna… c’est rendu moi.

    Raquel lança un vif coup d’œil à Olivia, tandis que Béa jouait à la poupée sur le divan. La cadette ne semblait plus concernée par la discussion en cours. Perspicace comme dix, Raquel saisit alors les sous-entendus de la déclaration de sa mère. Et elle comprit aussi que sa grande sœur était déjà au courant, à l’expression que celle-ci avait. Maintenant assise au bout de son siège, Raquel dressa l’échine. On aurait dit qu’elle venait d’être fouettée. L’insulte se lisait par la rougeur de ses pommettes bronzées.

    — Tout le monde le sait sauf moi ?

    — Non, gronda le père. On vous fait une annonce officielle maintenant. Même Olivia connaît pas notre décision finale.

    Olivia haussa les épaules pour prouver qu’il disait vrai. Tout comme sa sœur, elle était à la merci de l’incertitude et de l’attente.

    — La maison nous revient de droit, dit le paternel.

    — Et gratuitement, insista son épouse.

    — Une nouvelle maison ? chantonna Béa. Youpi !

    — Calme-toi un peu le « youpi », la tempéra Olivia tout en se tournant vers son père. Elle se trouve dans quel coin, cette maison-là ? Plus vers Québec ou plus vers Charlevoix ?

    Elle venait de nommer les deux destinations opposées, mais les plus rapprochées de leur village actuel, soit Saint-Ferréol sur la Côte-de-Beaupré. Olivia n’avait franchement aucune idée de la localisation de la propriété, puisqu’elle n’avait jamais pris connaissance du dos de la lettre du notaire. Lorsqu’elle vit ses parents se dévisager, elle comprit toute la futilité de sa question. Et elle craignit le pire : le Labrador, la Chine ou toute autre absurdité du genre.

    — Matante Anna habitait la paroisse de Saint-Éleuthère, aux abords du lac Pohénégamook.

    — Pohénéga-quoi ? réagit Raquel.

    — Gamook, répéta Béa de sa mignonne voix d’enfant.

    Le silence retomba sur la pièce telle une tonne de briques. Pendant que les filles réalisaient peu à peu qu’elles allaient bientôt perdre leur quotidien, leurs racines et leurs amitiés, Reynald élaborait mentalement une façon d’annoncer à ses patrons et à ses confrères de travail qu’il les quitterait pour de bon. Le lac Pohénégamook l’appelait, à des kilomètres et des kilomètres de là…

    Au soleil levant, il se rendit tout droit à la Scierie Dion et Frères. Comme tous les matins depuis vingt ans, il inséra sa carte de temps dans la machine que les hommes surnommaient « slot de la clock ». Tout en se dirigeant vers sa scie industrielle, il repensa à la gamme d’émotions par laquelle étaient passées ses filles. Il était bien conscient que ce grand déménagement dans le Bas-Saint-Laurent, plus précisément dans le Témiscouata, leur était tombé dessus comme une véritable bombe. Il en ressentait l’impact, lui aussi. Mais une certitude amoindrissait le bouleversement : cette grande maison gratuite, additionnée à la vente de leur présente bicoque, leur assurerait un hiver et un printemps plus douillets que ceux qu’ils avaient connus par le passé. D’autant plus que des rumeurs couraient au sujet de Dion et Frères. Des rumeurs d’achat par des Européens et de relocalisation subséquente. Reynald Levasseur n’avait que la pérennité de sa famille en tête. N’ayant qu’un secondaire trois en poche, il n’avait aucun autre choix. C’est donc poussé par l’instinct de survie, mais avec un regret certain, qu’il frappa à la porte de son supérieur immédiat.

    — Entrez ! Mon bureau est toujours ouvert.

    Reynald sourit derrière son imposante moustache. Son supérieur était jeune, mais raisonnable et chaleureux comme un vieux de la vieille. Romain Renaud était un « maudit bon gars », comme se plaisait à le répéter Reynald. Il avait vite su s’attirer le respect des ouvriers. Beau jeune homme châtain aux yeux clairs, il avait d’abord fait ses preuves comme bûcheron et draveur sur la rivière Sainte-Anne. Du pain noir, il en avait mangé plus que sa part avant de pouvoir aspirer à un poste en administration. Heureusement, les dirigeants avaient su déceler de bonnes capacités intellectuelles en ce jeune homme natif du coin. Ils lui avaient donné une chance, et Romain ne l’avait pas laissé s’échapper. Il l’avait saisie de main ferme et il s’était vite fait accepter des gars de shop. Le vieux Reynald Levasseur l’avait adopté dès le premier jour. Il avait en quelque sorte retrouvé en son supérieur le fils qu’il avait perdu à la suite d’une violente pneumonie et Romain avait retrouvé en son subalterne la bienveillance d’un père disparu. L’affection était mutuelle et ne serait pas, de part et d’autre, abandonnée de gaieté de cœur.

    — Hé, bon matin, mon Reynald ! Veux-tu un café, il m’en reste pour une pleine tasse ?

    Reynald refusa d’un geste de la main. Il avait la mine basse. Romain fronça les sourcils. Il n’avait jamais vu son père par procuration avec un tel air de dépit. Romain écouta son récit, de plus en plus désolé au fur et à mesure que des détails s’ajoutaient.

    — Tu pars dans une semaine ? répéta Romain, comme pour y croire davantage.

    — Faut que j’y aille avant les filles, précisa l’homme. Je vais être responsable de toutes les rénovations, en plus d’essayer de me décrocher des heures dans une des shops de bois là-bas… Faut que je réussisse tout ça avant que le frette arrive.

    Romain était attristé, c’était évident. Il s’apprêtait à perdre non seulement un fidèle employé, mais aussi une figure paternelle. Il le considéra avec émotion, sans toutefois verser une seule larme. Ce n’était pas chose courante entre hommes. Il se contenta de soupirer, les deux mains arrêtées sur la nuque. Reynald se releva de son siège. Romain l’imita. Le plus vieux des deux fit semblant de tousser pour chasser son embarras. Puis, il offrit une poignée de main au jeune homme, juste avant de laisser tomber sa fierté machiste afin de le serrer dans ses bras.

    — Bon, faudrait ben que j’aille travailler pour vrai, dit Reynald en reniflant.

    Romain lui adressa un sourire déjà nostalgique tout en le regardant quitter le bureau. Mais au fond de son cœur, il espérait ne pas avoir dit son dernier mot. Un plan finirait bien par s’esquisser dans l’horizon lointain.

    2

    Le paroissien

    Raquel avait les yeux bouffis et tentait de reprendre un semblant de respiration normale à travers ses sanglots. Elle revenait d’un pèlerinage dans les rues et les rangs de Saint-Ferréol afin de faire ses adieux à des copines d’enfance. Tout le monde était ému. Même les garçons. Avec ce départ aussi précipité qu’inattendu, les jeunes représentants de la gent masculine perdaient leurs deux plus beaux espoirs : Raquel et Olivia Levasseur. En réalité, Olivia était la plus belle avec ses yeux gris, ses cheveux blond foncé et ses pommettes saillantes. Mais Raquel demeurait la plus aguichante (et frivole !) avec sa silhouette pulpeuse et ses traits sombres lui conférant une allure quasi exotique. Il sautait aux yeux que l’une tenait de la mère, tandis que l’autre descendait plus directement du père.

    — Est-ce qu’il reste de la place dans tes bagages ? demanda Raquel à sa sœur en se mouchant le nez.

    — Non, mais j’imagine que tu vas en trouver quand même.

    Olivia ne pleurait pas, mais elle avait la mèche courte. Elle n’avait pas souri du matin et répondait à toutes les questions qu’on lui posait avec plus de promptitude qu’à l’accoutumée. Raquel emprunta le minime espace restant dans la dernière valise de sa sœur pour y insérer une jupe, un pantalon cigarette et une paire de ballerines en cuir verni. Puis, les deux sœurs se laissèrent tomber assises au bout de leur lit respectif pour contempler le vide. La chambre qu’elles avaient partagée depuis leur naissance n’était plus qu’un espace rectangulaire dépouillé de tous ses meubles et souvenirs. C’était l’heure de partir.

    Reynald avait laissé à sa femme la vieille Dodge Coronet blanche. Avec l’aide d’un voisin, Marion en avait attelé le toit afin de pouvoir y empiler des boîtes recouvertes d’une bâche. Le voisin s’était assuré de bien serrer les sangles. Le coffre arrière était rempli à ras bord et ressemblait à un véritable casse-tête en bois. Comme l’avait déclaré la mère de famille, il y avait du bagage au pouce carré ! Après avoir enlacé l’affable voisin, Marion se glissa derrière le volant. Elle expira son souffle qu’elle avait retenu sans s’en rendre compte. C’était le moment. Elle inséra la clé dans le démarreur, les doigts tremblotants. Olivia était sur le siège passager et la petite Béa, sur les genoux de Raquel, installée à l’arrière. Une pratique plutôt tolérée en cette fin des années 1950. Adieu Saint-Ferréol, adieu ! Ou peut-être à bientôt ! Nul ne le savait. Ce déménagement était comme un grand saut dans le vide.

    Plus les filles Levasseur parcouraient les kilomètres qui les séparaient de leur nouvelle vie, plus leurs craintes se dissipaient. Après avoir traversé le pont de Québec (un périple en soi pour elles qui n’avaient jamais franchi les limites de la capitale), leur négativité se transforma peu à peu en une excitante nervosité. Après s’être communiqué leurs angoisses, elles se permirent tout de même quelques beaux moments d’admiration du paysage. Cette région du Bas-Saint-Laurent suivait l’horizon, linéaire, paisible et joli. La petite Béa était fascinée par l’envers du décor : les yeux fixés sur la rive opposée, elle contemplait son ancien village.

    — Qui veut de la gomme balloune pour finir la route ? dit Marion en sortant trois bâtons de Bazooka qu’elle avait cachés dans le coffre à gants.

    Les trois filles s’en emparèrent avec jubilation. Elles lurent la petite bande dessinée incluse dans l’emballage et se lancèrent dans un concours de la plus grosse bulle possible. Marion sourit en les voyant s’amuser autant avec si peu. Elle était fière d’elles. Ses filles géraient plutôt bien le bouleversement provoqué par la lettre du notaire, chagrinant seulement le soir sur l’oreiller. Marion avait espoir qu’elles ne s’en sortent pas trop écorchées. Elle-même retrouvait son aplomb. Elle reprenait confiance en l’avenir et se disait que la vie était belle malgré les embûches et les détours. Encore une heure de voyagement avant de retrouver son mari et de découvrir son nouveau coin de pays… Voilà qui l’encourageait à concentrer son attention sur la route et à maintenir le cap. Elle acheva son thermos de café noir et partagea quelques grignotines avec ses filles tout en essayant de ne pas se laisser distraire par la question pécuniaire qui la turlupinait depuis le début de cette aventure. Car la maison de Saint-Ferréol n’était pas vendue. C’était loin d’être chose faite. Elle chassa ses inquiétudes financières en prenant une autre bouchée et en tentant de déchiffrer le prochain panneau indicateur. En gagnant du terrain, Marion put lire « HWY 289 ». Elle sentit les battements de son cœur s’accélérer. Une grande fébrilité s’empara de son corps et de son esprit. Quelques minutes plus tard, le même effet se produisit sur ses filles lorsqu’elles réalisèrent qu’elles ne longeaient plus les berges du fleuve. Les nuances de bleus se transformèrent en tons de verts. Sapins et épinettes défilaient à la manière de géants accueillants, ce qui fit un peu de bien au moral.

    — Est-ce qu’on arrive bientôt ? Est-ce qu’on est arrivées ? répéta Béa, le nez collé à sa vitre.

    Raquel avait hâte d’atteindre leur destination plus que quiconque ; elle ne sentait plus ses cuisses. Sa sœur de six ans n’était pas la plus lourde, mais en proie à l’énervement, elle gigotait plus que d’habitude. Elles roulèrent encore un moment, croisant le rang Ignace-Nadeau, la rivière Boucanée et autres éléments de la toponymie locale. Dans la voiture, l’air se faisait de plus en plus humide. Le soleil était en constante ascension. Il atteindrait bientôt son apogée. Et le niveau de chaleur le suivait. Marion permit à ses passagères d’abaisser davantage les vitres des portières. Du même coup, elle ralentit sa vitesse. Elles purent respirer la nature et tendre l’oreille vers les bruits ambiants. Pour l’instant, elles n’étaient pas trop dépaysées puisque la végétation leur rappelait celle de la Côte-de-Beaupré. Seulement, le territoire était plat et la route était bordée de verdure dense et touffue. Puis, elles aperçurent le lac. C’était la perle de la région. Le cœur de leur nouveau monde. Un seul regard posé sur ce large bassin d’eau cerclé de montagnes suffit à les méduser. Tout à coup, un klaxon strident les arracha à leurs rêveries. Marion sursauta derrière son volant. Elle consulta son rétroviseur principal. C’est vrai qu’elle avait ralenti sa course pour laisser sa famille contempler le paysage, mais de là à se faire talonner ? Une petite file d’autos s’étirait derrière sa Dodge Coronet. D’où sortaient-elles toutes, tout à coup ? Un second long klaxon ébranla davantage la quiétude dans l’habitacle.

    — Oui, oui, j’accélère, j’accélère, bougonna la mère. Est-ce qu’ils auraient de l’impatience dans les gènes, par ici, coudonc ?

    Elle se fit dépasser par une camionnette qui arborait le logo de Radio-Canada, puis par une seconde qui affichait celui d’Allô Police.

    — Mais qu’est-ce qui se passe ici, pour l’amour du saint ciel ?

    Olivia suivit des yeux les deux véhicules. À quelques mètres, droit devant, ils bifurquèrent sur le chemin de la Tête-du-Lac. La jeune femme se demanda si un accident de la route ou autre drame quelconque venait de se produire dans les environs. Elle perdit son sourire appréciatif pour retrouver une mine flegmatique. Première impression du village de Saint-Éleuthère : beau, mais différent. Voire singulier. L’avenir confirmerait peut-être le contraire…

    — Des fois, je me demande si c’était une bonne chose, cette lettre-là.

    Personne ne commenta la remarque d’Olivia. La Coronet blanche poursuivit sa route jusqu’à la rue de l’Église. Tout village qui se respecte possède une rue de l’Église.

    — On aurait peut-être dû faire un arrêt à la petite épicerie qu’on vient de croiser ? dit une Raquel affamée en pensant que son père n’avait sûrement pas prévu de goûter.

    Mine de rien, la voiture tourna devant la belle église de briques beiges au clocher argenté. Elle fila sur cette voie qui était sans conteste la première véritable rue du village. Ce qui compliquait les choses pour la conductrice, c’est que Saint-Éleuthère comptait bien peu de noms de rues ! C’était assez inusité et, en dépit de certaines rues débutant par Saint ou Sainte, Marion devait se fier à un plan dessiné à main levée par son mari. Enfin, elle tourna sur un chemin qui menait au bord du lac. La rue Saint-Jean. C’est là que les filles Levasseur virent une maison. LA maison. Celle qui allait les accueillir, les abriter et leur offrir un monde de possibilités. Positives ou négatives.

    — Papa ! s’exclama Béa en voyant son père s’affairer à décaper le haut de la tourelle.

    Bien sûr, il ne l’entendit pas, mais ses éclats ramenèrent un peu d’allégresse dans la voiture. Empressées de se dégourdir les jambes, les sœurs abandonnèrent les bagages et bondirent hors de leur siège dès que la Coronet s’immobilisa. Le vent d’été souffla sur leur visage, réchauffant leur âme inquiète et balayant leur chevelure. Mues par la curiosité, elles partirent toutes dans des directions opposées, pendant que leur père descendait du haut de sa tour. Elles étaient impatientes de découvrir le vaste terrain et la vue. Et quelle vue ! Une surface d’eau miroitante. Des plages privées ici et là. Des chaloupes, pontons et autres petites embarcations à moteur. Pour ces nouvelles arrivantes tout juste débarquées d’un village où les activités hivernales étaient à l’honneur, le lac Pohénégamook prenait des allures de station balnéaire.

    — Oli, viens voir ça ! lança Raquel en contenant un rire excité.

    Son aînée se pointa par-derrière, désireuse de connaître la cause d’un tel trépignement. Raquel essaya de pointer le paysage avec le plus de discrétion possible. En contrebas de leur terrain se trouvaient quatre jeunes hommes. Ils paraissaient dans leur jeune vingtaine et s’exposaient aux regards scrutateurs. Torses nus, maillots mouillés, sourires éclatants bien ancrés. Olivia haussa un sourcil. Elle vivait tout de manière introvertie.

    — Voyons, toi, bougonna la frivole Raquel. Pas moyen de te faire réagir ! Les as-tu bien vus ?

    Olivia grommela un semblant de réponse positive, tandis que sa sœur se pâmait devant les corps sveltes et tentants des baigneurs. La plus mature des deux s’en retourna à la maison. Elle y retrouva son papa, qui l’accueillit à bras ouverts. Des bras pleins de bran de scie, mais des bras chaleureux tout de même.

    — Ça va être une vraie merveille quand je vais en avoir fini avec elle, s’enthousiasma-t-il en désignant leur nouvelle demeure.

    Avec empressement, la famille pénétra à l’intérieur par l’attirante porte écarlate et reluisante. Ce qui frappa Olivia, en tout premier lieu, fut le lustre qui pendait du plafond cathédrale à l’entrée. Il était massif, scintillant, majestueux.

    — Une lampe de princesse ! s’émerveilla la petite Béa en tournoyant pour faire danser sa robe soleil et ses bouclettes blondes.

    Reynald leur expliqua que le maire de Saint-Éleuthère, qui était venu lui souhaiter la bienvenue dans son patelin, lui avait fourni quelques explications au sujet du lustre antique. C’était donc un chandelier Louis XIV, ouvragé en cuivre et agrémenté de nombreuses guirlandes à pendeloques de cristal. Les ampoules de style candélabre se dressaient sur huit bras arrondis en forme de S, eux-mêmes ornés de rosettes bien polies et brillantes. Le père de famille les avait astiquées rien que

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