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L' ENFANT D'AVRIL
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L' ENFANT D'AVRIL

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About this ebook

Katherine, une enseignante et mère d'un enfant, doit prendre la décision la plus difficile de toute son existence. Au terme d'un concours de circonstances en escalade et de tests médicaux éprouvants, elle avorte d'un bébé de 23 semaines, atteint d'une grave maladie héréditaire propre au Saguenay–Lac-Saint-Jean, la tyrosinémie. Mais après coup, les remords et le chagrin l'amènent lentement au bord de l'abîme. Angoisse et culpabilité deviennent partie prenante de son quotidien, alors que son conjoint, un agent de la paix, vit également ce deuil à la dure, à sa manière. Pourront-ils tous les deux entreprendre et réussir un long processus de rétablissement, semblable à la guérison d'un choc post-traumatique?


Rédigé dans un style vif et empreint de poésie, ce récit touchant se veut une réflexion intime concernant le droit à l'existence, la résilience, la génétique médicale et le fait d'être mère à notre époque post-moderne.
LanguageFrançais
PublisherÉditions JCL
Release dateMay 6, 2015
ISBN9782894317235
L' ENFANT D'AVRIL
Author

Katherine Girard

Katherine Girard, née au Lac-Saint-Jean, habite maintenant sur une communauté abénaquise avec son conjoint et ses deux filles. Elle enseigne à plein temps la littérature au collégial, mais se met à écrire dès qu’elle a un moment de libre. Elle a déjà publié trois romans aux Éditions ADA (Le retour d’Annabelle, Pour ceux qui restent et Anxieuse) ainsi qu’un récit aux Éditions JCL. Elle signe avec Catherine II son premier roman historique.

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    L' ENFANT D'AVRIL - Katherine Girard

    1.

    DES PARALLÈLES DOULOUREUX

    2 avril 2010 – L’oisillon

    Je ne pense plus qu’à fuir l’hôpital Sainte-Justine.

    Hier, j’y ai subi un avortement parce que l’enfant que je portais était atteint de la tyrosinémie, une maladie héréditaire du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ce matin, je me suis sentie incapable de rester une minute de plus dans l’établissement; j’ai demandé à sortir plus tôt que prévu. Je ne pouvais plus supporter l’image que je me faisais de ce bébé, que Dave et moi avons officiellement nommé Jamie, abandonné dans un réfrigérateur sombre et froid à quelques pas de moi.

    Je pousse la porte tournante, impatiente de me retrouver à l’air libre. Le vent chaud qui frappe mon corps de plein fouet me paraît indécent. Lorsque je suis arrivée, un froid pénétrant et brumeux engourdissait la ville; à présent, en raison des caprices surprenants de la nature, on se croirait au cœur d’un été tropical! Je porte pourtant mes bottes de peau d’orignal doublées de fourrure véritable, mon manteau de ski, un chandail à manches longues et à capuchon, ainsi qu’un jean de maternité devenu trop grand. Sa bande abdominale en polyester repose, pétrie de froissures, contre mon nombril avachi. Je me traîne jusqu’au banc le plus près, m’affale dessus malgré les crottes d’oiseaux desséchées qui le maculent, et allume une cigarette. Je retire mon manteau en grimaçant. Les yeux plissés par la lumière du jour, Dave constate :

    — Tu as mal…

    — Pas tant que ça.

    — Qu’est-ce que tu veux faire?

    Je lève le regard vers lui. Je ne reconnais pas sa voix désincarnée, je la sens indifférente à tout ce qui constitue notre avenir proche ou lointain. Je réponds :

    — Je veux aller me promener sur le Plateau Mont-Royal.

    — Vraiment?

    Il semble étonné… Pourtant, deux jours plus tôt, alors qu’on roulait sur l’autoroute 30 vers l’inexorable, j’ai prétendu que ce serait bien d’aller prendre une bière sur une terrasse une fois que tout ça serait derrière nous.

    — Oui, je répète, butée. Allons marcher un peu sur la rue Saint-Denis.

    — D’accord.

    Il fait craquer son grand squelette et s’élance en direction de la voiture sans un regard vers l’arrière; je les suis, ses yeux cernés et lui, à travers les méandres boueux du stationnement.

    Dans la voiture règne une chaleur digne d’un four crématoire. Je baisse toutes les vitres et j’enclenche l’air climatisé au maximum. Je ressens le besoin compulsif d’appuyer sur tous les boutons en même temps. Il y a quelques jours, Dave m’aurait sermonnée.

    — La clim va fonctionner pour rien si tu ouvres les fenêtres, voyons!

    En règle générale, il aime s’ériger en monsieur Gros Bon Sens, il a le souci constant de l’ordre et de l’économie. Aujourd’hui, alors que nous venons de laisser la dépouille de notre bébé derrière nous, les détails qui, auparavant, donnaient du piment à notre existence conjointe lui paraissent futiles, je le devine. En fait, je crois qu’il ne remarque même pas mon comportement.

    Il paie au guichet de sortie et nous dévalons le chemin Côte-Sainte-Catherine en silence. Il roule à une vitesse avoisinant les quarante kilomètres à l’heure, indifférent aux klaxons, exactement comme le jour où nous sommes sortis de l’hôpital avec Maïna, notre première enfant, quatre ans plus tôt. Ce jour-là, la conduite trop prudente de Dave m’avait attendrie; aujourd’hui, son attitude absente me terrifie. En un jeu cruel de superpositions, je nous revois, Dave et moi, rouler sur cette même avenue, notre magnifique petite fille ficelée serré à l’arrière de l’auto. Je m’étais installée à côté d’elle : je ne pouvais concevoir de la laisser hors de ma vue plus d’une seconde. Seul son visage émergeait des replis moelleux dans lesquels elle était enfouie. Elle m’était déjà si précieuse! J’avais failli la perdre dès sa naissance; nous avions failli nous perdre avant même de nous être connues.

    En effet, il s’en était fallu de peu que ce premier accouchement ne se solde par une tragédie. Le placenta s’était formé trop près du col de l’utérus, de sorte qu’il avait recouvert partiellement la sortie jusqu’aux tout derniers jours de la gestation. Aussi, l’accouchement avait-il dû être provoqué, puisque je ne voyais même pas l’ombre d’une contraction se profiler à l’horizon après plus de quarante et une semaines de grossesse. Ainsi, durant l’expulsion, Maïna s’était retrouvée en détresse; elle avait avalé du méconium, c’est-à-dire ses propres matières fécales qu’elle avait libérées dans le liquide amniotique parce qu’elle y était demeurée trop longtemps. En plus, le cordon ombilical s’était enroulé autour de son cou! Lorsqu’elle était enfin parvenue à la lumière crue du monde, elle était grise et ne respirait pas. Un essaim d’intervenantes en blouse bleue s’était affairé à la réanimer pendant ce qui m’avait paru une éternité. Enfin, je l’avais entendue pleurer, à mon indicible soulagement.

    Alors que notre voiture atteint l’avenue du Mont-Royal, je tente par tous les moyens de m’absorber dans le spectacle à la fois réjouissant et pathétique que m’offrent les habitants du Plateau, qui profitent de ce printemps aux allures estivales pour exhiber à la vue de tous des morceaux de leur chair blanchie par les longs mois d’hiver. L’ambiance festive qui semble s’être installée dans les rues du quartier le plus populaire de la métropole m’apparaît totalement surréaliste. Cette ribambelle de bras et de jambes dénudés n’arrive pas à me distraire de la comparaison troublante que mon esprit vient de m’imposer…

    Ma première enfant, Maïna, avait d’abord refusé son entrée dans l’existence, mais elle est finalement parvenue jusqu’à mon monde en s’époumonant, vaincue par mon désir increvable qu’elle me rejoigne ici-bas. Jamie, lui, a fait tout ce qu’il pouvait pour me prouver qu’il tenait à vivre : pendant des mois, il a martelé mon ventre de coups de pied énergiques, à des moments parfois étrangement opportuns. Il a survécu à une panoplie de tests risqués et même à un accident d’auto. Il m’a prouvé qu’il était un vrai combattant, mais je l’ai tout de même obligé à quitter mon univers sur le bout des pieds, hier, dans le plus parfait des silences.

    Le 19 mars 2006, lorsque Dave et moi sommes sortis pour la première fois de l’hôpital Sainte-Justine avec, dans les bras, un bébé hurlant, car agressé par le froid de mars qui soufflait sur ses joues, j’ai senti pour la première fois la morsure de l’anxiété maternelle planter ses crocs dans ma vie. J’ai été saisie par cette nouvelle inquiétude, que j’ai associée instinctivement à l’humidité glaciale; j’ai tout de suite su qu’elle ne me quitterait plus jamais. J’étais tombée irrémédiablement amoureuse de mon bébé. Je ferais tout ce qui serait en mon pouvoir pour la protéger.

    Aujourd’hui, le 2 avril 2010, combiné à la chaleur écrasante, le silence qui beugle entre Dave et moi, qui se fracasse contre mon crâne, puis contre le sien, dans un mouvement de balancier inlassable depuis la seconde où le cœur de Jamie a cessé de battre, compose un anesthésiant psychique plus efficace que tous les médicaments et traitements-chocs existant sur cette planète. Je sens pourtant qu’en moi la morsure saine et franche de l’amour maternel s’est métamorphosée en déchirure, en fracture ouverte, momentanément insensibilisée par l’acide sulfurique que les événements récents ont versé sur mon esprit. Oui, mes os s’érodent à l’air. Je suis renversée, à l’envers. Je me jetterais hors de la voiture en mouvement pour embrasser le bitume cuit par le soleil et stopper la montée corrosive, lente mais irrépressible, de mes sentiments.

    Le choc de la mort de Jamie a été trop puissant. Du coup, je ressens tout si fort que c’est comme si je ne ressentais plus rien.

    Machinalement, Dave gagne l’avenue de l’Hôtel-de-Ville et stationne la voiture à quelques mètres de l’appartement où nous avons habité pendant six ans au début de notre relation amoureuse, jusqu’à ce que Maïna survienne dans notre existence et que nous décidions de déménager dans la région Centre-du-Québec, dans une maison campagnarde dont Dave venait d’hériter.

    Je m’extirpe de la voiture, fais une dizaine de pas et me retrouve sous l’érable qui ombrage la fenêtre de mon ancien logement. Au fil des années, l’arbre s’est développé en hauteur plus qu’en largeur, la base de son tronc ne disposant, pour s’épanouir, que d’un maigre carré de terre découpé dans le trottoir. Ses racines se sont malgré tout frayé un chemin à travers les nombreuses infrastructures souterraines de la ville. Son ombre dérisoire forme une flaque à mes pieds, soulignant la crasse printanière.

    Je me souviens qu’un beau jour d’été, alors que Dave et moi habitions dans cet appartement depuis environ un an, un oisillon était tombé à l’endroit exact où mes pieds viennent de se poser. Mes pupilles s’étaient heurtées à un minuscule tas d’os et de peau translucide en train de brûler sur l’asphalte. Mon cœur s’était ouvert comme une coque de noix. J’avais soudain souhaité que mon sang frais se déverse sur la créature en détresse. Dave, qui se tenait un pas derrière moi, avait alors proposé de l’écraser pour abréger ses souffrances. Lorsque je l’avais regardé avec un air horrifié comme s’il était possédé du démon, il m’avait souri, désarmé.

    — C’est une blague, voyons! Tu es bien trop sensible, chérie! C’est juste un bébé moineau, avait-il argué comme s’il s’agissait là d’une conclusion acceptable, avant de se diriger, croulant sous nos sacs d’épicerie, vers la porte blanche de notre cinq et demie.

    Il avait raison, j’étouffais sous un torrent de larmes de commisération. Impulsive, mais pleine de bonne volonté, j’avais alors versé ma bouteille d’eau pleine sur le corps chétif qui s’était mis à tressauter, le bec gorgé de liquide. Après quelques secondes d’agonie, la créature avait cessé de s’agiter. Je m’étais mise à crier :

    — Dave, je l’ai tué!

    Les nuits suivantes avaient été remplies de cauchemars où j’assistais à la chute de l’oiseau. Je revoyais en boucle la minuscule colonne cassée par la chute, la peau à peine duvetée brûlée par le bitume sur lequel on aurait pu faire cuire un œuf, les poumons minuscules noyés par mes soins douteux. Je me sentais tellement coupable!

    Alors que ces images renaissent à la surface de ma mémoire, je ne peux m’empêcher de sourire, amère. Mon esprit effectue un autre parallèle déconcertant. À vingt-quatre ans, j’étais traumatisée par la mort d’un oisillon; à trente-trois ans, je ne ressens presque rien alors que je viens de mettre un terme à la vie de mon bébé. Pour tout sentiment, je ne décèle à travers le feu roulant de mes pensées qu’une cloque boursouflée de culpabilité.

    Un ricanement m’échappe. Dave, qui m’a rejointe, me propose un regard désorienté.

    — Quoi?

    — Tu te souviens? Il y avait un bébé oiseau qui était tombé de cet arbre.

    — Oui, je me souviens. Ta peine était démesurée, murmure-t-il en lissant mes cheveux.

    Au contact de ses doigts contre ma crinière, je me demande si je me suis coiffée, ce matin. De quoi puis-je bien avoir l’air? Je n’ai pas souvenir de la dernière fois où je me suis regardée dans un miroir; c’est sûrement mieux ainsi. Je me dégage de l’emprise de Dave. Je me sens laide. Lourde. J’ai mal au ventre. Dave dessine un sourire piteux sur son visage.

    — Tu ne voulais pas aller chez Renaud-Bray? Puis boire une bière après?

    J’opine sans rien dire. Si je parle encore, je vais peut-être pleurer. Pas question de pleurer.

    Nous passons devant notre ancien appartement sans même jeter un coup d’œil à la fenêtre. Nous remontons la rue Marie-Anne et tournons sur Saint-Denis, à gauche. Sur le trottoir, la foule des passants est trop dense.

    Je me retrouve pliée en deux. Ma tête tourne; un flot chaud coule entre mes jambes. Ma serviette hygiénique se transforme en hybride alliant l’éponge à la brique.

    — Dave, je ne pourrai pas…

    — Il faudrait qu’on mange quelque chose.

    — Je n’ai pas faim.

    — Moi non plus.

    Nous restons plantés là, au milieu des gens qui passent sans nous remarquer, comme si nous étions deux statues baptisées par le guano. Dave déploie un effort surhumain; il prend ma main crispée sur mon ventre et la ramène vers lui. Il m’entraîne et nous regagnons la voiture avec l’impression de marcher hors du temps.

    Nous sommes deux astronautes prisonniers de leur combinaison spatiale qui sautent d’une portion de trottoir à l’autre, seuls, sous un soleil aveuglant.

    Ma combinaison est gorgée du sang de la mort fraîche.

    Nous quittons Montréal alors que Le Cri de Munch tournoie en kaléidoscope sous notre casque. Sur l’autoroute 20, Dave subit le rodéo des conducteurs négligents qui, en cette magnifique journée, roulent fenêtres baissées et musique à fond à une vitesse approchant celle du son et qui nous dépassent sans s’assurer d’avoir établi une distance convenable entre les véhicules. Après avoir observé pendant plusieurs minutes le manège de ces chauffards sans même broncher, Dave m’adresse un coup d’œil terne agrémenté d’un haussement d’épaules. J’ai l’impression qu’il vivra à présent en apesanteur et que plus rien, jamais, ne parviendra à le déstabiliser. Sans prévenir, la cloque qui endiguait ma culpabilité explose sous ma combinaison, pulvérise mes dernières résistances, éclabousse l’habitacle de la voiture : notre enfant est mort… et nous devons retourner à nos vies, agir comme si rien ne s’était passé? Comme si nous ne l’avions pas tué?

    Le même jour – L’hémorragie

    Aux environs de Sorel, j’ordonne à Dave de s’arrêter au bord de l’autoroute. Il me décoche un regard intrigué, mais s’empresse de m’obéir lorsqu’il aperçoit mon visage.

    — Qu’est-ce que tu as? Tu vas vomir?

    Il immobilise la voiture sur le bas-côté de l’autoroute 30, actionne les feux de détresse et attend que je lui fasse part de mon problème. Comme je ne bouge pas, il s’inquiète encore plus.

    — Tu vas finir par me dire ce qui se passe ou quoi?

    — Écoute, je vais me lever, mais promets-moi que tu ne paniqueras pas, OK?

    — Je ne paniquerai pas! Allez, lève-toi!

    Je soupire. En ouvrant ma portière, je combats un début d’étourdissement. Je m’arrache de l’auto en grimaçant. Je suis courbaturée, j’ai l’impression de n’être plus qu’une grosse ecchymose, d’être passée sous un camion trois fois de suite. La nausée m’assaille. Une gastro des entrailles profondes. Je jette un coup d’œil à la banquette que je viens de quitter; même si ma vision est de plus en plus floue, je vois bien qu’elle est maculée de sang. Entre mes deux jambes, la serviette est éventrée depuis un moment et mon jean en a pris lui aussi plein la gueule. Mon utérus m’a lâchée et je suis en train de me vider. Je le sais parce que j’ai ressenti des symptômes semblables à plusieurs reprises au printemps de mon adolescence. J’avais treize ans lorsque mon médecin m’a annoncé que je devrais subir une hystérectomie si les hémorragies ne cessaient pas. Avant d’en venir à cette extrémité, il m’a prescrit la pilule anticonceptionnelle, et mon cycle menstruel s’est heureusement apaisé. J’ai revécu cette expérience désagréable tout de suite après la naissance de Maïna. Alors qu’elle accédait enfin au monde lumineux des vivants et qu’elle prenait sa première inspiration, moi, je sombrais dans des ténèbres dont on ne revient pas toujours. Au tréfonds de mon corps, une vanne intime avait éclaté. Mon placenta marginal avait provoqué une hémorragie en moi. L’obstétricienne avait dû m’administrer plusieurs piqûres de vitamine K et masser ma matrice rébarbative jusqu’à ce que je cesse de saigner.

    L’exclamation de Dave fuse aussitôt.

    — Tu fais une hémorragie! Rassieds-toi tout de suite, on file à l’hôpital!

    Je le regarde, butée.

    — Non, je ne veux pas y aller. Je n’en peux plus, des hôpitaux.

    — Mais regarde ton banc! Tu risques de mourir, si on n’y va pas tout de suite!

    Je prends appui sur la portière, étourdie et lasse.

    — Kat! On n’a pas fait tout ça pour que tu t’écrases ici! On va survivre à tout ça, OK? Tu n’as pas le droit de me laisser tomber!

    Mon état chancelant a réussi à le secouer. Il bondit hors de la voiture, fond sur moi, me rassied, boucle ma ceinture, ferme ma portière, rejoint son siège, boucle sa ceinture, redémarre la voiture et s’engage sur la route dans un crissement de pneus vers l’Hôtel-Dieu de Sorel-Tracy, qui n’est plus qu’à quelques kilomètres. Toutes ces étapes en quelque cinq secondes. Il augmente sa vitesse jusqu’à atteindre cent soixante kilomètres à l’heure, à présent qu’il sait que ma vie décline tranquillement, mais sûrement. Comme il est policier, ce n’est pas la première fois qu’il file rapidement à travers les véhicules qui entravent la route. Il conserve toutefois un sang-froid admirable. Je referme les yeux. Ma nausée est de plus en plus forte. Je me dégoûte.

    Quelques piqûres de vitamine K et autres manipulations empressées plus tard, mon utérus semble avoir enfin décidé de se contracter. Le médecin de garde de l’urgence de l’Hôtel-Dieu de Sorel, que je ne connais pas, m’annonce que je suis passée à deux doigts de subir une hystérectomie. La belle affaire! On m’a dit la même chose après la naissance de Maïna. Je lève les yeux au ciel, sciée par l’ironie de madame la Vie. Je les referme, trop faible pour supporter les mouvements brusques de mes muscles oculaires. La nausée a repris du service. Alerté par mon stoïcisme, le médecin me presse de questions.

    — Est-ce la première fois que ça vous arrive? Avez-vous vos règles à intervalles réguliers, habituellement? Avez-vous été enceinte récemment? Avez-vous subi un avortement?

    Contre toute attente, j’éclate de rire. Enfin, ce n’est pas à proprement parler un rire. Je hoquette à répétition, disons. Je suis un phoque en Alaska qui rit avec son ballon crevé au bout de son nez. Je ne peux plus m’arrêter de rire. Je suis devenue folle. Quel soulagement!

    Dave empoigne ma main. Il me fait mal pour que j’aie à nouveau mal, il refuse que je parte à la dérive sans lui. J’ai envie de hoqueter plus fort, de gueuler à m’en défoncer la tronche, mais il me broie les doigts au point que mes phalanges en deviennent blanches. Entre deux hoquets, je finis par m’écrier :

    — Arrête!

    Les contractions spasmodiques de mon diaphragme ne veulent plus s’arrêter. Mes nerfs sont déréglés. Dépassé, le médecin veut me prescrire des benzodiazépines et me garder en observation pour la nuit. Il va bientôt aller consulter mon dossier. Il va découvrir que je portais un enfant et que j’étais suivie dans cet hôpital. Il va me demander où est passé mon bébé.

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