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La fille du grand bateau blanc
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Ebook449 pages6 hours

La fille du grand bateau blanc

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About this ebook

Le 23 janvier 1951, le navire-hôpital Jutlandia quitte le port de Copenhague. Molly Dahl, une jeune infirmière engagée, embarque de justesse à bord du bateau. Durant la période de libération du Danemark, Molly a accumulé une grande expérience sur le terrain en s'occupant de patients mourants ou gravement blessés par balles. Cependant, Molly porte dorénavant un bagage rempli d'un grand nombre d'expériences personnelles terribles.En Corée du Nord, Yun, onze ans, a tout perdu. Sa maison, sa famille et son village natal ont brûlé dans les flammes du napalm. Accompagnée de deux enfants, Yun fuit vers le sud, à travers un champ de bataille apocalyptique.Molly et Yun tentent de tourner leur dos au passé. Elles espèrent vivre une vie nouvelle et meilleure en Corée du Sud. Le voyage sera pourtant long et imprévisible pour toutes les deux et leurs destins finiront par se lier dans la ville portuaire de Pusan. Molly pourra-t-elle toutefois sauver Yun ? Et qui sauvera Molly ?« La fille du grand bateau blanc » est un roman passionnant et touchant sur l'amour, la guerre et l'histoire de femmes fortes.-
LanguageFrançais
PublisherSAGA Egmont
Release dateApr 3, 2023
ISBN9788726908459

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    La fille du grand bateau blanc - Mich Vraa

    Mich Vraa

    Jesper Bugge Kold

    La fille du grand bateau blanc

    SAGA Egmont

    La fille du grand bateau blanc

    Traduit par Julien Degueldre

    Titre Original Pigen fra det store hvide skib

    Langue Originale : Danois

    Cover design : Imperiet/Simon Lilholt

    Cover photo : © Magdalena Russocka/Trevillion & Erik Petersen/Ritzau Scanpix

    Copyright © 2022 Jesper Bugge Kold, Mich Vraa et SAGA Egmont

    Tous droits réservés

    ISBN : 9788726908459

    1e édition ebook

    Format : EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l’accord écrit préalable de l’éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu’une condition similaire ne soit imposée à l’acheteur ultérieur.

    www.sagaegmont.com

    Saga est une filiale d’Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d’euros aux enfants en difficulté.

    Ce livre est dédié à toutes les femmes et à tous les hommes qui ont voyagé à bord du M/S Jutlandia de janvier 1951 à octobre 1953

    PRÉLUDE

    Ces choses se payent

    Odense, mai 1945

    J’eus le temps de profiter un peu de l’euphorie qui s’empara de nous le jour de la libération. Les mots de la BBC, «  Ici Londres…  », suivis d’un court silence avant une explosion de cris de joie. Le sentiment de renaissance qui traversa la ville à la tombée du soir. Comme tout le monde, je me dépêchai de sortir dans la rue  ; nous voulions tous voir nos voisins pour partager ce moment avec eux. Beaucoup allumèrent des feux, et les effroyables stores noirs accrochés jusqu’ici à nos fenêtres s’embrasèrent. Ce fut comme si la peste ou une autre épidémie mortelle lâchait enfin prise.

    Nous savions bien sûr que ce jour arriverait. Un jour qui s’avéra être un soir. Le temps était frais et venteux, mais nous nous réchauffions aux flammes de notre joie commune. Il en fut de même le lendemain, le jour officiel de la Libération. Des nuages gris couvraient notre pays fraîchement libéré  ; il pleuvait. Cela n’empêcha cependant personne de festoyer, même si ce samedi se révéla être l’épisode le plus sanglant de toute l’Occupation au Danemark. À plusieurs endroits dans la ville, des combats éclatèrent entre les résistants et les Allemands. Le vacarme des tirs et des explosions résonna dans les rues. Personne n’en comprit la cause, mais les conséquences furent horribles : des dizaines de morts et de blessés – des hommes, des femmes et des enfants.

    Le service d’urgence et les salles d’opération de l’hôpital passèrent tout de suite en état d’alerte maximale et tout le personnel fut réquisitionné. Ce jour-là, rien qu’avec mon équipe, nous pratiquâmes pas moins de six interventions. Nous fîmes face à des saignements, des fractures, une amputation et des hémorragies internes. De nombreuses plaies ouvertes dues à des projectiles. Durant ces heures, notre mode de fonctionnement, habituellement organisé et méticuleux, fut remplacé par les cris de panique et les empreintes de pas ensanglantées sur le linoléum gris. On se serait cru dans un hôpital militaire  ; plus rien ne parut réel autour de moi, comme si je lisais une scène grossièrement décrite dans un roman. Nous tâchâmes de ne pas perdre nos moyens, de travailler selon une procédure réfléchie, de donner la priorité aux blessures les plus graves et d’identifier pragmatiquement les cas où tout effort aurait été inutile.

    Certains blessés avaient perdu tant de sang qu’ils décédaient avant même d’arriver chez nous  ; d’autres mouraient sur la table d’opérations. Des adultes pour la plupart, mais pas seulement.

    L’après-midi, deux secouristes débarquèrent en toute hâte dans le hall d’admission avec une civière souillée de sang. Ils avaient entrepris tout ce qui avait été en leur pouvoir pour stopper les saignements, mais il y avait bien trop de blessures, trop de veines et d’artères ouvertes  ; le patient était en choc hypovolémique : son corps avait perdu près de la moitié de son sang. Au moment où les secouristes s’arrêtèrent dans leur couloir, à bout de souffle, une collègue de mon âge se dépêcha de sortir de la salle de garde. Je marchai aussi vite que possible – il est extrêmement rare que l’on coure dans le couloir d’un bloc opératoire. Ma collègue se pencha au-dessus du patient et posa une main sur le visage de ce dernier pour le faire pivoter vers elle. Mais quand elle le vit, elle se décomposa et je compris qu’elle n’aurait pu être d’aucune aide pour ce patient, qu’elle aurait fait pire que mieux. Lorsque j’arrivai à hauteur de la civière, elle murmura quelque chose, mais une série de sanglots étouffèrent ses mots. Je la poussai sur le côté et posai mes yeux sur le blessé. C’était un petit garçon d’environ dix ans.

    J’appuyai un doigt sur la gorge du garçon pour vérifier son pouls, sans m’attendre à en trouver un. Son cœur battait encore, mais trop rapidement : 150 pulsations par minute. Sa peau était glaciale. J’examinai son visage, sale et couvert de sang. Sa bouche était parsemée de croûtes composées de crasses et d’autres choses. Ses paupières étaient presque complètement closes – sans la crise de tachycardie, je l’aurais cru déjà mort.

    C’était précisément durant un laps de temps où le flux de blessés s’était amoindri. Avec l’aide des secouristes, nous emmenâmes le garçon à la salle d’opération. Nous n’avions plus le temps de nettoyer le plus important et de stériliser la table d’opération  ; le sol était rouge et glissant et collait sous la semelle de mes chaussures, mais personne n’avait eu la possibilité d’éponger le sang par terre.

    Le bras gauche du garçon affichait de sérieuses lésions. La manche de sa chemise à carreaux était en lambeaux  ; lorsque je la découpais, j’aperçus des tendons et des vaisseaux sanguins par où le sang s’écoulait. Une collègue poursuivit de déshabiller le garçon tandis que je plaçai des pinces hémostatiques sur les artères et demandai que quelqu’un apporte des perfusions de sang. Les instruments cliquetaient sur les plateaux stériles en inox. Le médecin-chef entra avec les mains en l’air devant lui après être passé aux lavabos et nous commençâmes l’opération.

    J’appris plus tard le nom du garçon, qui serait bientôt dans tous les journaux : Frantz. Dix ans. Il avait été en train de jouer dans la cour de l’Orphelinat des Sœurs de Sainte Hedwige, rue Absalon, lorsque quelqu’un avait jeté une grenade par-dessus le mur. L’explosion blessa six enfants. Plusieurs débris avaient touché Frantz. Dès le début de l’opération, nous remarquâmes rapidement que le bras et l’épaule saignaient gravement, mais la plaie au ventre était encore plus préoccupante. Le foie était percé, presque arraché  ; il y avait plusieurs hémorragies internes. Le fait que ce garçon eût toujours été en vie à son arrivée à l’hôpital était étonnant.

    Alors que nous nous battions pour sauver cet enfant, le médecin-chef abaissa soudainement la main qui tenait l’écarteur stérile que je venais de lui passer. Je suivis son regard et vis la même chose que lui sur le visage crayeux du garçon. Il était parti. Les battements rapides de son cœur s’étaient arrêtés. Ce fut presque un soulagement : nous n’aurions jamais pu le sauver. Pendant un bref instant, j’eus l’impression de voir l’âme du garçon quitter son corps meurtri, tourner en cercle au plafond avant de disparaître par la fenêtre. Je sentis ma gorge se nouer, mais me fis violence pour ne pas perdre contenance et m’éloignai de la table d’opération. Je jetai un coup d’œil au médecin-chef  ; son visage était grave, mais ne trahissait également presque aucune émotion. Nous nous adressâmes mutuellement un hochement de tête. Nous savions que nous avions fait tout notre possible.

    Docteur Schmidt n’était pas encore médecin-chef à l’époque. Il s’agissait d’un homme plus âgé, le professeur Ohlsen, proche de l’âge de la retraite. Ce jour-là pourtant, ce fut comme si une vigueur renouvelée l’avait habité, comme s’il avait retrouvé une seconde jeunesse au milieu du chaos. Par la suite, il ne devint plus que l’ombre de lui-même. Il se retira quelques mois plus tard. Peut-être avait-il utilisé ses dernières forces durant cette journée insensée.

    Lorsque je quittai l’hôpital, très tard le soir, mon éreintement était tel que mes mains tremblaient quand je sortis un paquet de cigarettes de ma poche. Je restai un instant immobile à contempler le ciel gris et à emplir mes poumons d’air frais. J’allumai ensuite une cigarette et empruntai le chemin pour rentrer chez moi.

    Je savais que j’avais fait ce qui avait été en mon pouvoir, comme le prescrivait l’antique serment de l’infirmière. Je ne ferais pas de mauvais rêves à cause de cette journée épouvantable au bloc opératoire. Le vrai cauchemar m’attendait encore. Il était alors si proche que je n’eus même pas le temps de terminer ma cigarette.

    Je voudrais tant pouvoir dire que cela n’avait en rien été de ma faute. Cela peut paraître étrange, mais d’une certaine manière, tout aurait été tellement plus simple. Une partie de ma douleur repose justement sur mon sentiment de culpabilité. Oui, je connaissais un jeune homme du nom de Leo, auquel je tenais beaucoup. Et oui, c’était un soldat de la Wehrmacht. Je l’ignorais certes au moment de notre rencontre, mais l’ignorance n’excuse rien.

    Leo était allemand, il ne le dénia jamais. Pourtant, il aurait pu le cacher s’il l’avait souhaité. Il n’avait pas le moindre accent quand il parlait danois. Sa famille vivait depuis plusieurs générations dans le Jutland du Sud, sur l’île d’Als, ainsi que certains membres sur le continent. Elle avait probablement été jadis danoise. Leo était né en 1920, le jour de la réunification du Jutland du sud avec le reste du Danemark. Ses parents appartenaient dès lors à la minorité allemande, mais tout en étant citoyens danois lorsque la propagande de Hitler commença à faire des siennes dans le sud du Jutland à la fin des années 30. Leo m’avait décrit le dilemme délicat de ses parents qui se sentaient allemands, mais pas nazis. Il avait été mobilisé pour le service militaire, enrôlé et envoyé au nord. D’abord à Fredericia, puis à Odense. Et ce fut là que nous nous rencontrâmes un soir d’été dans la rue Kongensgade.

    Mes parents étaient allés au cinéma pour voir un film danois ayant pour titre Det bødes der for, «  Ces choses se payent  ». Ma mère me rendit visite à mon appartement le lendemain pour m’offrir un ticket de cinéma : il fallait absolument voir ce film selon elle. Du jamais vu.

    «  Pourquoi donc  ?  » demandai-je.

    Elle hésita avant de répondre. «  C’est une œuvre que tous les jeunes gens devraient voir  », répliqua-elle.

    Je me rappelai avoir lu dans la salle de repos de l’hôpital une critique du film publiée par le journal Fyns Venstreblad. Le mot utilisé par le journaliste avait été «  édifiant  », un détail qui m’avait marquée. En temps normal, ce n’était pas le genre de mot qui m’aurait incité à me rendre au cinéma, mais les divertissements étaient rares durant ces années sous l’Occupation.

    Je vis le film seule, un jeudi soir, au théâtre Fønix. En réalité, le long-métrage était plus distrayant qu’édifiant. Il abordait le dérèglement des mœurs et les maladies vénériennes. Un jeune homme charmeur rencontre une femme au parc d’attractions Tivoli à Copenhague et contracte la gonorrhée. Plongée dans le noir de la salle, presque seule sur ma rangée de chaises (la séance était tôt dans la soirée), je ris quelques fois devant la bêtise des personnages. Je me rendis alors compte que j’étais pour ainsi dire l’unique spectateur à rire, à l’exception d’une autre personne, un homme, assis un peu à gauche devant moi. De ma place, je ne pouvais voir que sa nuque et ses épaules, ainsi que légèrement le profil de son visage. C’était assez bizarre  ; nous étions tous deux là à rire devant les mêmes scènes, à rire de ces jeunes nigauds qui perdaient si facilement la tête face à une femme.

    Le film finit mal pour le charmeur. Une fois le long-métrage terminé, une page de nouvelles hebdomadaire fut projetée avant le début de la prochaine séance. Beaucoup se levèrent pour partir, mais l’homme devant moi resta et je l’imitai.

    Dans la salle, certains huèrent et quelqu’un siffla même, durant le bulletin d’actualité proallemand. La lumière resta cependant éteinte. Un défilé de soldats apparut alors sur la toile, mais l’image se figea brusquement et la lampe du projecteur brûla aussitôt le celluloïd de la pellicule à l’arrêt. Le silence régna un moment, mais l’homme assis à la rangée devant moi l’interrompit en poussant un mélange entre une exclamation moqueuse et un gloussement.

    Une fois les lumières enfin rallumées, je me levai en prenant ma veste. Je ne parvins pas à bien voir l’homme qui déjà avait rejoint le couloir du milieu pour descendre le petit escalier au centre de la salle. Je plongeai la main dans ma poche à la recherche de mes cigarettes. Cependant, mon briquet refusa de fonctionner lorsque je voulus l’utiliser. Je sortis dès lors du cinéma avec une cigarette éteinte entre les lèvres.

    À l’entrée principale, un groupe de personnes regardaient un cadre accroché sur les épaisses colonnes de la façade du bâtiment  ; les affiches des films à venir. Liberté, Égalité et Louise était le titre écrit le plus en haut derrière la vitre, en lettres blanches entourées de noir. L’homme était parmi les personnes rassemblées  ; je reconnus son profil, son menton et ses cheveux bruns récemment coupés courts. Il se retourna au moment où je sortis. En voyant ma cigarette, il plongea sans hésiter sa main dans sa poche et en retira un briquet qu’il me présenta. Il sourit et une flamme apparut entre nous. Je fis quelques pas et m’inclinai pour allumer ma cigarette.

    On dit que seule la beauté intérieure compte, mais c’est quelque chose qu’on ne distingue que lorsqu’on connaît bien une personne. L’autre beauté est celle qui attire notre regard dans la rue. C’est d’abord cette beauté-là qui m’attira chez Leo, qui était un très bel homme. Grand, avec une large carrure, un visage aux traits marqués, un regard vif et intelligent. Il était habillé avec goût, ou plutôt même avec élégance : une veste gris clair, un pantalon foncé et des chaussures soignées de même couleur que ses cheveux. J’enregistrai tout cela en une seconde avant de me pencher et de sentir l’odeur d’essence du briquet. Je plongeai ma cigarette dans la flamme jaune pour l’allumer. Je levai les yeux vers lui. Malgré son âge, sa bouche souriante affichait de mignonnes petites rides aux commissures des lèvres. Cela me plut.

    «  Merci  », dis-je.

    Il ne répondit rien, mais hocha la tête et sourit derechef. Je n’entendis sa voix que quelques secondes plus tard, lorsque je me dirigeai vers le trottoir. Il prit le même chemin que moi. Il me posa une question, je lui répondis et nous marchâmes ensemble jusqu’au coin de la rue Vestergade.

    Pas un instant je ne craignis qu’il ne fût peut-être pas un civil, mais un soldat allemand ne vivant que pour la guerre et qui s’était habillé convenablement dans l’espoir de rencontrer une fille.

    Les trois mois suivants, nous nous fréquentâmes aussi souvent que possible. Toujours en cachette. C’était l’été de 1944, celui du débarquement des Alliés en Normandie. Je savais – je sais – que Leo n’était pas nazi, bien au contraire. Il n’avait pas demandé à être enrôlé dans la Wehrmacht. Je le crus lorsqu’il me confia qu’il aurait préféré de tout cœur être danois à nouveau, raccrocher son uniforme et laisser la guerre derrière lui.

    Quelque temps ensuite, il vint pour la première fois à mon appartement rue Nedergade. Les semaines qui suivirent, nous tâchâmes d’éviter d’être vus ensemble, mais ce fut évidemment impossible. Mon voisin, le facteur, le fils d’un autre voisin… Peut-être fut-ce l’un d'entre eux qui me dénonça. Peut-être pas.

    Était-ce un crime  ? Était-ce immoral  ? L’amour peut-il être immoral  ? Car oui, je l’aimais. Et lui aussi m’aimait. Nous commencions à formuler le projet d’une vie après la guerre. Une vie paisible, un travail, des enfants. Une maison.

    Et un jour, il partit. Quoiqu’en disent les bulletins hebdomadaires, les Alliés gagnaient du terrain. Les Allemands devaient mobiliser toutes leurs forces. Je ne revis jamais Leo. Il mourut probablement en défendant le mur de l’Atlantique ou durant la bataille des Ardennes.

    Jamais je n’avais pleuré autant que le jour de son départ. J’étais désemparée. Je ne pensais pas que notre amour pût encore engendrer pour moi pire catastrophe.

    Mais il y aura toujours des gens jaloux du bonheur des autres. Or, dans une petite communauté, rien ne reste jamais caché éternellement. Ainsi, lorsqu’ils surgirent le jour de la libération, ils étaient plusieurs à avoir entendu parler de Leo et de sa petite Danoise. Je tomberais plus tard sur mon nom dans une de ces brochures illégales qui livraient sans la moindre preuve à l’appui l’identité de personnes accusées de fraternisation avec l’ennemi. Ils savaient qui j’étais, connaissaient mon adresse, mon lieu de travail, mes habitudes, mes parents… Ils s’étaient préparés au jour où ils pourraient m’infliger une vengeance selon eux bien méritée.

    Je ne connaissais aucun d’entre eux, mais eux me connaissaient bien. Et le 5 mai, lorsque je quittai l’hôpital, ils m’attendaient de pied ferme.

    Je me demande encore parfois qui ils étaient, mais également, et surtout, qui est-ce que moi j’étais avant les événements de ce jour. Prenons le soir du 4 mai par exemple. J’avais fait la fête avec mes voisins et je me rappelle mon euphorie. Je ne m’étais pas arrêté de sourire, et le charpentier de l’immeuble – une personne gentille avec une belle épouse et trois enfants – était allé chercher une bouteille de gin Gordon’s et en avait servi dans de petits verres au nombre insuffisant. Je m’étais tenue à ses côtés devant l’un de ces feux puants allumés dans la rue, il m’avait tendu la bouteille et j’avais bu. Même si j’avais fini un peu ivre quelques heures plus tard, je me rappelle clairement cette soirée.

    Qui avait été Molly Dahl ce soir-là  ? Une infirmière, fraîchement diplômée, assez jeune, mais ô combien ambitieuse… Douée. Joyeuse et… confiante en ce qui concerne l’avenir  ? Oui, je le pense. Je ne craignais alors pas les gens. Je ne me recroquevillais pas sur moi-même lorsqu’un homme posait ses yeux sur moi, au contraire, il m’arrivait de l’apprécier. Le regard des hommes. Car j’étais consciente d’être séduisante. Mais je ne les redoutais pas. C’est important. J’étais cette personne. Cependant, ma mémoire semble à présent floue. Comme si j’observais cela d’un point de vue externe. Je vois cette Molly, debout à côté de ce charpentier, je la vois sourire et rire, être heureuse, mais je ne parviens pas à me rappeler avoir un jour été cette fille. Ce qui arriva le lendemain trancha mon lien avec elle. Je devins une autre.

    Une paire de ciseaux

    Je ne les repérai que trop tard. À ma sortie de l’hôpital, j’étais éreintée et à pied. Le matin, après avoir été appelée en urgence, j’avais constaté que le pneu arrière de mon vélo était plat et je m’étais dépêchée de traverser Flakhaven pour attraper un tram. Après une journée de travail aussi éprouvante au bloc opératoire, je ressentis pourtant le besoin de marcher pour prendre de la distance vis-à-vis des horreurs de ces dernières heures. Je n’habitais qu’à deux kilomètres et demi de là et le temps s’était amélioré  ; le vent était doux, printanier.

    La plupart d’entre eux avaient dû se cacher derrière l’atelier du sculpteur à l’entrée du cimetière. Seule une des femmes du groupe se tenait contre la barrière et je ne me méfiai pas d’elle, la remarquai à peine. Lorsque je passai devant elle, elle s’adressa soudainement à moi et je pilai net, effarée par la violence de ses paroles.

    «  Espèce de traînée nazie  », dit-elle. Elle avait parlé tout bas. Presque un simple chuchotement. Ces mots étaient si atroces que j’espérai, j’espérai de toutes mes forces, avoir mal entendu. Mais en me tournant vers elle, je compris. J’étais en danger. Son visage était blême, tordu par la haine. Derrière elle se tenait à présent tout un groupe. Leurs regards rivés sur moi ne laissèrent planer aucun doute. Ils étaient là pour moi.

    Sept hommes et deux femmes. Un détail qui me marquerait plus tard fut que si les hommes se comportèrent de manière obscène et me lancèrent des insultes dégoûtantes, ce fut les femmes qui se montrèrent les plus violentes. Elles qui me décochèrent le plus de coups de poing et de coups de pied. Elles me griffèrent en sifflant et en me crachant dessus comme des chattes enragées, déchirèrent mes vêtements et me frappèrent au visage et le reste du corps.

    Je courus aussi vite que je pus, suivis le chemin et arrivai rapidement à la prochaine barrière de l’autre côté du cimetière. Je distinguai une silhouette au loin. Un homme. Je m’arrêtai pour crier à l’aide, mais il ne réagit pas et accéléra simplement le pas pour s’éloigner, sans se retourner. Mes poursuivants me rattrapèrent. Quelqu’un empoigna mon bras, m’immobilisa, et le reste du groupe le rejoignit. Ils se mirent à me traîner jusqu’à la barrière pendant que je hurlai.

    Je me débattis. Un des attaquants me lâcha une insulte, la bouche à quelques centimètres de mon oreille droite  ; j’abattis violemment mon coude en arrière et le touchai au visage. J’entendis à ses jappements de douleur que c’était une des femmes. Elle disparut derrière moi de mon champ de vision, pendant que les autres se remirent à me traîner. Ils m’entraînèrent cette fois vers l’intérieur du cimetière. Je perdis le sens de l’orientation, mais après un moment, nous arrivâmes à un endroit entre les arbres et les buissons. Il y avait plusieurs tombes pompeuses, dont une flanquée d’une statue en bronze à hauteur d’homme représentant un berger muni d’un bâton et flanqué de deux agneaux.

    Je reçus un coup à l’arrière du crâne et fus à nouveau étourdie. Ils se jetèrent alors sur moi. Leurs mains étaient partout, me tripotaient, tiraient sur mes vêtements, les lacéraient. Je tentai de résister et j’écopai d’une série de coups supplémentaires. Ils me renversèrent en me plaquant au sol et je finis par me tenir tranquille. Je levai les yeux. La femme se tenait devant moi. Celle que j’avais frappé de mon coude  ; son visage était ensanglanté, son nez cassé et le sang dégoulinait le long de son menton tel un animal carnivore qui aurait déjà happé une bouchée de sa proie encore vivante.

    «  Sale pute  », siffla-t-elle. Elle se pencha sur moi et me gifla violemment  ; je perçus le goût du sang sur ma lèvre. Elle glissa alors une main derrière ma veste déjà déboutonnée, attrapa les lanières de mon uniforme et tira. Je voulus l’en empêcher, mais mes bras étaient maintenus fermement au sol par deux silhouettes massives à genoux dans l’herbe. Je tournai les yeux vers leur visage  ; l’un des deux affichait un rictus dévoilant ses dents jaunâtres dans sa grande bouche salivante. Les lanières finirent par céder  ; la femme se redressa et approcha de son visage en sang un petit objet pour mieux l’observer dans la lumière «  Molly, lut-elle. Molly Dahl.  » Elle ajouta quelque chose que je ne compris pas et jeta mon badge nominatif par terre.

    Elle se pencha à nouveau sur moi et déchira ma blouse en pièces. Elle s’attaqua au reste des vêtements du dessous, aidée par les hommes, et je me retrouvai rapidement presque nue devant eux, allongée dans l’herbe. Ils rirent. Les hommes me maintenaient fermement à terre et la femme s’assit à califourchon sur moi. Elle tenait en main ce qui ressemblait à un pot de confiture. Elle s’appuya de tout son poids sur mes cuisses, trempa dans le pot un morceau de tissu enroulé autour d’une baguette et s’attela à dessiner ou à écrire quelque chose sur ma peau. Je sentis une sensation de froid lorsque le pinceau primitif toucha mon ventre plusieurs fois en traçant de gros traits  ; je me débattis désespérément, mais j’étais toujours clouée au sol par les autres. La femme peignit encore et encore, arracha mon soutien-gorge et guida son pinceau sur mes seins, d’abord l’un, puis l’autre. Un des hommes qui me serrait comme un étau lâcha un long sifflement, comme il l’aurait fait pour une fille dans la rue. Je levai les yeux vers son visage rouge et luisant, vers ses yeux exaltés. Il leva une main pour essuyer la sueur de son front et j’aperçus un tatouage sur le côté supérieur de son avant-bras : un navire et un mot, ou un nom, dont j’ignorais la signification. Il ricana et me gifla.

    La femme se releva pour admirer son travail. «  Laissons ça un peu sécher  », dit-elle aux hommes qui raffermirent leur prise, m’envoyant ainsi un éclair de douleur dans les bras. J’avais renoncé à opposer toute résistance, mais m’agitai néanmoins lorsque j’entendis le claquement métallique d’une paire de ciseaux à côté de mon oreille et sentis une main empoigner mon chignon pour le défaire. Quelqu’un me frappa à nouveau. Ce fut alors comme si tous disparurent autour de moi, le bruit des ciseaux devint lointain, mais seule la fatigue parvint au final à l’emporter sur l’adrénaline dans mon sang pour m’accorder un instant de repos.

    Cauchemar

    Odense, septembre 1950

    On ne peut jamais être complètement soi-même. Dans une ville de taille moyenne comme Odense, il y a des yeux partout. À la campagne, il y aurait certes moins d’habitants, mais tous me connaîtraient. Ce qui serait encore pire, car ils sauraient alors qui je fus un jour. Ils ne me laisseraient jamais l’oublier.

    Un an seulement passa avant mon retour dans cette ville que j’avais aussitôt fuie les jambes à mon cou après la libération. Durant une longue période, j’effectuais des remplacements dans différents hôpitaux dans une zone s’étirant de Sønderborg à Randers avant enfin d’être suffisamment apaisée pour accepter un contrat fixe à l’Hôpital de Faaborg. Et me voilà à présent de retour à Odense.

    Je travaillais autant que possible. Au travail, tout prenait un sens et mes pensées cessaient de graviter autour du passé. Pourtant, je devais bien de temps en temps faire des pauses. Un jour d’automne, durant un tour en ville, le soleil brillait agréablement et je me sentis soudain inexplicablement optimiste. Je me rendis au Brockmanns et commandai une tasse de café. Cependant, le temps que le café arrivât, j’avais perdu toute envie. Je bus quelques petites gorgées, mais regrettai d’être venu ici. Il y avait d’autres clients évidemment. Leurs yeux me jetaient des regards furtifs par-dessus leur assiette, leur part de gâteau, leur journal ou leur chapeau posé sur le coin de la table.

    C’étaient bien sûr surtout les hommes qui me regardaient. Par instants, j’aurais voulu être quelqu’un d’autre. Car je savais pourquoi ils m’observaient, ces hommes de tout âge, jeunes ou non, pères de famille ou commerçants à la coiffure grisonnante et dégarnie et un cigare au bec. Une personne, non, au moins deux pour être correcte, voire trois depuis la guerre, m’avaient déjà dit que je ressemblais à Lauren Bacall. Je ne suis pas vraiment d’accord : Bacall ressemble à une fille bourge et incompétente. Pourant, quand j’avais entendu cela la première fois, je m’étais étudié dans un miroir et avais compris partiellement. C’était peu de temps après le printemps 45 et mes cheveux étaient toujours courts et hirsutes, mon regard apeuré. Je lui ressemblais effectivement, en dépit de cette terreur au fond de mes yeux. Cette dernière est toujours bien présente aujourd’hui, même si j’ai appris à la masquer plus habilement. Peut-être en la dissimulant derrière une expression à la Bacall.

    En rentrant chez moi, je constatai que le facteur avait déposé une lettre pour moi. Mon cœur manqua un battement en voyant l’enveloppe. J’ignore pourquoi, car ce n’était pas si important. Il s’agissait simplement d’une possibilité de partir loin d’ici, loin du Danemark, quelque part pour peut-être retrouver la paix intérieure. La croix rouge vif sur l’enveloppe ne représentait alors rien pour moi dans l’absolu. Il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un refus, ce à quoi m’attendais. J’avais lu dans un journal que plusieurs milliers d’infirmières et aide-soignants avaient postulé pour monter à bord du navire-hôpital, or il ne fallait au maximum qu’une cinquantaine de personnes. Je m’apprêtai dès lors à lire la lettre pour la jeter ensuite immédiatement à la corbeille et la chasser de mes pensées. Je me rendis subitement compte de la folie de cette idée. Moi, sur un navire, enfermée dans une petite cabine avec une inconnue ou peut-être plusieurs autres infirmières…

    Cela pourrait tourner au cauchemar.

    Je déchirai l’enveloppe et en extirpai la lettre.

    À l’attention de Molly Dahl

    Le 12 septembre 1950

    Nous vous remercions pour votre demande d’enrôlement à bord du navire-hôpital Jutlandia dans le cadre de sa mission en Corée. Cette mission a suscité un intérêt extraordinaire auprès du corps médical danois. La Croix-Rouge danoise a reçu plusieurs centaines de demandes pour un poste au sein du personnel hospitalier du Jutlandia. Cependant, en dépit de notre énorme reconnaissance à l’égard de cet intérêt, nous devons naturellement nous limiter à une sélection de personnes triées sur le volet que nous convierons à un entretien individuel. J’ai le plaisir de vous annoncer que vous êtes parmi ces candidats retenus. Je voudrais par conséquent vous inviter à un entretien au siège principal de la Croix-Rouge danoise Rue Platanvej numéro 22 à Copenhague, lundi prochain, le 18, à 14 :00. Veuillez apporter tout document d’intérêt tel que diplômes, recommandations ou autres documents semblables que vous n’auriez pas joints à votre demande écrite.

    Veuillez agréer l’expression de mes sentiments distinguées,

    J. Roos

    Responsable du recrutement

    Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration. J’ignorais si je devais considérer cette lettre comme une bonne ou une mauvaise nouvelle. Désirais-je réellement partir aussi loin  ? Et si tel était le cas, si tel était mon désir, était-ce véritablement un grand pas en avant vers la réalisation de ce souhait  ? Car ils avaient sans aucun doute convié plusieurs centaines de candidats pour un entretien. La lettre suivait un modèle standard. Mon nom, la date et le jour du rendez-vous étaient écrits avec une deuxième police de caractère qui indiquait clairement l’utilisation d’une machine à écrire différente de celle utilisée pour la lettre de base. Cependant, une dizaine de lignes supplémentaires avaient été rajoutées en bas de la lettre avec la deuxième police de caractère :

    PS :

    Je souhaiterais souligner que vous avez été conviée à un entretien en dépit de votre âge. Nous escomptons qu’un poste à bord du Jutlandia apporte son lot d’expériences violentes et éprouvantes  ; c’est la raison pour laquelle nous nous efforçons d’engager un personnel soignant d’un certain âge et aux nerfs solides. Si nous vous avons néanmoins retenue, c’est grâce à votre curriculum vitae et vos recommandations qui semblent indiquer une grande expérience en tant qu’infirmière de bloc opératoire, et ce malgré votre jeune âge. /JR

    En effet, la recommandation écrite par le médecin-chef Schmidt avait été élogieuse. Non que cela m’eût surprise  ; nous travaillions efficacement ensemble. Mais à observer Schmidt, rien n’indiquait qu’il me considérait autrement qu’une infirmière compétente. Et pourtant non, ce n’est pas vrai, car j’avais souvent remarqué que je jouissais plus de sa confiance que notre relation professionnelle le prescrivait. Je veux dire par là qu’il ne me regardait pas de la même façon que les autres hommes. Cela n’avait rien à voir avec son âge, car il était le médecin-chef le plus jeune de l’hôpital et n’avait pas encore atteint la quarantaine.

    Schmidt était un chirurgien remarquable, vraisemblablement le plus doué de l’hôpital, et c’était justement le traitement chirurgical pratique qui me passionnait, la possibilité de raccommoder ce qui avait été brisé, réparer un corps après que celui-ci avait failli, séparer des éléments, les rompre. J’étais particulièrement intéressée par les douleurs somatiques, les traumas aigus. Je souhaitais travailler au sein d’un hôpital militaire, dans un pays en guerre. Comme infirmière de terrain. Peut-être allais-je avoir cette chance à présent, en Corée.

    Je ne connaissais absolument rien de la Corée. J’avais vaguement en tête l’image d’un petit pays, de la taille du Danemark. Possiblement une raison pour laquelle tant de Danois se sentaient concernés par cette invasion  ? Parce que cela leur rappelait le 9 avril  ? Pourtant, j’aurais été incapable de situer la Corée sur une carte, j’ignorais si le pays se trouvait près de l’équateur ou plus au sud. Était-ce le début du printemps en ce mois de septembre en Corée  ?

    Je retrouvai un soir mon vieil atlas scolaire  ; c’était un ouvrage dans un triste état que j’avais oublié de rendre à l’école primaire. Je le déposai sur ma table à manger branlante. La deuxième page représentait une carte du monde, où le Danemark se situait grosso modo au milieu, c’est-à-dire entre l’est et l’ouest. J’analysai la partie est de la carte. Mongolie, Chine, Russie, Japon… et elle était là. La Corée. Une partie du Japon. Je retournai l’atlas à la recherche du colophon. 1926. J’avais deux ans lors de l’impression du livre. En ce qui concerne la Corée, il était donc dépassé depuis la fin de la guerre. Je savais au moins cela : le pays ne faisait plus partie du Japon  ; à l’instar de Berlin, il avait été séparé entre les deux camps victorieux.

    J’étudiai quand bien même l’atlas. La Corée n’avait pas bougé de place, même si elle n’était plus japonaise. Un petit pays, mais tout de même significativement plus grand que le Danemark. Je mesurai avec mes doigts sur le papier : l’ensemble de

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