POST-IMPRESSIONNISME
Ces quatre artistes partent tous de l’héritage des peintres impressionnistes mais
développent chacun une voie artistique personnelle.
I. HENRI DE TOULOUSE-LAUTREC (1864-1901) : Représentation et saisie
Henri de Toulouse-Lautrec est considéré le peintre du quartier parisien de Montmartre,
quartier bohème célèbre, en cette fin du XIXe siècle pour ses cabarets, ses spectacles et ses
maisons closes.
Par conséquent, Toulouse-Lautrec est proche de Degas dans le choix de ses sujets, mais
aussi, vous le verrez, dans l’importance qu’il accorde au dessin.
Il saisit des images brutales de la réalité et joue sur les couleurs criardes, moins
naturalistes que celles des impressionnistes mais plus expressives. De même, son dessin,
rapide, sert à saisir ce qui, au-delà de la sensation visuelle, agît comme stimulant
psychologique. Toulouse-Lautrec utilise d’ailleurs volontiers la lithographie et le pastel qui
préservent l’immédiateté du croquis.
La Toilette
Dans La Toilette (1889, h/carton, 67 x 54 cm, Musée d’Orsay, Paris), l’espace de la
toile est un plan fuyant où tous les éléments semblent instables. La femme est mise en valeur
comme forme, dans un jeu de couleurs secondaires et complémentaires. Une serviette
enroulée autour des reins la fond dans le halo du drap froissé.
Cette scène vue d’en haut est un plan oblique, un fragment d’espace où la figure vue de
dos n’est que le centre d’un mouvement.
La toile est construite autour de trois plans superposés : le drap, le tapis et le sol. Ces
trois plans semblent glisser l’un sur l’autre. Ils induisent un regard en zigzag, qui part de la
droite, avec la jambe et le bras de la femme, puis va vers la gauche, avec le plancher, puis
s’arrête sur la chevelure rousse et le tub, avant de revenir vers la droite.
Toulouse Lautrec peint par touches linéaires ou par filaments qui se superposent Sa
facture est ainsi proche de la technique du pastel. La matière de la couleur est aride, laissant
les coups de pinceau visibles. Ils évoquent les hachures désordonnées du crayon. La lumière
renforce cette impression en courant le long des filaments colorés. La technique de Lautrec
produit ainsi un mouvement et distille une énergie à l’ensemble du tableau.
En février 1888, Vincent Van Gogh s’installe dans le sud de la France, à Arles, où il va
accomplir son œuvre de peintre en deux ans. Cette dernière, à cette phase d’aboutissement de
son travail, est marquée par :
-l’intensité lumineuse ;
-les contrastes de couleurs poussés à leur paroxysme ;
-une touche picturale qui s’allonge et dessine la forme ;
-une perspective simplifiée qui lui permet d’offrir à la couleur un rôle
primordial et de créer des valeurs les plus expressives possibles.
Sa technique picturale se caractérise par des courbes et des volutes qui stylisent et font
triompher de la forme. Cette technique picturale très expressive s’affiche et s’oppose à la
technique mécanique. Elle devient un agir suscité par les pulsions de l’artiste.
La Nuit étoilée
On voit dans La Nuit étoilée (1889, h/t, 73 x 92 cm, MOMA, New York), comment
Van Gogh s’éloigne de l’observation et de la représentation : chaque signe est un geste qui
tente de saisir la réalité et déforme les objets. Par exemple, le cyprès du premier plan se tord
et semble s’élever dans le ciel où la voie lactée n’est que mouvement tourbillonnant.
Ainsi, Van Gogh dépasse la sensation visuelle des impressionnistes pour poser la
question de la réalité vécue par l’artiste : comment la réalité s’offre à celui qui l’affronte en la
vivant de l’intérieur ? Vincent Van Gogh pense que c’est en se l’appropriant que l’artiste peut
s’en libérer. Par conséquent, il invente une peinture qui soit un acte/voire une action,
considérée comme plus vraie et plus vivante. Van Gogh s’investit totalement dans sa
peinture ; il s’approprie la réalité et la refait en recourant à la matière et aux gestes propres à
son métier.
Portrait de l’artiste
Dans ses autoportraits, par exemple Portrait de l’artiste (1889, h/t, 65x54,5 cm, Musée
d’Orsay, Paris), Van Gogh construit et modèle la réalité grâce à la couleur.
Si la pratique de l’autoportrait s’enracine pour Van Gogh dans l’œuvre de Rembrandt,
elle montre aussi la quasi-identification de l’artiste à la peinture. Le fond, dans la même
gamme chromatique que le vêtement du peintre, est traité par le mouvement du pinceau.
L’accent est mis sur le regard « vague, davantage qu’auparavant » (Van Gogh à son
frère Théo).
Seul le traitement de la matière-couleur empêche le corps de fusionner avec le fond. La
ligne (trait de couleur) délimite le buste et dessine la forme sans introduire une impression de
profondeur. Le rythme des coups de pinceau produit une animation dans la composition.
Gauguin rejoint Van Gogh en octobre 1888. Un temps, il se laisse convaincre par le
projet de Van Gogh de fonder une communauté d’artistes à Arles, une sorte d’école du Midi
dont la vocation aurait été de rénover les fondements de l’art, en dépassant l’impressionnisme.
Pendant deux mois, Van Gogh et Gauguin peignent ensemble, mais l’exaltation permanente
de Van Gogh provoque des disputes violentes, jusqu’aux menaces et le départ de Gauguin.
Van Gogh souffre de crises d’épilepsie. Ses internements à l’hôpital de Saint-Rémy-de-
Provence (en 1889) alternent avec des périodes de création. En 1890, Van Gogh s’installe à
Auvers-sur-Oise et se lie d’amitié avec le docteur Gachet. C’est une période de calme avant le
retour de la dépression et sa fin tragique. Il se suicide le 27 juillet 1890, jour où il achève Le
champ de blé aux corbeaux, Auvers-sur-Oise
Le champ de blé aux corbeaux, Auvers-sur-Oise
Le champ de blé aux corbeaux, Auvers-sur-Oise (1890, h/t, 51 x 103,5 cm, Musée Van
Gogh, Amsterdam). Dans ce paysage, le sujet et le geste se confondent. Le tableau est
composé de deux zones :
-celle du ciel d’un bleu foncé ponctué de noir et de blanc-bleuté,
-et celle des champs de blé où domine le jaune. Dans cette zones, sont dessinés
plusieurs chemins tortueux (marron et vert) qui, bien que sans issue apparente,
indiquent une perspective.
La touche de Van Gogh est serrée, plus courte. Elle balaie l’ensemble de la surface du
tableau et son mouvement anime la nature. Van Gogh a supprimé la ligne/le dessin pour
construire sa composition grâce à la couleur, grâce à la matière picturale.
L’artiste semble prendre le monde à bras-le-corps et transformer l’art en « métier à
vivre » (selon l’expression de Parese).
En 1889, Gauguin s’installe au Pouldu (Bretagne) où il peint Le Christ jaune (1889, h/t,
92 x 73 cm, Albright-Knox Art Galery, Buffalo), La Belle Angèle (1889, h/t, 92 x 72 cm,
Musée d’Orsay, Paris) et un Autoportrait avec le Christ jaune (1890-1891, h/t, 38 x 46 cm,
Musée d’Orsay, Paris). Ces œuvres sont marquées par un chromatisme intense qui, comme
dans le Sermon, se justifie par la recherche d’une transposition expressive. La couleur n’imite
pas, mais transcrit un état d’âme. La couleur ne suit plus la règle de la vraisemblance, mais
elle est subjective et symbolique.
Après la Bretagne, la Martinique (1887 entre les deux séjours à Pont-Aven), Gauguin
part pour Tahiti (premier voyage en 1891-1893 puis installation définitive en 1895). Ces
voyages lui servent à découvrir les origines, les motifs profonds de ses sensations. Dans la
découverte de l’art dit « primitif », il retrouve un temps qui a été perdu. Pour Gauguin, les
images forgées par l’esprit en présence des choses (les perceptions visuelles) ne sont pas
différentes de celles qui remontent de la mémoire, ni moins perçues. Il soutient la nécessité de
s’écarter de la nature et peindre de mémoire : « Un conseil, ne peignez pas trop d’après
nature. L’art est une abstraction, tirez-la de la nature en rêvant devant et pensez plus à la
création qui en résultera. C’est le seul moyen de monter vers Dieu en faisant notre divin
maître créer ». (Gauguin, 1888).
Gauguin choisit un style sobre, synthétique qui se concentre sur l’essentiel. Il met
l’accent sur les couleurs non mimétiques et sur un dessin fait de lignes expressives. Par
ailleurs, les couleurs polynésiennes poussent Gauguin à radicaliser sa propre gamme
chromatique. Sa conception de la peinture comme exercice de mémoire et sa volonté de
symbolisation font que ses œuvres s’attachent toujours à l’idée initiale. La composition
préserve l’unité de la vision sans se perdre dans les détails, comme en témoigne par exemple
celle de Jours délicieux ou Nave Nave Mahana (1896, h/t, 95 x 130 cm, Musée des Beaux-
Arts, Lyon).
Jours délicieux ou Nave Nave Mahana
Dans Jours délicieux ou Nave Nave Mahana, l’arrangement des figures ressemble à
celui d’une frise où les femmes, dont les positions hiératiques scandent la composition,
remplissent l’espace.
Gauguin utilise donc les résultats de la recherche impressionniste pour créer un tableau
qui soit à la fois le réceptacle d’un champ de perception et le porteur d’une idée : « Stimuler
l’imagination comme le fait la musique […] uniquement à travers la mystérieuse affinité qui
existe entre certaines combinaisons de lignes et de couleurs et notre esprit » (Gauguin, 1895).
Te Tamari No Atua ou La naissance du Christ fils de Dieu
Dans Te Tamari No Atua (La naissance du Christ fils de Dieu, 1896, h/t, 96 x 128 cm,
Neue Pinakothek, Munich), Gauguin superpose deux mondes : celui de la jeune fille qui dort ;
celui de son rêve qui se matérialise en image d’une Sainte-Famille (polynésienne). Le peintre
indique simultanément la réalité physique de la dormeuse et la réalité imaginaire du rêve.
L’image garde une unité en montrant que ces deux réalités sont concrètes. La jeune
dormeuse est étendue sur une couverture jaune, véritable halo lumineux. La forme simplifiée
est délimitée par un cerne noir, alors que la couleur est étalée en zones plates et larges, sans
vibration. Le peintre ne s’est pas appesanti sur les détails tout en mettant les couleurs du
second plan en sourdine. La Sainte-Famille apparaît près du lit, séparée par un poteau de
l’étable où se tiennent les bœufs (iconographie de la crèche et allusion à la loi naturelle). Un
autre poteau, plus à gauche, évoque les symboles du paganisme primitif.
Gauguin construit ainsi tout un système de signes. Ce système est créateur de
perception, en additionnant le langage de la sensation visuelle à celui de l’imagination.
D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?
D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897, h/t, 139,1 x 374,6
cm, Museum of Fine Arts, Boston) évoque une fresque archaïque.
Le tableau représente le grand « mystère » de la vie. Les figures simples, presque des
signes qui se succèdent les uns aux autres de la droite vers la gauche, illustrent les cycles de la
vie. Le dualisme du monde (paysage) et de ses habitants est aussi exprimé par les couleurs.
Une figure masculine sépare la composition en deux. Cette composition en frise
s’accompagne d’un style narratif empreint de simplicité. Pour Gauguin, cette œuvre est le
résultat d’un processus unique et continu, sorte d’incarnation de l’unité entre l’idée et l’œuvre.
Paul Cézanne développe une œuvre de recherche qui ne désavoue pas totalement
l’impressionnisme. Mais, pour Cézanne, la sensation visuelle est construite et vue par la
conscience.
En 1874, Cézanne participe à la première exposition des impressionnistes. Depuis 1872,
il habite à Auvers-sur-Oise et peint sur le motif des paysages dont la tonalité claire est très
éloignée de ses premiers essais. Mais, dès 1876, il refuse de participer à la seconde exposition
collective et s’installe à L’Estaque près de Marseille.
Sa peinture devient un instrument d’investigation des structures : il veut trouver le
moyen de construire les formes et les volumes de manière à suggérer la densité physique des
objets et des corps. La recherche de la structure constitue un processus de pensée ; pour
Cézanne, l’opération picturale ne reproduit pas la sensation, elle la produit.
Cézanne s’intéresse d’abord à la structure des œuvres des peintres du passé (Tintoret,
Caravage, Le Greco…) et à celle des peintres modernes (Delacroix, Courbet, Daumier,
Manet). Dans Moderne Olympia ou Le Pacha (1873-1874, h/t, 46 x 55 cm, Paris, Musée
d’Orsay), Cézanne fait par exemple référence à Manet.
Moderne Olympia ou Le Pacha
Moderne Olympia ou Le Pacha est à la fois hommage et critique vis-à-vis de l’œuvre
de Manet. Par ce tableau, Cézanne prend une certaine distance par rapport à son aîné. Le titre
(Moderne Olympia) renvoie l’Olympia de Manet du côté de l’ancien, tout en en conservant le
sujet.
Dans sa Moderne Olympia, Cézanne restreint le champ visuel et le rend instable. Il
exprime la profondeur par le contraste du clair-obscur. Il construit sa composition à partir
d’un centre lumineux, générateur de mouvement.
La matière est lumineuse, épaisse, avec des débordements « couillards » (selon le terme
du peintre). Les personnages et les objets, volontairement laissés dans une ombre épaisse,
contrastent avec le corps nu de la femme qui surgit comme une hallucination. L’homme en
noir est absorbé par l’obscurité alors qu’Olympia, au second plan, nous paraît plus proche.
Cézanne crée ainsi une vision spatiale inversée, complexe qui se déroule dans le temps.
Cézanne peint ses toiles par parties et non globalement. L’image est le résultat d’une
modulation par accords de couleurs. Cela remplace la méthode classique de mise en volume
par le modelé des ombres et des lumières. Cette technique permet au peintre d’éliminer la
grisaille. Cézanne veut trouver le moyen de construire formes et volumes et de suggérer la
densité physique des objets. Il va y parvenir en déstructurant l’espace et en le restructurant à
sa manière.
Dans les natures mortes, Cézanne fait subir des distorsions à la perspective, comme par
exemple dans Rideau, cruchon et compotier (1893-94, h/t, 59 x 72 cm, coll. Mrs John Hay
Whitney).
CONCLUSION
A partir des recherches des impressionnistes, les artistes « post-impressionnistes » ont
approfondi la notion de sensation. Ils ont également aboli la notion de représentation. Si
Gauguin situe la sensation du côté de l’imagination, Lautrec conçoit la perception comme une
activité visuelle mais aussi comme un stimulus psychologique ; Van Gogh place la sensation
dans le domaine du vécu, et de l’agir ; alors que Cézanne lui attribue une dimension plus
intellectuelle et propose une nouvelle structure perceptive. De fait, avec les peintres post-
impressionnistes, l’opération picturale ne reproduit plus la sensation mais la produit.