« On a vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses juges », a-t-on répété.
Tout de même, dans la protestation de MM. Charles-Louis Philippe et Eugène Montfort, que Gil Blas a publiée, il y a autre chose qu'une malédiction. Dans les milieux littéraires, des accusations se sont précisées, colportées par des gens qui devenaient affirmatifs et soutenaient que l'attribution du prix Goncourt n'était qu'une « comédie ». Il était intéressant d'entendre l'autre cloche, la défense – le mot est peut-être bien gros – de la “Société littéraire”, sa justification, les raisons qui ont dicté son choix. C'est ce que nous sommes allés demander à M. Octave Mirbeau, qui passe pour le plus indépendant des “Dix”. Renfermé dans sa tour d'ivoire, M. Octave Mirbeau n'a pas entendu venir jusqu'à lui les rumeurs de mécontentement des candidats évincés. Nous lui avons apporté un numéro de Gil Blas. À peine a-t-il jeté un regard sur la signature des protestataires : – Ah ! oui, Charles-Louis Philippe, dit-il d'un air sincèrement désolé ! On aurait bien dû lui donner ce prix... Aux deux premiers tours de scrutin, j'ai voté pour lui, avec Justin Rosny... Au troisième, j'ai voté pour Dingley. Et, comme s'il éprouvait le besoin de justifier ce choix : – C'est un bon livre, poursuit-il, un livre admirable, écrit dans une belle langue, d'un classicisme très pur, un peu sèche, si vous voulez, un peu rude, mais simple, sonore : une œuvre. M. Octave Mirbeau se laisse emporter par son admiration très sincère. – Ah ! vous les verrez, ceux-là, ce sont des artistes sincères, épris de leur art, méticuleux, sévères pour eux-mêmes. Ce sont des écrivains de belle race. En disant cela, M. Mirbeau parcourt l'article de MM. Philippe et Montfort. – Évidemment, concède-t-il, il y a d'autres romans que nous aurions pu couronner : ils ont eu le tort de venir en même temps que Dingley, qui est une œuvre rare... Il y a, par exemple, le roman de Léautaud, dont je vois le nom cité là. Mais nous ne pouvions pas lui donner le prix. L'Amour, qu'il a publié dans le Mercure de France, est une chose délicieuse, mais ça n'a pas paru en volume, nous ne pouvions donc rien faire... Du reste, il n'aurait pas eu le prix cette année ; il y avait Dingley !... L'auteur du Calvaire continue sa lecture et, tout d'un coup : – La fécondité des frères Tharaud !... Mais ce n'est pas une question de fécondité. Il y a un roman de Benjamin Constant qui s'appelle Adolphe. Ce n'est pas de la fécondité, cela ; et cependant... Du reste, les Tharaud ont encore publié, il n'y a pas longtemps, dans les Cahiers de la quinzaine, une nouvelle, Le Hobereau, qui est une fort belle chose... Franchement, nous avons donné cette année le meilleur de nos prix. Et, avec une moue significative, M. Mirbeau poursuit : – Nau, Farrère, Frapié... Ah ! cette année-là – il y a deux ans, l'année de Frapié – pourquoi n'avons-nous pas donné le prix à Guillaumin ? Sa Vie d'un simple est une chose admirable, rare, délicieuse, un des plus beaux livres qu'on ait faits depuis longtemps... Oui, jusqu'à présent nous n'avons pas donné les prix que nous aurions dû donner. Je crois que ce que nous devons faire, en effet, c'est couronner des livres qui ne pourraient, en aucun cas, être couronnés par l'Académie Française. Tout ce qu'on peut dire de celui de cette année, c'est qu'il aurait pu également être couronné par l'Institut... Oui, peut-être, mais c'est tout de même loin d'être certain. Tout en causant, M. Octave Mirbeau a lu tout l'article de protestation publié par Gil Blas. En retrouvant les signatures, il reprend : – Le grand tort que nous avons eu, voyez-vous, la grande faute que nous avons commise, c'est de ne pas donner un prix à Philippe. Il a beaucoup de talent. Et il en a besoin. Un lancement comme est le prix Goncourt l'aurait mis hors d'affaire... Tout le monde, d'ailleurs, chez nous, reconnaît son talent... De même pour Montfort : Geffroy, notamment, Bourges – qui n'a cependant pas l'admiration facile et qui n'est guère expansif – sont de mon avis... D'ailleurs, pour Montfort, la chose a moins d'importance que pour Philippe ; il est jeune, il aura son prix ; il a l'avenir devant lui... Ce pronostic le consolera-t-il ?... Mais « un bon tiens », a dit la sagesse des nations. Et tout le monde sait que la sagesse des nations n'est pas tout à fait une bête.
Karol Cytrowski, L'Abbé Jules D'octave Mirbeau en Tant Qu'exemple de L'influence de Fiodor Dostoïevski Sur Le Roman Français de La 2e Moitié Du XIXe Siècle