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FUGAZZA, Léo

Group 00005

PROJET SPÉCIFIQUE (SUJET 5) :


LA MAÎTRESSE DES ILLUSIONS
1 606 mots

Présenté à: Inti Chauveau


Français des sciences humaines
602-BXU-DW

Dawson College
25 octobre 2011
La maîtresse des illusions

«Le maître des illusions» est le premier roman de l’auteure américaine Donna Tartt. Écrit

sur une longue période de convalescence qui devait durer huit ans, il a été loué par les

critiques pour sa construction magistrale de la psyché des ses personnages. Six étudiants

des classiques, deux meurtres, un paysage universitaire baroque du Vermont; pourtant, un

seul personnage féminin complexe, et une floraison de caricatures de la femme. Qu’est-ce

qui a bien pu pousser une jeune auteure à cette douce misogynie, à cette mythification des

femmes? Son sujet s’y prête, tout simplement. «Il tourmentait Camilla pour la seule

raison qu’elle était une fille. Par certains côtés, c’était sa victime la plus vulnérable —

non par sa faute, mais simplement parce qu’en grécité, de façon générale, les femmes

sont des créatures inférieures, qu’il vaut mieux voir qu’entendre. Ce sentiment

prédominant chez les Argives est si pénétrant qu’il s’infiltre même jusqu’au squelette du

langage […].»1 Pour comprendre cette grécisation de la femme moderne par Tartt, il faut

comprendre le personnage de Camilla. Celle-ci est Nature, animale, mystère; est

faussement passive, tentatrice, intouchable; est reflet, garçon, idéal; elle est Autre.

D’abord, Camilla est montrée comme étant une Autre primale. Tartt la décrit dans des

termes du terroir, mais aussi ésotériques, mystiques: «[…] C’était une rêverie vivante: la

voir faisait jaillir un éventail de fantasmes presque infini, du grec au gothique, du

vulgaire au divin.»2 «[…] Camilla était le véritable mystère, le coffre que je ne saurais

jamais forcer.»3 Mystérieuse, ténébreuse, Camilla a toutes les facettes de la Nature. Elle

est «une Camilla ensommeillée, sortant de sa douche, rouge et mouillée, le chrysanthème

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doré de sa chevelure chaotique et frisé»4; sa chevelure est une fleur, et son corps sort de

l’eau. Sa peau aussi, d’ailleurs, est telle une fleur: «Camilla, […], le coude posé

négligemment sur la table et le menton sur la main, était lisse comme une orchidée.» 5

Tout ce qui est resté au narrateur du baiser d’adieu de Camilla, c’est la pluie. 6 Elle est

aussi liée au règne animal. «Le chien s’appelait Frost. Il adorait Camilla et la suivait

partout […].»7 «Camilla dit que pendant un temps elle a cru qu’elle était une biche.» 8

Même la mort, le meurtre, partie prenante de la Nature, lui va comme un gant: «Elle était

tranquillement assise au bord d’un ruisseau, les pieds dans l’eau, sa robe blanche sans une

seule tache, aucune trace de sang sauf dans les cheveux.»9 «Elle avait été complice du

meurtre de deux hommes; elle était restée d’un calme de madone en regardant mourir

Bunny.»10 C’est une des facettes de l’attraction du narrateur pour Camilla, cette beauté

animale, primale: «Elle était essoufflée, et des plaques rouges vif lui brûlaient les joues;

de ma vie je n’avais vu de beauté aussi affolante que la sienne à ce moment.» 11 C’est un

attrait auquel il ne sert à rien de résister: «Elle avait un grain de beauté à vous briser le

cœur, une pointe rouge rubis juste sous le dessous de l’œil. Pris d’un élan irrésistible, je

me suis mis penché pour l’embrasser.» 12 Avec l’incorporation des éléments de la Nature à

son charme, son sauvage attrait, Camilla ne peut être qu’Autre. Elle a le mystère, se voile

de ténèbres, ne peut pas jouer de réciprocité avec aucun sujet, sinon le monde et elle-

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même. Elle a pouvoir de vie et de mort, ce qui fait défaut au narrateur. Elle lui est

étrangère, et c’est cela qu’il convoite.

Si Camilla est Autre primordiale, elle est aussi Autre sociale. Elle se vêt des masques de

l’indifférence, tente et séduit, manipule. Elle joue la fille sage, mais se laisse aller à des

jeux de séduction élaborés. Elle est distante : «Camilla a souri, pas vraiment à mon

intention — un sourire vague et doux, impersonnel, comme si j’étais un serveur ou un

vendeur dans une boutique.»13 «Je pouvais me perdre à jamais dans cet étrange petit

visage, dans le pessimisme de cette bouche magnifique.» 14 Elle est de l’ancienne mode, la

courtisane qui plaît par son effacement de jour, et son dévoilement de nuit. «Elle, à mon

avis, était très belle, d’une beauté troublante, presque médiévale, que n’aurait pas

remarquée un spectateur peu attentif.» 15 Elle semble presque inconsciente de son effet sur

les autres, et pourtant en abuse. «Camilla, […], m’a souri. Je lui ai rendu son sourire, un

peu médusé.»16 Son charme, s’il peut parfois être animal, elle le contient sous une

certaine langueur, une passivité feinte: «Camilla, les joues rouges, ensommeillée, laissait

traîner sa main dans l’eau.»17 «Camilla toute molle dans les bras d’Henry, la tête rejetée

en arrière comme une noyée, la courbe de sa gorge magnifique et sans vie.»18 Pourtant,

gardant l’intérêt vivant, elle se met parfois sur le mode actif. Le narrateur nous le décrit

maintes fois: «Je suis resté devant elle, ahuri, clignant des yeux, le sang battant dans mes

veines, ayant oublié tous mes plans soigneusement préparés en vue d’un baiser, quand

soudain elle s’est jetée dans mes bras. J’ai eu son souffle rauque dans l’oreille, et quand
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elle l’a posée contre la mienne, un instant plus tard, sa joue était glacée; quand j’ai pris sa

main gantée, j’ai senti sous mon pouce le pouls accéléré de son poignet fragile.» 19 Elle

nargue, même. «Elle m’a planté un petit baiser sur la joue. « Comment vas-tu? Tu t’es

demandé où on était? » »20 Tout cela amène l’amène à s’aliéner les autres, tout en les

gardant bien en laisse: «Camilla était ma favorite, mais quel que soit le plaisir de sa

compagnie j’étais toujours un peu embarrassé en sa présence, non qu’elle manquât de

charme ou de gentillesse envers moi, mais par ma faute, à cause d’un trop grand désir de

lui faire bonne impression.»21 Elle est une tentatrice, dont le but n’est pas plus élaboré

que de tenter. «J’ai ouvert et aperçu Camilla, l’air de s’être habillée à la va-vite. Elle est

entrée et a refermé à clef pendant que je clignais des yeux […].»22 «Elle me donnait la

main. Je l’ai serré très fort. […] « Viens » Elle s’est mise sur la pointe des pieds et m’a

donné un baiser doux et frais qui avait goût de sucette. Oh toi. Mon cœur battait à petits

coups rapides. […] Elle m’a donné un baiser rapide, m’a tourné le dos et s’est

éloignée.»23 Elle est cette être fait de dualité, dont les facettes s’interchangent: «[…] Elle

n’était plus son personnage habituel, inaccessible et lumineux, mais plutôt une apparition

un peu brumeuse et d’une tendresse ineffable, toute en poignets fragiles, en creux ombrés

et en cheveux ébouriffés, l’adorable et pâle Camilla qui se cachait dans le boudoir de mes

rêves mélancoliques.»24 Si d’ordinaire «Camilla n’était pas exactement le genre de fille

qu’on s’attend à voir à clef avec quelqu’un dans une salle de bains» 25, elle n’en reste pas

moins lourdement sexuelle, si ce n’est que dissimulée. «Le problème, c’est qu’elle est si

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bonne actrice qu’on ne pouvait pas voir si c’était vrai. […] Elle a secoué la tête et s’est

remise à rire. […] J’ai ri, moi aussi. À ce petit jeu, elle était imbattable.» 26 En fait, un

personnage la cerne assez bien, elle et son frère: «En tout cas ils prennent un plaisir

pervers à faire marcher les autres — oui, elle te fait vraiment marcher.»27 Elle est la reine

des masques, cachant sa nature véritable derrière un jeu.

En fait, ce qui surprend de cet amalgame d’Autre, c’est la quasi-incompatibilité de l’une

forme et de l’autre. Elle est Autre, oui, Nature et Société, et pourtant, elle s’échappe vers

un être actant, un Même. Camilla est un Autre, mais elle est un Même en ce qu’elle

s’échappe de son sexe dans son statut de jumelle, et se masculinise. «Ils se ressemblaient

beaucoup, avec une épaisse chevelure châtain, et des visages d’androgynes aussi clairs,

joyeux et graves que des anges flamands.» 28 «Elle avait les cheveux en désordre, le teint

pâle, le regard attentif; on aurait dit un petit garçon.» 29 Elle imite son frère, le copie:

«Elles s’est passée la main dans les cheveux d’un air exaspéré qui m’a rappelé son

frère.»30 Elle va jusqu’à emprunter le style vestimentaire de son frère: «Elle se balade la

moitié du temps dans les vieilles fringues de son frère, et peut-être qu’il y a des filles à

qui ça irait — en fait, franchement, je ne crois pas qu’il y en ait une seule à qui ça irait

vraiment, mais pas elle, en tout cas. Ressemble trop à son frère.»31 «Camilla, avec sa

coupe à la garçonne,»32 se place au-delà d’elle-même, dans une mascarade de Même. Son

malheur, c’est de se faire ramener à l’immanence malgré ses tentatives. Sa travestie la

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ramène au statut d’un objet, certes beau, mais sans portée: «La robe soulignait sa

minceur, la grâce inconsciente et légèrement masculine de son attitude; j’adorais Camilla,

j’adorais la façon délicieuse et insouciante dont elle clignait des yeux en racontant une

histoire, la façon dont elle tenait sa cigarette (écho lointain de Charles), au milieu de ses

doigts aux ongles rongés.»33 «Elle portait une chemise de nuit d’homme, beaucoup trop

grande, et je ne quittais pas des yeux ses jambes nues — ses mollets bronzés, ses

chevilles minces, ses adorables pieds de jeune garçon aux plantes poussiéreuses.» 34 Elle

est condamnée à l’altérité, parce que même ses efforts pour y échapper ne font que l’y

ramener de plus belle.

Finalement, le personnage de Camilla, dans toute son atrocité, inspire la pitié. Seule

femme d’un groupe masculin, jumelle, elle a toujours dû justifier son existence en tentant

de dépasser son statut d’Autre, ce qu’elle ne pouvait par nature faire. Elle avait le

malheur d’être férocement belle, sa beauté comme une fleur de printemps, et de ne

parvenir, en tentant de la masquer par son attitude ou la travestie, qu’à l’exacerber. Elle

est condamnée à l’altérité, sans échappatoire possible. Camilla est Autre, et l’est

strictement.

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Bibliographie

Donna Tartt, Pierre Alien (Traduction). Le Maître des illusions (The Secret History,
1992). Plon «Feux Croisés», 706 p. 1993

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