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Transmettre le cinéma

par Patrick Leboutte


11 J U I N 2001
I M AG E S E N B I B L I OT H È Q U E S
ASSEMBLÉE GÉNÉRALE
TRANSETTRE LE CINÉMA

PAR PATRICK L EBOUTTE

Enseignant à l’Institut National Supérieur des


arts du spectacle de Bruxelles
Conseiller artistique du Festival
du documentaire de Marseille
Créateur de la revue L’image le Monde
TRANSMETTRE LE CINÉMA

"Notre époque connaît une standardisation


accélérée de l'ensemble de la culture,
désormais englobée dans le secteur plus vaste de
l'industrie du loisir et des nouvelles
technologies de communication.
L’oeuvre audiovisuelle en particulier échappe de
moins en moins à ces logiques de formatage qui
visent à transformer toute œuvre en objet de
consommation culturelle immédiate.

Dans ce contexte, il paraît urgent de redéfinir le


cinéma, sa spécificité, son rôle
dans notre lecture du monde et sa relation
au spectateur.
Cette ambition intéresse
ceux qui ne sauraient se résigner à vivre
dans un monde homogène, au premier rang des-
quels se trouvent les bibliothécaires
responsables de fonds audiovisuels,
quotidiennement concernés
par l'accompagnement du spectateur.

Transmettre l’oeuvre audiovisuelle est autant


affaire de savoir, que de confiance en sa capacité à
rencontrer une oeuvre singulière, et à partager cette
expérience avec le plus grand nombre."

C’est à partir de cette proposition


que nous avons demandé
à Partick Leboutte,
à l’occasion de notre Assemblée générale
annuelle, de contribuer à la réflexion menée par
les bibliothèques adhérentes
à Images en bibliothèques.

Dominique Margot
Déléguée générale

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TRANSMETTRE LE CINÉMA

PATRICK LEBOUTTE

Ce qui m'intéresse aujourd'hui, c’est l’idée de parler non J'entends dire parfois que
les bibliothèques seraient le
pas seulement à des étudiants de cinéma, dernier maillon de la
chaîne, après la salle de
non pas seulement à des enseignants, cinéma et la télévision. Je
pense au contraire que les
mais aux professionnels de ce nouveau territoire qui bibliothèques sont l’avant-
garde, que c’est de là que
émerge les choses peuvent partir.
C’est pour cela que j’avais
dans le travail de diffusion et de transmission envie de prélever dans mes
réflexions quotidiennes
de la passion pour le cinéma : les bibliothèques. quelques éléments de
l’ordre de la définition de la
transmission, de la définition du cinéma, qui pour-
raient peut-être faire rebondir votre propre
réflexion, vous aider un peu et m’aider aussi.

Je pense que nous nous trouvons vraiment dans un


moment clé, où tout ce qui était sûr concernant le
cinéma ne l’est plus. Tout ce dont nous avons hérité :
la cinéphilie, l’histoire du cinéma, la notion d’art et
d’essai, la définition classique du cinéma d’auteur,
tout cela n’existe plus. Et tout le monde se trouve un
peu perdu par rapport à cela. Je pense même que plus
grand'monde ne sait ce qu’est le cinéma. Le mouve-
ment actuel de standardisation massif des images
mais aussi de nos usages, de nos modes de vie, fait
qu'il me semble très important de repartir de lieux
comme ceux-là, des lieux d'avant-garde, de première
ligne de front : c’est vous qui êtes le plus souvent aux
prises avec de futurs ou de jeunes spectateurs, et ceci
dans un cadre qui s’y prête.
LES BIBLIOTHÈQUES, UN CONTEXTE :
LIEUX PRIVILÉGIÉS LE FORMATAGE DU CINÉMA
DE TRANSMISSION DU CINÉMA

n Ce formatage s'étend aujourd'hui


J'aimerais parler de ce rôle qui est le vôtre. aux films d'auteur
Avant de venir, je suis allé voir une amie bibliothé-
caire belge qui - elle ne s’y attendait pas du tout - se Le contexte actuel est celui de la standardisation des
retrouve responsable d'un grand secteur vidéo. Et je images, et finalement de la transformation de la cul-
lui ai dit que je devais parler à des gens comme elle ture. Pendant très longtemps, nous avons tous été
en France, où vous êtes beaucoup plus avancés élevés dans l'idée qu’il y avait d’un côté le cinéma
qu’en Belgique, parce que la Belgique est une terre commercial et de l’autre le cinéma d’auteur, donc
sinistrée en matière de cinéma, il n’y a plus grand- des bons films et des mauvais films. Et qu’il fallait
chose. Il n’y a plus de salle de cinéma d’art et d’es- défendre le cinéma d’auteur parce que c’était de la
sai, il en reste deux à Liège et deux à Bruxelles. Et culture. Mais progressivement, on voit que le
je ne sais pas où envoyer mes étudiants ou mes cinéma d’auteur lui-même est formaté, que l’essen-
amis. Or je viens de découvrir que je pouvais les tiel des films, même les bons, correspondent eux
envoyer dans des bibliothèques. aussi à un moule. Derrière une bonne partie du
cinéma d’auteur français, il y a Canal + ou Vivendi
J’ai été voir cette jeune fille et je me suis rendu qui formatent par rapport à un modèle préalable,
compte qu'elle était confrontée à trois questions : comme pour une sitcom ou le journal télévisé. Le
une angoisse, un piège et un contexte. La question cinéma d’auteur existe, il est intéressant, mais il
qui l’angoisse le plus est finalement " Qu’est-ce que évolue quand même à l’intérieur de cadres qu’on lui
je dois sélectionner ? Qu’est-ce que je dois acheter impose. Il n’y a plus tout à fait la même singularité
et qu’est-ce que je dois montrer ? ". Ce n’est pas la qu’il y a vingt ou trente ans. Il m'arrive souvent de
question la plus importante. Les deux autres ques- m'ennuyer au cinéma, y compris devant un film
tions qu’elle se pose me paraissent plus judicieuses d’auteur.
: " Pour qui je vais acheter ça ? " et " Pour quoi faire
? Pour quel projet ? ".
Le piège dont elle me parle tout le temps et auquel
elle se trouve régulièrement confrontée par les gens n La culture est devenue une industrie
au-dessus d’elle, les responsables, le directeur de sa
bibliothèque, c’est de transformer la section vidéo- Cette nécessité de mettre un moule est logique.
graphique de sa bibliothèque en un splendide éta- Aujourd’hui, ce qui rapporte, c’est souvent la cul-
lage. De faire en mieux ce qu’on fait à la FNAC. ture. Le cinéma commercial a quasiment disparu, en
Une vitrine un peu culturelle, mieux achalandée tout cas en Europe. Ce qui rapporte aux produc-
qu’à la FNAC, plus intelligemment faite que dans teurs, c’est une idée de la culture. On va voir le der-
un vidéoclub. Le piège, c’est ce que l'on vous nier film de Cannes. On a de la chance, cette année-
demande souvent : achetez "ce que les gens veulent ci il est bon, La Chambre du fils c’est formidable.
voir", ou bien : achetez des films "culturels". Ça Mais il y a des films formatés pour Cannes. On va
n’est pas un projet. Il faut passer par là, mais ce n'est voir un film d’auteur comme on achetait dans le
pas suffisant. Et ce piège n’est pas toujours imposé, temps le dernier prix Goncourt. Il y a une industrie
cela peut aussi être une tentation, celle de faire une de la culture. Dans le monde industriel, les princi-
FNAC gratuite. paux produits de richesse sont l’information, la cul-
ture, le savoir. Le cinéma d’auteur participe aussi à
cela : ce n'est pas pour rien que la plupart des films
d’auteur français sont produits par Vivendi.
Alors que faire par rapport à ce piège ? Vous êtes
bibliothécaires, donc chargées de culture, chargées
de transmettre la culture, de maintenir une passion

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pour l’image, là où l'on vous demandait avant de sur pellicule à destination des salles de cinéma
transmettre une passion pour le livre. Pour serait du cinéma. Comme si c’était une évidence.
répondre, j'aimerais parler de la première interroga- C’est paradoxal parce qu’il n’y a que pour le cinéma
tion : l'angoisse. qu’on dit que tout est cinéma… Comme si le simple
fait de prendre une caméra, c’était faire du cinéma.
Je ne le pense pas. En littérature, il va de soi que
tout ce qui est écrit n’est pas de la littérature. En
peinture aussi : tout ce qui est peint n’est pas de la
UNE ANGOISSE : peinture. Il y a un point commun entre Rika Zaraï et
NE PAS ÊTRE COMPÉTENT Marcel Proust: tous les deux ont fait des livres que
EN MATIÈRE DE CINÉMA l'on peut trouver sur les rayonnages des librairies.
Mais un seul a fait de la littérature. Il y a un point
commun entre Picasso et un peintre de la place du
n Comment définir le cinéma ? Tertre, mais un seul fait de la peinture.

Ma copine bibliothécaire pense ne pas avoir les Alors pourquoi pour le cinéma tout serait cinéma?
compétences nécessaires au travail de transmission On n’a jamais vraiment osé définir ce qui serait spé-
de l'image. Il y a une modestie, voire une timidité cifique au cinéma. Je m’intéresse beaucoup pour
par rapport à tout ce qui existe de discours sur le l’instant à quelqu’un qui j’espère est dans vos
cinéma. Elle me dit " Moi je n’ai pas fait quatre ans rayonnages, qui s’appelle Fernand Deligny, qui est
de filmologie, je n’ai pas la collection complète des un pédagogue, pas un cinéaste. Il a fait un film, sans
Cahiers du cinéma ". Moi je réponds "tant mieux", le faire exprès, qui s’appelle Le Moindre Geste, le
elle, ça l’angoisse. C’est peut-être la première chose film sort enfin après trente ans, à l’hiver 2002.
importante que je voudrais vous dire : je pourrais C’était un pédagogue plus proche de l’antipsychia-
être intimidant par rapport à vous, dans la mesure où trie, plusieurs de ses théories ont inspiré Deleuze et
j’ai un parcours, cela fait vingt ans que je travaille Guattari, il a tenu toute sa vie un journal de cinéma.
dans le cinéma, que j’écris des livres, que je fais des Il a eu la chance lorsqu’il avait vingt ans d’habiter
conférences, que je fais des émissions de télévision, l’appartement en-dessous d’André Bazin, d’après la
j’édite une revue... Mais je n’en sais pas plus que légende, ce serait d'ailleurs Deligny qui aurait
vous. Je ne suis plus très sûr que ce que l'on m'a appris à Bazin à faire du café… Pendant longtemps,
appris sur le cinéma soit encore vrai. Je pense que avant d’entrer vraiment dans toute sa réflexion
nous sommes dans un contexte où il faut recom- pédagogique, Deligny a montré des films dans des
mencer pratiquement tout à zéro. ciné-clubs et dans des arrière-salles de café, et dans
Qu’est-ce que le cinéma ? Je voudrais commencer son journal qui est inédit et que j’espère publier à la
par là : je n’ai pas "la" réponse. J’ai la mienne. rentrée, j’ai trouvé une phrase formidable. Il s’em-
porte contre le mot filmer, et dit " Mais qu’est-ce
que c’est ce mot filmer, ça ne veut rien dire du
n Le cinéma, un produit tout… ou plutôt ce que ça veut dire est bien triste ".
Il dit " En littérature, on dit écrire, on ne dit pas
On peut d'ailleurs remarquer que peu de gens dans livrer. On met l’accent sur le geste de l’écrit, pas sur
l’histoire de cet art qui a pourtant plus d’un siècle se le produit. Le geste de la littérature c’est l’écriture,
sont posés la question " Qu’est-ce que le cinéma ? ". ça n’est pas livrer. Le mot qui va avec la peinture
André Bazin, Serge Daney un peu, Gilles c’est peindre, ça n’est pas tableauter. Mais le mot
Deleuze… Mais à part ça, on n’a pratiquement qui va avec le cinéma, c’est filmer, filmer-film…
jamais réfléchi à cette question. Il y a une définition C’est-à-dire que, dit-il, il y a toujours eu dans le
tacite du cinéma. Le cinéma c’est des films, et puis cinéma cette obsession-là, cette confusion-là ou
après on fait le tri. Il y a les bons films, il y a les cette coïncidence-là. Filmer c’est faire un produit."
mauvais. En vertu de quoi ? On ne sait pas trop. Les grandes théories sur le cinéma sont françaises.
Positif a sa doxa, Les Cahiers a sa doxa, Première a Toute la politique des auteurs c’était la France.
une autre doxa, Studio aussi. Tout ce qui est filmé C’est quand même ici qu’on a imposé l’idée que le

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cinéma est à l’intérieur d’une industrie et a toujours qu’elle ne tient plus. Quand Jean-Luc Godard a réa-
un rapport avec un produit avant d’être un geste. lisé Histoires du cinéma, ce n’était pas de la pelli-
Je pense que le cinéma, c’est cule, c’était pour la télévision, c’était
d’abord l’exercice d’un regard, qui fait en vidéo numérique, alors c’était
devient du geste. Lorsqu'on a un Je pense que le cinéma, quoi? Ce n'était pas du cinéma ?
bon film devant soi, c’est parce Alain Cavalier, quand il fait La
qu’il y a un geste préalable, il y a c’est d’abord Rencontre, ce n'est pas du cinéma ?
un amont. Le cinéma ça n’est pas On a trop longtemps considéré le
le film. Le film est parfois le résul- l’exercice d’un regard, cinéma sous cet angle-là : la salle,
tat d’un geste préalable qui est une l’industrie et le support pellicule.
manière de regarder le monde, de qui devient du geste. Aujourd’hui, tout ça a changé. Nous
se confronter à lui, et parfois sommes dans un contexte nouveau
quelque chose sort qui s’appelle un où nous devons tout redéfinir et peut-
film de cinéma. Mais il y a d’abord ce geste-là, c’est être enfin nous reposer cette question, que Bazin a
de ça dont je voudrais parler. déjà posée " Est-ce qu’il n’y a pas une définition qui
ne passe pas par le support, qui ne passe pas par le
contexte industriel du cinéma ? Est-ce qu’il n’y a
n Le 16 mm, pas une définition ontologique du cinéma à chercher
un support pas assez noble ? " Chacun aura sa réponse.
pour produire du "cinéma"

Tout au long de son histoire, le cinéma semble avoir n Les supports changent,
été défini par cette espèce d’évidence, par cet la définition du cinéma
espèce de triangle : le cinéma serait une industrie n'est plus la même
produisant quelque chose, généralement du récit sur
de la pellicule, généralement 35 millimètres, et tout 4 La salle n'est plus le seul mode possible
ça débarque dans une salle de cinéma devant vous de diffusion du cinéma
qu’on appelle un public. Tout ce qui rentrerait dans Tout notre contexte a changé, l’écologie du cinéma
cette définition serait du cinéma. Ce qui exclut déjà a changé. Il y a vingt ans, le cinéma était majoritaire
tout ce qui n’est pas sur pellicule, ou ce qui n’est pas au pays des images, maintenant il est minoritaire.
sur 35 mm : on ne parle jamais du 16 mm. C’est Les images nous arrivent par tous les supports, par
pour cette raison que pendant très très longtemps, le tous les pores de la peau pourrait-on dire. Chacun
CNC a considéré le 16 mm sous l’appellation "for- est abonné aux images, comme on est abonné à
mat d’amateur". Et c'est pourquoi la Nouvelle l’eau, au gaz et à l’électricité. Nous sommes tous
Vague, Godard, Truffaut et les autres n’y ont pas abonnés aux images qui nous arrivent par la télévi-
touché. Dès les années cinquante, ils auraient pu sion, par le Net. Le cinéma n'est une petite branche
s’emparer de ces outils. Le 16 mm existait, Jean dans tout ça, et encore qui peut varier. On voit un
Rouch en faisait dès le début des années cinquante. film en salle mais on peut le voir à la télévision, sur
Mais ils ont attendu de pouvoir faire ce qu’ils vou- une cassette, ou même sur le Net.
laient sur du 35 mm, parce que le 35 mm c’était Je pense qu’il y a plusieurs usages possibles du
l’accès aux salles de cinéma, l’accès à la culture, cinéma, que ça n’est pas la même chose de voir un
l’accès au CNC. Sinon c’est amateur. Même chez film en salle et de voir un film à la télévision, mais
eux, il y a cette conviction que le cinéma doit se les deux sont intéressants. À mon avis le tort est
faire sur ce support noble et à l’intérieur de ce peut-être de se dire qu’il n’y a qu’un mode possible
contexte industriel. Contexte que l'on va essayer de diffusion du film, la salle. Je pense qu’il y a des
d’améliorer : élever l’industrie, c’était ça leur pro- films pour mille spectateurs, et des films à voir seul.
jet, en occuper le centre, la cultiver. Titanic , il faut le voir dans une très grande salle. Par
contre un Godard, on le voit dans l’intimité, dans le
Si l'on part de cette définition, qui n’a jamais été compagnonnage de quelques amis, dans une petite
remise en question, on est foutus aujourd’hui, parce salle. Certains films seront beaucoup mieux à la

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télévision, ou sur une cassette vidéo que vous avez 4 L'économie du cinéma
dans votre rayonnage. contraint à formater les films
Tout ça se complique singulièrement, jusqu’à l’éco-
Régulièrement je reçois des nouvelles d’anciens nomie, qui a pris en charge l’essentiel de la produc-
étudiants que j’ai eus à l'Ecole de cinéma où j’en- tion du cinéma d’auteur. À l’époque de la Nouvelle
seigne depuis douze ans. Ce sont Vague, c’était des produc-
souvent des étudiants qui vien- teurs et des financiers, mais
nent de loin, des Africains, des Je pense qu’il y a plusieurs usages pos- ils étaient indépendants.
Sud-Américains. Ils m’envoient Des gens comme
des lettres mais pas écrites, ils sibles du cinéma, que ça n’est pas la Braunberger étaient certes
m’envoient de la DV, des nou- des grands bourgeois, mais
velles filmées, quelques plans, même chose de voir un film en salle et de il s'agissait de leur argent.
c’est magnifique. Je me dis " Aujourd’hui c’est
Tiens, quelqu’un à l’autre bout voir un film à la télévision, mais les deux sont Bouygues, Vivendi qui
du monde pense à moi, a pris un produisent des films. On ne
outil et essaie de me dire ce qu’il intéressants. sait d'ailleurs même pas qui
vit, de s’inscrire dans sa réalité en est derrière ces noms. Ce
m’envoyant trois images ". Ce n’est pas Bouygues qui
n’est pas à voir en salle, c’est à vend des films, il est mort.
voir pour moi tout seul devant ma télévision. Maintenant on a ses deux fils, ça revient un peu au
même. Ce sont eux qui produisent les films, y com-
4 Le cinéma ne consiste plus à "enregistrer" pris Kiarostami… Au dernier Festival de Cannes, la
Je pense que nos habitudes de spectateur ont changé majorité des films primés étaient produits par Canal
avec la multiplication des supports. Le support lui- +. Cela sous-entend un formatage : ces films doi-
même change, dans vingt ans il n’y aura presque vent aussi passer à la télévision.
plus de pellicule, la norme ce sera sans doute les Je prends quelques exemples pour que vous com-
supports numériques et la vidéo. On a longtemps preniez .
défini le cinéma par l’enregistrement : le cinéma,
c’était enregistrer quelque chose qui est devant soi, 4 L'exemple du filtre bleu imposé en vue de la dif-
c’est ce que disait Bazin, il y a une ontologie réa- fusion télé : Il n’y a pas longtemps, j'ai reçu une
liste. "Le cinéma, disait-il, consiste à filmer ce qui lettre qui m’a un peu bouleversé. C’était un brillant
est, pour qu’un jour on voie ce qui fut". étudiant finlandais opérateur. Il rentre dans son pays
C’est magnifique comme définition, seulement ça tout heureux de faire enfin un film avec la lumière
ne tiendra plus longtemps. Dans Forrest Gump, de la Finlande qui n’est pas la même qu’à Marseille,
Tom Hanks serre la main à John Kennedy. Quand et là il me dit " Je n’ai pas pu, parce je voulais filmer
Kennedy est mort, il n’était même pas né, lui, Tom la lumière du Nord, et on m’a imposé un filtre bleu
Hanks. C’est facile avec les palettes graphiques ou tout au long du film, parce que ça passe mieux à la
ce genre de chose, comme ce sera très facile pour télé ".
Jean-Marie Le Pen de faire un faux film sur A Paris, y a dix films nouveaux par semaine.
Auschwitz… On va filmer quelques personnes Choisissez exprès un film marseillais, un film ita-
naturistes sur la plage de Nice, et puis après, en tri- lien, un film finlandais et un film belge, par
patouillant l’image, on va les mettre dans le décor exemple. Il n’y a pas la même lumière dans chacun
d’Auschwitz. Et quand les témoins auront disparu, de ces quatre pays. Or la lumière c’est ce qui donne
que le révisionnisme aura gagné, et bien moi j’aurai son identité à une région ou à une ville, mais aussi
bien du mal à dire à mon petit gamin qui est né il y au cinéma : on fait du cinéma avec des corps, du
a cinq mois " Tu sais les camps ça a existé ". Il va temps, et de la lumière. Et ce sera la même lumière
me répondre " Ah non, j’ai vu un film hier, c’était un dans les quatre films, parce que c’est le même
camp de vacances ". Et le film sera signé Le Pen. filtre… Car on présuppose que ça doit passer quand
Donc le cinéma, c’est de l’enregistrement ? Peut- même à telle heure à la télévision. Or c'est la télévi-
être pas. Il faut tout revoir. sion qui produit, et qui estime que ça passera mieux
avec un filtre bleu, parce que certaines couleurs ne subventionnés au prorata du nombre de films d’au-
passent pas bien à la télévision. Regardez comment teurs que vous montrez. Alors moi je pensais avoir
sont habillés les speakers, ils ont tous le même cos- fait gagner trois points : quand même, un film de
tume. Boris Lehman, un autre de Claudio Pacienza qui
pour moi est l'un des grands auteurs de demain, et
4 L'analogie avec les tomates de supermarché : puis un troisième qu’un de mes étudiants a tourné
toutes les mêmes ! C'est exactement comme pour en DV, un étudiant camerounais, magnifique, qui va
les tomates. Quand vous allez sur un marché, devenir le grand cinéaste africain de demain... C’est
chaque producteur a ses tomates, elles sont toutes trois points de gagné non? Eh non ! Parce que le
différentes, elles ne sont pas tout à fait rouges, elles CNC ne donne des points que pour des films estam-
sont parfois orangées, elles ont des couleurs pillés CNC, il y a une commission qui dit ce qu’est
bizarres, elles ressemblent à des trucs parfois un film d’auteur, et cette commission ne donne des
obscènes, elles ne sont en tout cas généralement pas points qu’à des films sur pellicule, en 35 mil-
rondes du tout. limètres. Mais dans le contexte actuel, même Alain
Maintenant allez au grand magasin, et là vous avez Cavalier, Robert Kramer, Chris Marker et Jean-Luc
un rayonnage de tomates, vous avez le choix. Il y a Godard font autre chose que du 35 millimètres,
des tomates italiennes, des alors qu’est-ce qu'il reste
belges, des provençales. Elles ? Il est où le cinéma ?
sont toutes les mêmes. Elles Je pense que nos habitudes
sont bien rouges, bien rondes,
parce qu’elles correspondent de spectateur ont changé Là j’ai dessiné un
toutes à l’idée que se fait le contexte avec une ques-
patron du supermarché de l’idée avec la multiplication des supports. tion : qu'est- ce que le
que nous nous faisons, nous, cinéma. Je vais mainte-
consommateurs, de ce que doit nant repartir d'un élé-
être une tomate. Pourquoi ? Parce que, entre le pro- ment-clé : le public. Là, il faut partir de ses propres
ducteur indépendant qui a ses tomates et vous le expériences.
consommateur, il y a un circuit de diffusion qui a
décidé pour vous de l’idée que vous vous faites de la
tomate.

4 L'exemple du film estampillé "film d'auteur" par


le CNC : Dans le monde du cinéma, c'est un peu la
même chose. Oliveira existe, Kiarostami et Jean-
Marie Straub aussi, mais tout ça est progressive-
ment remplacé par l'idée que le CNC se fait du
cinéma d’auteur, ou que l’industrie se fait du
cinéma d’auteur… Je dis "même le CNC" parce que
j’ai fait une expérience malheureuse il y a un an : on
me donne une carte blanche à Hérouville-Saint-
Clair, une magnifique salle de cinéma. Je sais que
c’est une grande salle de cinéma d’auteur, donc je
viens avec trois choses pures et dures : un film en 16
millimètres, un film en DV et un film belge tourné
pour la télévision. Trois films de cinéma, trois sup-
ports différents. Et la responsable de la salle me dit
" Tu m’as fait perdre trois points au CNC ". Le
public était très content, les films étaient magni-
fiques et j’ai fait perdre trois points.
Dans les salles de recherche françaises, vous êtes

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n Une définition du cinéma moi le cinéma était une quête de communauté, j’ai
par rapport à ses expériences créé du lien par le cinéma, ça remonte à cette expé-
de spectateur rience, j'en suis convaincu. Pendant quinze ou vingt
ans, j’ai oublié. Mais plus tard, dans les années 80,
4 Première expérience : lorsque quelqu’un m’a demandé " C’est quoi ta pre-
le cinéma pour savoir qui l'on est mière expérience et pourquoi es-tu là-dedans ? ",
Je vais vous raconter une définition du cinéma à tra- j’ai tout compris, je me suis souvenu du premier
vers l’expérience de ma première vision de film. film.
C'était il y a plus de trente ans, en 1967. J'ai vu ce
film dans l’orphelinat où ma mère travaillait pour 4 Deuxième expérience :
gagner un salaire de misère. J’y passais mes week- le cinéma pour créer des liens
end. C’est là que j’ai vu mon premier film, en com- Je raconte une deuxième expérience, pour que vous
pagnie de véritables orphelins, qui étaient des voyiez où je veux en venir. La semaine d’après, ma
brutes, des mecs très durs. mère ayant compris qu’il s’était passé un truc désas-
Voilà qu’un dimanche les religieuses, dont je vais treux, nous a offert à moi, ma soeur et mon frère un
citer le nom par pur esprit de délation, les Filles de deuxième film, cette fois-ci en ville, c’était un autre
la Croix, nous montrent un film, et pas n’importe film de Walt Disney. Ça s’appelait La Belle et le
quel film, car que font les religieuses pour égayer Clochard; je ne l'ai pas aimé. Parce que je n'avais
les dimanches désœuvrés des petits orphelins ? pas aimé l’idée que ce clochard, auquel je m’étais
Elles leur passent naturellement des films d’orphe- évidemment complètement identifié, se retrouve à
lins. Et nous avons vu une histoire invraisemblable la fin dans une maison bourgeoise avec un petit
dont j’ai oublié le titre, mais dont je sais qu'elle est nœud papillon. Par contre, j’avais bien aimé une
signée Walt Disney. C’était un vrai film, il n’y avait scène, la scène des pâtes. Vous savez la scène des
pas de dessins. C’était l’histoire d’une bande de pâtes, où les deux chiens sont amoureux mais ne le
chiens et de chats. Au début du film, ils sont à New savent pas, ils mangent la même pâte et puis ça fait
York dans un appartement, avec leur maître, et dès un bisou. J’avais beaucoup aimé… Et j’ai dit à ma
la deuxième scène le maître les abandonne, parce mère " J’ai aimé ça, j’ai aimé la scène du lien ", et
que la famille va passer les vacances à l’autre bout m'a répondu " Mais c’était pas des liens, c’était des
des États-Unis sur la côte californienne. Les petits pâtes "… Moi j’avais vu du lien, autre définition
animaux restent donc tout seuls, et tout au long du possible du cinéma. Ma première définition…
film ils s’évadent de leur appartement où on les a
laissés crever, ils arrivent à partir et traversent les 4 Conclusion : le cinéma,
États-Unis à pattes pour rejoindre leur maître, qu’ils c'est aussi une rencontre avec le spectateur
retrouvent à la fin du film… Dans une définition du cinéma n’oublions pas le
Et lorsque la lumière s'est rallumée, on n’était pas spectateur, n’oublions pas que dans un film les
joyeux, mais alors pas du tout, une chape de plomb choses vous échappent, qu’il y a cinéma lorsqu’il y
comme ça, je n'en ai jamais connue. Personne n’a ri. a rencontre, et c’est vrai pour n’importe quelle
Tout le monde avait les larmes aux yeux, et subite- œuvre d’art. Qu’un film qui se donne simplement à
ment je me suis dit " Mais moi aussi je suis avec être admiré, comme l’essentiel des films d’aujour-
eux, je suis avec mon voisin que je détestais… cette d’hui, Le Goût des autres, on vous demande d’ad-
brute qui me tape tout le temps… il est orphelin et mirer le savoir-faire... Un film cynique, film qui fait
moi aussi ". J’ai compris ce que voulait dire "être tout finalement pour vous plaire, et ça plaît, ça
orphelin" et j’ai inconsciemment choisi d’en être, marche.
alors que j’ai une mère. Maintenant, il y a des écoles de cinéma à tous les
Ce mauvais film, à l’âge de 7 ans, m’a permis de coins de rue. Tout le monde sait faire des films, mais
savoir qui j’étais, de recomposer intuitivement, très peu savent faire du cinéma. Parce qu'il ne suffit
empiriquement, quelque chose de ce que j’étais, de pas de faire un film, un bel objet avec des beaux
choisir un camp. Et de regarder le monde depuis ce plans, une belle image. Le cinéma ça n’est pas une
"camp" des gens orphelins. Et j’ai passé ma vie à belle image, c’est de la matière, le cinéma ça n’est
faire alliance avec des gens dans le cinéma. Pour pas des sujets, c’est du projet. Le cinéma commence

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lorsque quelqu’un confronte son sujet avec le quelque chose de grave se soit passé dans l’histoire
monde. Avec du "déjà là" : avec tout ce qu’il a dans des hommes. Mon rapport à la question des camps
la tête, le monde, le lieu où il filme et tout ce qui s’y vient de là, d’une expérience de spectateur.
passe. Et moi spectateur, futur spectateur, j’ai aussi Quelqu’un a pris le soin de dire " On va voir un film
du "déjà là". Le cinéma, c’est lorsque quelqu’un, un mais ça n’est pas n’importe quel film, parce qu’on
cinéaste, enregistre de la relation, enregistre des ne peut pas le voir n’importe comment ".
rapports avec son sujet. Le Je mets ça en
confronte à l’épreuve du On sent que c’est du cinéma rapport avec la
monde, s’abandonne à un quantité d’en-
moment donné, lâche la lorsque le cinéaste fait que moi, spectateur, je reçois quelque seignants qui
maîtrise et essaye, à partir ont amené les
de son sujet, de le mettre à chose gamins voir La
l’épreuve du monde pour Liste de
voir ce que ça va faire. Faire qui va me permettre de mieux me connaître. Schindler,
du cinéma, ce n’est pas que comme si la
faire des images, c’est beau- vision de ce
coup plus que ça. Si l'on fait ce "plus", on a parfois film suffisait, et qui sont rentrés en classe après,
la chance de provoquer une réaction chez le specta- avec la satisfaction du devoir accompli. C’est scan-
teur, de provoquer ce qui m’est arrivé par exemple. daleux. Ce film m’a terriblement heurté. Je suis allé
On sent que c’est du cinéma lorsque le cinéaste fait que voir souvent ce film avec des classes et on ne disait
moi, spectateur, je reçois quelque chose qui va me per- rien aux gamins, il n’y avait pas de préparation. Et
mettre de mieux me connaître. Comme cela s’est passé certains gamins de dix ou douze ans pensaient que
avec ce mauvais film où j’ai compris qui j’étais. c’était un document d’archive.

4 Troisième expérience : 4 Le rôle des bibliothécaires : faire de la "péda-


certains films nécessitent un accompagnement gogie" : Mon vieil instituteur a fait ce que vous
4 L'expérience de Nuit et Brouillard : Je vais allez faire, et ça c’est un travail de bibliothécaire. Il
prendre un troisième exemple : le troisième film que a accompagné l’expérience d’un jeune spectateur,
j’ai vu. J’ai été obligé de voir Nuit et brouillard , bref il a fait de la pédagogie. Pédagogie, mot grec,
tant mieux d'ailleurs… Je devais avoir 8 ou 9 ans, pédagogue ça désignait à l’époque un esclave… Le
c’était l’école primaire. Je n’ai rien compris au film, pédagogue étymologiquement, c’est l’esclave qui
à l’époque c’était dans un village dans les Ardennes, accompagne le fils du maître de la maison jusqu’à
on ne sortait pas beaucoup, on était un peu incultes l’école, et le soir de l’école jusqu’à la maison. Il
et on venait du monde paysan. Et puis un instituteur l’accompagne et le fait parler. C’est l’esclave, sans
nous montre un film à la télévision scolaire, parce doute plus cultivé ou plus attentif que les autres, qui
qu’à l’époque ça passait tous les ans à la télévision est chargé non seulement d’amener le petit à l’école
scolaire, l’après-midi, pour être sûr qu’on le verrait. pour qu’il ne soit pas enlevé, mais aussi de le faire
Un jour on arrive, et l'instituteur nous dit " Voilà, on parler de ce qui s’est passé à l’école, là, aujourd'hui.
va voir un film ". Tant mieux. Et il commence à Il écoute, et puis il réorchestre, il accompagne ce
prendre des précautions. Il dit " Ça ne va pas être savoir, tout en marchant. J'aime beaucoup l'idée de
facile ". D’abord on va dans la grande salle, c’était la marche à pied. Le savoir, la transmission, ça
rare, on s’y rendait deux fois par an, pour la remise concerne aussi la lenteur, ça va avec. Il n’y a pas de
des prix et la fête du directeur. Et puis il avait fait pensée qui ne naisse d’une mise en mouvement.
venir quelqu’un du village qu’on connaissait mais Passons.
dont on ne connaissait pas l'histoire, un rescapé des Dans cet exemple sur Nuit et Brouillard, il me
camps. Encore quarante minutes pour qu’il nous semble qu'il y a eu un geste de pédagogie. Peu
parle du film, et puis on voit le film. importe de savoir si le film est bon ou pas, il l’était,
Je n’ai rien compris, j’étais trop petit. Mais j’ai évidemment, c’est le meilleur film qu’on ait jamais
compris une chose. Pour qu’un prof, un vieil institu- fait sur le sujet… Mais ça vient en surcroît. Ce qui
teur, prenne autant de précautions, il fallait que est extraordinaire dans le film d’Alain Resnais, c’est

11
peut-être la modestie. Parce qu’après la vision de ce
film, ce n’est pas de lui dont on parlait, de sa per-
sonnalité ou de son talent, mais des camps et seule-
ment des camps. Après le film de Spielberg, tout le
monde a parlé de Spielberg, avant même de parler
des camps. Le débat a tourné autour de Spielberg :
fallait-il faire le film ou pas. Resnais nous a trans-
mis l’intégralité de ce qu’il savait. Lorsqu’on sort
du film, tout ce que Resnais savait des camps, nous
le savons aussi. Il a trouvé le dispositif pour que tout
passe. Tout ça dans la modestie : très peu de mou-
vements de caméra, il n’y en a qu’un, un travelling
repris infiniment, images d’archives ou lent
balayage des images d’Auschwitz en couleurs
aujourd’hui, sur lesquelles viennent s’imprimer et
faire dépôt les images en noir et blanc. Chez
Spielberg on a tout l’inverse, on a cette idée " Ah
vous n’y étiez pas, moi je suis le plus grand cinéaste
du monde, alors je vais vous proposer Auschwitz
comme si vous y étiez ", car c’est exactement ça,
c’est Disneyland. C’est l’envers de Nuit et
Brouillard.

Il est là votre travail. Ce n’est pas de lire Les


Cahiers du cinéma à longueur de journée, pour
savoir que dire de l’esthétique. C'est partir d’une
expérience du spectateur, c’est regarder ce qu’il y a
dans un film. Et puis connaître les quelques
personnes qui vont venir vous trouver pour
vous demander des conseils. Si vous les Il est là votre travail.
connaissez, vous pourrez les conseiller,
accompagner leur expérience et remarquer Ce n’est pas de lire
peut-être que c’est plutôt Nuit et Brouillard
qu’il faut montrer que le film de Spielberg, Les Cahiers du cinéma
qu’on a trop facilement montré à nos
enfants. à longueur de journée, pour savoir que

dire de l’esthétique.

C'est partir d’une expérience du spec-

tateur,

c’est regarder ce qu’il y a dans un film.

12
LE TRAVAIL que nous savons, au service d’un scénario. Et nos
DU BIBLIOTHÉCAIRE : enfants, c’est cela qu’ils voient, ce n’est pas Nuit et
ACCOMPAGNER, Brouillard.
PUIS PROPOSER
L'"AUTRE" FILM,
LE "DIFFÉRENT" 4 Votre responsabilité :
accompagner la découverte du film
n L'exemple de La Liste de Schindler : Cette responsabilité, c’est la vôtre. Et ce que je suis
la manipulation fausse la rencontre en train de raconter sur ma lecture du film de
avec le spectateur Spielberg, c’est-à-dire un film de pure simulation,
comme dans un parc d’attraction, je ne l’ai pas lu
4 Un scénario douteux et dangereux dans les revues. Nous sommes donc capables de
Je m’attarde trois minutes sur ce film, parce que faire ce geste-là. Dans Positif, on m’a expliqué que
c’est quand même un mot dur que je viens d'em- le film était bien. Pourquoi ? Grande mise en scène.
ployer en disant que c’était fasciste et que ça res- Là, nous sommes à égalité, vous et moi. Tant mieux
semblait à du Walt Disney. Le film de Spielberg, si l'on connaît l’esthétique, il y a toujours affaire
c’est de la simulation virtuelle. C’est "soyez juifs d’esthétique lorsque l’on montre un film, mais il y a
comme à Auschwitz un jour dans votre vie". "Nous d’abord affaire de regard : savoir à qui nous allons
allons vous l’offrir grâce aux moyens techniques du parler puis accompagner cette émotion, cette décou-
cinéma et ce que vous n’avez pas ressenti, vous verte d’un film.
allez le ressentir comme un vrai juif, vous allez C’est cette idée-là que je souhaite vraiment
entrer dans les chambres à gaz". On sait bien que ça défendre. L’idée que le cinéma, c’est d’abord cette
n’a jamais été filmé. La spécificité des camps, c’est rencontre-là, comme tout objet d’art… il n’y a
justement qu’il n’y a pas de traces. Une des spécifi- pas art s’il n’y a pas quelque chose qui échappe à la
cités des camps c’était l’extermination planifiée création de l’auteur et qui est livré à un public. Une
scientifiquement avec recyclage des déchets et dis- rencontre qui permet à ce public de se recomposer
parition de toute trace. Et le film de Spielberg nous lui-même, de mieux savoir qui il est. Je pense qu’il
montre tout l’inverse. La caméra de Spielberg entre y a cinéma lorsque ce geste-là nous permet de voir
allègrement dans une chambre à gaz, et oh surprise quelque chose de plus que ce qu’il y a dans l’image,
ça n’est pas une chambre à gaz, c’est une douche. de voir au-delà de ce qu’on voit d’habitude. Parce
Le Pen dit la même chose. que le geste du cinéma, cela consiste quand même à

Alors on sait bien que Spielberg n’est pas Je pense qu’il y a cinéma
antisémite, on sait bien qu’il a réfléchi, mais
ça veut dire qu'il fait passer son savoir sur la lorsque ce geste-là
spécificité des camps après l’efficacité scé-
narique, pour vous maintenir dans le film, nous permet de voir quelque chose de plus que
car c’est quand même bien de faire un peu
de suspense. En plus, il postule que nous ce qu’il y a dans l’image
avons tout un savoir sur Auschwitz et donc
que nous allons comprendre, nous specta-
teurs, que lorsque les jeunes filles juives entrent voir, à faire voir .
dans la chambre à gaz en pensant qu'il s'agit d'une
douche, nous savons que c’est sans doute une Pour me faire comprendre, j'aimerais vous parler
chambre à gaz. Or ça n’en est pas une dans son film, d'un plan, avant d’entamer la discussion.
suspense, ah il nous a bien eu… on est rentrés dans
le film. C’est une manière de nous maintenir dans le
film, c’est choquant.
Alors que Resnais dit l’inverse. Il dit que tout n’est
pas transmissible. Il faut expliquer. Spielberg fait
l’envers de la transmission, il fait de la gestion de ce

13
n L'Evangile selon Saint-Mathieu : toujours dix-huit ans, et bien non, Marie c’est une
l'intégration dans le film vieille femme… C’est à ma connaissance le seul
du regard du réalisateur cinéaste, le seul artiste à l’avoir montrée comme
cela. Il est logique que Marie ait au moins 50 ans,
Il s'agit d'un extrait de L’Évangile selon Saint puisque son gamin est mort à 33 ans, elle l’a eu au
Mathieu, de Pasolini. C’est une histoire classique, il moins à 15 ans. Donc faisons le calcul, elle a au
y en a une grande quantité de versions dans l’his- moins 51 ans. Et c’est cela qui est filmé. C’est-à-
toire du cinéma, une quantité plus invraisemblable dire que Pasolini a filmé plus que la Passion du
encore dans l’histoire de la peinture. C’est donc le Christ, Il a filmé son propre rapport avec cette his-
scénario bateau par excellence dont on connaît la fin toire.
avant d’entrer dans le film. Il existe une trentaine de Et son propre rapport, qu'est-ce que c'est? C’est un
films là-dessus, mais un seul me satisfait, c’est rapport à une femme. Ce qui émeut dans ce plan
celui-là. Parce que c’est le seul qui ne fasse pas c’est d’abord cette vieille femme. C’est la première
d’image, c’est le seul qui fasse du cinéma, le seul fois que je vois dans un film ce qu'est que la Passion
qui corresponde à ma définition : faire voir au-delà du Christ : l’histoire d’une femme âgée qui voit
de ce qu’on sait, au-delà de ce qu’on a vu… C’est le mourir son fils sous ses yeux. Ce qui nous touche,
seul qui inscrit son propre rapport d’artiste avec ce c’est que subitement nous sommes sortis du scéna-
sujet pourtant rebattu… Le seul qui confronte ce rio.
sujet à son rapport au monde, qui à partir de cette
histoire hyper connue, à la fois respecte le scénario, Cette femme qu'a filmée Pasolini, c’est sa propre
mais aussi intègre le propre rapport de Pasolini avec mère, Suzanna Pasolini. Suzanna Pasolini a eu trois
cette histoire. Il existe de nombreuses versions de ce fils, le premier est mort à la naissance, le deuxième,
film, dont toutes font de l’image et une seule fait du Guido, est mort dans la Résistance, le troisième
cinéma. L'idée est de savoir pourquoi. Et subite- s’appelle Pier Paolo et l'on sait qu’il mourra d’une
ment, certains d’entre vous vont peut-être voir manière bizarre lui aussi : Pasolini est un provoca-
quelque chose de plus, qui vont peut-être leur faire teur, on sait très bien comment il va finir, elle le
penser à des choses d’aujourd’hui. sait… Et il demande à sa mère de jouer ça, de se
mettre devant une croix sur laquelle il y a un acteur
4 La notion d'actualité qui ressemble à Pasolini, qui a le même type de phy-
A la différence des autres films, celui-ci est tourné sique… Elle ne peut pas jouer normalement, ne pas
au présent. La caméra est d'emblée portée à l’é- comprendre qu’il s’agit peut-être de la vie de son
paule, on est en plein dans l’événement. C’est filmé fils, elle qui a déjà perdu deux enfants. Du coup,
comme s'il s'agissait d'une actualité, et je pense que quelque chose de l’ordre du non-jeu passe, de
c’est ce qui intéresse Pasolini. Savoir sortir la part l’ordre de la pure souffrance. Or c’est ça la passion
d'actualité d’une histoire connue : il y a dans ce film du Christ, ce n’est pas qu’une histoire.
quelque chose de fondamentalement différent de
toutes les imageries, de toutes les iconographies de 4 Résultat : Pasolini a inscrit
la passion du Christ que nous connaissons à travers son propre rapport au monde,
la peinture. c'est un geste de cinéma
Quand je vois ce plan de Pasolini, je n’ai pas besoin
4 Une vision "réaliste" des personnages, notam- que Daniel Bilalian me montre des gros plans sur
ment Marie une femme algérienne en pleurs parce qu’on a
Si l'on passe en revue toutes les représentations de égorgé sa fille, je n’ai pas besoin qu’Antenne 2 ou
cette Passion que nous avons dans la tête, il y a TF1 me montre, scoop magnifique en fin de journal,
Marie qui est au pied de la croix, d'ailleurs on se des images d'un charnier en Bosnie, je n’ai pas
demande qui est le plus vieux des deux. Marie est besoin de témoignages de femmes kurdes qui me
toujours montrée comme une femme qui ne souffre disent qu’on a égorgé ou violé leur enfant devant
pas, qui a au maximum 30 ans et qui est devant la eux. J’ai ce plan-là. Je n’ai pas besoin qu’on utilise
croix. Dans notre esprit, on imagine toujours la la souffrance de l’autre, d’une femme réelle, pour
Vierge Marie, la jeune Marie, la pure Marie, elle a me faire comprendre par l’émotion ce que c’est que

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le drame bosniaque ou le drame algérien, parce que FAIRE DU CINÉMA,
j’ai ce plan. Je vois au-delà de la simple Passion du C'EST TRANSMETTRE
Christ. SON PROPRE RAPPORT
AU MONDE
Là il y a un geste de cinéma, Pasolini a inscrit cette
histoire dans son propre rapport avec sa mère, avec
sa vision du monde. En plus Pasolini a eu une J'espère que mon idée de base est passée, à savoir
chance incroyable, ce qui arrive lorsqu'on accepte que le cinéma n’est pas d’abord de la culture, au
de confronter son projet au monde : certes il a voulu sens où on l’entend aujourd’hui, c'est-à-dire du pro-
montrer la mère, mais d'autres choses viennent en duit culturel. Il y a actuellement une transformation
surcroît, le vent par exemple. Ils sont magnifiques de la culture en marchandisation, qui consiste à for-
les deux plans où l’on voit le cortège dans le fond de mater des bons objets. C’est une chose à laquelle
l'écran monter vers le Golgotha en file indienne, et vous êtes tout le temps confrontées, puisque vous
qu'à l’avant-plan on a les herbes, qui basculent dans votre travail, c’est de mettre de bons objets sur de
le même sens à cause du vent. Le vent va dans le bons rayonnages. Vous êtes en plein dans cette
même sens que le cortège, c’est le hasard, il n’y a contradiction-là. Est-ce une question d’objets, ou
pas de ventilateur derrière. Lorsqu'on est complète- est-ce autre chose ? Peut-être est-ce un travail de
ment soi face au plan à faire, en oubliant l’obsession passeur. Je ne pense pas que ça soit une question
de la belle image, du produit à venir, on trouve subi- d’objet, je pense que c’est une question de gestes.
tement des solutions improvisées, qui n’ont pas été Ce cinéma a à voir avec la transmission d’une expé-
prévues… On place la caméra à tel endroit et quelque rience singulière du monde. Et c'est cela qu'il faut
chose est capté, comme, tout bêtement, le vent. faire passer, c'est ce que cherchent les grands
cinéastes.
4 Mettre ce film
en rapport avec des sujets d'actualité
Ce qui est intéressant, ce n'est pas tant de savoir qui n Rechercher les "alliances"
est Pasolini, mais de savoir à qui montrer ça. Vous par le cinéma
avez certainement dans votre public des gens qui
ont réfléchi à certaines questions, et que de tels Filmer le monde, tout le monde le fait, regardez la
plans pourraient éclairer. Je pense que le travail télé, Internet… Il y a des caméras webcam partout,
d’un bibliothécaire, c’est accompagner ce genre de filmer le monde c’est devenu facile. Ce qui est inté-
plan. Si quelqu’un par exemple s’intéresse chez ressant maintenant c’est de filmer le rapport singu-
vous à la question bosniaque ou algérienne, ce film lier que nous avons avec le monde, et c’est ça que
est d’actualité. j’attends d’un cinéaste. Qu'il fasse un essai, qu’il
nous propose son usage singulier et personnel du
Il est toujours très riche pour un auditeur ou un monde. Et moi, spectateur, je vais peut-être faire
spectateur de réfléchir à ce qui le préoccupe à partir alliance avec lui, puis l'on fera des petits groupes :
d’autres choses qui vont venir éclairer cette préoc- faire le cinéma, c’est ça. Filmer un usage du monde,
cupation : les films servent aussi à cela. Je pense faire des essais, des erreurs, partager, faire alliance
qu’il y a là un véritable travail d’accompagnement, avec qui ça intéresse. Cette définition du cinéma est
de transmission, de partage d’expériences. jouable pour vous : partager ce qui vous intéresse
avec des gens qui vous intéressent. Et le cercle va
s’agrandir très vite, en partant non pas d’un savoir
que vous n’aurez jamais totalement parce que vous
n’avez pas le temps, mais d'une expérience de spec-
tateur. Une expérience que vous avez tous, parce
qu’autrement vous ne seriez pas là.

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n Comme les cinéastes, spectateur a eu telle réaction". Imaginez-vous un
les bibliothécaires cherchent réseau où chacun parle des expériences qu’il vient
à faire partager des expériences de vivre dans son métier, où l'on parle de l'effet pro-
duit par tel film sur un gamin de la banlieue de
4 Transmettre des "expériences du monde" Toulouse. Je suis certain que cela intéressera celui
Je pense qu'être bibliothécaire, ce n'est pas faire une qui fait le même travail dans la banlieue de
FNAC gratuite. Il faut résister à cette idée. C’est le Strasbourg. Utilisez à fond la liste de diffusion par
dernier lieu où l'on peut résister à l’audimat, car les Internet, et le bulletin La Lucarne, les outils que
salles de cinéma et d’art et d’essai ne le font plus, vous propose Images en bibliothèques.
elles n’ont plus de choix. Je pense que vous êtes
dans un lieu où l'on peut justement résister. On peut Votre boulot ne se résume pas à pêcher dans les
dire " Oui mais nous faisons du service public, nous catalogues les dix ou trente titres qui rentrent dans
faisons de l’éducation. On n'essaie pas de trans- votre budget, parmi les 150 qu’on a sélectionnés
mettre de bons objets, on essaie de transmettre des pour vous. Qui connaît votre réalité à vous, qui
idées du monde, des relations au monde, des expé- devez parler à Brive-la-Gaillarde? Vous, vous la
riences du monde ". connaissez … Alors échangez ces réalités-là, ces
bouts d’information et si vous avez la chance d’ha-
4 Communiquer ses expériences biter Marseille, il y a un festival fin juin. Eh bien si
aux autres bibliothécaires vous y êtes, écrivez-le aux autres sur Internet. " Moi
C’est ça la place d’une bibliothèque. Moi qui viens j’ai vu ça. Attention, quand ce sera en diffusion, il
de la campagne, c’est quand même dans une biblio- faudrait peut-être l’acheter. Je vous propose de le
thèque que j’ai tout appris. Je n’avais pas beaucoup faire parce que j’ai vu comment à Marseille le
d’argent. Heureusement qu’il y avait des biblio- public a réagi devant ce film-là» . l
thèques qui permettaient ça. Et on ne me montrait
pas nécessairement les bons objets. Je posais des
questions au bibliothécaire, je disais " Voilà ce qui
m’intéresse ", et il me sortait des choses. Parfois il
se plantait, parfois pas. On en parlait. Et comme ça
il commençait à me connaître et à me montrer des
choses.

Ceci répond un peu à la question de savoir " Qu’est-


ce que vous devez acheter ? ". Je me suis dit "
Qu’est-ce que je ferais si j’étais à votre place,
bibliothécaire ? ". Si j'étais bibliothécaire à Brive-
la-Gaillarde par exemple, qu’est-ce que je ferais ?
Comment avoir accès aux bons objets, aux bons
films, à ceux qui ressemblent un petit peu à cette
expérience du monde que je décris? Ça n’est pas
facile quand on est à Brive-la-Gaillarde et qu’on est
tributaire de ce qui sort dans la dernière salle du
coin ou des Cahiers du cinéma qui ne vous racon-
tent rien.

Vous avez de la chance d’être en réseau, par l'inter-


médiaire de votre association, Images en biblio-
thèques. Ce que je ferais, c'est qu'à chaque fois que
je verrais un film, je l’écrirais à l’autre. Je dirais "
Moi j’ai vu ça. Tu ne l’as peut-être pas vu à Brive-
la-Gaillarde, mais à Toulouse c’est passé, et un

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DEBAT n’ignorant pas que la demande n’est pas née toute
seule, elle est façonnée par TF1 et par les médias.
Varda Lérin : Le problème, c’est que la modélisa- Le jeune spectateur ne vient pas tout seul demander
tion existe aussi dans la distribution… La modélisa- quelque chose, il vient le demander parce que les
tion existe dans ce qui est distribué, ce qui est dis- médias lui ont dit d’aller le demander. Mais à partir
ponible. Les bibliothèques achètent de ça, arrangez vous pour avoir d'autres choses sur
majoritairement ce que l’édition commerciale leur le même sujet, et commencez à dialoguer. L’idée,
propose, il faut bien le reconnaître. A l’ADAV, nous c’est de partir de ce qui est demandé pour proposer
sommes bien placés pour le savoir puisque nous ce qu’il y a derrière, l’autre face, et d'entamer le dia-
distribuons ces vidéocassettes, les succès, ce sont logue entre deux cassettes.
les blockbusters du commercial. Majoritairement,
ce que vont acheter des bibliothèques, ce sont ces Bibliothécaire : Je travaille à la bibliothèque
succès commerciaux. Et si nous ne leur proposons d’Antony. Nous n'avons pas que des chefs-d’œuvre
pas suffisamment ces succès commerciaux, elles en rayon, ceci dit on n'a aucunement l’intention
estiment que nous leur apportons un mauvais ser- d’être l’annexe d’un vidéoclub. Il est vrai que par-
vice. Vivendi et Bouygues sont extrêmement pré- fois c’est difficile, de temps en temps on cède un peu
sents sur le marché de l'édition commerciale, à la pression des gens, lorsqu'ils nous demandent
comme dans le cinéma, on le sait. Walt Disney n’en des gros blockbusters. Quand 10, 15, 20 personnes
parlons même pas… Et la demande des usagers, nous demandent un film, de temps en temps on cède,
c’est aussi ça. Je crois qu'il c’est important de mais ce n'est pas notre politique d’achat. Nous
souligner que même avec ces blockbusters, on essayons d’aller au-delà de nos goûts personnels en
peut faire un vrai travail. fonction de l’intérêt que chaque film propose, nous
Je crois que le problème n'est pas : choisissons les débattons autour de certains films pour savoir si
bons films - parce que qui va juger ? C’est complè- nous devons les mettre en rayon. Nous n’achetons
tement subjectif. C’est plutôt : comment va-t-on pas uniquement en fonction de la demande des
montrer ceux que l'on estime bons ou mauvais ? emprunteurs. J’aimerais avoir votre avis personnel
C’est me semble-t-il là que nous avons un vrai rôle sur le film "La vie est belle" de Benigni que nous
à jouer au niveau d’Images en bibliothèques, c’est avons en rayon, et qui m’a profondément agacé.
effectivement de savoir comment établir une rela-
tion avec l’usager, pour que celui-ci ne soit pas un
usager passif et simplement client. 4 laisser le spectateur visionner,
puis lui conseiller un film
de meilleure qualité sur le même sujet
4 Partir de la demande du spectateur,
puis dialoguer et proposer Patrick Leboutte : Si je vous livre le fond de ma
l'"autre film" pensée, au risque de vous heurter, ça n’est pas fon-
damentalement différent du film de Spielberg. J’ai
Patrick Leboutte : Bien sûr. Il est évident que si un l’impression que nous sommes aujourd'hui dans une
usager arrive chez vous et vous dit " Je voudrais La époque où tout est à vendre, y compris la mémoire,
Liste de Schindler ", vous ne pouvez pas dire " C’est y compris Buchenwald. Nous sommes dans une
un mauvais film, changez de bibliothèque ". Par époque incroyable, nous assistons à la naissance
contre, vous pouvez dire " D'accord, je vous le d’un nouveau genre cinématographique qui marche
donne et puis on en reparle ". Et puis si le sujet l'a très bien, ça s’appelle le "film Auschwitz". Avant, il
intéressé, vous commencez à parler du film en y avait le western et le polar. Maintenant il y a le
disant que vous avez autre chose dans votre sac à "film Auschwitz". Il y a un nombre incroyable de
malices. Et vous proposez Emmanuel Finkiel qui a gens qui font de la fiction là-dessus.
fait un très beau film, Voyages.
Le film de Benigni est peut-être un peu plus sincère
Effectivement vous devez toujours partir de la que d’autres, mais fondamentalement il a quelque
demande, parce que vous n'avez pas le choix. En chose de commun. Ce qui nous fait pleurer, c'est un

17
scénario, ce sont les versions Auschwitz d’Autant roublard que Spielberg, ou alors peut-être plus
en emporte le vent. On n’a pas pleuré sur insouciant, mais ça n’empêche rien. Je vais vous
Auschwitz, mais sur le scénario. Ces films sont des décrire Monsieur Benigni recevant son oscar à
portraits d'histoire dans lesquels les camps sont le Hollywood, sautant sur la tête de je ne sais plus qui,
décor, une sorte d'alibi. Alors qu'Auschwitz, ça ne embrassant toutes les femmes qui passent, faisant le
peut pas être une histoire. Pas même une histoire pitre. Si l'on pouvait avoir un doute sur la qualité du
personnelle, parce qu'une des spécificités des film, son authenticité, sa sincérité, alors regardons
camps, et là c’est valable pour Benigni comme pour les pitreries de Benigni sur la scène à Hollywood et
tous les autres, c'est le fait que les nazis souhaitaient nous aurons la réponse. Je ne pense pas qu’Alain
qu’il n’y ait plus d’individualité, plus de singularité Resnais recevant une palme pour Nuit et Brouillard
: vous êtes tous un numéro, du bétail. Pour les nazis, aurait commencé à baiser les pieds de tout le
le Juif ou le Tzigane est une matière première ou monde.
une denrée dont on dispose lorsqu'on en a besoin.
Cependant, vous n’avez pas le choix, car tout le
À Auschwitz, il y avait un terme pour désigner les monde va vous demander Benigni. Mais dans le
déportés, c’était "musulman", ça n’était pas une petit budget des 10 % qui vous restent pour acheter
question de religion, c’était le terme. Et je me sou- ce que vous voulez, achetez le Finkiel et montrez-le
viens avoir lu le témoignage d’un des médecins à un enfant qui aura demandé Benigni, en disant "
d’Auschwitz qui expliquait ce que ce terme voulait Ça t’a plu ? Tiens prends un peu ça. On va en repar-
dire: il les regardait d’une manière clinique, c’est ler après. Comparons un peu les deux". Et quelque
une description abominable, absolument clinique, chose commence. Essayez d’utiliser la norme pour
sans aucune émotion. Il disait qu'il était finalement montrer la différence. Ça ne vient pas tout seul, moi
magnifique de voir ce qu’on arrivait à faire d’un aussi quand j’étais gamin j’ai commencé par lire des
être humain, c'est-à-dire un pur déchet, sans aucune bêtises et voir de mauvais films. Jusqu’au jour où
humanité, sans aucune identification, incapable de j’en ai vu un qui était aussi un peu moins mauvais,
se reconnaître, de savoir qui il est. A Auschwitz, et alors ça a commencé à m’intéresser.
vous êtes un numéro dans une masse indifférenciée. Progressivement, j’ai vu que le cinéma, ça existait,
que l'on pouvait écrire sur le cinéma. J’ai com-
Et des cinéastes comme Benigni ou Spielberg vous mencé à acheter des revues, et puis j’ai vu que
racontent des histoires singulières, des histoires de Studio, c’était moins bien que Les Cahiers. La
héros. C'est toujours l’histoire d’un individu qui a connaissance, c’est simplement le mécanisme qui
échappé aux camps, et les 300 ou 600 personnes de permet de savoir que derrière ce qu’on connaît, y a
La Liste de Schindler sont 600 survivants. Chez toujours autre chose, que l'on va aller voir… On part
Benigni, il y en a un qui meurt, mais l’enfant est sur- toujours d’un produit commun. On a tous com-
vivant, ce qui est absolument invraisemblable par mencé par quelque chose qu’on a cru bon parce que
ailleurs. Dans le célèbre film Kapo, c’est l’histoire Le Nouvel Obs nous avait dit que c’était bon. Et l'on
de quelqu’un qui va en réchapper. On prend tou- découvre vingt ans plus tard que ça n’était pas tout
jours l’histoire de l’exception, pas celle de la règle. à fait le cas.
On ne raconte pas l’histoire des 6 millions de per-
sonnes mortes, on raconte l’histoire des 1 000 qui Catherine Barreau : Je travaille à la Médiathèque
s’en sont sorties. Car si on meurt tout de suite, du Blanc-Mesnil. Vous parlez de créer du lien par le
forcément, il n’y a plus de film, il n’y a plus de cinéma, je pense que c’est effectivement ce qu’on
héros. essaie de faire tous les jours. Suite aussi à l’initia-
tive nationale du Mois du film documentaire, je
Ces films sont construits comme n’importe quel m'interroge sur l'idée de créer du lien avec les
film classique hollywoodien qui sont tous conçus cinéastes, parce que je pense que c’est aussi un peu
sur la notion de héros, donc d’individualité. Or la le continent oublié ou inconnu pour nous. Nous tra-
spécificité des camps, c’est qu’il n’y a pas d’indivi- vaillons sur leurs œuvres, sur leurs films. On est
dualité. dans les médiathèques pour faire rencontrer les
Je pense néanmoins que Benigni est un peu moins publics et les œuvres. Mais en fait, les bibliothé-

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caires ne rencontrent pas les cinéastes. Nos vidéos 4 La riposte plutôt que la résistance
sont négociées par des instances, État, associations
ou autres. Je pense que la rencontre est très impor- Patrick Leboutte : Je voudrais revenir sur un mot,
tante : sans rencontre, il n’y a pas de rencontre avec parce que je l’entends tout le temps, c’est le mot
le public, il n’y a pas de rencontre avec l’œuvre, etc. "résistance". Moi-même, j’ai beaucoup employé ce
J'ai déjà contacté des cinéastes, ça n'était pas parce mot, maintenant je préfère le mot "riposte", parce
que la vidéo était dans la bibliothèque, c’était parce que dans le terme "résistance", il y a quand même
que j’en avais entendu parler par différents l’idée qu’on a perdu ou qu’on est occupés. C’est
réseaux. Souvent, ils ne savaient pas que des biblio- vrai qu'on est occupés. On vit en état d’occupation
thèques proposaient leurs films, car eux aussi sont comme disait Serge Daney, c’est très juste. Mais il y
séparés de leur diffusion. Il y a une souffrance de a l’idée de clandestinité. Tandis que dans "riposte",
leur côté aussi. En tant que médiathécaire-vidéo- il y a l’idée de visibilité, de sortir, et je pense que
thécaire, il est difficile d’essayer tous les jours de ne nous avons intérêt à montrer que nous existons tou-
pas être une FNAC gratuite, comme vous disiez. jours, que ce que nous défendons existe toujours. Il
y a un côté guérillero que j’aime bien, et en ce sens
D'autre part, ce que vous avez dit m'a fait réagir. je suis très content qu’existe ce Mois du film docu-
Personnellement, je me sens dans une situation de mentaire. Ce n'est pas une manifestation de plus,
résistance de plus en plus grande, de plus en plus c’est une manifestation essentielle.
difficile. Cela fait six ans et demi que je suis vidéo-
thécaire, j’ai suivi le parcours : acheter des docu-
ments, voir arriver les vidéos, être complètement 4 Le Mois du film documentaire :
passionnée, excitée par tous ces films qu’on a en une grande visibilité médiatique
rayon. Et après, qu’est-ce qu’on en fait ? On ouvre
la bibliothèque tous les jours, il y a un manque de Je voudrais dire un petit mot sur le documentaire.
reconnaissance général. Nous avons mis en place Parce qu'il s'agit de votre terrain, un terrain de
un atelier avec un tout petit groupe, c’est extrême- reconquête beaucoup plus facile. Ce Mois du film
ment discret, je pense que c’est une condition très documentaire est d’abord passionnant parce qu'il se
importante. Nous menons cette expérience depuis déroule sur un même mois. Cela veut dire qu’il y a
quelques mois. Il s'agit d'un atelier de cinéma dans une visibilité médiatique, il se déroule sur toute la
un hôpital de jour avec des psys, des patients, des France. C’est à ma connaissance le seul festival de
bibliothécaires, nous sommes tous au même niveau. cinéma qui soit sur toute la France. C’est déjà
Nous essayons de manier une caméra super 8 pour unique. Cela permet aux cinéastes de savoir que
arriver à nous parler, à savoir ce que c’est que faire vous existez, qu’il n’y a pas seulement les salles,
une image où il n’y a pas de son, etc. Cet atelier est mais aussi les bibliothèques. L'idée que les lieux
né après avoir travaillé avec eux durant cinq ans. d’expression, de transmission, de diffusion cinéma-
Nous allions montrer des films dans l’hôpital, des tographique, ne sont pas nécessairement des salles.
films qui nous plaisaient. Et petit à petit, nous avons Cela peut se dérouler partout.
eu envie de passer à l’acte. C'est une aventure for-
midable, mais je tiens à ce qu’elle reste discrète
parce que je n’ai pas envie de devoir rendre des 4 Les bibliothèques
comptes, de devoir donner un produit. sont les lieux les plus adaptés
au film documentaire

Le documentaire est une réponse aux obligations


qui vous sont souvent faites de montrer de la fiction.
La fiction passe à la télévision, se trouve dans les
salles de cinéma; en étant sur le terrain de la fiction,
vous risquez de vous mettre à dos les salles de
cinéma voisines. Tandis que le documentaire sort
peu en salle. 7 ou 8 grands films par an, Nicolas

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4 Le documentaire
à la pointe de la création
cinématographique

D’autant plus que "le documentaire" ne veut p


rien dire aujourd’hui. Kiarostami, c’est de la fic
ou du documentaire ? Kramer, c’est peut-être d
fiction, mais c’est filmé comme du documenta
etc. Où en est-on ? L'un des enjeux d'aujourd’
dans ce qui reste plus vivant, dans la pensée et l’
toire de l’art cinématographique, c’est ce métissa
cette confusion. La frontière n’est plus au
étanche que par le passé entre documentaire et
tion. Les films d’Agnès Varda sont-ils de la fic
ou du documentaire ? On ne sait pas trop, c’étai
tout cas l’inscription d’un regard personnel su
monde. Le monde y était, c’était le côté docum
taire, et puis il y avait le cinéaste qui s’inventait
monde, et là on est un peu dans la part d’imagin
de chaque cinéaste. J’ai l’impression que tous
grands cinéastes d’aujourd’hui vont vers une

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