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Dominique Margot
Déléguée générale
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TRANSMETTRE LE CINÉMA
PATRICK LEBOUTTE
Ce qui m'intéresse aujourd'hui, cest lidée de parler non J'entends dire parfois que
les bibliothèques seraient le
pas seulement à des étudiants de cinéma, dernier maillon de la
chaîne, après la salle de
non pas seulement à des enseignants, cinéma et la télévision. Je
pense au contraire que les
mais aux professionnels de ce nouveau territoire qui bibliothèques sont lavant-
garde, que cest de là que
émerge les choses peuvent partir.
Cest pour cela que javais
dans le travail de diffusion et de transmission envie de prélever dans mes
réflexions quotidiennes
de la passion pour le cinéma : les bibliothèques. quelques éléments de
lordre de la définition de la
transmission, de la définition du cinéma, qui pour-
raient peut-être faire rebondir votre propre
réflexion, vous aider un peu et maider aussi.
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pour limage, là où l'on vous demandait avant de sur pellicule à destination des salles de cinéma
transmettre une passion pour le livre. Pour serait du cinéma. Comme si cétait une évidence.
répondre, j'aimerais parler de la première interroga- Cest paradoxal parce quil ny a que pour le cinéma
tion : l'angoisse. quon dit que tout est cinéma
Comme si le simple
fait de prendre une caméra, cétait faire du cinéma.
Je ne le pense pas. En littérature, il va de soi que
tout ce qui est écrit nest pas de la littérature. En
peinture aussi : tout ce qui est peint nest pas de la
UNE ANGOISSE : peinture. Il y a un point commun entre Rika Zaraï et
NE PAS ÊTRE COMPÉTENT Marcel Proust: tous les deux ont fait des livres que
EN MATIÈRE DE CINÉMA l'on peut trouver sur les rayonnages des librairies.
Mais un seul a fait de la littérature. Il y a un point
commun entre Picasso et un peintre de la place du
n Comment définir le cinéma ? Tertre, mais un seul fait de la peinture.
Ma copine bibliothécaire pense ne pas avoir les Alors pourquoi pour le cinéma tout serait cinéma?
compétences nécessaires au travail de transmission On na jamais vraiment osé définir ce qui serait spé-
de l'image. Il y a une modestie, voire une timidité cifique au cinéma. Je mintéresse beaucoup pour
par rapport à tout ce qui existe de discours sur le linstant à quelquun qui jespère est dans vos
cinéma. Elle me dit " Moi je nai pas fait quatre ans rayonnages, qui sappelle Fernand Deligny, qui est
de filmologie, je nai pas la collection complète des un pédagogue, pas un cinéaste. Il a fait un film, sans
Cahiers du cinéma ". Moi je réponds "tant mieux", le faire exprès, qui sappelle Le Moindre Geste, le
elle, ça langoisse. Cest peut-être la première chose film sort enfin après trente ans, à lhiver 2002.
importante que je voudrais vous dire : je pourrais Cétait un pédagogue plus proche de lantipsychia-
être intimidant par rapport à vous, dans la mesure où trie, plusieurs de ses théories ont inspiré Deleuze et
jai un parcours, cela fait vingt ans que je travaille Guattari, il a tenu toute sa vie un journal de cinéma.
dans le cinéma, que jécris des livres, que je fais des Il a eu la chance lorsquil avait vingt ans dhabiter
conférences, que je fais des émissions de télévision, lappartement en-dessous dAndré Bazin, daprès la
jédite une revue... Mais je nen sais pas plus que légende, ce serait d'ailleurs Deligny qui aurait
vous. Je ne suis plus très sûr que ce que l'on m'a appris à Bazin à faire du café
Pendant longtemps,
appris sur le cinéma soit encore vrai. Je pense que avant dentrer vraiment dans toute sa réflexion
nous sommes dans un contexte où il faut recom- pédagogique, Deligny a montré des films dans des
mencer pratiquement tout à zéro. ciné-clubs et dans des arrière-salles de café, et dans
Quest-ce que le cinéma ? Je voudrais commencer son journal qui est inédit et que jespère publier à la
par là : je nai pas "la" réponse. Jai la mienne. rentrée, jai trouvé une phrase formidable. Il sem-
porte contre le mot filmer, et dit " Mais quest-ce
que cest ce mot filmer, ça ne veut rien dire du
n Le cinéma, un produit tout
ou plutôt ce que ça veut dire est bien triste ".
Il dit " En littérature, on dit écrire, on ne dit pas
On peut d'ailleurs remarquer que peu de gens dans livrer. On met laccent sur le geste de lécrit, pas sur
lhistoire de cet art qui a pourtant plus dun siècle se le produit. Le geste de la littérature cest lécriture,
sont posés la question " Quest-ce que le cinéma ? ". ça nest pas livrer. Le mot qui va avec la peinture
André Bazin, Serge Daney un peu, Gilles cest peindre, ça nest pas tableauter. Mais le mot
Deleuze
Mais à part ça, on na pratiquement qui va avec le cinéma, cest filmer, filmer-film
jamais réfléchi à cette question. Il y a une définition Cest-à-dire que, dit-il, il y a toujours eu dans le
tacite du cinéma. Le cinéma cest des films, et puis cinéma cette obsession-là, cette confusion-là ou
après on fait le tri. Il y a les bons films, il y a les cette coïncidence-là. Filmer cest faire un produit."
mauvais. En vertu de quoi ? On ne sait pas trop. Les grandes théories sur le cinéma sont françaises.
Positif a sa doxa, Les Cahiers a sa doxa, Première a Toute la politique des auteurs cétait la France.
une autre doxa, Studio aussi. Tout ce qui est filmé Cest quand même ici quon a imposé lidée que le
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cinéma est à lintérieur dune industrie et a toujours quelle ne tient plus. Quand Jean-Luc Godard a réa-
un rapport avec un produit avant dêtre un geste. lisé Histoires du cinéma, ce nétait pas de la pelli-
Je pense que le cinéma, cest cule, cétait pour la télévision, cétait
dabord lexercice dun regard, qui fait en vidéo numérique, alors cétait
devient du geste. Lorsqu'on a un Je pense que le cinéma, quoi? Ce n'était pas du cinéma ?
bon film devant soi, cest parce Alain Cavalier, quand il fait La
quil y a un geste préalable, il y a cest dabord Rencontre, ce n'est pas du cinéma ?
un amont. Le cinéma ça nest pas On a trop longtemps considéré le
le film. Le film est parfois le résul- lexercice dun regard, cinéma sous cet angle-là : la salle,
tat dun geste préalable qui est une lindustrie et le support pellicule.
manière de regarder le monde, de qui devient du geste. Aujourdhui, tout ça a changé. Nous
se confronter à lui, et parfois sommes dans un contexte nouveau
quelque chose sort qui sappelle un où nous devons tout redéfinir et peut-
film de cinéma. Mais il y a dabord ce geste-là, cest être enfin nous reposer cette question, que Bazin a
de ça dont je voudrais parler. déjà posée " Est-ce quil ny a pas une définition qui
ne passe pas par le support, qui ne passe pas par le
contexte industriel du cinéma ? Est-ce quil ny a
n Le 16 mm, pas une définition ontologique du cinéma à chercher
un support pas assez noble ? " Chacun aura sa réponse.
pour produire du "cinéma"
Tout au long de son histoire, le cinéma semble avoir n Les supports changent,
été défini par cette espèce dévidence, par cet la définition du cinéma
espèce de triangle : le cinéma serait une industrie n'est plus la même
produisant quelque chose, généralement du récit sur
de la pellicule, généralement 35 millimètres, et tout 4 La salle n'est plus le seul mode possible
ça débarque dans une salle de cinéma devant vous de diffusion du cinéma
quon appelle un public. Tout ce qui rentrerait dans Tout notre contexte a changé, lécologie du cinéma
cette définition serait du cinéma. Ce qui exclut déjà a changé. Il y a vingt ans, le cinéma était majoritaire
tout ce qui nest pas sur pellicule, ou ce qui nest pas au pays des images, maintenant il est minoritaire.
sur 35 mm : on ne parle jamais du 16 mm. Cest Les images nous arrivent par tous les supports, par
pour cette raison que pendant très très longtemps, le tous les pores de la peau pourrait-on dire. Chacun
CNC a considéré le 16 mm sous lappellation "for- est abonné aux images, comme on est abonné à
mat damateur". Et c'est pourquoi la Nouvelle leau, au gaz et à lélectricité. Nous sommes tous
Vague, Godard, Truffaut et les autres ny ont pas abonnés aux images qui nous arrivent par la télévi-
touché. Dès les années cinquante, ils auraient pu sion, par le Net. Le cinéma n'est une petite branche
semparer de ces outils. Le 16 mm existait, Jean dans tout ça, et encore qui peut varier. On voit un
Rouch en faisait dès le début des années cinquante. film en salle mais on peut le voir à la télévision, sur
Mais ils ont attendu de pouvoir faire ce quils vou- une cassette, ou même sur le Net.
laient sur du 35 mm, parce que le 35 mm cétait Je pense quil y a plusieurs usages possibles du
laccès aux salles de cinéma, laccès à la culture, cinéma, que ça nest pas la même chose de voir un
laccès au CNC. Sinon cest amateur. Même chez film en salle et de voir un film à la télévision, mais
eux, il y a cette conviction que le cinéma doit se les deux sont intéressants. À mon avis le tort est
faire sur ce support noble et à lintérieur de ce peut-être de se dire quil ny a quun mode possible
contexte industriel. Contexte que l'on va essayer de diffusion du film, la salle. Je pense quil y a des
daméliorer : élever lindustrie, cétait ça leur pro- films pour mille spectateurs, et des films à voir seul.
jet, en occuper le centre, la cultiver. Titanic , il faut le voir dans une très grande salle. Par
contre un Godard, on le voit dans lintimité, dans le
Si l'on part de cette définition, qui na jamais été compagnonnage de quelques amis, dans une petite
remise en question, on est foutus aujourdhui, parce salle. Certains films seront beaucoup mieux à la
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télévision, ou sur une cassette vidéo que vous avez 4 L'économie du cinéma
dans votre rayonnage. contraint à formater les films
Tout ça se complique singulièrement, jusquà léco-
Régulièrement je reçois des nouvelles danciens nomie, qui a pris en charge lessentiel de la produc-
étudiants que jai eus à l'Ecole de cinéma où jen- tion du cinéma dauteur. À lépoque de la Nouvelle
seigne depuis douze ans. Ce sont Vague, cétait des produc-
souvent des étudiants qui vien- teurs et des financiers, mais
nent de loin, des Africains, des Je pense quil y a plusieurs usages pos- ils étaient indépendants.
Sud-Américains. Ils menvoient Des gens comme
des lettres mais pas écrites, ils sibles du cinéma, que ça nest pas la Braunberger étaient certes
menvoient de la DV, des nou- des grands bourgeois, mais
velles filmées, quelques plans, même chose de voir un film en salle et de il s'agissait de leur argent.
cest magnifique. Je me dis " Aujourdhui cest
Tiens, quelquun à lautre bout voir un film à la télévision, mais les deux sont Bouygues, Vivendi qui
du monde pense à moi, a pris un produisent des films. On ne
outil et essaie de me dire ce quil intéressants. sait d'ailleurs même pas qui
vit, de sinscrire dans sa réalité en est derrière ces noms. Ce
menvoyant trois images ". Ce nest pas Bouygues qui
nest pas à voir en salle, cest à vend des films, il est mort.
voir pour moi tout seul devant ma télévision. Maintenant on a ses deux fils, ça revient un peu au
même. Ce sont eux qui produisent les films, y com-
4 Le cinéma ne consiste plus à "enregistrer" pris Kiarostami
Au dernier Festival de Cannes, la
Je pense que nos habitudes de spectateur ont changé majorité des films primés étaient produits par Canal
avec la multiplication des supports. Le support lui- +. Cela sous-entend un formatage : ces films doi-
même change, dans vingt ans il ny aura presque vent aussi passer à la télévision.
plus de pellicule, la norme ce sera sans doute les Je prends quelques exemples pour que vous com-
supports numériques et la vidéo. On a longtemps preniez .
défini le cinéma par lenregistrement : le cinéma,
cétait enregistrer quelque chose qui est devant soi, 4 L'exemple du filtre bleu imposé en vue de la dif-
cest ce que disait Bazin, il y a une ontologie réa- fusion télé : Il ny a pas longtemps, j'ai reçu une
liste. "Le cinéma, disait-il, consiste à filmer ce qui lettre qui ma un peu bouleversé. Cétait un brillant
est, pour quun jour on voie ce qui fut". étudiant finlandais opérateur. Il rentre dans son pays
Cest magnifique comme définition, seulement ça tout heureux de faire enfin un film avec la lumière
ne tiendra plus longtemps. Dans Forrest Gump, de la Finlande qui nest pas la même quà Marseille,
Tom Hanks serre la main à John Kennedy. Quand et là il me dit " Je nai pas pu, parce je voulais filmer
Kennedy est mort, il nétait même pas né, lui, Tom la lumière du Nord, et on ma imposé un filtre bleu
Hanks. Cest facile avec les palettes graphiques ou tout au long du film, parce que ça passe mieux à la
ce genre de chose, comme ce sera très facile pour télé ".
Jean-Marie Le Pen de faire un faux film sur A Paris, y a dix films nouveaux par semaine.
Auschwitz
On va filmer quelques personnes Choisissez exprès un film marseillais, un film ita-
naturistes sur la plage de Nice, et puis après, en tri- lien, un film finlandais et un film belge, par
patouillant limage, on va les mettre dans le décor exemple. Il ny a pas la même lumière dans chacun
dAuschwitz. Et quand les témoins auront disparu, de ces quatre pays. Or la lumière cest ce qui donne
que le révisionnisme aura gagné, et bien moi jaurai son identité à une région ou à une ville, mais aussi
bien du mal à dire à mon petit gamin qui est né il y au cinéma : on fait du cinéma avec des corps, du
a cinq mois " Tu sais les camps ça a existé ". Il va temps, et de la lumière. Et ce sera la même lumière
me répondre " Ah non, jai vu un film hier, cétait un dans les quatre films, parce que cest le même
camp de vacances ". Et le film sera signé Le Pen. filtre
Car on présuppose que ça doit passer quand
Donc le cinéma, cest de lenregistrement ? Peut- même à telle heure à la télévision. Or c'est la télévi-
être pas. Il faut tout revoir. sion qui produit, et qui estime que ça passera mieux
avec un filtre bleu, parce que certaines couleurs ne subventionnés au prorata du nombre de films dau-
passent pas bien à la télévision. Regardez comment teurs que vous montrez. Alors moi je pensais avoir
sont habillés les speakers, ils ont tous le même cos- fait gagner trois points : quand même, un film de
tume. Boris Lehman, un autre de Claudio Pacienza qui
pour moi est l'un des grands auteurs de demain, et
4 L'analogie avec les tomates de supermarché : puis un troisième quun de mes étudiants a tourné
toutes les mêmes ! C'est exactement comme pour en DV, un étudiant camerounais, magnifique, qui va
les tomates. Quand vous allez sur un marché, devenir le grand cinéaste africain de demain... Cest
chaque producteur a ses tomates, elles sont toutes trois points de gagné non? Eh non ! Parce que le
différentes, elles ne sont pas tout à fait rouges, elles CNC ne donne des points que pour des films estam-
sont parfois orangées, elles ont des couleurs pillés CNC, il y a une commission qui dit ce quest
bizarres, elles ressemblent à des trucs parfois un film dauteur, et cette commission ne donne des
obscènes, elles ne sont en tout cas généralement pas points quà des films sur pellicule, en 35 mil-
rondes du tout. limètres. Mais dans le contexte actuel, même Alain
Maintenant allez au grand magasin, et là vous avez Cavalier, Robert Kramer, Chris Marker et Jean-Luc
un rayonnage de tomates, vous avez le choix. Il y a Godard font autre chose que du 35 millimètres,
des tomates italiennes, des alors quest-ce qu'il reste
belges, des provençales. Elles ? Il est où le cinéma ?
sont toutes les mêmes. Elles Je pense que nos habitudes
sont bien rouges, bien rondes,
parce quelles correspondent de spectateur ont changé Là jai dessiné un
toutes à lidée que se fait le contexte avec une ques-
patron du supermarché de lidée avec la multiplication des supports. tion : qu'est- ce que le
que nous nous faisons, nous, cinéma. Je vais mainte-
consommateurs, de ce que doit nant repartir d'un élé-
être une tomate. Pourquoi ? Parce que, entre le pro- ment-clé : le public. Là, il faut partir de ses propres
ducteur indépendant qui a ses tomates et vous le expériences.
consommateur, il y a un circuit de diffusion qui a
décidé pour vous de lidée que vous vous faites de la
tomate.
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n Une définition du cinéma moi le cinéma était une quête de communauté, jai
par rapport à ses expériences créé du lien par le cinéma, ça remonte à cette expé-
de spectateur rience, j'en suis convaincu. Pendant quinze ou vingt
ans, jai oublié. Mais plus tard, dans les années 80,
4 Première expérience : lorsque quelquun ma demandé " Cest quoi ta pre-
le cinéma pour savoir qui l'on est mière expérience et pourquoi es-tu là-dedans ? ",
Je vais vous raconter une définition du cinéma à tra- jai tout compris, je me suis souvenu du premier
vers lexpérience de ma première vision de film. film.
C'était il y a plus de trente ans, en 1967. J'ai vu ce
film dans lorphelinat où ma mère travaillait pour 4 Deuxième expérience :
gagner un salaire de misère. Jy passais mes week- le cinéma pour créer des liens
end. Cest là que jai vu mon premier film, en com- Je raconte une deuxième expérience, pour que vous
pagnie de véritables orphelins, qui étaient des voyiez où je veux en venir. La semaine daprès, ma
brutes, des mecs très durs. mère ayant compris quil sétait passé un truc désas-
Voilà quun dimanche les religieuses, dont je vais treux, nous a offert à moi, ma soeur et mon frère un
citer le nom par pur esprit de délation, les Filles de deuxième film, cette fois-ci en ville, cétait un autre
la Croix, nous montrent un film, et pas nimporte film de Walt Disney. Ça sappelait La Belle et le
quel film, car que font les religieuses pour égayer Clochard; je ne l'ai pas aimé. Parce que je n'avais
les dimanches désuvrés des petits orphelins ? pas aimé lidée que ce clochard, auquel je métais
Elles leur passent naturellement des films dorphe- évidemment complètement identifié, se retrouve à
lins. Et nous avons vu une histoire invraisemblable la fin dans une maison bourgeoise avec un petit
dont jai oublié le titre, mais dont je sais qu'elle est nud papillon. Par contre, javais bien aimé une
signée Walt Disney. Cétait un vrai film, il ny avait scène, la scène des pâtes. Vous savez la scène des
pas de dessins. Cétait lhistoire dune bande de pâtes, où les deux chiens sont amoureux mais ne le
chiens et de chats. Au début du film, ils sont à New savent pas, ils mangent la même pâte et puis ça fait
York dans un appartement, avec leur maître, et dès un bisou. Javais beaucoup aimé
Et jai dit à ma
la deuxième scène le maître les abandonne, parce mère " Jai aimé ça, jai aimé la scène du lien ", et
que la famille va passer les vacances à lautre bout m'a répondu " Mais cétait pas des liens, cétait des
des États-Unis sur la côte californienne. Les petits pâtes "
Moi javais vu du lien, autre définition
animaux restent donc tout seuls, et tout au long du possible du cinéma. Ma première définition
film ils sévadent de leur appartement où on les a
laissés crever, ils arrivent à partir et traversent les 4 Conclusion : le cinéma,
États-Unis à pattes pour rejoindre leur maître, quils c'est aussi une rencontre avec le spectateur
retrouvent à la fin du film
Dans une définition du cinéma noublions pas le
Et lorsque la lumière s'est rallumée, on nétait pas spectateur, noublions pas que dans un film les
joyeux, mais alors pas du tout, une chape de plomb choses vous échappent, quil y a cinéma lorsquil y
comme ça, je n'en ai jamais connue. Personne na ri. a rencontre, et cest vrai pour nimporte quelle
Tout le monde avait les larmes aux yeux, et subite- uvre dart. Quun film qui se donne simplement à
ment je me suis dit " Mais moi aussi je suis avec être admiré, comme lessentiel des films daujour-
eux, je suis avec mon voisin que je détestais
cette dhui, Le Goût des autres, on vous demande dad-
brute qui me tape tout le temps
il est orphelin et mirer le savoir-faire... Un film cynique, film qui fait
moi aussi ". Jai compris ce que voulait dire "être tout finalement pour vous plaire, et ça plaît, ça
orphelin" et jai inconsciemment choisi den être, marche.
alors que jai une mère. Maintenant, il y a des écoles de cinéma à tous les
Ce mauvais film, à lâge de 7 ans, ma permis de coins de rue. Tout le monde sait faire des films, mais
savoir qui jétais, de recomposer intuitivement, très peu savent faire du cinéma. Parce qu'il ne suffit
empiriquement, quelque chose de ce que jétais, de pas de faire un film, un bel objet avec des beaux
choisir un camp. Et de regarder le monde depuis ce plans, une belle image. Le cinéma ça nest pas une
"camp" des gens orphelins. Et jai passé ma vie à belle image, cest de la matière, le cinéma ça nest
faire alliance avec des gens dans le cinéma. Pour pas des sujets, cest du projet. Le cinéma commence
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lorsque quelquun confronte son sujet avec le quelque chose de grave se soit passé dans lhistoire
monde. Avec du "déjà là" : avec tout ce quil a dans des hommes. Mon rapport à la question des camps
la tête, le monde, le lieu où il filme et tout ce qui sy vient de là, dune expérience de spectateur.
passe. Et moi spectateur, futur spectateur, jai aussi Quelquun a pris le soin de dire " On va voir un film
du "déjà là". Le cinéma, cest lorsque quelquun, un mais ça nest pas nimporte quel film, parce quon
cinéaste, enregistre de la relation, enregistre des ne peut pas le voir nimporte comment ".
rapports avec son sujet. Le Je mets ça en
confronte à lépreuve du On sent que cest du cinéma rapport avec la
monde, sabandonne à un quantité den-
moment donné, lâche la lorsque le cinéaste fait que moi, spectateur, je reçois quelque seignants qui
maîtrise et essaye, à partir ont amené les
de son sujet, de le mettre à chose gamins voir La
lépreuve du monde pour Liste de
voir ce que ça va faire. Faire qui va me permettre de mieux me connaître. Schindler,
du cinéma, ce nest pas que comme si la
faire des images, cest beau- vision de ce
coup plus que ça. Si l'on fait ce "plus", on a parfois film suffisait, et qui sont rentrés en classe après,
la chance de provoquer une réaction chez le specta- avec la satisfaction du devoir accompli. Cest scan-
teur, de provoquer ce qui mest arrivé par exemple. daleux. Ce film ma terriblement heurté. Je suis allé
On sent que cest du cinéma lorsque le cinéaste fait que voir souvent ce film avec des classes et on ne disait
moi, spectateur, je reçois quelque chose qui va me per- rien aux gamins, il ny avait pas de préparation. Et
mettre de mieux me connaître. Comme cela sest passé certains gamins de dix ou douze ans pensaient que
avec ce mauvais film où jai compris qui jétais. cétait un document darchive.
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peut-être la modestie. Parce quaprès la vision de ce
film, ce nest pas de lui dont on parlait, de sa per-
sonnalité ou de son talent, mais des camps et seule-
ment des camps. Après le film de Spielberg, tout le
monde a parlé de Spielberg, avant même de parler
des camps. Le débat a tourné autour de Spielberg :
fallait-il faire le film ou pas. Resnais nous a trans-
mis lintégralité de ce quil savait. Lorsquon sort
du film, tout ce que Resnais savait des camps, nous
le savons aussi. Il a trouvé le dispositif pour que tout
passe. Tout ça dans la modestie : très peu de mou-
vements de caméra, il ny en a quun, un travelling
repris infiniment, images darchives ou lent
balayage des images dAuschwitz en couleurs
aujourdhui, sur lesquelles viennent simprimer et
faire dépôt les images en noir et blanc. Chez
Spielberg on a tout linverse, on a cette idée " Ah
vous ny étiez pas, moi je suis le plus grand cinéaste
du monde, alors je vais vous proposer Auschwitz
comme si vous y étiez ", car cest exactement ça,
cest Disneyland. Cest lenvers de Nuit et
Brouillard.
dire de lesthétique.
tateur,
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LE TRAVAIL que nous savons, au service dun scénario. Et nos
DU BIBLIOTHÉCAIRE : enfants, cest cela quils voient, ce nest pas Nuit et
ACCOMPAGNER, Brouillard.
PUIS PROPOSER
L'"AUTRE" FILM,
LE "DIFFÉRENT" 4 Votre responsabilité :
accompagner la découverte du film
n L'exemple de La Liste de Schindler : Cette responsabilité, cest la vôtre. Et ce que je suis
la manipulation fausse la rencontre en train de raconter sur ma lecture du film de
avec le spectateur Spielberg, cest-à-dire un film de pure simulation,
comme dans un parc dattraction, je ne lai pas lu
4 Un scénario douteux et dangereux dans les revues. Nous sommes donc capables de
Je mattarde trois minutes sur ce film, parce que faire ce geste-là. Dans Positif, on ma expliqué que
cest quand même un mot dur que je viens d'em- le film était bien. Pourquoi ? Grande mise en scène.
ployer en disant que cétait fasciste et que ça res- Là, nous sommes à égalité, vous et moi. Tant mieux
semblait à du Walt Disney. Le film de Spielberg, si l'on connaît lesthétique, il y a toujours affaire
cest de la simulation virtuelle. Cest "soyez juifs desthétique lorsque lon montre un film, mais il y a
comme à Auschwitz un jour dans votre vie". "Nous dabord affaire de regard : savoir à qui nous allons
allons vous loffrir grâce aux moyens techniques du parler puis accompagner cette émotion, cette décou-
cinéma et ce que vous navez pas ressenti, vous verte dun film.
allez le ressentir comme un vrai juif, vous allez Cest cette idée-là que je souhaite vraiment
entrer dans les chambres à gaz". On sait bien que ça défendre. Lidée que le cinéma, cest dabord cette
na jamais été filmé. La spécificité des camps, cest rencontre-là, comme tout objet dart
il ny a
justement quil ny a pas de traces. Une des spécifi- pas art sil ny a pas quelque chose qui échappe à la
cités des camps cétait lextermination planifiée création de lauteur et qui est livré à un public. Une
scientifiquement avec recyclage des déchets et dis- rencontre qui permet à ce public de se recomposer
parition de toute trace. Et le film de Spielberg nous lui-même, de mieux savoir qui il est. Je pense quil
montre tout linverse. La caméra de Spielberg entre y a cinéma lorsque ce geste-là nous permet de voir
allègrement dans une chambre à gaz, et oh surprise quelque chose de plus que ce quil y a dans limage,
ça nest pas une chambre à gaz, cest une douche. de voir au-delà de ce quon voit dhabitude. Parce
Le Pen dit la même chose. que le geste du cinéma, cela consiste quand même à
Alors on sait bien que Spielberg nest pas Je pense quil y a cinéma
antisémite, on sait bien quil a réfléchi, mais
ça veut dire qu'il fait passer son savoir sur la lorsque ce geste-là
spécificité des camps après lefficacité scé-
narique, pour vous maintenir dans le film, nous permet de voir quelque chose de plus que
car cest quand même bien de faire un peu
de suspense. En plus, il postule que nous ce quil y a dans limage
avons tout un savoir sur Auschwitz et donc
que nous allons comprendre, nous specta-
teurs, que lorsque les jeunes filles juives entrent voir, à faire voir .
dans la chambre à gaz en pensant qu'il s'agit d'une
douche, nous savons que cest sans doute une Pour me faire comprendre, j'aimerais vous parler
chambre à gaz. Or ça nen est pas une dans son film, d'un plan, avant dentamer la discussion.
suspense, ah il nous a bien eu
on est rentrés dans
le film. Cest une manière de nous maintenir dans le
film, cest choquant.
Alors que Resnais dit linverse. Il dit que tout nest
pas transmissible. Il faut expliquer. Spielberg fait
lenvers de la transmission, il fait de la gestion de ce
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n L'Evangile selon Saint-Mathieu : toujours dix-huit ans, et bien non, Marie cest une
l'intégration dans le film vieille femme
Cest à ma connaissance le seul
du regard du réalisateur cinéaste, le seul artiste à lavoir montrée comme
cela. Il est logique que Marie ait au moins 50 ans,
Il s'agit d'un extrait de LÉvangile selon Saint puisque son gamin est mort à 33 ans, elle la eu au
Mathieu, de Pasolini. Cest une histoire classique, il moins à 15 ans. Donc faisons le calcul, elle a au
y en a une grande quantité de versions dans lhis- moins 51 ans. Et cest cela qui est filmé. Cest-à-
toire du cinéma, une quantité plus invraisemblable dire que Pasolini a filmé plus que la Passion du
encore dans lhistoire de la peinture. Cest donc le Christ, Il a filmé son propre rapport avec cette his-
scénario bateau par excellence dont on connaît la fin toire.
avant dentrer dans le film. Il existe une trentaine de Et son propre rapport, qu'est-ce que c'est? Cest un
films là-dessus, mais un seul me satisfait, cest rapport à une femme. Ce qui émeut dans ce plan
celui-là. Parce que cest le seul qui ne fasse pas cest dabord cette vieille femme. Cest la première
dimage, cest le seul qui fasse du cinéma, le seul fois que je vois dans un film ce qu'est que la Passion
qui corresponde à ma définition : faire voir au-delà du Christ : lhistoire dune femme âgée qui voit
de ce quon sait, au-delà de ce quon a vu
Cest le mourir son fils sous ses yeux. Ce qui nous touche,
seul qui inscrit son propre rapport dartiste avec ce cest que subitement nous sommes sortis du scéna-
sujet pourtant rebattu
Le seul qui confronte ce rio.
sujet à son rapport au monde, qui à partir de cette
histoire hyper connue, à la fois respecte le scénario, Cette femme qu'a filmée Pasolini, cest sa propre
mais aussi intègre le propre rapport de Pasolini avec mère, Suzanna Pasolini. Suzanna Pasolini a eu trois
cette histoire. Il existe de nombreuses versions de ce fils, le premier est mort à la naissance, le deuxième,
film, dont toutes font de limage et une seule fait du Guido, est mort dans la Résistance, le troisième
cinéma. L'idée est de savoir pourquoi. Et subite- sappelle Pier Paolo et l'on sait quil mourra dune
ment, certains dentre vous vont peut-être voir manière bizarre lui aussi : Pasolini est un provoca-
quelque chose de plus, qui vont peut-être leur faire teur, on sait très bien comment il va finir, elle le
penser à des choses daujourdhui. sait
Et il demande à sa mère de jouer ça, de se
mettre devant une croix sur laquelle il y a un acteur
4 La notion d'actualité qui ressemble à Pasolini, qui a le même type de phy-
A la différence des autres films, celui-ci est tourné sique
Elle ne peut pas jouer normalement, ne pas
au présent. La caméra est d'emblée portée à lé- comprendre quil sagit peut-être de la vie de son
paule, on est en plein dans lévénement. Cest filmé fils, elle qui a déjà perdu deux enfants. Du coup,
comme s'il s'agissait d'une actualité, et je pense que quelque chose de lordre du non-jeu passe, de
cest ce qui intéresse Pasolini. Savoir sortir la part lordre de la pure souffrance. Or cest ça la passion
d'actualité dune histoire connue : il y a dans ce film du Christ, ce nest pas quune histoire.
quelque chose de fondamentalement différent de
toutes les imageries, de toutes les iconographies de 4 Résultat : Pasolini a inscrit
la passion du Christ que nous connaissons à travers son propre rapport au monde,
la peinture. c'est un geste de cinéma
Quand je vois ce plan de Pasolini, je nai pas besoin
4 Une vision "réaliste" des personnages, notam- que Daniel Bilalian me montre des gros plans sur
ment Marie une femme algérienne en pleurs parce quon a
Si l'on passe en revue toutes les représentations de égorgé sa fille, je nai pas besoin quAntenne 2 ou
cette Passion que nous avons dans la tête, il y a TF1 me montre, scoop magnifique en fin de journal,
Marie qui est au pied de la croix, d'ailleurs on se des images d'un charnier en Bosnie, je nai pas
demande qui est le plus vieux des deux. Marie est besoin de témoignages de femmes kurdes qui me
toujours montrée comme une femme qui ne souffre disent quon a égorgé ou violé leur enfant devant
pas, qui a au maximum 30 ans et qui est devant la eux. Jai ce plan-là. Je nai pas besoin quon utilise
croix. Dans notre esprit, on imagine toujours la la souffrance de lautre, dune femme réelle, pour
Vierge Marie, la jeune Marie, la pure Marie, elle a me faire comprendre par lémotion ce que cest que
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le drame bosniaque ou le drame algérien, parce que FAIRE DU CINÉMA,
jai ce plan. Je vois au-delà de la simple Passion du C'EST TRANSMETTRE
Christ. SON PROPRE RAPPORT
AU MONDE
Là il y a un geste de cinéma, Pasolini a inscrit cette
histoire dans son propre rapport avec sa mère, avec
sa vision du monde. En plus Pasolini a eu une J'espère que mon idée de base est passée, à savoir
chance incroyable, ce qui arrive lorsqu'on accepte que le cinéma nest pas dabord de la culture, au
de confronter son projet au monde : certes il a voulu sens où on lentend aujourdhui, c'est-à-dire du pro-
montrer la mère, mais d'autres choses viennent en duit culturel. Il y a actuellement une transformation
surcroît, le vent par exemple. Ils sont magnifiques de la culture en marchandisation, qui consiste à for-
les deux plans où lon voit le cortège dans le fond de mater des bons objets. Cest une chose à laquelle
l'écran monter vers le Golgotha en file indienne, et vous êtes tout le temps confrontées, puisque vous
qu'à lavant-plan on a les herbes, qui basculent dans votre travail, cest de mettre de bons objets sur de
le même sens à cause du vent. Le vent va dans le bons rayonnages. Vous êtes en plein dans cette
même sens que le cortège, cest le hasard, il ny a contradiction-là. Est-ce une question dobjets, ou
pas de ventilateur derrière. Lorsqu'on est complète- est-ce autre chose ? Peut-être est-ce un travail de
ment soi face au plan à faire, en oubliant lobsession passeur. Je ne pense pas que ça soit une question
de la belle image, du produit à venir, on trouve subi- dobjet, je pense que cest une question de gestes.
tement des solutions improvisées, qui nont pas été Ce cinéma a à voir avec la transmission dune expé-
prévues
On place la caméra à tel endroit et quelque rience singulière du monde. Et c'est cela qu'il faut
chose est capté, comme, tout bêtement, le vent. faire passer, c'est ce que cherchent les grands
cinéastes.
4 Mettre ce film
en rapport avec des sujets d'actualité
Ce qui est intéressant, ce n'est pas tant de savoir qui n Rechercher les "alliances"
est Pasolini, mais de savoir à qui montrer ça. Vous par le cinéma
avez certainement dans votre public des gens qui
ont réfléchi à certaines questions, et que de tels Filmer le monde, tout le monde le fait, regardez la
plans pourraient éclairer. Je pense que le travail télé, Internet
Il y a des caméras webcam partout,
dun bibliothécaire, cest accompagner ce genre de filmer le monde cest devenu facile. Ce qui est inté-
plan. Si quelquun par exemple sintéresse chez ressant maintenant cest de filmer le rapport singu-
vous à la question bosniaque ou algérienne, ce film lier que nous avons avec le monde, et cest ça que
est dactualité. jattends dun cinéaste. Qu'il fasse un essai, quil
nous propose son usage singulier et personnel du
Il est toujours très riche pour un auditeur ou un monde. Et moi, spectateur, je vais peut-être faire
spectateur de réfléchir à ce qui le préoccupe à partir alliance avec lui, puis l'on fera des petits groupes :
dautres choses qui vont venir éclairer cette préoc- faire le cinéma, cest ça. Filmer un usage du monde,
cupation : les films servent aussi à cela. Je pense faire des essais, des erreurs, partager, faire alliance
quil y a là un véritable travail daccompagnement, avec qui ça intéresse. Cette définition du cinéma est
de transmission, de partage dexpériences. jouable pour vous : partager ce qui vous intéresse
avec des gens qui vous intéressent. Et le cercle va
sagrandir très vite, en partant non pas dun savoir
que vous naurez jamais totalement parce que vous
navez pas le temps, mais d'une expérience de spec-
tateur. Une expérience que vous avez tous, parce
quautrement vous ne seriez pas là.
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n Comme les cinéastes, spectateur a eu telle réaction". Imaginez-vous un
les bibliothécaires cherchent réseau où chacun parle des expériences quil vient
à faire partager des expériences de vivre dans son métier, où l'on parle de l'effet pro-
duit par tel film sur un gamin de la banlieue de
4 Transmettre des "expériences du monde" Toulouse. Je suis certain que cela intéressera celui
Je pense qu'être bibliothécaire, ce n'est pas faire une qui fait le même travail dans la banlieue de
FNAC gratuite. Il faut résister à cette idée. Cest le Strasbourg. Utilisez à fond la liste de diffusion par
dernier lieu où l'on peut résister à laudimat, car les Internet, et le bulletin La Lucarne, les outils que
salles de cinéma et dart et dessai ne le font plus, vous propose Images en bibliothèques.
elles nont plus de choix. Je pense que vous êtes
dans un lieu où l'on peut justement résister. On peut Votre boulot ne se résume pas à pêcher dans les
dire " Oui mais nous faisons du service public, nous catalogues les dix ou trente titres qui rentrent dans
faisons de léducation. On n'essaie pas de trans- votre budget, parmi les 150 quon a sélectionnés
mettre de bons objets, on essaie de transmettre des pour vous. Qui connaît votre réalité à vous, qui
idées du monde, des relations au monde, des expé- devez parler à Brive-la-Gaillarde? Vous, vous la
riences du monde ". connaissez
Alors échangez ces réalités-là, ces
bouts dinformation et si vous avez la chance dha-
4 Communiquer ses expériences biter Marseille, il y a un festival fin juin. Eh bien si
aux autres bibliothécaires vous y êtes, écrivez-le aux autres sur Internet. " Moi
Cest ça la place dune bibliothèque. Moi qui viens jai vu ça. Attention, quand ce sera en diffusion, il
de la campagne, cest quand même dans une biblio- faudrait peut-être lacheter. Je vous propose de le
thèque que jai tout appris. Je navais pas beaucoup faire parce que jai vu comment à Marseille le
dargent. Heureusement quil y avait des biblio- public a réagi devant ce film-là» . l
thèques qui permettaient ça. Et on ne me montrait
pas nécessairement les bons objets. Je posais des
questions au bibliothécaire, je disais " Voilà ce qui
mintéresse ", et il me sortait des choses. Parfois il
se plantait, parfois pas. On en parlait. Et comme ça
il commençait à me connaître et à me montrer des
choses.
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DEBAT nignorant pas que la demande nest pas née toute
seule, elle est façonnée par TF1 et par les médias.
Varda Lérin : Le problème, cest que la modélisa- Le jeune spectateur ne vient pas tout seul demander
tion existe aussi dans la distribution
La modélisa- quelque chose, il vient le demander parce que les
tion existe dans ce qui est distribué, ce qui est dis- médias lui ont dit daller le demander. Mais à partir
ponible. Les bibliothèques achètent de ça, arrangez vous pour avoir d'autres choses sur
majoritairement ce que lédition commerciale leur le même sujet, et commencez à dialoguer. Lidée,
propose, il faut bien le reconnaître. A lADAV, nous cest de partir de ce qui est demandé pour proposer
sommes bien placés pour le savoir puisque nous ce quil y a derrière, lautre face, et d'entamer le dia-
distribuons ces vidéocassettes, les succès, ce sont logue entre deux cassettes.
les blockbusters du commercial. Majoritairement,
ce que vont acheter des bibliothèques, ce sont ces Bibliothécaire : Je travaille à la bibliothèque
succès commerciaux. Et si nous ne leur proposons dAntony. Nous n'avons pas que des chefs-duvre
pas suffisamment ces succès commerciaux, elles en rayon, ceci dit on n'a aucunement lintention
estiment que nous leur apportons un mauvais ser- dêtre lannexe dun vidéoclub. Il est vrai que par-
vice. Vivendi et Bouygues sont extrêmement pré- fois cest difficile, de temps en temps on cède un peu
sents sur le marché de l'édition commerciale, à la pression des gens, lorsqu'ils nous demandent
comme dans le cinéma, on le sait. Walt Disney nen des gros blockbusters. Quand 10, 15, 20 personnes
parlons même pas
Et la demande des usagers, nous demandent un film, de temps en temps on cède,
cest aussi ça. Je crois qu'il cest important de mais ce n'est pas notre politique dachat. Nous
souligner que même avec ces blockbusters, on essayons daller au-delà de nos goûts personnels en
peut faire un vrai travail. fonction de lintérêt que chaque film propose, nous
Je crois que le problème n'est pas : choisissons les débattons autour de certains films pour savoir si
bons films - parce que qui va juger ? Cest complè- nous devons les mettre en rayon. Nous nachetons
tement subjectif. Cest plutôt : comment va-t-on pas uniquement en fonction de la demande des
montrer ceux que l'on estime bons ou mauvais ? emprunteurs. Jaimerais avoir votre avis personnel
Cest me semble-t-il là que nous avons un vrai rôle sur le film "La vie est belle" de Benigni que nous
à jouer au niveau dImages en bibliothèques, cest avons en rayon, et qui ma profondément agacé.
effectivement de savoir comment établir une rela-
tion avec lusager, pour que celui-ci ne soit pas un
usager passif et simplement client. 4 laisser le spectateur visionner,
puis lui conseiller un film
de meilleure qualité sur le même sujet
4 Partir de la demande du spectateur,
puis dialoguer et proposer Patrick Leboutte : Si je vous livre le fond de ma
l'"autre film" pensée, au risque de vous heurter, ça nest pas fon-
damentalement différent du film de Spielberg. Jai
Patrick Leboutte : Bien sûr. Il est évident que si un limpression que nous sommes aujourd'hui dans une
usager arrive chez vous et vous dit " Je voudrais La époque où tout est à vendre, y compris la mémoire,
Liste de Schindler ", vous ne pouvez pas dire " Cest y compris Buchenwald. Nous sommes dans une
un mauvais film, changez de bibliothèque ". Par époque incroyable, nous assistons à la naissance
contre, vous pouvez dire " D'accord, je vous le dun nouveau genre cinématographique qui marche
donne et puis on en reparle ". Et puis si le sujet l'a très bien, ça sappelle le "film Auschwitz". Avant, il
intéressé, vous commencez à parler du film en y avait le western et le polar. Maintenant il y a le
disant que vous avez autre chose dans votre sac à "film Auschwitz". Il y a un nombre incroyable de
malices. Et vous proposez Emmanuel Finkiel qui a gens qui font de la fiction là-dessus.
fait un très beau film, Voyages.
Le film de Benigni est peut-être un peu plus sincère
Effectivement vous devez toujours partir de la que dautres, mais fondamentalement il a quelque
demande, parce que vous n'avez pas le choix. En chose de commun. Ce qui nous fait pleurer, c'est un
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scénario, ce sont les versions Auschwitz dAutant roublard que Spielberg, ou alors peut-être plus
en emporte le vent. On na pas pleuré sur insouciant, mais ça nempêche rien. Je vais vous
Auschwitz, mais sur le scénario. Ces films sont des décrire Monsieur Benigni recevant son oscar à
portraits d'histoire dans lesquels les camps sont le Hollywood, sautant sur la tête de je ne sais plus qui,
décor, une sorte d'alibi. Alors qu'Auschwitz, ça ne embrassant toutes les femmes qui passent, faisant le
peut pas être une histoire. Pas même une histoire pitre. Si l'on pouvait avoir un doute sur la qualité du
personnelle, parce qu'une des spécificités des film, son authenticité, sa sincérité, alors regardons
camps, et là cest valable pour Benigni comme pour les pitreries de Benigni sur la scène à Hollywood et
tous les autres, c'est le fait que les nazis souhaitaient nous aurons la réponse. Je ne pense pas quAlain
quil ny ait plus dindividualité, plus de singularité Resnais recevant une palme pour Nuit et Brouillard
: vous êtes tous un numéro, du bétail. Pour les nazis, aurait commencé à baiser les pieds de tout le
le Juif ou le Tzigane est une matière première ou monde.
une denrée dont on dispose lorsqu'on en a besoin.
Cependant, vous navez pas le choix, car tout le
À Auschwitz, il y avait un terme pour désigner les monde va vous demander Benigni. Mais dans le
déportés, cétait "musulman", ça nétait pas une petit budget des 10 % qui vous restent pour acheter
question de religion, cétait le terme. Et je me sou- ce que vous voulez, achetez le Finkiel et montrez-le
viens avoir lu le témoignage dun des médecins à un enfant qui aura demandé Benigni, en disant "
dAuschwitz qui expliquait ce que ce terme voulait Ça ta plu ? Tiens prends un peu ça. On va en repar-
dire: il les regardait dune manière clinique, cest ler après. Comparons un peu les deux". Et quelque
une description abominable, absolument clinique, chose commence. Essayez dutiliser la norme pour
sans aucune émotion. Il disait qu'il était finalement montrer la différence. Ça ne vient pas tout seul, moi
magnifique de voir ce quon arrivait à faire dun aussi quand jétais gamin jai commencé par lire des
être humain, c'est-à-dire un pur déchet, sans aucune bêtises et voir de mauvais films. Jusquau jour où
humanité, sans aucune identification, incapable de jen ai vu un qui était aussi un peu moins mauvais,
se reconnaître, de savoir qui il est. A Auschwitz, et alors ça a commencé à mintéresser.
vous êtes un numéro dans une masse indifférenciée. Progressivement, jai vu que le cinéma, ça existait,
que l'on pouvait écrire sur le cinéma. Jai com-
Et des cinéastes comme Benigni ou Spielberg vous mencé à acheter des revues, et puis jai vu que
racontent des histoires singulières, des histoires de Studio, cétait moins bien que Les Cahiers. La
héros. C'est toujours lhistoire dun individu qui a connaissance, cest simplement le mécanisme qui
échappé aux camps, et les 300 ou 600 personnes de permet de savoir que derrière ce quon connaît, y a
La Liste de Schindler sont 600 survivants. Chez toujours autre chose, que l'on va aller voir
On part
Benigni, il y en a un qui meurt, mais lenfant est sur- toujours dun produit commun. On a tous com-
vivant, ce qui est absolument invraisemblable par mencé par quelque chose quon a cru bon parce que
ailleurs. Dans le célèbre film Kapo, cest lhistoire Le Nouvel Obs nous avait dit que cétait bon. Et l'on
de quelquun qui va en réchapper. On prend tou- découvre vingt ans plus tard que ça nétait pas tout
jours lhistoire de lexception, pas celle de la règle. à fait le cas.
On ne raconte pas lhistoire des 6 millions de per-
sonnes mortes, on raconte lhistoire des 1 000 qui Catherine Barreau : Je travaille à la Médiathèque
sen sont sorties. Car si on meurt tout de suite, du Blanc-Mesnil. Vous parlez de créer du lien par le
forcément, il ny a plus de film, il ny a plus de cinéma, je pense que cest effectivement ce quon
héros. essaie de faire tous les jours. Suite aussi à linitia-
tive nationale du Mois du film documentaire, je
Ces films sont construits comme nimporte quel m'interroge sur l'idée de créer du lien avec les
film classique hollywoodien qui sont tous conçus cinéastes, parce que je pense que cest aussi un peu
sur la notion de héros, donc dindividualité. Or la le continent oublié ou inconnu pour nous. Nous tra-
spécificité des camps, cest quil ny a pas dindivi- vaillons sur leurs uvres, sur leurs films. On est
dualité. dans les médiathèques pour faire rencontrer les
Je pense néanmoins que Benigni est un peu moins publics et les uvres. Mais en fait, les bibliothé-
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caires ne rencontrent pas les cinéastes. Nos vidéos 4 La riposte plutôt que la résistance
sont négociées par des instances, État, associations
ou autres. Je pense que la rencontre est très impor- Patrick Leboutte : Je voudrais revenir sur un mot,
tante : sans rencontre, il ny a pas de rencontre avec parce que je lentends tout le temps, cest le mot
le public, il ny a pas de rencontre avec luvre, etc. "résistance". Moi-même, jai beaucoup employé ce
J'ai déjà contacté des cinéastes, ça n'était pas parce mot, maintenant je préfère le mot "riposte", parce
que la vidéo était dans la bibliothèque, cétait parce que dans le terme "résistance", il y a quand même
que jen avais entendu parler par différents lidée quon a perdu ou quon est occupés. Cest
réseaux. Souvent, ils ne savaient pas que des biblio- vrai qu'on est occupés. On vit en état doccupation
thèques proposaient leurs films, car eux aussi sont comme disait Serge Daney, cest très juste. Mais il y
séparés de leur diffusion. Il y a une souffrance de a lidée de clandestinité. Tandis que dans "riposte",
leur côté aussi. En tant que médiathécaire-vidéo- il y a lidée de visibilité, de sortir, et je pense que
thécaire, il est difficile dessayer tous les jours de ne nous avons intérêt à montrer que nous existons tou-
pas être une FNAC gratuite, comme vous disiez. jours, que ce que nous défendons existe toujours. Il
y a un côté guérillero que jaime bien, et en ce sens
D'autre part, ce que vous avez dit m'a fait réagir. je suis très content quexiste ce Mois du film docu-
Personnellement, je me sens dans une situation de mentaire. Ce n'est pas une manifestation de plus,
résistance de plus en plus grande, de plus en plus cest une manifestation essentielle.
difficile. Cela fait six ans et demi que je suis vidéo-
thécaire, jai suivi le parcours : acheter des docu-
ments, voir arriver les vidéos, être complètement 4 Le Mois du film documentaire :
passionnée, excitée par tous ces films quon a en une grande visibilité médiatique
rayon. Et après, quest-ce quon en fait ? On ouvre
la bibliothèque tous les jours, il y a un manque de Je voudrais dire un petit mot sur le documentaire.
reconnaissance général. Nous avons mis en place Parce qu'il s'agit de votre terrain, un terrain de
un atelier avec un tout petit groupe, cest extrême- reconquête beaucoup plus facile. Ce Mois du film
ment discret, je pense que cest une condition très documentaire est dabord passionnant parce qu'il se
importante. Nous menons cette expérience depuis déroule sur un même mois. Cela veut dire quil y a
quelques mois. Il s'agit d'un atelier de cinéma dans une visibilité médiatique, il se déroule sur toute la
un hôpital de jour avec des psys, des patients, des France. Cest à ma connaissance le seul festival de
bibliothécaires, nous sommes tous au même niveau. cinéma qui soit sur toute la France. Cest déjà
Nous essayons de manier une caméra super 8 pour unique. Cela permet aux cinéastes de savoir que
arriver à nous parler, à savoir ce que cest que faire vous existez, quil ny a pas seulement les salles,
une image où il ny a pas de son, etc. Cet atelier est mais aussi les bibliothèques. L'idée que les lieux
né après avoir travaillé avec eux durant cinq ans. dexpression, de transmission, de diffusion cinéma-
Nous allions montrer des films dans lhôpital, des tographique, ne sont pas nécessairement des salles.
films qui nous plaisaient. Et petit à petit, nous avons Cela peut se dérouler partout.
eu envie de passer à lacte. C'est une aventure for-
midable, mais je tiens à ce quelle reste discrète
parce que je nai pas envie de devoir rendre des 4 Les bibliothèques
comptes, de devoir donner un produit. sont les lieux les plus adaptés
au film documentaire
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4 Le documentaire
à la pointe de la création
cinématographique