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internationale situationniste Numéro 12 — Septembre 1969. Directeur’ T Debore. Redaction : 8. P, 307-03 Paris, Comité de Rédaction : Mustapha Khayati, René Riesel, Christian Sébastiani, Raoul Vaneigem, René Viénet Tous les textes publiés dans « INTERNATIONALE SITUATIONNISTE » peuvent &tre librement reproduits, traduits ou adaptés méme sans indication d'origine. LE COMMENCEMENT D'UNE EPOQUE «Nous. vivrons assez pour voir une revolution politique ? nous, les contemporains de ces Allemands ? Mon ami, vous croyez ce que vous désirez », écrivait Arnold Ruge Marx, en mars 1844; et quatre ans plus ‘tard cette révolution était 12. Comme exemple amusant d'une in- conscience historique qui, entrete- nue toujours plus richement par des causes similaires, produit intempo- rellement les mémes effets, la mal- heureuse phrase de Ruge fut citée en épigraphe dans La Société du Spectacle, qui parut en décembre 1967 ; et’ six mois apres survint le mouvement des occupations, le plus grand moment révolutionnaire qu’ait connu la France depuis la Commune de Paris. La plus grande gréve générale qui ait jamais’ arrété économie dun pays industriel avancé, et la pre- miere gréve générale sauvage de Vhistoire ; les. occupations révolu- tionnaires et les ébauches de demo- cratie directe ; effacement de plus en plus complet du pouvoir étatique pendant prés de deux semaines ; la vérification de toute la théorie révo- lutionnaire de notre temps, et méme Gi et Ia le début de sa réalisation partielle ; la plus importante expé- rience du mouvement prolétarien moderne qui est en voie de se cons- tituer dans tous les pays sous sa for- me achevée, et le modéle quill a désormais a dépasser — voila ce que fut essentiellement le mouvement francais de mai 1968, voila déjé sa victoire, Nous dirons plus loin les faibles- ses et les manques du mouvement, les conséquences naturelles de ligno- rance et de Pimprovisation, comme du poids mort du passé, 1a méme ou ce mouvement a pu le mieux s’affir- mer ; conséquences surtout des sépa- rations que réussirent de justesse & défendre toutes les forces associées du maintien de lordre capitaliste, les encadrements bureaucratiques poli- tico-syndicaux s'y étant employés, au moment oa c’était pour le systeme une question de vie ou de mort, plus et mieux que la police. Mais’ énu- meérons d’abord les caractéres mani- festes du mouvement des occupations Ih o& était son centre, 14 of il fut le plus libre de traduire, en paroles et en actes, son contenu. Il y pro- clama ses buts bien plus explicite- ment que tout autre mouvement ré- volutionnaire spontané de l'histoire; et des buts beaucoup plus radicaux et actuels que ne surent jamais en énoncer, dans leurs programmes, les organisations révolutionnaires | du passé, méme aux meilleurs jours qu'elles connurent. Le mouvement des occupations, c’était le retour soudain du prolé- tariat comme classe historique, élargi {une majorité des salariés de la so- ciété moderne, et tendant toujours a labolition effective des classes et du salariat. Ce mouvement était la re découverte de Phistoire, i la fo. collective et individuelle, le sens de Pintervention possible sur histoire et le sens de l'événement irréversi- ble, avec le sentiment du fait que «rien ne serait plus comme avant >; et les gens regardaient avec amuse- ment Texistence étrange — qu’ils avaient menée huit jours plus tot, leur survie dépassée. Il était la eri fique généralisée de toutes les alié- nations, de toutes les idéologies ct de’ Vensemble de Torganisa- tion ancienne de la vie réelle, la passion de la généralisation, de Punification, Dans un_ tel pro- cessus, la propriété étail chacun se voyant partout chez so Le désir reconnu du dialogue, de la parole intégralement libre, le gout de la communauté veritable, avaient trouvé leur terrain dans les bat ments ouverts aux rencontres et dans la lutte commune : les téléphones, qui figuraient parmi les trés rares moyens techniques encore en fonc- fionnement, et Terrance de tant Wémissaires et de voyageurs, & Paris et dans tout le pays, entre les locaux occupés, les usines et les assemblées. portaient cet usage réel de la com= munication, Le mouvement des oc- cupations était évidemment le refus du travail aliéné ; et done la féte, le jeu, la présence réelle des hommes et du temps, Il était aussi bien le re- fus de toute autorite, de toute spécia lisation, de toute dépossession hil rarchique; le refus de PEtat et, done, des partis et des syndicats aussi bien que des sociologues et des profes- seurs, de la morale repressive et de la médecine. Tous ceux que le mou- yement, dans un enchainement fou- droyani — « Vite », disait seulement celui des slogans écrits sur les murs qui fut peut-étre le plus beau — avait réveillés, méprisaient radicalement leurs anciennes conditions d’existen- ce, el donc ceux qui avaient travaillé les y maintenir, des vedettes de la télévision aux urbanistes. Aussi bien que les illusions staliniennes de beaucoup se déchiraient, sous leurs formes diversement édulcorées, de- puis Castro jusqu’ Sartre, tous, les mensonges rivaux et solidaires d'une époque tombaient en ruines. La soli- darité internationale reparut spon- tanément, les travailleurs étrangers se jelant ‘en nombre dans la lutte, et quantité de révolutionnaires "Eu rope accourant en France. L'impor- lance de la participation des fem- mes % toutes les formes de lutte est un signe essentiel de sa profondeur révolutionnaire. La libération des mocurs fit un grand pas. Le mouve- ment élait également la critique, en- core partiellement illusoire, de la marchandise (sous son inepte trayes- lissement sociologique de « société de consommation >), et déja un refus de Tart qui ne se connaissait pas encore comme sa négation historique la pauvre formale abstraite maginalion au pouvoir», qui ne savait pas les moyens de mettre en pratique ce pouvoir, de toul réinven- fer: et qui, manquant de pouvoir, manqua dimagination). La haine partout affirmée des récupérateurs watteignait pas encore au savoir théorico-pratique des maniéres de les éliminer : néo-artistes et néo- direeteurs politi néo-spectateurs du mouvement méme qui les démen- tail, Si la critique en actes du spec- tacle de la non-vie n’était_pas_en- core leur depassernent révolution- naire, c'est que la tendance « spon- tanément conseilliste >» du soulév ment de mai a été en avance sur presque tous les moyens concrets, parmi lesquels sa conscience théo- rigue et organisationnelle, qui lui permetiront de se traduire en pou voir, en étant le seul pouvoir. Crachons en passant sur les com- mentaires applatissants et les faux- témoignages des sociologues, des re- trails du marxisme, de tous les doc- irinaires du vieil ultra-gauchisme en conserve ou de Tultra-modernisme rampant de la société spectaculaire; personne, parmi ceux qui ont vécu ce mouvement, ne pourra dire qu'il be contenait pas tout cela. Nous écrivions, en mars 1966,.dans lene 10 d'Internationale Situation- nisie (p. 77): «Ce qu'il y a d'ap- paremment osé dans plusieurs de nos assertions, nous l'avancons avec Vas surance den voir suivre une d monstration histofique d'une irrécu- sable lourdeur.» On ne pouvait mieux dire. Naturellement, nous n‘avions rien prophetisé. Nous avions dit ce qui Sait Ia: les conditions matérielles dune nouvelle société avaient été produites depuis longtemps, la vieille société de classes s‘était maintenue partoul en modernisant considéra- blement son oppression, et en déve- loppant avec toujours plus d'abon- dance ses contradictions, le mouve ment prolétarien vaincu revenait pour un second assaut plus conscient et plus total. Tout ceci, certes, que Vhistoire et le présent montraient a Vévidence, beaucoup Je pensaient ct certains méme le disaient, mais abstraitement, done dans le ‘vide = sans écho, sans possibilité d'inter- vention. Le mérite des situationnis- les fut simplement de reconnaitre et de désigner les nouveaux points d’ap- plication de la révolte dans la so- ciété moderne (qui n’excluent aucu- nement mais, au contraire, raménent lous les anciens) : urbanisme, spec- tacle, idéologie, ete. Parce que cette LA SORBONNE OCCUPEE «Des assemblées populaires absolument libres dans les murs des universités, alors que, dans la rue, lest le ragne illimité de Trépov, voila un des paradoxes les plus étonnants du développement politique et révolutionnaire pendant I'automne de 1905. (...) «Le peuple» emplissait les corridors, les amphithéatres et les salles. Les ouvriers venaient directement de la fabrique a l'université. Les autorités avaient perdu la téte. (...) Non, cette foule inspirée n’absorbait pas en elle toute doctrine. Nous aurions voulu voir prendre Ia parole devant elle ces gaillards de le réaction qui prétendent qu'entre les partis extrémistes et la masse, il n'y a point de solidarité. Ils n’osérent point, lls restérent confinés dans leurs tanniéres, attendant un répit pour calomnier le passé.» tache fut accomplie radicalement, elle ful en mesure de susciter par- fois, en tout cas de renforcer gran- dement, certains cas de révolte pra- lique, Celle-ci ne resta pas sans écho : la critique sans concessions avait eu bien peu de porteurs dans les gauchismes de lépoque précé- dente. Si beaucoup de gens ont fait ce que nous avons écrit, c'est parce que nous avions écrit essentiellement le négatif qui avait été vécu, par tant autres avant nous, et aussi_ par nous-mémes. Ce qui'est ainsi venu au jour de la conscience dans ce printemps de 1968, n’était rien d’au- tre que ce qui dormait dans cette nuit de la «société spectaculaire >, dont les Sons ef Lumtéres ne mon- traient qu’un éternel décor positif. ‘t nous, nous avions « cohabité avec le négatif >, selon le programme que nous formulions en 1962 (cf. 1S. 7, Trotsky, 1905. p. 10). Nous ne précisons pas nos anti-utopique wetait pas davantage le réel qu'un commissariat de police ou la Sor- bonne ne sont des batiments plus réels que ceux qu’en font des incen- diaires ou des < Katangais ». Quand les fantémes souterrains de la révo- lution totale se levérent et étendirent leur puissance sur tout le pays, ce furent toutes les pu ju vieux monde qui parurent des illusions fantématiques qui se dissipaient au grand jour. Tout simplement, aprés trente années de misére qui, dans Phistoire des révolutions, n’ont pas plus compté qu’un mois, est venu ce mois de mai qui résume en lui trente années. Faire de nos désirs la réalité est un travail historique précis, exacte- ment contraire & celui de la_prosti- tution intellectuelle qui greffe, sur wimporte quelle réalité existante, ses illusions de permanence. Ce Le- febvre, par exemple, deja cité dans le précédent_numéro de cette revue (octobre 1967), parce qu'il s’aventu- rait dans son livre Positions contre les lechnocrates (éditions Gonthier), a une conclusion catégorique dont la prétention scientifique a revélé, elle aussi, sa valeur en guére plus de six mois: «Les situationnnistes.... ne proposent pas une utopie concréte, mais une utopie abstraite. Se figu’ rent-ils yraiment_qu’un beau matin ou un soir décisif, les gens vont se regarder en se disant : ¢ Assez! As- sez de labeur et d’ennui ! Finissons- en!» et quils entreront dans la Fete immortelle, dans la création des si- tuations ? ‘Si c'est arrivé une fois, le 18 mars 1871 4 Paube, cette con- joncture ne se reproduira plus. > Ainsi Lefebvre se voyait attribuer quelque influence intellectuelle 14 ot il copiait subrepticement certaines théses radicales de VS. (voir dans ce numéro la réédition de notre tract de 1963 : Aux poubelles de U histoire), mais il réservait au passé la vérité de cette critique qui, pourtant, ve- nait du présent plus que de la ré- flexion historicienne de Lefebvre. I] mettait en garde contre Tillusion qu'une lutte présente pit retrouver ces résultats, Nallez pas croire que Henri Lefebvre soit le seul ci-devant penseur que l’événement a definiti- vement ridiculisé : ceux qui se gar- daient d'expressions aussi_comiques que les siennes n’en_ pensaient pas ‘ous le coup de leur émotion tous les chercheurs du néant historique ont admis que personne n’avait en rien prévu ce qui était arrivé, Il faut cependant faire une place & part pour toutes les sectes de < bolcheviks ressuscités », dont il est juste de dire que, pendant les trente derniéres années, _ elles navaient pas cessé un instant de signaler Vimminence de la révolu- tion de 1917. Mais ceux-la aussi se sont bien trompés : ce n'était vrai- ment pas 1917, et ils n’étaient méme pas tout a fait Lénine. Quant aux débris du vieil uitra-gauchisme non- trotskiste, il leur fallait au moins une crise économique majeure. Ils subordonnaient tout moment révolu- tionnaire a son retour, et ne voyaient rien venir. Maintenant qu’ils ont re- connu une crise révolutionnaire en mai, i] leur faut prouver qwil y avait donc 1a, au printemps de 1968, cette crise économique invisible. Tis s'y e aploient sans crainte du ridicule, en produisant des schémas sur la montée du chdmage et des prix. Ain- si, pour eux, la crise économique n'est plus cetie réalité objective, ter- riblement voyante, qui fut tant vécue et décrite jusqu’en 1929, mais une sorte de presence eucharistique qui soutient leur religion De méme qu'il faudrait rééditer toute la collection d’IS. pour mon- trer combien tous ces gens ont pu se tromper avant, de méme il fau- drait écrire un fort volume pour faire le tour des stupidités et des demi- aveux qu’ils ont produits depnis mai, Bornons-nous a citer le pittoresque journaliste Gaussen, qui croyait pou- voir rassurer les lecteurs du Monde, le 9 décembre 1966, en écrivant des quelques fous situationnistes, auteurs du scandale de Strasbourg, qu’ils avaient < une confiance messianique dans la capacité révolutionnaire des masses et dans son aptitude a la liberté ». Aujourd’hui, certes, Vapti- tude 4 Ia liberté de Frédéric Gaus sen n'a pas progressé d'un milli- métre, mais le voila, dans le méme journal en date du 39 janvier 1969, ’affolant de trouver partout ¢ le sen timent que le souffle révolutionnaire est universel >, « Lycéens de Rome, étudiants de Berlin, «enragés >» de Madrid, , Nous ne youlons pas nous étendre triomphalement sur la _déconfiture de tous nos adversaires intellectuels, non que ce « triomphe >, qui est en fait simplement celui du mouvement révolutionnaire moderne, n’ait pas une importante signification; mais A cause de la monotonie du sujet, et de Péclatante évidence du jugement qu’a prononcé, sur toute Ia période quia fini en mai, la réapparition de la lutte des classes directe, recon- naissant_ des buts révolutionnaires actuels, la réapparition de Phistoire (avant, c’était la subversion de la société existante qui paraissait in- yraisemblable ; maintenant, c’est son maintien). Au lieu de souligner ce qui est déja vérifié, il est plus impor- tant désormais de poser les nouveaux problemes ; de critiquer le mouve- ment de mai et Winaugurer la pra- tique de la nouvelle époque. Dans tous les autres pays, la ré cente recherche, d’ailleurs restée jus- quiici confuse, ‘dune critique radi- cale du capitalisme moderne (privé ou bureaucratique) n’était pas encore sortie de la base étroite qu’elle avait acquise dans un secteur du milieu étudiant, Tout au contraire, et quoi- quaffectent d’en croire le gouverne- ment et les journaux aussi bien que Jes idéologues de Ia sociologie mo- derniste, le mouvement de mai ne fut pas'un mouvement d’étudiants. Ce fut un mouvement révolutionnaire prolétarien, resurgissant d’un demi- sigcle d’écrasement et, normalement, dépossédé de tout: son paradoxe malheureux fut de ne pouvoir pren- dre la parole et prendre figure con- crétement que sur le ferrain éminem- ment défavorable d’une révolte d’étu- diants : les rues tenues par les émeu- tiers autour du Quartier Latin et les batiments occupés dans cette zone, qui avaient généralement dépendu de VEducation Nationale. Au lien de saltarder sur la parodie historique, effectivement risible, des étudiants léninistes, ow staliniens chinois, qui se déguisaient en prolétaires, et du coup ‘en avant-garde, dirigeante. du prolétariat, il faut voir que c’est au contraire Ja fraction la plus avancée des travailleurs, inorganisés, et sépa- rés par toutes les formes de répres- sion, qui s'est vue déguisée en étu- diants, dans Yimagerie rassurante des syndicats et de l'information spectaculaire, Le mouvement de mai ne fut pas une quelconque théorie politique qui cherchait ses exécu- tants ouvriers ; ce fut le prolétariat agissant qui cherchait sa conscience théorique. Que le sabotage de YUniversité, par quelques groupes de jeunes révo- lutionnaires qui étaient en fait no- toirement des anti-étudiants, 4 Nan- tes et a Nanterre (en ce qui concerne les «Enragés >, et non certes la majorité du’ < 22 mars > qui prit tar- divement la reléve de leur activité), ait donné Voccasion de développer des formes de lutte directe que le mécontentement des ouvriers, princi- palement les jeunes, avait déja choi- sies dans les premiers mois de 1968, par exemple 4 Caen et & Redon, voila une circonstance qui n'est au- cunement fondamentale, et qui ne pouvait en rien nuire au mouvement. Ce qui fut nuisible, c’est que la gréve lancée en tant que gréve sau- page, contre toutes les volontés et les manceuvres des syndicats, ait pu étre ensuite contrdlée par les syndi- cats. Ils acceptérent la grave qu’ils n’avaient pu empécher, ce qui a tou- jours été la conduite d'un syndicat devant une gréve sauvage; mai cette fois ils durent Vaccepter a Péchelle nationale, Et en acceptant cette gréve générale < non-offi- cielle », ils restérent acceptés par elle. Ils restérent en possession des portes des usines, et. isolérent du mouvement réel a la fois immense majorité des ouvriers en bloc, et cha- que entreprise relativement 4 toutes les autres. De sorte que Vaction la plus unitaire et la plus radicale dans sa critique qu’on ait jamais vue fut en méme temps une somme d’isole- ments, et un festival de platitudes dans ‘les revendications officielle- ment soutenues. De méme qu’ils avaient da laisser la gréve générale s'affirmer par fragments, qui abouti- rent & une quasi-unanimité, les synd cats s’employérent liquider la gréve par fragments, en faisant accepter dans chaque branche, par le terro- risme du truquage et des liaisons monopolisées, les miettes qui avaient été encore rejetées par tous le 27 mai La gréve révolutionnaire fut ain: ramenée A un équilibre de guerre froide entre les bureaucraties syndi- cales et les travailleurs. Les syndicats reconnurent la gréve 4 condition que la gréve reconnit tacitement, par sa passivité dans la pratique, qu’elle ne servirait @ rien. Les syndicats n'ont pas ¢ manqué une occasion » d’étre révolutionnaires parce que, des sta~ liniens aux réformistes embourgeoi- sés, ils ne le sont absolument pas. Et ils n’ont pas manqué une occa- sion d’étre réformistes avec de grands résultats, parce que la situa- tion était trop dangereusement revo- lutionnaire pour qu’ils prennent Je isque de jouer avec; pour qu’ils s'attachent méme 4 en tirer parti. Ils voulaient, trés manifestement, que cela finisse d’urgence, a n'importe quel prix. Ici, Phypocrisie stalinien- ne, rejointe d’adimirable facon par les sociologues semi-gauchistes (cf. Coudray, dans La Bréche, Editions du Seuil, 1968) feint, seulement @ Tusage de moments si exceptionnels, un extraordinaire respect de la com- pétence des ouvriers, de leur « déci- sion > expérimentée que l'on sup- pose, avec le plus fantastique eynis- me, clairement débattue, adoptée en connaissance de cause, reconnaissa- ble d'une facon absolument univo- que : les ouvriers, pour une fois, sau- raient bien ce qu'ils veulent, parce «quwils ne voulaient pas la révolu- tion » | Mais les obstacles et les bail- lons que les bureancrates ont accu- mulés, en suant angoisse et le men- songe, devant cette ron-volonté sup- posée’ des ouvriers, constituent la meilleure preuve de leur volonté réelle, désarmée et redoutable. C'est seulement en oubliant la totalité his- torique du mouvement de la société moderne que l'on peut se gargariser de ce positivisme circulaire, qui croit retrouver partout comme ra- tionnel Lordre existant, parce qu'il éléve sa science > jusqu'’ considé- rer cet ordre successivement du cété de la demande et du cété de la r ponse. Ainsi, le méme Coudray note que «si Yon a ces syndicats, on_ne peut avoir que 5% et si cest 5% que Von veut, ces syndicats y suffi- sent >, En laissant de cote la question de leurs intentions en relation avec leur vie réelle et ses intéréts, ce qui pour le moins manque 4 tous ces inessieurs, c’est la dialectique. Les ouvriers, qui avaient naturel- lement -— comme toujours et com- me partout — d’excellents motifs de mécontentement, ont commencé la gréve sauvage parce qu’ils ont senti la_ situation révolutionnaire créée par les nouvelles formes de sabotage dans T'Universite, et les erreurs suc- cessives du gouvernement dans ses réactions. Ils étaient évidemment aussi indifférents que nous aux for- mes ou réformes de Vinstitution uni- versitaire ; mais cerlainement pas a la critique de la culture, du paysage et de la vie quotidienne du capita- lisme avaneé, critique qui s’étendit si vite 4 partir de la premiére déchi- Ture de ce voile universitaire. Les ouvriers, en faisant la gréeve sauvage, ont démenti les menieurs qui parlaient en leur nom. Dans la masse des entreprises, ils mont pas su aller jusqu’a prendre véridique- ment la parole pour leur compte, et dire ce qu'ils voulaient. Mais pour dire ce quils veulent, il faut déja que les travailleurs eréent, par leur action autonome, les conditions con- crétes, partout inexisiantes, qui leur permettent de parler et d'agir. Le manque, presque partout, de ce dia- logue, de cette liaison, aussi bien que de Ja connaissance théorique des buts autonomes de ia lutte de classe prolétarienne (ces deux categories de facteurs ne pouvant se développer qu’ensemble), a empéché les tr yailleurs d’eaproprier les expropria- teurs de leur vie réelle, Ainsi, le noyau avancé des travailleurs, 'au- tour duquel prendra forme ia’ pro- chaine organisation révolutionnaire prolétarienne, vint au Quartier La- tin en parent pauvre du « réformis. me étudiant », lui-méme produit lar- gement artificiel de la pseudo-infor- mation ; ou de Villusionnisme grou- pusculaire, C’étaient de jeunes ou- vriers ; des employés ; des travail- leurs de bureaux occupés ; des blou- sons noirs et chomeurs ; des lycéens révoltés, qui étaient souyent ces fils Wouvriers que le capitalisme moder- ne recrute pour cette instruction au rabais destinge & préparer le fone- tionnement de l'industrie développé (« Staliniens, vos fils sont avec nous! >); des « intellectuels per- dus > et des « Katangais >. Qu’une proportion non négligeable des étudiants francais, et surtout pa- 8 risiens, ait participé au mouvement, voili un fait évident, mais gui ne peut servir a le caractériser fonda- menialement, ni méme étre accepté comme un de ses points principaux. Sur 150000 étudiants parisiens, 10 4 20 060 tout au plus furent présents dans les heures les moins dures des manifestations, et quelques milliers seulement dans les violents affronte- ments de rue. L’unique moment de la crise qui a dépendu des seuls étudiants — ce fut du reste un des moments décisifs de son extension —a élé émeute spontanée du Quar- tier Latin, le 3 mai, aprés l'arresta- tion des responsables gauchistes dans la Sorbonne, Au lendemain de Voc- cupation de la Sorbonne, prés de la moitié des participants de ses as- semblées générales, alors qu’elles avaient visiblement pris une fonc- tion insurrectionnelle, étaient encore des étudiants inquiets des modalites de leurs examens, et souhaitant quel- que réforme de VUniversité qui leur fat favorable. Sans doute un nombre un peu supérieur des parti- cipants étudiants admettait que la question du pouvoir était posée ; mais ceux-ci ladmettaient le plus souvent en tant que naive clientéle des petits partis gauchistes ; en spec- tateurs des vieux schémas léninistes, ou méme de Vexotisme extréme- oriental du stalinisme maoiste. Ces groupuscules, en effet, avaient leur base quasi-exclusive dans le milieu étudiant; et la misére qui s'était conservée 1a était clairement lisible dans la quasi-totalité des tracts éma- nant de ce milieu; néant des Kra- yetz, bétise des Péninou. Les mei LA FIN DE LA TRANQUILLITE «= Pourquoi étiez-vous mélés aux étudiants ? demande le président. Il y avait aussi des mouve- ments ouvriers qui occupaient la faculté. Nous y étions & ce titre. Tel n'est pas l'avis du président qui pense qu'il s’agit plutét d’agissements de malfaiteurs de droit commun qui ont profité des événements pour commettre des vols.» «Le Général de Gaulle a pris le parti de transformer les structures, pow Le Monde (14-9-68). le moins fatiguées, de notre pays... C'est la voie des réformes. C'est la tache d'une génération, c'est la seule qui puisse éviter les révolutions dont mai 1968 était les prémices.» Alain Griotteray (déclaration citée dans Le Monde du 12-4-69). courus, dans les premiéres journées de la Sorbonne, furent souvent ac- cueillies par la pédante et hautaine sottise de ces étudiants qui se ré- vaient docteurs és-révolutions, quoi- que les mémes fussent préts Saliver et applaudir au stimulus du plus maladroit manipulateur _avancant quelque ineptie tout en citant < la classe ouvriere ». Cependant le fait méme que les groupements recrutent une cerlaine quantité d’étudiants est déja_un signe du malaise dans la société actuelle: les groupuscules sont Pexpression théatrale d'une ré- volte réelle et vague, qui cherche ses raisons au rabais, Enfin, le fait qu'une petite fraction des ‘étudiants a vraiment adhéré i toutes les exi- gences radicales de mai témoigne encore de la profondeur de ce mou- yement ; ef reste 4 leur honneur. Bien que plusieurs milliers d’étu- diants aient pu, en tant qu'individus, 4 travers leur expérience de 1968, se détacher plus ou moins complete: ment de la place qui leur est ass gnée dans la société, la masse des étudiants n’en a pas été transformée. Ceci, non en vertu de la platitude pseudo-marxiste qui considere com- me déterminante Lorigine sociale des étudiants, trés_majoritairement bourgeoise ou petite-bourgesise, mai bien plutot 4 cause cu destin social qui définit Pétudiant’: le devenir de Vetudiant est la verité de son étre. Et il est massivement fabriqué et conditionné pour le haut, le moyen es ae petit encadrement de la_pro- duction industrielle moderne. L'étu- diant est du reste malhonnéte quand alse scandalise de « découvrir » cette logique de sa formation — qui a toujours été franchement déclarée. Que les incertitudes économiques de son emploi optimum, et surtout la mise en question du caractére véri- tablement desirable des « priviléges » que la société présente peut lui of- frir, aient eu un rdle dans son désa roi et sa révolte, c'est certain. Ma cest justement en ceci que l’étudiant fournit le bétail avide de trouver s: marque de qualité dans lidéologie de l'un ou lautre des groupuscules bureaucratiques. L’étudiant qui. se réve bolchevik ou stalinien-conque- rant (c'est-i-dire : Je maoiste) joue sur les deux tableaux : il escompte bien gérer quelque fragment de la société en tant que cadre du capita- lisme, par le simple résultat de ses études, si le changement du pouvoir ne vient pas répondre A ses voeux. El dans le cas ov son réve se réali- serait, il se voit la gérant plus glo- rieusement, avec un plus beau grade, en tant que cadre politique « scienti- fiquement » garanti. Les réves de domination des groupuscules se tra- duisent. souvent’ avec maladresse dans lexpression de mépris que leurs fanatiques croient pouvoir se permettre, vis-t-vis de quelques pects des’ revendications ouvriéres, quills ont souvent qualifiées de sim* plement < alimentaires ». On voit dé- JA poindre 14, dans Pimpuissance qui ferait mieux de se taire, le dédain que ces gauchisies seraient heureux de pouvoir opposer. au mécontente- ment futur de ces mémes travailleurs le jour of eux, spécialistes auto-pa- fentes des intéréts genéraux du pro- Iétariat, pourraient tenir ¢ dans leurs mains fragiles > ainsi opportunément renforcées, le pouvoir étatique et la police, comme 4 Cronstadt, comme a Pékin. Une fois mise a part cette perspective de ceux qui sont les por- leurs de germes de bureaucraties souveraines, on ne peut rien recon- naitre de sérieux aux oppositions sociologico-journalistiques entre les étudiants rebelles, qui seraient cen- sés refuser ) entreprit avec succés le sa- botage des cours et des locaux. La répression, trop tardive et fort mal- adroite, par le Conseil de YUniver- sité, assortie de deux fermetures suecessives de la Faculté de Nanterre, entraina Pémeute spontanée des étu- diants, le 3 mai au Quartier Latin. LUniversité fut paralysée par la police et par la gréve. Une semaine de lutte dans la rue donna l'occasion aux jeunes ouvriers de passer a Vémeute ; aux staliniens de se dis- créditer chaque jour par d’incroya- bles calomnies ; aux dirigeants gau- chistes du S.N-E. Sup. et des grou- puscules, d’étaler leur manque d’ima- gination et de rigueur ; au gouverne- ment, d’user toujours 4 contre-temps de la force et des concessions mal- heureuses. Dans la nuit du 10 au 11 mai, Je soulévement qui s'empara du quartier environnant la rue Gay- Lussac et put le tenir plus de huit heures, en résistant sur soixante bar- ricades, réveilla tout le pays, et amena le gouvernement 4 une capi- tulation majeure : il retira du Quar- it tier Latin les forces du maintien de Yordre, et rouvrit la Sorbonne qu’il ne pouvait plus faire fonctionner. La période du 13 au 17 mai fut celle de Pascension irrésistible du» mouve- ment, devenu une crise révolution- naire générale, le 16 étant sans doute la journée décisive dans laquelle les usines commencérent a se déclarer pour la gréve sauyage. Le 13, la sim- ple journée de gréve générale décré- iée par les grandes organisations bureaucratiques pour achever vite et bien le mouvement, en en tirant si possible quelque avantage, ne fut en réalité quun début : les ouvriers et les étudiants de Nantes attaquérent la préfecture, et ceux qui rentrerent dans la Sorbontie comme occupants Youyrirent aux travailleurs. La Sor- bonne devint a Vinstant un < club populaire > en regard duquel le lan- gage et les revendications des clubs de 1848 paraissent timides. Le 14, les ouvriers nantais de Sud-Aviation occupérent leur usine, tout en séques- trant Ies managers. Leur exemple fut suivi le 15 par deux ou trois entre- prises, et par davantage 4 partir du 16, jour ott la base imposa la gréve chez Renault a Billancourt. La quasi- totalité des entreprises allaient sui- yre ; et la quasi-totalité des institu- tions, des idées et des habitudes al- laient étre contestées dans les jours suivants. Le gouvernement et les st liniens s’employérent fébrilement arréter_la crise par la dissolution de sa force principale : ils s’accor- derent sur des concessions de salaire susceptibles de faire reprendre tout de suite le travail. Le 27, la base rejeta partout «les accords de Gre- nelle». Le régime, qu’un mois de déyouement stalinien n’avait pu sau- ver, se vit perdu. Les staliniens eux- mémes envisagérent, le 29, Veffoi drement du gaullisme, et s'appréte- rent a contre-coeur 4 ramasser, avec le reste de la gauche, son dangereux héritage ; la révolution sociale désarmer ou a écraser. Si, devant la panique de la bourgeoisie et Pusure rapide du frein stalinien, de Gaulle sétait retiré, le nouveau pouvoir net été que Valliance précédente affaiblie, mais officialisée : les sta~ liniens auraient défendu un gouver- nement, par exemple Mendés-Wal- deck, avec des milices bourgeoises, des activistes du parti et des frag- ments de armée, Ils auraient essayé de faire non du Kerensky, mais du Noske, De Gaulle, plus ferme que les cadres de son administration, soula- gea les staliniens et annoncant, le 30, qu'il essaierait de se maintenir par tous les moyens : c’est-a-dire en engageant Varmeée pour ouvrir la guerre civile, pour tenir ou recon- quérir, Paris. ‘< Les staliniens, en- antés, se gardérent bien d’appeler A maintenir la gréve jusqu’a la chute du régime. Ils s'empressérent de se rallier aux élections gaullistes, quel qu'en dit étre pour eux le’ prix. Dans de telles conditions, Talterna- tive lait immédiatement entre Vaf- firmation autonome du prolétariat ou la défaiie compléte du mouvement ; entre la révolution des Conseils et les accords de Grenelle. Le mouve- ment révolutionnaire ne pouyait en finir avec le P.C.F. sans avoir d’abord chassé de Gaulle. La forme du pou- voir des travailleurs qui aurait pu se développer dans la phase aprés-gaul- iste de la crise, se trouvant bloquée 4 la fois par le vieil Etat réaffirmé et le P.C.F,, n’eut plus aucune chan- ce de prendre de vitesse sa défaite en marche.» (Viénet, op. cit.). Le reflux commenca, quoique les tra- vailleurs aient poursuivi obstiné- ment, pendant une ou plusieurs se- maines, la gréve que tous leurs syn- dicats les pressaient d’arréter. Natu- rellement, la bourgeoisie n’ayait pas disparu en France ; elle était seule- ment muette de terreur. Au 30 mai, elle resurgit, avec la petite bourgeoi- sie conformiste, pour appuyer Etat. Mais cet Etat, déja si bien dé- fendu par Ja gauche bureaucratique, aussi longtemps que les travailleurs n’avaient’ pas éliming la base du pouvoir de ces bureaucrates en im- posant la forme de leur propre pou- voir autonome, ne pouvait tomber que s'il le vouiait bien. Les trayail- leurs lui laissérent cette liberté, et en subirent les conséquences norma- les, Ts n’avaient pas, en majorité, re~ connu le sens total’ de leur propre mouvement ; et personne ne pouvait le faire & leur place. Si, dans une seule grande usine, entre le 16 et le 30 mai, une assem* blée générale s‘était constituée en Conseil détenant tous les pouvoirs de décision et d’exécution, chassant les bureaucrates, organisant son auto-défense et appelant les grévistes de toutes les entreprises & se mettre en liaison avec elle, ce dernier pas qualitatif franchi eat pu porter le mouvement tout de suite a la lutte finale dont il a tracé historiquement toutes les directives. Un tres grand nombre d'entreprises aurait suivi la voie ainsi découverte. Immédiate- ment, cette usine eft pu se substi- tuer A Vincertaine et, a tous égards, excentrique Sorbonne des premiers jours, pour devenir le centre réel du mouvement des occupations : de v ritables délégués des nombreux con- seils existant déja virtuellement dans certains batiments occupés, et de tous ceux qui auraient pu s‘imposer dans toutes les branches de l'indus- trie, se seraient ralliés autour de cette base. Une telle assembiée eat pu alors proclamer l’expropriation de tout le capital, y compris étati- que; annoncer que tous les moyens de production du pays étaient désor- mais la propriété collective du pro- létariat organisé en démocratie di- recte ; et en appeler directement — par exemple, en saisissant enfin quel- ques-uns des moyens techniques de: télécommunications — aux travail- leurs du monde entier pour soutenir cette révolution. Certains diront qu'une telle hypothése est utopique. Nous répondrons : c'est justement parce que le mouvement des. occu- pations a été objectivement, & plu- sieurs instants, d une heure d'un tel résultat, qu’il'a répandu une telle épouvante, lisible par tous sur_le moment dans Vimpuissance de, Etat et Vaffolement du parti dit commu- niste, et depuis dans Ja conspiration du silence qui est faite sur sa gra- vité. Au point que des millions de témoins, repris par « Vorganisation sociale de Papparence » qui leur pré- sente cette époque comme une folie passagére de la jeunesse — peut-étre méme uniquement universitaire — doivent se demander & quel point n’est pas elle-méme folle une société qui a pu ainsi laisser passer une si stupéfiante aberration Naturellement, dans cette perspec- tive, la guerre civile était inevitable. Si Paffrontement armé n’avait plus dépendu de ce que le gouvernement craignait ou feignait de craindre quant aux mauvaises intentions éven- tuelles du parti dit communiste mais, lout objectivement, de la consolida- tion @un pouvoir prolétarien direct dans une base industrielle (pouvoir évidemment total, et non quelque «pouvoir ouvrier» limité 2 on ne sait quel pseudo-contréle de la pro- duction de sa propre aliénation), la contre-révolution armée efit été ‘dé- clenchée sirement aussit6t. Mais elle n’était pas sire de gagner. Une par- tie des troupes se serait évidemment mutinée ; les ouvriers auraient su trouver des armes, et n’auraient cer- tainement plus construit de barrica- des -— bonnes sans doute comme forme d’expression politique au dé- but du mouvement, mais évidemment dérisoires stratégiquement (et tous les Malraux qui disent a posteriori jue les tanks eussent emporté la rue ay-Lussac bien plus vite que la gen- darmerie mobile ont certes raison sur ce point, mais pouvaient-ils alors couvrir politiquement les dépenses dune telle victoire ? Ils ne s’y sont pas risqués, en tout cas, ils ont pré- féré faire les morts ; et ce n’est cer- tainement pas par humanisme qu’ils ont digéré cette humiliation). L’in- vasion étrangére eit suivi. fatale- ment, quoi qu’en pensent certains idéologues (on peut avoir lu Hegel et Clausewitz, et n’étre que Glucks- mann), sans doute & partir des for- ces de FO.T.AN., mais avec lappui indirect ou direct du « Pacte de Var- sovie ». Mais alors, tout aurait été sur-le-champ rejoué & quitte ou dou- ble devant le prolétariat d’Europe. Depuis la défaite du mouvement des occupations, ceux qui y ont par- ticipé aussi bien que ceux qui ont dai le subir, ont souvent posé la ques- tion : « Elait-ce une révolution ? >. Lemploi répandu, dans la presse et la vie quotidienne, d'un terme lache- ment neutre — «les événements » —, signale précisément le recul de- vant une réponse ; devant méme la formulation de la’ question. Tl faut placer une telle question dans sa vraie lumiére historique. La < réus- site> ou V«échee > d’une révolu- tion, référence triviale des journalis- tes et des gouvernements, ne signi- fient rien dans Paffaire, pour la sim- ple raison que, depuis les révolutions bourgeoises, aucune révolution n'a encore réussi : aucune n’a aboli les classes. La révolution prolétarienne v’a vaincu nulle part jusqu’ici, mais 18 le processus pratique 4 travers lequel son projet se manifeste a deja créé une dizaine, au moins, de moments révolutionnaires d'une extreme im- portance historique, auxquels il est convenu d’accorder le nom de révo- lutions. Jamais le contenu total de la révolution prolétarienne ne s’y est déployé ; mais chaque fois il s’agit @une interruption essentielle de or- dre socio-éeonomique dominant, et de V'apparition de nouvelles formes et de nouvelles conceptions de la vie réelle, phénoménes variés qui ne peu- vent étre compris et jugés que dans leur signification d'ensemble, qui n'est pas elle-méme_ séparable de Pavenir historique quelle peut avoir. De tous les critéres partiels utilisés pour accorder ou non le titre de révolution a telle période de trouble dans le pouvoir étatique, le plus mauvais est assurément celui qui con- sidére si le régime politique alors en place est tombé ou a surnagé. Ce critére, abondamment invoqué aprés mai par les penseurs du gaullisme, est le méme qui permet a linforma- tion au jour le jour de qualifier de révolution n’importe quel putsch militaire qui aura changé dans Van- née le régime du Brésil, du Ghana, de V'Irak, et on en passe. Mais la révolution de 1905 n’a pas abattu le pouvoir tsariste, qui a seulement fait quelques concessions provisoires. La révolution espagnole de 1936 ne sup- prima pas formellement le pouvoir politique existant : elle surgissait au demeurant d'un soulévement prolé- tarien commencé pour maintenir cette République contre Franco. Et la révolution hongroise de 1956 n’a pas aboli Je gouvernement bureau- cratique-libéral de Nagy. A considé- rer en outre d’autres limitations re- grettables, le mouvement hongrois Cut beaucoup daspects d’un souleve- ment national contre une domination étrangére ; et ce caractére de résis- tance nationale, quoique moins im- portant dans la Commune, avait ce- pendant un réle dans. ses origines. Celle-ci ne supplanta le pouvoir de Thiers que dans les limites de Paris. Et le soviet de Saint-Pétersbourg en 1905 n’en vint méme jamais A pren- dre le contréle de la’ capitale. Tou- tes les crises citées ici comme exem- ples, inachevées dans leurs réalisa- tions pratiques et méme dans leurs contenus, apportérent cependant as- sez de nouveautés radicales, et mi- UN SLOGAN DE MAI Cette inscription, tracée sur un mur du boulevard de Port-Royal, reproduit exactement celle dont le n> 8 de cette revue (p. 42) avait publié la photographie. Elle gagnait certainement en force & accompagner, cette fois, une grave sauvage étendue a tout le pays. rent assez gravement en échec les sociétés quelles affectaient, pour étre iégitimement qualifiées de révo- lution. Quant & vouloir juger des révolutions par 'ampleur de la tue rie qwelles entrainent, cette vision romantique ne mérite pas d’étre dis- cutée, D’incontestables révolutions se sont affirmées par des heurts fort peu sanglants, méme la Commune de Paris, qui allait finir en massacre ; et quanlité Waffrontements civils ont accumulé les morts par milliers sans étre en rien des revolutions. Géné- ralement, ce ne sont pas les réyolu- tions qui sont sanglantes, mais la réaction et la répression’ qwon y oppose dans un deuxiéme temps. On sait que la question du nombre des morts dans le mouvement de mai a donné lieu a une polémique sur la- quelle les tenants de ordre, provi- soirement rassurés, ne cessent de re- venir, La yérité officielle est qu'il n’y eut que cing morts, tués sur le coup, dont un seul policier. ‘Tous ceux qui laffirment ajoutent eux- mémes que c'est un bonheur invrai- semblable. Ge qui ajoute beaucoup a Vinyraisemblance scientifique, c'est que Fon n’a jamais admis qu'un seul des trés nombreux blesses graves ait pu mourir dans les jours suivants : cette chance singuliere n'est pour- tant pas due a des secours chirurg caux rapides, surtout lors de Ja nuit de Gay-Lussac. Par ailleurs, si_ un facile iruquage pour sous-estimer le nombre des morts était fort utile sur le moment pour le gouvernement aux abois, il est resté fort utile apré: pour’ des raisons différentes. Mais enfin, dans ensemble, les preuves rétrospectives du caractére révolu- tionnaire du mouvement des occu- ations sont aussi éclatantes que cel- les quil a jetées & la face du monde en existant: la preuve qu'il avait ébauché une légitimité nouvelle, crest que le régime rétabli en juin n’a jamais cru pouvoir poursuivre, pour aiteindre a la méme streté in- 14 térieure de V'Etat, les responsables @actions manifestement illégales qui Yavaient partiellement dépouillé de son autorité, voire de ses batiments. Mais le plus évident, pour ceux qui connaissent histoire de notre sié- cle, est encore ceci : tout ce que les staliniens ont fait, sans répit, & tous les stades, pour combattre le mou- yement, prouve que la révolution était 14, Tandis que les staliniens repré- sentérent, comme toujours, en quel- que sorte Vidéal de la bureaucratie anti-ouvriére comme forme pure, les embryons bureaucratiques des gau- chismes étaient en porte-a-faux, Tous ménageaient —_ostensiblement les bureaucraties effectives, tant par cal- cul que par idéologie (4 Vexception du ¢22 mars», qui se contentait de ménager ses ‘propres noyauteurs, J.G.R., maoistes, etc.). De sorte qu'il ne leur restait plus qu’ vouloir «pousser & gauche » — mais seule- ment en fonction de leurs propres caleuls déficients — a la fois un mouvement spontané qui était bien plus extrémiste queux, et des appa- reils qui ne pouvaient en aucun cas faire des concessions au gauchisme dans une situation si manifestement révolutionnaire. Aussi les illusions pseudo-stratégiques fleurirent-elles abondamment : certains gauchistes croient que loccupation d'un quel- conque ministére dans la nuit du 24 mai, aurait assuré la victoire du mouvement (mais d’autres gauchistes manceuvrérent alors pour empécher un exets> qui. nventrait pas dans leur propre planification de Ja vic- toire). D'autres, en attendant le réve plus modeste d’en conserver la ges- tion « responsable » et dératisée pour y tenir une « université d’été >, cru- Tent que les facultés deviendraient des bases de la guérilla urbaine (tou- tes tombérent aprés la gréve ouvrie- re sans sétre défendues, et déja la Sorbonne, alors méme quelle était le centre momentané du mouvement en expansion, toutes portes ou- yertes et presque dépeuplée vers la fin de la nuit critique du 16 au 17 mai, edt pu étre reprise en moins dune heure par un raid de C.R.S.). Ne voulant pas voir que le monve- ment allait déja au-dela d'un chan- gement politique dans V’Etat, et en 15 quels termes était posé Venjeu réel (une prise de conscience cohérente, totale, dans les entreprises), les grou- puscules travaillerent asurément contre cette perspective, en répan- dant A foison les illusions mangées aux mites et en donnant partout le manyais exemple de cette conduite bureaucratique vomie par tous les travailleurs révolutionnaires ; enfin, en parodiant de la maniére la plus malheureuse toutes les formes de révolutions du passé, le parlementa- risme comme la guerilla dans le style zapatiste, sans que ce pauvre cinéma recoupat jamais la moindre réalité. Les idéologues attardés des petits partis gauchistes, adorateurs des er- reurs dun passé révolutionnaire disparu, étaient normalement fort désarmés pour comprendre un mou- vement moderne. Et leur somme éclectique, enrichie d’incohérence moderniste cousue de bouts de ficel- le, le «mouvement du 22. mars >, combina presque toutes les tares idéologiques du passé avec les dé- fauts du confusionnisme naif. Les récupérateurs étaient installés A la direction de ceux-li mémes qui ma- nifestaient leur crainte de « la récu- pération », considérée @ailleurs va- guement comme un péril d’une natu- Fe quelque peu mystique, faute de la moindre connaissance des vérités élémentaires sur la récupération et sur Vorganisation ; sur ce qu’est un délégué et sur ce qu’est un <¢ porte- arole » irresponsable, tenant de ce rait la direction, puisque le principal pouvoir effectif du <22 mars» fut de parler aux journalistes. Leurs vedettes dérisoires venaient sous tous les sunlights pour déclarer & la presse qu’elles prenaient garde de ne pas devenir vedettes. Les «Comités d’action >, qui s’étaient formés spontanément un peu partout, se trouvérent sur la frontiére ambigué entre la démocra- tie directe et lincohérence noyautée et récupérée. Cette contradiction divisait intérieurement presque tous ces comités. Mais la division était encore plus claire entre les deux types principaux d’organisation que la. méme étiquette recouyrit. D'un cété, il y eut des comités formés sur une base locale (C.A. de quar- tiers ou d’entreprises, comités d’oc-

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