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Fruit de l'arbre de mon cœur,
fraîcheur de mes yeux,
René fils de Daumal
(Dieu lui prolonge sa vie),
que des voeux sans nombre
et des désirs sans terme
soient formulés en votre faveur.
Alexandre de Salzmann
Le gardien du seuil
Paradoxalement, quand un homme est sincèrement brûlé, il ne
cherche plus une voie: c'est la voie qui se présente à lui. C'est
précisément ce qui s'est passé par la rencontre apparemment miraculeuse,
à l'âge de 22 ans, avec Alexandre de Salzmann, par l'intermédiaire du
peintre Joseph Sima1, rencontre qui marque la transition entre l'homme
brûlé et l'homme accompli : "J'ai rencontré un être humain. Je ne l'aurais
pas cru possible. Et pourtant j'ai dû abandonner de bien commodes
désespoirs. C'est l'espérance qui est lourde à porter" - écrit Daumal dans
"La vie des Basiles"2. Il écrit aussi, un an avant de mourir : « Et j’aurais
sombré dans ma propre philosophie si, au bon moment, quelqu’un ne
Cahier "René Daumal Le désir d'être", Collection Les 3 Mondes, Charleville
Mézières, 2009, p. 4556, sous la direction de Philippe Vaillant.
1
Random, 1970, tome 1, p. 64, 234.
2
Daumal, 1953, p. 130.
1
s’était trouvé sur ma route pour me dire : voici, il y a une porte ouverte,
étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi. »3.
3
Idem, p. 265 « Une expérience fondamentale ».
4
Le Jugendstil est le nom allemand de l'Art nouveau.
5
Voir, par exemple, Dreitausend Kunstblätter der Münchner "Jugend", München, 1909,
p. 305311.
6
di Donato, 2008 ii), p. 153170.
7
Lenormand, 1922, p. 234235.
8
di Donato, 2008 i).
2
le perpétuel incandescent9 où on peut trouver d'importantes informations
(dirigé par Kandinsky) que commence à germer en lui, autour du concept
l'intuition du rôle capital de la lumière. Munich fut pour Alexandre de
Salzmann un véritable creuset initiatique, qui allait déclencher son génie.
9
Nicolescu et de Tonnac, 2008.
10
Fonds provenant des archives de Véra Daumal.
11
di Donato, 20022003, p. 236266.
3
A partir de 1911, il s'installe à Hellerau, à l'Institut Dalcroze, qui
était en cours de constitution et où il sera un des collaborateurs les plus
importants d'Emile Jaques-Dalcroze et Adolphe Appia. Il fait partie
officiellement de l'Association Théâtrale de Hellerau (Die Gesellschaft
Hellerauer Schauspiele), créée en 1912.
C'est Alexandre de Salzmann qui conçoit le fronton du bâtiment de
l'Institut, avec le symbole inversé du Yin et du Yang. Par un étonnant
détruisent ce symbole et le remplacent par l'Etoile Rouge, comme si elles
Alexandre de Salzmann qui est le maître d'œuvre de l'extraordinaire salle
des festivités de l'Institut de Hellerau, véritable temple de lumière.
Il invente un système d'éclairage qui marque le théâtre du 20e siècle
d'Alexandre de Salzmann. Ce que Appia pensait, Alexandre de Salzmann
lui donnait vie dans la réalité du théâtre. En fait, Alexandre de Salzmann
esthétiques d'Adolphe Appia. Il n'était pas un théoricien mais il saisissait
ce qu'il y avait de précieux dans la pensée. Et il a écrit très peu, mais ces
écrits ont la force des paroles axiomatiques et prophétiques.
de Salzmann, 1972.
12
4
A Hellerau, Alexandre de Salzmann rencontre Jeanne Allemand,
élève de Dalcroze. Il va l'épouser le 6 septembre 1912, à Genève. En
1913 ont lieu les premières d’ Orphée de Gluck et de L'Annonce faite à
Marie de Paul Claudel, qui ont un succès retentissant. La scénographie et
l'éclairage sont l'oeuvre d'Alexandre de Salzmann. Dans le programme de
la pièce, Das Claudel-Programmbuch, on trouve, parmi les auteurs des
textes, le nom d' Alexandre de Salzmann à côté de Paul Claudel, Martin
Buber et Wolf Dohrn.
Il y signe une étude importante "Licht, Belichtung und
Beleuchtung"13 (« Lumière, éclairage et illumination »). En 1915,
Alexandre de Salzmann retourne à Moscou, où il travaille avec Alexandr
Jacovlevic Taïrov, au Théâtre Kamernyi. A l’automne 1917, Alexandre et
Jeanne de Salzmann s'installent à Tiflis où Alexandre retrouve Thomas de
Hartmann, directeur de l'Opéra de Tiflis, et sa femme, Olga. Dans la
même année, Thomas de Hartmann les présente à Georges Ivanovitch
Gurdjieff, qui se trouvait, lui aussi, à Tiflis. Ainsi tourne la roue du
destin.
von Salzmann, 1913, p. 8891.
13
5
laisser quelques magnifiques témoignages picturaux. Ces peintures se
trouvent actuellement en France14.
Si Munich fut le terroir de sa créativité et si Hellerau le lieu de la
Gurdjieff celle de la spiritualité. Loin de constituer un étrange ajout
contraire, comme dans le cas de René Daumal15, l'accomplissement de
l'œuvre d'Alexandre de Salzmann.
notion de "mouvement". Les danses sacrées de Gurdjieff ne portent pas
par hasard le nom de "mouvements". Ces danses sacrées tentent de rendre
perceptible non seulement le mouvement cosmique naturel mais aussi le
mouvement de l'intelligence cosmique, le mouvement de l'esprit qui lui
est associé. D'ailleurs, comment peuton comprendre le rôle capital de la
lumière qui rend visible ce mouvement invisible? C'est dans ce sens qu'on
peut parler de l'accomplissement de l'oeuvre d'Alexandre de Salzmann.
Selon lui, la lumière "clarifie" le mouvement et l'éclairage est une force
Roger Lipsay, "Monsieur Daumal et Monsieur Gurdjieff", in Nicolescu et de Tonnac,
15
op. cit., p. 153162.
6
lumière donne forme au mouvement de la vie dans son entièreté (la vie
évolution spirituelle.
7
Alexandre de Salzmann fut certainement un artiste et un homme
hors du commun, bohême absolu, passionné, poète dans l'âme, d'un
caractère étonnant, un homme qui ne vivait que pour l'art, mais un art lié
d'artistes célèbres. Il se révèle aujourd'hui une figure majeure de l'art du
20e siècle.
Dans ce contexte, il y a un témoignage capital d'Antonin Artaud,
qui écrit, dans un de ses "Messages révolutionnaires":
" En 1925, année qui semble avoir été fatidique pour le théâtre et d'où
tout un monde surgira, apparut un homme mystérieux qui habitait dans
des chambres sans meubles et qu'on appela par la suite "le derviche"
parce qu'il prétendait avoir passé plusieurs années de sa vie parmi les
derviches du Caucase.
A la reprise de Pelléas et Mélisande [...] je fus surpris par un
extraordinaire système d'éclairage; voici que la lumière vivait, sentait,
dégageait une odeur, était devenue une sorte de personnage neuf. [...]
Une lumière qui n'éclaire pas et de laquelle semble se dégager une
odeur forte, il y a dedans, pensais-je, un esprit rare.
Et un certain soir, dans un café, à cent mètres du théâtre, je me trouve
en face d'un personnage irascible, à grandes moustaches, le visage
tordu comme un sarment de vigne, qui répondait par des injures à
chaque question qui lui était posée.
Et au milieu de ces injures paraissait par moments se faire jour une
étrange idée de la nature et de la vie. [...]
Et durant plus de trois heures, en marchant de la place de l'Alma à la
Gare Saint-Lazare, nous avons passé ensemble à parler une terrible
nuit de février… [...]
8
“Ces lumières ténébreuses qui vous ont ému, me dit-il, ils les trouvent
trop ténébreuses. C'est qu'ils ne sont pas encore parvenus à une notion
supérieure à celle de cinq sens [...]. Comme si le théâtre n'était pas fait
pour transgresser le monde des sens. [...] Si le théâtre ne nous sert pas
à nous dépasser, à quoi servira-t-il!...”
Et je lui ai parlai alors d'une langue perdue et qui pourrait se retrouver
par le théâtre. Sa réponse fut que [...] la poésie véritable [...] garde le
secret de cette langue, et que certaines danses sacrées s'approchent
plus du secret de cette poésie que n'importe quelle autre langue. [...]
Salzmann est mort l'année dernière en Suisse [...].
Mais depuis lors on a pu voir sur scène des éclairages dans le style de
Salzmann où une certaine façon de manier la lumière, comme si l'on
jouait d'un orgue de couleurs, et que l'on retrouve dans les éclairages
de Louis Jouvet, vient directement de ses idées"16.
Salzmann à René Daumal17. Ces lettres sont un véritable trésor pour la
langage de maître à son disciple, Alexandre s'adresse à René comme à un
Antonin Artaud, Œuvres complètes, Vol. VIII, Gallimard, Paris, 1971, p. 222224.
16
Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Fonds Daumal, Dossier Mme de Salzmann.
17
9
pair, d'artiste à artiste. Nulle part il n'est question du "travail" et pourtant
matériel pour fabriquer des petits skis pour son fils, dessins à l'appui.
Mais des flashes de génie traversent ces lettres et aussi des cris du
coeur de celui qui se savait condamné à mort. Dans une lettre, Alexandre
écrit: " [...] fruit de l'arbre de mon coeur, fraîcheur de mes yeux, René fils
de Daumal (Dieu lui prolonge sa vie), que des voeux sans nombre et des
désirs sans terme soient formulés en votre faveur."18
18
Alexandre de Salzmann, lettre du 13 juillet (1933?) adressée à René Daumal, Fonds
Daumal, op. cit.
19
Daumal, 1938.
10
Pierre Sogol, « professeur d’alpinisme » du Mont Analogue20, ont comme
modèle Alexandre de Salzmann21.
11
chef-d’œuvre Le Mont Analogue. La première édition du livre
(Gallimard, 1952) porte la mention « À la mémoire d’Alexandre de
Salzmann ». Pour des raisons inconnues, cette mention a été supprimée
de la version dite « définitive » (Gallimard, 1981)24. Une clé inattendue
du Mont Analogue est fournie par René Daumal lui-même. Dans un petit
carnet d'écolier où il notait ses réflexions sur le "travail", on trouve cette
remarque très courte mais capitale:
"MONT ANALOGUE
... technique d'assassinat (de la fausse personnalité)
la mener au suicide"25
24
Daumal, 1981.
25
Inédit, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Fonds Daumal, Dossier Mme de
Salzmann.
26
Camus, 1993, p. 221.
27
Daumal, 1970, p. 23.
12
Que cherchait-il vraiment dans l'enseignement, dont la porte étroite
lui a été ouverte par Alexandre de Salzmann, et qu’il a suivi en
compagnie de Luc Dietrich, l’auteur de L’apprentissage de la ville28, et
de Philippe Lavastine, que j’ai eu le privilège de bien connaître ?
"J'ai eu la chance - écrit Daumal à Raymond Christoflour en 1941 -
de rencontrer un enseignement [...] qui, sous une forme dépouillée, dans
un langage délié de toute théologie particulière, et avec un appareil avant
tout pratique, enseigne ces vérités mères de toutes religions véridiques"29.
Sur le plan de la création littéraire, Daumal y cherchait
certainement l'incarnation de la poésie blanche, que Michel Camus
appelle, dans le contexte d'aujourd'hui, la transpoésie30, poésie au-delà de
toute poésie et de tout langage, mais exprimée néanmoins par les moyens
de l'art, la vie comme exercice poétique, la vie de la conscience dans la
vie elle-même, ici et maintenant.
Daumal n'est pas intéressé par "le fantôme de vérité" mais par la
vérité elle-même. Il méprise "la place vacante de l'unité": c'est l'unité
elle-même qu'il veut réaliser. "L'art le plus haut est fait par l'homme qui a
conquis l'être et l'unité" - dit Daumal à Lanza del Vasto dans leur
"Dialogue du style"31.
Il cherche le "germe" d'où naît la lumière, le silence qui laisse
s'exprimer "la Chose-à-dire elle-même"32 qui "apparaît alors, au plus
intime de soi, comme une certitude éternelle, - connue, reconnue et
28
Luc Dietrich, 1942.
29
René Daumal, lettre à Raymond Christoflour du 1er avril 1941, Correspondance III, p.
228229). C'est moi qui souligne les mots dans cette citation. René Daumal donne ici
une des plus pertinentes définitions de l'enseignement de Gurdjieff.
30
Camus, 1998, 1999.
31
Daumal, 1972, p. 267.
32
Daumal, 1953, p. 229.
13
espérée en même temps -, un point lumineux contenant l'immensité du
désir d'être" ("Poésie noire, poésie blanche")33. Il veut éprouver le son, le
goût, la saveur de soi-même qui est un moment de conscience ("Pour
approcher l'art poétique hindou")34.
33
Idem, p. 230.
34
Ibidem.
35
Ibidem, p. 248.
36
Daumal, 1954, p. 233.
37
Idem, p. 241. Le manuscrit de ce poème, daté février 1942, Plateau d'Assy et dédicacé
à Luc Dietrich ("A toi, Luc, à notre enfance, à notre commune espérance, René, Assy,
Pâques 1942"), se trouve dans mes archives. Ce manuscrit comporte l’exlibris de Luc
Dietrich et un ouroboros dessiné par René Daumal.
38
Daumal, 1970, p. 19.
39
Idem, p.25.
40
Daumal, 1970, p.33.
14
Dans un deuxième carnet de travail, il y a quelques pages capitales,
écrites en automne 1941. Véra Daumal " [...] avait proposé, pour
amorcer le travail entre Lanza et nous, que tour à tour, chaque matin, l'un
ajoute:
"Soudain, la pensée fait un bond, rompit avec tous ces enchaînements
logiques et, sans lien extérieur exprimable avec ce premier cycle de
nécessaire que je fasse simultanément ces deux voeux (qui n'en font
qu'un, bien que contradictoires du point de vue de la logique ordinaire):
1) renoncer à tout profit personnel, même au sens le plus haut de
mon "salut" personnel, continuer ma recherche et mon travail sans espoir
d'arriver à la perfection;
et: 2) décider dès maintenant que c'est la perfection absolue que je veux
intermédiaire, si haut soitil.
Je n'ai pu me maintenir que quelques secondes à peine dans ce nouveau
cycle de pensée...
d'un ordre supérieur...
15
... ce double et unique voeu, qui était le désir d'être... Espérance:
renoncement à tous espoirs..."41
Basarab Nicolescu
RÉFÉRENCES
Michel Camus, "Le grand tournant de 1930", in René Daumal, Lausanne,
L'Age d'Homme, Les dossiers H, 1993, dossier conçu et dirigé par Pascal
Sigoda.
Michel Camus, "Paradigme de la transpoésie", Rencontres
transpoétique de René Daumal", Poésie 99, n° 78 Poésie noire, poésie blanche,
Juin 1999, Paris, Maison de la Poésie de la Ville de Paris, pp. 916.
René Daumal, La grande beuverie, Paris, Gallimard, Collection
"Métamorphoses" VI, 1938.
René Daumal, Le Mont Analogue, Paris, Gallimard, 1952, préface de
Rolland de Renéville.
René Daumal, Chaque fois que l'aube paraît, Paris, Gallimard, 1953.
René Daumal, Poésie noire, poésie blanche, Paris, Gallimard, 1954.
René Daumal, Tu t'es toujours trompé, Paris, Mercure de France, 1970,
édition établie et présentée par Jack Daumal.
Inédit, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Fonds Daumal, Dossier Mme de
41
Salzmann.
16
René Daumal, L'évidence absurde - Essais et Notes, I (1926-1934), Paris,
Gallimard, 1972, édition établie par Claudio Rugafiori.
René Daumal, Les pouvoirs de la parole - Essais et Notes, II (1935-
1943), Paris, Gallimard, 1972, édition établie par Claudio Rugafiori.
René Daumal, Le Mont Analogue, "version définitive", Paris, Gallimard,
1981, Collection "L'Imaginaire", no 2, édition établie par H. G. Maxwell et C.
Rugafiori.
René Daumal, Correspondance III (1933-1944), Paris, Gallimard, 1996,
édition établie, présentée et annotée par H. G. Maxwell et C. Rugafiori.
Alexandre von Salzmann, "Licht, Belichtung und Beleuchtung", in Das
Claudel-Programmbuch, Hellerau Verlag, Hellerau bei Dresden, 1913, archives
Basarab Nicolescu.
Alexandre de Salzmann, Notes from the Theater, Far West Press, San
Francisco, 1972.
Alexandre de Salzmann, 30 lettres inédites et autographes adressées à
René Daumal, Fonds Daumal, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Dossier
"Mme de Salzmann".
Carla di Donato, "Primo Dossier Salzmann", Teatro e Storia Annali, vol.
XVII, no 24, 20022003.
Carla di Donato, i) Alexandre Salzmann et le théâtre du 20e siècle, thèse
de doctorat en Etudes Théâtrales, Université Sorbonne Nouvelle / Paris 3 en co
tutelle avec l'Université de Rome 3, soutenue le 10 juin 2008, trois tomes, 1624
pages: 1er tome (491 pages), 2e tome (618 pages), 3e tome (515 pages).
Théâtre des ChampsElysées", Revue d'histoire du théâtre, no 2, 2008.
Fonds Daumal, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris.
H.-R. Lenormand, Pelléas et Mélisande au Théâtre des Champs-Elysées,
Choses de Théâtre, no 4, Paris, janvier 1922.
17
Basarab Nicolescu, "La porte étroite", Poésie 99, n° 78 Poésie noire,
poésie blanche, Juin 1999, Paris, Maison de la Poésie de la Ville de Paris, pp.
1723.
Basarab Nicolescu et JeanPhilippe de Tonnac (éd.), René Daumal ou le
perpétuel incandescent, Le Bois d'Orion, L’IslesurlaSorgue, 2008.
Michel Random, Le Grand Jeu, 2 tomes, Paris, Denoël, 1970.
18