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La porte étroite :

René Daumal et Alexandre de Salzmann∗

                                                                         Fruit de l'arbre de mon cœur,
                                                                         fraîcheur de mes yeux,
                                                                          René fils de Daumal 
                                                                         (Dieu lui prolonge sa vie),
                                                                       que des voeux sans nombre
                                                                        et des désirs sans terme 
                                                                             soient formulés en votre faveur.

Alexandre de Salzmann

Le gardien du seuil
Paradoxalement, quand un homme est sincèrement brûlé, il ne
cherche plus une voie: c'est la voie qui se présente à lui. C'est
précisément ce qui s'est passé par la rencontre apparemment miraculeuse,
à l'âge de 22 ans, avec Alexandre de Salzmann, par l'intermédiaire du
peintre Joseph Sima1, rencontre qui marque la transition entre l'homme
brûlé et l'homme accompli : "J'ai rencontré un être humain. Je ne l'aurais
pas cru possible. Et pourtant j'ai dû abandonner de bien commodes
désespoirs. C'est l'espérance qui est lourde à porter" - écrit Daumal dans
"La vie des Basiles"2. Il écrit aussi, un an avant de mourir : « Et j’aurais
sombré dans ma propre philosophie si, au bon moment, quelqu’un ne

 Cahier "René Daumal ­ Le désir d'être", Collection Les 3 Mondes, Charleville­

Mézières, 2009, p. 45­56, sous la direction de Philippe Vaillant.
1
 Random, 1970, tome 1, p. 64, 234.
2
 Daumal, 1953, p. 130.

1
s’était trouvé sur ma route pour me dire : voici, il y a une porte ouverte,
étroite et d’accès dur, mais une porte, et c’est la seule pour toi. »3.

Ami de Kandinsky et de Rilke, membre du groupe Jugendstil4,


Alexandre de Salzmann (1874-1934) était un remarquable peintre et
dessinateur. Ses couvertures pour la revue "Jugend" de Munich et ses
nombreuses illustrations dans la même revue5, l'ont fait connaître dans
l'Allemagne du début du 20e siècle.
Alexandre de Salzmann a été aussi un metteur en scène reconnu.
En 1922, à l'occasion de la représentation de Pelléas et Mélisande au
Théâtre des Champs-Elysées6, la revue "Choses de théâtre" saluait en
Alexandre de Salzmann "un des plus remarquables artisans de la
rénovation scénique"7.

Pourtant, Alexandre de Salzmann est aujourd'hui oublié. Il y a très


peu d'informations disponibles et même sa date de naissance est citée
d'une manière fantaisiste sur le Web. Heureusement, quelques
événements très récents sont le signe d'une véritable redécouverte de son
œuvre. L'année du centenaire de la naissance de René Daumal fut faste:
la soutenance de la thèse de doctorat en Etudes Théâtrales Alexandre
Salzmann et le théâtre du 20e siècle par Carla di Donato à l'Université de

la Sorbonne Nouvelle / Paris III8, la publication du livre René Daumal ou  

3
 Idem, p. 265 ­ « Une expérience fondamentale ». 
4
 Le Jugendstil est le nom allemand de l'Art nouveau. 
5
 Voir, par exemple, Dreitausend Kunstblätter der Münchner "Jugend", München, 1909, 
p. 305­311.
6
 di Donato, 2008 ii), p. 153­170.
7
 Lenormand, 1922, p. 234­235.
8
 di Donato, 2008 i).

2
le perpétuel incandescent9 où on peut trouver d'importantes informations 

concernant Alexandre de Salzmann et, enfin, la découverte, par Christian


Le Mellec, d'un riche fonds Daumal à la Bibliothèque Jacques Doucet10
contenant vingt lettres autographes adressées par Alexandre de Salzmann
à René Daumal.
Nous pouvons ainsi reconstituer la trajectoire terrestre d' Alexandre
de Salzmann11.

Alexandre de Salzmann - quelques données


biographiques
Alexandre Gustave de Salzmann est né le 25 janvier 1874 à Tiflis,
dans une famille d'origine balte. Son père, Albert Théodore de Salzmann
était un architecte de renom. Alexandre fait ses études à Tiflis et ensuite à
Moscou. En 1898, il s'établit à Munich, où il s'inscrit à l'Académie des
Beaux Arts, ayant comme professeur Franz von Stuck. En 1900, il
commence sa collaboration à "Jugend". En 1901, on le retrouve comme
enseignant à l'école d'art "Phalanx", fondée par Kandinsky. Il devient
l'ami du compositeur Thomas de Hartmann, proche collaborateur de

Kandinsky. Et   c'est   certainement   dans   la   mouvance   de  Blaue   Reiter 

(dirigé par Kandinsky) que commence à germer en lui, autour du concept 

d'"œuvre   totale",   alliant   théâtre,   peinture,   musique,   texte   et   ballet, 

l'intuition du rôle capital de la lumière. Munich fut pour Alexandre de 

Salzmann un véritable creuset initiatique, qui allait déclencher son génie. 

9
 Nicolescu et de Tonnac, 2008.
10
 Fonds provenant des archives de Véra Daumal.
11
 di Donato, 2002­2003, p. 236­266.

3
A partir de 1911, il s'installe à Hellerau, à l'Institut Dalcroze, qui
était en cours de constitution et où il sera un des collaborateurs les plus
importants d'Emile Jaques-Dalcroze et Adolphe Appia. Il fait partie
officiellement de l'Association Théâtrale de Hellerau (Die Gesellschaft
Hellerauer Schauspiele), créée en 1912.
C'est Alexandre de Salzmann qui conçoit le fronton du bâtiment de 

l'Institut, avec le symbole inversé du Yin et du Yang. Par un étonnant 

détour   de   l'histoire,   pendant   l'occupation   soviétique,   les   autorités 

détruisent ce symbole et le remplacent par l'Etoile Rouge, comme si elles 

étaient   conscientes   de   la   force   induite   par   ce   symbole.   C'est   toujours 

Alexandre de Salzmann qui est le maître d'œuvre de l'extraordinaire salle 

des festivités de l'Institut de Hellerau, véritable temple de lumière. 

Il invente un système d'éclairage qui marque le théâtre du 20e siècle 

et   qui   fait   l'objet   de   plusieurs   brevets   d'invention.  Sa technique


d'éclairage12 est, aujourd'hui encore, utilisée.
En fait, Hellerau marque une grande rencontre: celle entre la pensée 

révolutionnaire   d'Adolphe   Appia   et   le   génie   créateur,   d'artisan, 

d'Alexandre de Salzmann. Ce que Appia pensait, Alexandre de Salzmann  

lui donnait vie dans la réalité du théâtre. En fait, Alexandre de Salzmann 

fut probablement celui qui a saisi le mieux le noyau dur  des  théories 

esthétiques d'Adolphe Appia. Il n'était pas un théoricien mais il saisissait 

ce qu'il y avait de précieux dans la pensée. Et il a écrit très peu, mais ces 

écrits ont la force des paroles axiomatiques et prophétiques.

 de Salzmann, 1972.
12

4
A Hellerau, Alexandre  de Salzmann rencontre Jeanne Allemand,
élève de Dalcroze. Il va l'épouser le 6 septembre 1912, à Genève. En
1913 ont lieu les premières d’ Orphée de Gluck et de L'Annonce faite à
Marie de Paul Claudel, qui ont un succès retentissant. La scénographie et
l'éclairage sont l'oeuvre d'Alexandre de Salzmann. Dans le programme de
la pièce, Das Claudel-Programmbuch, on trouve, parmi les auteurs des
textes, le nom d' Alexandre de Salzmann à côté de Paul Claudel, Martin
Buber et Wolf Dohrn.
Il y signe une étude importante "Licht, Belichtung und
Beleuchtung"13 (« Lumière, éclairage et illumination »). En 1915,
Alexandre de Salzmann retourne à Moscou, où il travaille avec Alexandr
Jacovlevic Taïrov, au Théâtre Kamernyi. A l’automne 1917, Alexandre et
Jeanne de Salzmann s'installent à Tiflis où Alexandre retrouve Thomas de
Hartmann, directeur de l'Opéra de Tiflis, et sa femme, Olga. Dans la
même année, Thomas de Hartmann les présente à Georges Ivanovitch
Gurdjieff, qui se trouvait, lui aussi, à Tiflis. Ainsi tourne la roue du
destin.

Jeanne de Salzmann présente au public de l' Opéra de Tiflis les


"mouvements" (danses sacrées) de Gurdjieff. Alexandre et Jeanne de
Salzmann ainsi que Thomas et Olga de Hartmann sont parmi les
membres fondateurs de l'Institut pour le Développement Harmonique de
l'Homme, fondé par Gurdjieff. Alexandre de Salzmann s'occupe de la
mise en scène du ballet La lutte des mages, conçu par Gurdjieff. Ce ballet
n'arrivera jamais à son terme, mais Alexandre de Salzmann va nous

 von Salzmann, 1913, p. 88­91.
13

5
laisser quelques magnifiques témoignages picturaux. Ces peintures se
trouvent actuellement en France14.
Si Munich fut le terroir de sa créativité et si Hellerau le lieu de la 

révélation   de   toutes   ses   potentialités   créatrices,   Tiflis   lui   a   apporté 

manifestement   la   dimension   manquante,   grâce   à   l'enseignement   de 

Gurdjieff ­ celle de la spiritualité. Loin de constituer un étrange ajout 

ésotérique   à   sa   quête,   l'enseignement   de   Gurdjieff   marque,   tout   au 

contraire, comme dans le cas de René Daumal15, l'accomplissement de 

l'œuvre d'Alexandre de Salzmann.

  En   effet,  au   centre  de   l'enseignement   de  Gurdjieff   se   trouve  la 

notion de "mouvement". Les danses sacrées de Gurdjieff ne portent pas 

par hasard le nom de "mouvements". Ces danses sacrées tentent de rendre 

perceptible non seulement le mouvement cosmique naturel mais aussi le 

mouvement de l'intelligence cosmique, le mouvement de l'esprit qui lui 

est associé. D'ailleurs, comment peut­on comprendre le rôle capital de la 

lumière   dans   le   théâtre   si   on   ne   réalise   pas   que   c'est   précisément   la 

lumière qui rend visible ce mouvement invisible? C'est dans ce sens qu'on 

peut parler de l'accomplissement de l'oeuvre d'Alexandre de Salzmann. 

Selon lui, la lumière "clarifie" le mouvement et l'éclairage est une force  

de   liaison  entre   couleurs,   lignes,   surfaces,   corps   et   mouvement.   La 

 Collection du docteur Alexandre de Salzmann, petit-fils d' Alexandre de Salzmann.


14

 Roger Lipsay, "Monsieur Daumal et Monsieur Gurdjieff", in Nicolescu et de Tonnac,  
15

op. cit., p. 153­162.

6
lumière donne forme au mouvement de la vie dans son entièreté (la vie 

visible  et  la   vie   invisible).   Elle  sert   à   notre   transformation   et   à   notre 

évolution spirituelle.

En 1920, Gurdjieff, accompagné par ses collaborateurs et élèves,


s'établit à Constantinople. En 1921, Alexandre de Salzmann reçoit une
invitation de Jacques Hebertot, directeur du Théâtre des Champs-Elysées
à Paris. Il devient membre de la compagnie du théâtre et établit une
relation d'amitié avec Louis Jouvet. L'année suivante, Gurdjieff et ses
compagnons sont accueillis par Alexandre de Salzmann à Paris, Gurdjieff
ayant décidé de s'établir en France, pour refonder son Institut. Il s'occupe
de la décoration des salles de l'Institut, localisé au Château du Prieuré des
Basses Loges, à Avon. En 1923, il fait la connaissance du peintre Joseph
Sima, qui, à son tour, quelques années plus tard, va introduire René
Daumal auprès d' Alexandre de Salzmann.
Entre 1925 et 1930, Alexandre de Salzmann travaille à Paris
comme antiquaire et décorateur. Il a décoré de fresques un nombre
important d'appartements et de maisons, mais leur trace est aujourd'hui
perdue. Entre 1930 et 1934, Alexandre initie Daumal à l'enseignement de
Gurdjieff. Alexandre de Salzmann meurt le 3 mai 1934 au Sanatorium
"Le Belvédère" de Leysin (Suisse), de tuberculose, la même maladie qui
a emporté René Daumal.

Si le théâtre ne nous sert pas à nous dépasser, à quoi


servira-t-il?

7
Alexandre de Salzmann fut certainement un artiste et un homme
hors du commun, bohême absolu, passionné, poète dans l'âme, d'un
caractère étonnant, un homme qui ne vivait que pour l'art, mais un art lié

au sens de la vie. Génie de la lumière, il est toujours resté dans l'ombre 

d'artistes célèbres. Il se révèle aujourd'hui une figure majeure de l'art du 

20e siècle.
Dans ce contexte, il y a un témoignage capital d'Antonin Artaud,
qui écrit, dans un de ses "Messages révolutionnaires":

" En 1925, année qui semble avoir été fatidique pour le théâtre et d'où
tout un monde surgira, apparut un homme mystérieux qui habitait dans
des chambres sans meubles et qu'on appela par la suite "le derviche"
parce qu'il prétendait avoir passé plusieurs années de sa vie parmi les
derviches du Caucase.
A la reprise de Pelléas et Mélisande [...] je fus surpris par un
extraordinaire système d'éclairage; voici que la lumière vivait, sentait,
dégageait une odeur, était devenue une sorte de personnage neuf. [...]
Une lumière qui n'éclaire pas et de laquelle semble se dégager une
odeur forte, il y a dedans, pensais-je, un esprit rare.
Et un certain soir, dans un café, à cent mètres du théâtre, je me trouve
en face d'un personnage irascible, à grandes moustaches, le visage
tordu comme un sarment de vigne, qui répondait par des injures à
chaque question qui lui était posée.
Et au milieu de ces injures paraissait par moments se faire jour une
étrange idée de la nature et de la vie. [...]
Et durant plus de trois heures, en marchant de la place de l'Alma à la
Gare Saint-Lazare, nous avons passé ensemble à parler une terrible
nuit de février… [...]

8
“Ces lumières ténébreuses qui vous ont ému, me dit-il, ils les trouvent
trop ténébreuses. C'est qu'ils ne sont pas encore parvenus à une notion
supérieure à celle de cinq sens [...]. Comme si le théâtre n'était pas fait
pour transgresser le monde des sens. [...] Si le théâtre ne nous sert pas
à nous dépasser, à quoi servira-t-il!...”
Et je lui ai parlai alors d'une langue perdue et qui pourrait se retrouver
par le théâtre. Sa réponse fut que [...] la poésie véritable [...] garde le
secret de cette langue, et que certaines danses sacrées s'approchent
plus du secret de cette poésie que n'importe quelle autre langue. [...]
Salzmann est mort l'année dernière en Suisse [...].
Mais depuis lors on a pu voir sur scène des éclairages dans le style de
Salzmann où une certaine façon de manier la lumière, comme si l'on
jouait d'un orgue de couleurs, et que l'on retrouve dans les éclairages
de Louis Jouvet, vient directement de ses idées"16.

Fruit de l'arbre de mon coeur, fraîcheur de mes yeux,


René fils de Daumal...
Dans le fonds Daumal de la Bibliothèque Jacques Doucet, il y a 

vingt   lettres   inédites   et   autographes,   adressées   par   Alexandre   de 

Salzmann à René Daumal17. Ces lettres sont un véritable trésor pour la 

compréhension   de   la   relation   entre   les   deux   hommes.  Loin   de   tout 

langage de maître à son disciple, Alexandre s'adresse à René comme à un 

 Antonin Artaud, Œuvres complètes, Vol. VIII, Gallimard, Paris, 1971, p. 222­224.
16

 Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Fonds Daumal, Dossier Mme de Salzmann.
17

9
pair, d'artiste à artiste. Nulle part il n'est question du "travail" et pourtant 

le   travail   est   partout   présent:   Alexandre   de   Salzmann  enseignait   par  

l'exemple.   Sa   présence,   même   lointaine,   enseigne.   Alexandre   parle   de 

tout   à   René:   de   sa   maladie,   de   sa   grande   souffrance   physique,   de   sa 

traduction   des   quatrains   d'Omar  Khayyâm,   de   la   recherche   d'un 

dictionnaire   du   persan   et   il   lui   demande   même   de   chercher   quelque 

matériel pour fabriquer des petits skis pour son fils, dessins à l'appui.

Mais des flashes de génie traversent ces lettres et aussi des cris du
coeur de celui qui se savait condamné à mort. Dans une lettre, Alexandre
écrit: " [...] fruit de l'arbre de mon coeur, fraîcheur de mes yeux, René fils
de Daumal (Dieu lui prolonge sa vie), que des voeux sans nombre et des
désirs sans terme soient formulés en votre faveur."18

Pour Daumal, Alexandre de Salzmann fut un médiateur: grâce à lui,


Daumal découvre l'enseignement de Gurdjieff. "Transgresser le monde
des sens" - tout est dit dans ces quelques mots, qui devaient être
séduisants pour Artaud comme pour Daumal. Alexandre de Salzmann
convie, en fait, Daumal à une véritable metanoïa du Grand Jeu.
Pendant plus de trois ans, jusqu’à sa mort en 1934, Alexandre de
Salzmann lui ouvre « la porte étroite » de cet enseignement inconnu. Le
personnage Totochabo de La Grande Beuverie19 et aussi le personnage

18
 Alexandre de Salzmann, lettre du 13 juillet (1933?) adressée à René Daumal, Fonds 
Daumal, op. cit.
19
 Daumal, 1938.

10
Pierre Sogol, « professeur d’alpinisme » du Mont Analogue20, ont comme
modèle Alexandre de Salzmann21.

Il y a dans l'art un élément diabolique...


Daumal confesse tout ce qu'Alexandre de Salzmann lui a appris sur
l'art d'écrire dans une lettre du 11 septembre 1943, adressée à Jeanne de
Salzmann:

"Une de mes grandes difficultés en ce moment, c'est d'arriver à "jouer


mon rôle en tant qu'écrivain". Je me souviens vivement de l'injonction
de votre mari: "Surtout, ne deviens jamais un écrivain!" - ce qui ne
l'empêchait pas de me dire: "écrivez donc ceci, écrivez cela". La tâche
est de continuer à écrire (au moins de finir ce que j'ai commencé) sans
devenir un écrivain. Il y a dans l'art un élément diabolique, parce que
le facteur "plaisir" y est indispensable. Si j'écris sans plaisir comme un
écolier un pensum, ce sera mauvais. Mais si je me livre au plaisir, je
suis perdu. Il faut que le plaisir soit seulement le signe du bien faire et
que je n'en jouisse pas."22

L'enseignement de Gurdjieff, transmis par Alexandre de Salzmann


et, ensuite, par Jeanne de Salzmann,23 fut, pour Daumal, l’initiateur de sa
véritable expérience déterminante - celle de la rencontre avec soi-même,
en tant qu'être et en tant qu'artiste, rencontre dont il témoigne dans son
20
 Daumal, 1952.
21
 Nicolescu, 1999.
22
  Daumal,  lettre du 11 septembre 1943, Pelvoux, adressée à Jeanne de Salzmann, in
Basarab Nicolescu et Jean-Philippe de Tonnac, op. cit., p. 258-259 . 
23
 Voir "Lettres de René Daumal à Jeanne de Salzmann", in Basarab Nicolescu et Jean-
Philippe de Tonnac, op. cit., p.233-260.

11
chef-d’œuvre Le Mont Analogue. La première édition du livre
(Gallimard, 1952) porte la mention « À la mémoire d’Alexandre de
Salzmann ». Pour des raisons inconnues, cette mention a été supprimée
de la version dite « définitive » (Gallimard, 1981)24. Une clé inattendue
du Mont Analogue est fournie par René Daumal lui-même. Dans un petit
carnet d'écolier où il notait ses réflexions sur le "travail", on trouve cette
remarque très courte mais capitale:
"MONT ANALOGUE

... technique d'assassinat (de la fausse personnalité)

la mener au suicide"25

Un des plus pertinents exégètes de René Daumal, Michel Camus


écrit: "On ne peut enfermer Daumal dans l'enseignement de Gurdjieff.
On ne peut non plus l'amputer d'un travail de transformation de soi qui a
façonné [...] la seconde moitié de sa vie"26. Daumal était en quête d'une
science, une science vraie, qui inclut l'être. C'est cette science vraie, qu'il
a trouvée dans l'enseignement de Gurdjieff, véritable métaphysique
expérimentale, c’est-à-dire «cet éveil perpétuel vers la plus haute
conscience possible»27.
Les données et la pratique de l'enseignement de Gurdjieff et aussi
le savoir littéraire et philosophique de Daumal ont fusionné avec son être.
Ainsi son oeuvre a-t-elle été fécondée par l'alchimie poétique.

24
 Daumal, 1981.
25
 Inédit, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Fonds Daumal, Dossier Mme de 
Salzmann.
26
 Camus, 1993, p. 221.
27
 Daumal, 1970, p. 23.

12
Que cherchait-il vraiment dans l'enseignement, dont la porte étroite
lui a été ouverte par Alexandre de Salzmann, et qu’il a suivi en
compagnie de Luc Dietrich, l’auteur de L’apprentissage de la ville28, et
de Philippe Lavastine, que j’ai eu le privilège de bien connaître ?
"J'ai eu la chance - écrit Daumal à Raymond Christoflour en 1941 -
de rencontrer un enseignement [...] qui, sous une forme dépouillée, dans
un langage délié de toute théologie particulière, et avec un appareil avant
tout pratique, enseigne ces vérités mères de toutes religions véridiques"29.
Sur le plan de la création littéraire, Daumal y cherchait
certainement l'incarnation de la poésie blanche, que Michel Camus
appelle, dans le contexte d'aujourd'hui, la transpoésie30, poésie au-delà de
toute poésie et de tout langage, mais exprimée néanmoins par les moyens
de l'art, la vie comme exercice poétique, la vie de la conscience dans la
vie elle-même, ici et maintenant.
Daumal n'est pas intéressé par "le fantôme de vérité" mais par la
vérité elle-même. Il méprise "la place vacante de l'unité": c'est l'unité
elle-même qu'il veut réaliser. "L'art le plus haut est fait par l'homme qui a
conquis l'être et l'unité" - dit Daumal à Lanza del Vasto dans leur
"Dialogue du style"31.
Il cherche le "germe" d'où naît la lumière, le silence qui laisse
s'exprimer "la Chose-à-dire elle-même"32 qui "apparaît alors, au plus
intime de soi, comme une certitude éternelle, - connue, reconnue et

28
 Luc Dietrich, 1942.
29
 René Daumal, lettre à Raymond Christoflour du 1er avril 1941, Correspondance III, p. 
228­229).  C'est moi qui souligne les mots dans cette citation. René Daumal donne ici
une des plus pertinentes définitions de l'enseignement de Gurdjieff.
30
 Camus, 1998, 1999.
31
 Daumal, 1972, p. 267.
32
 Daumal, 1953, p. 229.

13
espérée en même temps -, un point lumineux contenant l'immensité du
désir d'être" ("Poésie noire, poésie blanche")33. Il veut éprouver le son, le
goût, la saveur de soi-même qui est un moment de conscience ("Pour
approcher l'art poétique hindou")34.

Espérance: renoncement à tous espoirs...


Reste le problème du témoignage. "Dois-je ne jamais parler
d'Inconnaissable parce que ce serait mensonge? Dois-je parler de
l'Inconnaissable parce que je sais que j'en procède et suis tenu d'en rendre
témoignage?" - s'interroge Daumal dans "Réponses aux questions de Luc
Dietrich"35. René Daumal a choisi de témoigner par toute son oeuvre et
surtout par ses romans La Grande Beuverie et Le Mont Analogue et aussi
par ses poèmes, comme, par exemple, "La guerre sainte"36 et
"Mémorables"37 ou par ses essais, comme, par exemple, "La mort
spirituelle"38, "Banalités"39, "Les provocations à l'ascèse"40 et bien
d'autres. Loin de toute langue de bois ésotérique, ces écrits peuvent être
perçus sur de multiples niveaux de Réalité. Le fonds inédit de la
Bibliothèque Doucet nous donne toute la mesure infinie du témoignage
sur le désir d'être de René Daumal.

33
 Idem, p. 230.
34
 Ibidem.
35
 Ibidem, p. 248.
36
 Daumal, 1954, p. 233.
37
 Idem, p. 241. Le manuscrit de ce poème, daté février 1942, Plateau d'Assy et dédicacé 
à Luc Dietrich ("A toi, Luc, à notre enfance, à notre commune espérance, René, Assy, 
Pâques 1942"), se trouve dans mes archives. Ce manuscrit comporte l’ex­libris de Luc 
Dietrich et un ouroboros dessiné par René Daumal.
38
 Daumal, 1970, p. 19.
39
 Idem, p.25.
40
 Daumal, 1970, p.33.

14
Dans un deuxième carnet de travail, il y a quelques pages capitales,

écrites en automne 1941. Véra Daumal   "   [...]   avait   proposé,   pour 

amorcer le travail entre Lanza et nous, que tour à tour, chaque matin, l'un 

de   nous   trois   "apporte   quelque   chose   à   l'autre":   observation,   fruit   de 

réflexion,   etc…   Je   voulais   étudier   ce   qu'est   "réfléchir"..."   Et   Daumal 

ajoute:
"Soudain, la pensée fait un bond, rompit avec tous ces enchaînements 

logiques et, sans  lien extérieur exprimable avec ce premier cycle de 

réflexion, mais avec une logique  interne   indubitable   bien 

qu'inintelligible   en   mots,   s'imposa   cette   idée:   il       est       maintenant  

nécessaire  que je fasse simultanément ces deux voeux (qui n'en font  

qu'un, bien que contradictoires du point de vue de la logique ordinaire):

 1) renoncer à tout profit  personnel, même au sens le plus haut de  

mon "salut" personnel, continuer ma recherche et mon travail sans espoir  

d'arriver à la perfection;

et: 2) décider dès maintenant que c'est la perfection absolue que je veux  

atteindre, que je  ne  serai  jamais  satisfait  d'un  résultat  partiel   et  

intermédiaire, si haut soit­il.

Je n'ai pu me maintenir que quelques secondes à peine dans ce nouveau 

cycle de pensée...

Le 2e  ordre de pensée est donc  une pensée sans mots  et sa vitesse est 

d'un ordre supérieur...

15
...   ce   double   et   unique   voeu,   qui   était   le   désir   d'être...  Espérance: 

renoncement à tous espoirs..."41

Basarab Nicolescu

RÉFÉRENCES
Michel Camus, "Le grand tournant de 1930", in René Daumal, Lausanne,
L'Age d'Homme, Les dossiers H, 1993, dossier conçu et dirigé par Pascal
Sigoda.
Michel Camus, "Paradigme de la transpoésie",  Rencontres 

Transdisciplinaires, n°12, Février 1998, texte disponible en français, en anglais


et en portugais sur le site Internet du Centre International de Recherches et
Etudes Transdisciplinaires, CIRET
http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/bulletin/b12/b12c6.htm
Michel   Camus,   "Au­delà   de  Poésie   noire,   Poésie   blanche:   la   voie 

transpoétique de René Daumal", Poésie 99, n° 78 ­ Poésie noire, poésie blanche, 

Juin 1999, Paris, Maison de la Poésie de la Ville de Paris, pp. 9­16.
René Daumal, La grande beuverie, Paris, Gallimard, Collection
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René Daumal, Le Mont Analogue, Paris, Gallimard, 1952, préface de
Rolland de Renéville.
René Daumal, Chaque fois que l'aube paraît, Paris, Gallimard, 1953.
René Daumal, Poésie noire, poésie blanche, Paris, Gallimard, 1954.
René Daumal, Tu t'es toujours trompé, Paris, Mercure de France, 1970,
édition établie et présentée par Jack Daumal.

 Inédit, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris, Fonds Daumal, Dossier Mme de 
41

Salzmann.

16
René Daumal, L'évidence absurde - Essais et Notes, I (1926-1934), Paris,
Gallimard, 1972, édition établie par Claudio Rugafiori.
René Daumal, Les pouvoirs de la parole - Essais et Notes, II (1935-
1943), Paris, Gallimard, 1972, édition établie par Claudio Rugafiori.
René Daumal, Le Mont Analogue, "version définitive", Paris, Gallimard,
1981, Collection "L'Imaginaire", no 2, édition établie par H. G. Maxwell et C.
Rugafiori.
René Daumal, Correspondance III (1933-1944), Paris, Gallimard, 1996,
édition établie, présentée et annotée par H. G. Maxwell et C. Rugafiori.
Alexandre von Salzmann, "Licht, Belichtung und Beleuchtung", in Das
Claudel-Programmbuch, Hellerau Verlag, Hellerau bei Dresden, 1913, archives
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Carla di Donato, "Primo Dossier Salzmann", Teatro e Storia Annali, vol. 

XVII, no 24, 2002­2003.

Carla di Donato,  i) Alexandre Salzmann et le théâtre du 20e  siècle, thèse 

de doctorat en Etudes Théâtrales, Université Sorbonne Nouvelle / Paris 3 en co­

tutelle avec l'Université de Rome 3, soutenue le 10 juin 2008, trois tomes, 1624 

pages: 1er tome (491 pages), 2e tome (618 pages), 3e tome (515 pages).

ii) "Alexandre Salzmann et  Pelléas et Mélisande  au 

Théâtre des Champs­Elysées", Revue d'histoire du théâtre, no 2, 2008.
Fonds Daumal, Bibliothèque Jacques Doucet, Paris.
H.-R. Lenormand, Pelléas et Mélisande au Théâtre des Champs-Elysées,
Choses de Théâtre, no 4, Paris, janvier 1922.

17
Basarab Nicolescu, "La porte étroite", Poésie 99, n° 78 ­  Poésie noire,  

poésie blanche, Juin 1999, Paris, Maison de la Poésie de la Ville de Paris, pp. 

17­23.

Basarab Nicolescu et Jean­Philippe de Tonnac (éd.), René Daumal ou le  

perpétuel incandescent, Le Bois d'Orion, L’Isle­sur­la­Sorgue, 2008.
Michel Random, Le Grand Jeu, 2 tomes, Paris, Denoël, 1970.

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