Vous êtes sur la page 1sur 2

Article de l’Humanité paru dans l'édition du 14 juin 2004.

Images du corps, selon Françoise Dolto

Une transcription d’un séminaire consacré aux pulsions par la célèbre théoricienne
souligne le rôle clé du narcissisme dans la construction du sujet.

La Vague et l’océan. Séminaire sur les pulsions de mort (1970-1971) de Françoise


Dolto, présentation par Colette Manier, avec la participation d’Élisabeth Kouki. Gallimard,
novembre 2003, 296 pages, 22 euros.

En découvrant l’inconscient et en inventant la psychanalyse, Freud met au jour deux


scandales pour la pensée et la culture : la sexualité infantile et la pulsion de mort. Ces
scandales bornent à proprement parler le discours analytique auquel on ne peut accéder sans
la prise en compte de l’un et que l’on ne peut que bredouiller sans la reconnaissance de
l’autre.

C’est à la pulsion de mort - mais pluralisée - que Françoise Dolto avait consacré son
séminaire de 1970-1971 dont la transcription nous arrive sous le titre inspiré de la Vague et
l’océan.

Contrairement à ce que ce titre peut laisser penser, l’ouvrage n’est pas un essai
métapsychologique aride, une reprise, une discussion, une refonte ou un approfondissement
systématique du concept freudien si controversé de pulsion de mort. À l’instar des désormais
fameux Séminaires de psychanalyse d’enfants (parus au Seuil), il s’agit pour l’essentiel de la
transcription de l’enseignement vivant de la psychanalyste, de ses échanges avec ses élèves et
auditeurs, une sorte de mixte d’enseignement clinique, de réflexion doctrinale et de
supervision de groupe.

Les trois parties de l’ouvrage (Pulsions de vie et pulsions de mort dans les pulsions
libidinales ; Clinique, et enfin Pulsions de mort, images du corps et narcissisme) reprennent
dans un certain désordre, il faut bien le dire, plusieurs thèmes de psychanalyse pure et
appliquée. Elles constituent surtout le moyen pour Dolto de présenter et de soutenir ses
conceptions concernant, outre les pulsions de mort, les motifs constituants de son orientation
dans le champ freudien : l’image du corps et le narcissisme.

En effet, les images du corps fournissent l’axe central de la théorie et de la pratique de


Françoise Dolto. Elle repère, dans toute composition libre de l’enfant (dessins ou modelages),
la manifestation de ces registres du fonctionnement psychique, ces instances que Freud a
appelées le ça, le moi et le surmoi.

L’importance du concept d’image du corps apparaît plus fortement ici tant en raison de
son opérativité clinique que de son articulation avec la question du narcissisme.

Le narcissisme, tel que Françoise Dolto le présente, recouvre et excède à la fois ses
versions freudienne et lacanienne. Dans cette phase dite " primaire " caractérisée par
l’autoérotisme, non seulement l’infans n’a pas d’image unifiée de son corps, ni d’identité
propre, ni de notion du moi ou d’objet, mais en plus, il est co-lié au narcissisme de sa mère,
lequel soutient sa structuration, situant le destin langagier du sujet parlant dans cet espace
relationnel étroit et archaïque. Sa conception du narcissisme " secondaire " (le retournement
sur le moi de la libido retirée de ses investissements objectaux), en revanche, est tout à fait
homogène et accordée à celle de Freud. Mais de son propre avis, son apport véritable, sa
contribution originale au savoir analytique est à situer au niveau de " l’archaïque " c’est-à-dire
dans le temps de la vie intra-utérine, marqué par le retentissement sur le sujet des événements,
sentiments et sensations qu’a pu ressentir la mère, " états d’âmes " eux-mêmes surdéterminés
par sa propre histoire.

Qu’en est-il enfin des pulsions de mort dans cet ouvrage ainsi que de l’image qui lui
donne son titre : la vague et l’océan ?

Pour Dolto, chaque individuation, chaque pulsion libidinale d’un sujet concourt à
l’individuation et à l’affirmation de ce sujet. C’est cela une pulsion de vie. A contrario, la
pulsion de mort serait plutôt une activité de désindividuation qui, opposée au désir et à la
tendance unificatrice dont le sexuel est porteur, le contrarie et le combat de façon sous-jacente
et prévaut quand le désir décline.

" L’océan, mettons que c’est l’espèce humaine. Chaque vague est un individu qui va
au maximum de ses possibilités d’expression et qui, à l’acmé de sa force, retombe dans la
non-différenciation de la masse de l’océan. C’est cette rentrée dans l’indifférenciation de la
masse liquidienne qui représenterait, au moment où s’amorce la chute de la vague, les
pulsions de mort éprouvées par la vague. "

Cette version de la pulsion est re-problématisée, discutée et mise à l’épreuve, tout au


long de l’ouvrage, de la clinique de la sexualité - féminine notamment -, mais aussi de
l’anorexie mentale, du suicide, de la psychose ou de la phobie.

Sans constituer le texte doctrinal de référence sur la pulsion de mort depuis quelques
contributions décisives - Jacques Lacan, Jacques Laplanche, André Green - la Vague et
l’océan est un témoignage précieux de l’enseignement, l’orientation et le style de celle qui fut
sans doute l’une des plus grandes cliniciennes de la " France freudienne ".

Sidi Askofaré, psychanalyste (*)

(*) Maître de conférences à l’université de Toulouse le Mirail.

Vous aimerez peut-être aussi