L'auteur de Les Œuvres et les hommes cette série d'au moins trente volumes, va publier
Sensations d'art, un livre qui rentre dans cette collection.
C'est assurément le moment de prendre un croquis de la physionomie originale et altière de
l'écrivain.
Il existe deux Barbey d'Aurevilly, celui de la légende et celui de la réalité. Comme il ne sort
qu'en voiture et pour aller dans le monde, les occasions de rencontrer le véritable d'Aurevilly sont
assez rares. Aussi, le peu qu'on a su de lui, déformé en se colportant de bouche en bouche, a donné
naissance à un d'Aurevilly légendaire et protéen, que tout le monde s'imagine de façon différente. Il
est peu d'hommes sur qui circulent plus d'anecdotes fausses et d'appréciations ignorantes. Bien des
gens encore sont convaincus que l'auteur de L'Ensorcelée porte un corset autour de la taille et des
anneaux d'or aux doigts de pied.
Il y a loin du d'Aurevilly que représentent mille absurdes racontars au fier et noble écrivain,
dont les amis seuls connaissent le grand cœur et l'exquise bonté. Mais, par le mépris qu'il a toujours
professé pour l'opinion, il est facile de s'expliquer qu'il s'amuse des mots qu'on lui prête et des
oripeaux étranges dont on travestit sa personnalité.
* * *
Dans les histoires qu'il raconte, comme dans celles qu'il écrit, celui que quelqu'un a appelé «
le connétable des lettres françaises » manifeste son goût pour la glorification de l'effort humain, son
admiration pour la force physique ou la force morale. Il a écrit, dans Ce qui ne meurt pas : « L'action
l'emporte sur la pensée de toute la beauté de la volonté accomplie ». Dans ces mots éclate l'intime
regret de la vie qu'il rêvait. Hanté du désir constant d'être un homme d'action, il dut se résigner à
devenir un homme de pensée. C'est que notre époque ne donne pas le champ libre à ceux qui sont
nés avec le rêve de vivre en condottiere ; et plus n'est possible de mener une existence à la
Benvenuto Cellini. D'Aurevilly est dans la littérature comme un aigle en cage. Et, son bec et ses
griffes, il les aiguisa perpétuellement contre les barreaux.
Ses instincts de combattant et de chevalier, celui qui avait rêvé de leur donner l'essor en de
hardies aventures, put du moins les laisser s'ébattre dans l'art. Aussi garda-t-il toujours, ce paladin
du catholicisme et des lettres, sa fière attitude de lutteur que rien ne désarme.
Au lieu de courir sous le ciel libre, soldat ou marin, il regarde voler son imagination ardente
en traçant sur le papier des lignes bleues, rouges ou vertes, entre lesquelles serpentent des flèches
dorées.
C'est entre les murs nus de sa chambre, assis à sa table de travail, le front caché jusqu'aux
sourcils par une sorte de pschent cramoisi, qu'il a cru vivre comme le chevalier Des Touches et
comme tous les grands héros de ses romans. Buffon aurait pensé manquer de respect à la nature s'il
l'avait décrite sans ses manchettes. D'Aurevilly serait convaincu qu'il offenserait ses personnages s'il
les créait sans revêtir sa rouge simarre des Templiers. L'auteur des Diaboliques disait jadis qu'il
écrirait les Angéliques, quand il en aurait rencontré les modèles. Aujourd'hui, il affirme qu'il les a
trouvés. Pour faire les Angéliques, il endossera la simarre blanche.
Il porterait alors le symbole de la pureté de sa conscience d'écrivain.
Le Gaulois, 20 mars 1886
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