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CHRONIQUE DE PARIS

Dans un roman de Ponson du Terrail, dont le titre m’échappe en ce moment, il y a une


chose vraiment admirable entre mille . L’action de ce roman se déroule au treizième siècle ;
quelques clercs, en hoqueton brun, l’aumônière de cuir pendant à la ceinture, dévalent, bras
dessus bras dessous, devisant et chantant par les rues gothiques.
– Par les cornes du diable ! messires, s’écrie l’un d’eux, nous autres, jeunes gens du
moyen âge…
Cela m’est revenu en mémoire en lisant hier la réclame que Le Figaro consacre au
nouveau roman qui doit prochainement paraître dans ses colonnes. ce roman s’appelle : Le
Demi-monde sous la Terreur.
Que vous semble de ce Demi-monde ? Ce Demi-monde ne vous paraît-il pas tout un
monde ? Ce Demi-monde ouvre à la littérature spéciale qui s’épanouit au rez-de-chaussée des
feuilles publiques tout un horizon de joyeusetés anachroniques. Après le Demi-monde sous la
Terreur, nous aurons : La Haute gomme sous Louis XV, Le Rastacouère dans l’antiquité, Les
Bookmakers sous Léon X, Le Code civil et l’Édit de Nantes, Fiacres et tramways sous la
république romaine, etc., etc. Nous pourrons lire une scène du genre de celle-ci, dans un
roman historique :

« Le roi Louis le Onzième descendait rapidement le boulevard Haussmann ; un ample


et sombre ulster, dont le collet relevé lui préservait le col de la bise froide de novembre,
enveloppait chaudement son corps. Son bonnet de Pinaud ombrageait son visage amaigri par
la maladie. À sa main il tenait un stick de Verdier , avec lequel, de temps en temps, il fouettait
l’air, par coup saccadés.
« Un fiacre passa.
« – Pasques-Dieu ! mon compère, héla le roi, êtes-vous libre ?
« Sur un signe affirmatif, le roi s’approcha du fiacre, ouvrit la portière, jeta une
adresse mystérieuse au cocher et, relevant le pan de son ulster royal, il monta dans la voiture,
qui roula aussitôt dans la direction de l’église de la Trinité.
« Tout à coup le fiacre s’arrêta. Un homme à moustaches énormes s’était jeté à la tête
du cheval, et interpellait violemment le cocher.
« – Pasques-Dieu, s’écria le roi, qui mit aussitôt le nez à la portière, qu’est ceci ? Je te
ferai pendre, par le diable ! N’es-tu point Charles le Téméraire ?
« – Pardonnez-moi, sire, pria l’inconnu. Je suis le prince Lubomirski Joseph, un
romancier inoffensif. Je fais avec Sardou un drame russe en cinq actes. Comme je ne puis
mettre la main sur ce diable de Sardou, je m’étais figuré que c’était lui, et vous comprenez ?
Pardon, sire…
« Et l’auteur de Chaste et Boyard se mit à genoux en implorant la grâce royale.
« – Je te pardonne, répondit Louis XI, dont le cœur d’airain ne put se défendre,
néanmoins, d’une violente émotion, je te pardonne à une condition, c’est que tu n’ennuieras
plus mon peuple de tes romans et que tu donneras à mon compère Tristan un fauteuil de
balcon pour la première de Sardou .
« Le roi fit un signe, le fiacre s’ébranla et disparut bientôt dans les profondeurs de la
rue Saint-Lazare. »

Mais je reviens au Figaro. Le Figaro, qui est bonhomme, au fond, prend la peine de
prévenir ses lecteurs que le Demi-monde n’existait pas sous la Terreur. On s’en doutait bien
un peu. Il y avait des filles, comme il y en a à toutes les époques ; mais ce monde galant
n’avait pas cette appellation toute moderne inventée par M. Dumas. Quelqu’un en fit la
remarque à M. de Villemessant.
– Qu’est-ce que cela me fait, répondit-il. Si l’on nous chicane sur ce titre, nous
trouverons bien, dans un vieux bouquin de l’époque, que cette expression est plus vieille
qu’on ne le croit, et nous prouverons, texte en main, à Dumas fils qu’il n’est qu’un
recommenceur.
Le titre ! Tout est là aujourd’hui ; que l’œuvre soit bonne ou qu’elle soit mauvaise, peu
importe. Ce qu’il faut, c’est un titre ronflant, qui allèche la curiosité du passant. Ce
despotisme du titre est certainement une des causes principales de l’abaissement de notre
littérature actuelle. Beaucoup des romans qui s’étalent au rez-de-chaussée des journaux ne
sont reçus que grâce à leur titre éclatant ; tandis que d’autres, qui sont des œuvres travaillées,
mais dont les titres sont simples et sans fracas, demeurent impitoyablement refusées.
Cela ne date pas d’aujourd’hui. Un homme de lettres, actuellement en possession
d’une grande renommée, nous racontait dernièrement ses débuts.
Un jour, il alla présenter un roman à M. X…, directeur d’un des journaux parisiens les
plus importants, qui passait pour être très difficile en matière de littérature.
Le jeune romancier, avant de remettre son manuscrit, crut de son devoir d’expliquer en
quelques mots la donnée de son ouvrage.
– Ta ! ta ! ta ! interrompit le directeur, voilà qui m’est bien égal. Ernestine, Arthur et le
comte, je m’en moque absolument. Avez-vous un titre ?
– Mais, oui. Cela s’appelle…
– Sapristi, mais c’est très bien cela. Savez-vous, jeune homme, que voilà un titre
admirable ?
Le directeur appela le secrétaire de la rédaction, et ordonna que le titre en question fût
immédiatement composé.
– Superbe, splendide, étonnant, cria-t-il, quand les épreuves lui furent remises. Voilà
un roman qui vaut au moins cinq mille francs .
Le romancier s’épanouissait d’aise.
– Cela vaut au moins sept mille francs… avec la signature de Ponson du Terrail.
Vendez-moi votre titre !
– Mais non, dit le jeune homme, que ces dernières paroles avaient absolument refroidi.
Lisez mon roman et…
– Que je lise votre roman, vous n’y pensez pas. Je m’en moque, moi, de votre roman.
Le titre et la signature, voilà ce qu’il me faut. Vous avez le titre, mais vous n’avez pas la
signature . Vendez-moi le titre !
– Mais pas du tout.
– Voyons !
– Non.
– Eh bien, au diable !
L’Ordre de Paris, 9 novembre 1876

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