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Mais je reviens au Figaro. Le Figaro, qui est bonhomme, au fond, prend la peine de
prévenir ses lecteurs que le Demi-monde n’existait pas sous la Terreur. On s’en doutait bien
un peu. Il y avait des filles, comme il y en a à toutes les époques ; mais ce monde galant
n’avait pas cette appellation toute moderne inventée par M. Dumas. Quelqu’un en fit la
remarque à M. de Villemessant.
– Qu’est-ce que cela me fait, répondit-il. Si l’on nous chicane sur ce titre, nous
trouverons bien, dans un vieux bouquin de l’époque, que cette expression est plus vieille
qu’on ne le croit, et nous prouverons, texte en main, à Dumas fils qu’il n’est qu’un
recommenceur.
Le titre ! Tout est là aujourd’hui ; que l’œuvre soit bonne ou qu’elle soit mauvaise, peu
importe. Ce qu’il faut, c’est un titre ronflant, qui allèche la curiosité du passant. Ce
despotisme du titre est certainement une des causes principales de l’abaissement de notre
littérature actuelle. Beaucoup des romans qui s’étalent au rez-de-chaussée des journaux ne
sont reçus que grâce à leur titre éclatant ; tandis que d’autres, qui sont des œuvres travaillées,
mais dont les titres sont simples et sans fracas, demeurent impitoyablement refusées.
Cela ne date pas d’aujourd’hui. Un homme de lettres, actuellement en possession
d’une grande renommée, nous racontait dernièrement ses débuts.
Un jour, il alla présenter un roman à M. X…, directeur d’un des journaux parisiens les
plus importants, qui passait pour être très difficile en matière de littérature.
Le jeune romancier, avant de remettre son manuscrit, crut de son devoir d’expliquer en
quelques mots la donnée de son ouvrage.
– Ta ! ta ! ta ! interrompit le directeur, voilà qui m’est bien égal. Ernestine, Arthur et le
comte, je m’en moque absolument. Avez-vous un titre ?
– Mais, oui. Cela s’appelle…
– Sapristi, mais c’est très bien cela. Savez-vous, jeune homme, que voilà un titre
admirable ?
Le directeur appela le secrétaire de la rédaction, et ordonna que le titre en question fût
immédiatement composé.
– Superbe, splendide, étonnant, cria-t-il, quand les épreuves lui furent remises. Voilà
un roman qui vaut au moins cinq mille francs .
Le romancier s’épanouissait d’aise.
– Cela vaut au moins sept mille francs… avec la signature de Ponson du Terrail.
Vendez-moi votre titre !
– Mais non, dit le jeune homme, que ces dernières paroles avaient absolument refroidi.
Lisez mon roman et…
– Que je lise votre roman, vous n’y pensez pas. Je m’en moque, moi, de votre roman.
Le titre et la signature, voilà ce qu’il me faut. Vous avez le titre, mais vous n’avez pas la
signature . Vendez-moi le titre !
– Mais pas du tout.
– Voyons !
– Non.
– Eh bien, au diable !
L’Ordre de Paris, 9 novembre 1876