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LE MISANTHROPE DE MOLIERE

CONFERENCE DONNEE PAR NADINE SORET


A L’IUTL DE REIMS le 26 mai 2005

Introduction
On ne peut pas dire que la première représentation du Misanthrope, donnée le 4 juin
1666 au Théâtre du Palais Royal fut un grand succès, pas plus que celles qui suivirent
d’ailleurs… Le public avait pris l’habitude de voir Molière sous les traits d’un bouffon : il
avait porté, dans les rôles de Sganarelle et d’Arnolphe, des moustaches épaisses et tombantes,
une barbe noire, il avait une espèce de démarche saccadée, des yeux égarés, bref, il avait créé
un type de personnage comique. Le rire devait éclater dès son entrée en scène. Or, avec la
création du Le Misanthrope, tout changea :

Costume anglais du XIX ème pour le Misanthrope

Molière y jouait le rôle d’un grand seigneur, et s’il portait encore des rubans verts (le vert
était la couleur des bouffons), son costume était cependant de bon goût, et Molière ne portait
plus ses célèbres moustaches. Le public fut déçu. Il s’attendait à rire sans réserve, et la pièce
faisait seulement « rire dans l’âme », comme l’écrivit Donneau de Visé, contemporain de
Molière.
Ce n’est qu’après la mort de son célèbre auteur que le Misanthrope devint, après
Tartuffe, la pièce la plus jouée à la Comédie Française. De nouveau boudée au XVIII ème
siècle, la pièce fut remise à l’honneur au XIX ème puis au XX ème siècles.
Mais d’où vient ce personnage du misanthrope ?

 LE MISANTHROPE : UN TYPE DE PERSONNAGE HERITE DE


L’ANTIQUITE

« Le type du misanthrope est héritier au théâtre d’une longue tradition, depuis le


Dyscolos de Ménandre jusqu’au Timon d’Athènes de Shakespeare (qui vient d’être joué
récemment à la Comédie de Reims) en passant par Timon le misanthrope de Lucien de
Samosate.
Acteur grec déguisé en papposilène, II ème siècle av. J.C.

Coléreux, provocateur, cynique, mélancolique, atrabilaire, asocial ou encore épris


d’absolu, le misanthrope est un personnage qui n’a cessé d’inspirer les auteurs
dramatiques. Humeur sombre et acariâtre, horreur de la conversation, goût naturel et
prononcé pour la solitude, haine inexpiable pour tous les hommes, mais aussi envers les
dieux, telle est, sommairement esquissée, la psychologie de « l’ennemi du genre humain »,
écrit Loïc Marcou.1
Né dans l’Antiquité, le type du misanthrope a sans doute été créé en souvenir d’un
personnage historique : le philosophe athénien Timon, qui vécut au Vème siècle avant J.C.
Apre et rude, ce personnage refusait tout commerce avec les hommes et, à en croire
Aristophane, ne faisait d’exception que pour le jeune Alcibiade. Après sa mort, on
l’enterra au bord de la mer, et son épitaphe, qu’il composa lui-même, voue à une fin
misérable tous ceux qui approchent sa tombe. Timon, préfigurant les pensées d’Alceste,
aurait dit un jour : « Je hais les méchants, parce qu’ils sont méchants, et les autres parce
qu’ils ne haïssent pas les méchants. »

Pompéi, fresque représentant Ménandre

Dans le Dyscolos, une comédie récemment retrouvée sur un papyrus égyptien,


Ménandre, poète comique grec (-342 –292) met en scène un personnage aigri et revêche,
qui mène une vie recluse et solitaire. Le type du bourru (dyscolos) qui apparaît
fréquemment dans la comédie antique annonce le type du misanthrope (misanthropos).

Pompéi, fresque représentant une assemblée de philosophes, dont Lucien de Samosate

1
Molière, Le Misanthrope, GF Flammarion, sept 1997, présenté par Loïc Marcou
Dans un dialogue dramatique intitulé Timon ou le misanthrope, Lucien (orateur et
philosophe de l’Antiquité, né en 125, mort en 190) s’inspire de la vie du philosophe
athénien Timon qui mourut abandonné par ses amis après avoir dissipé tout son bien.

Shakespeare

Shakespeare (1564 – 1616) reprend cette tradition dans sa tragédie Timon


d’Athènes, composée vers 1606. Son personnage se présente comme un grand seigneur,
bon, droit et munificent. Entouré d’une foule de quémandeurs et de parasites, il distribue
sans compter l’or et les cadeaux. Mais, déjà, la ruine est proche. Son intendant, le fidèle
Flavius, l’avertit que ses ressources touchent à leur fin. Qu’à cela ne tienne ! Timon,
confiant en ses amis, leur fait demander de l’argent, mais ceux-ci se dérobent. Désabusé,
le héros dénonce le pouvoir corrupteur de l’or et rêve de la destruction du genre humain.
D’un acte à l’autre, l’homme le plus sociable du monde est devenu un misanthrope
endurci.
Molière connaissait-il la pièce de Shakespeare ainsi que le dialogue de Lucien ? Rien ne nous
permet de l’affirmer. Avait-il vu ou entendu parler du tableau de Bruegel et de son distique :
« Le monde est si perfide que je mets un costume de deuil » ? Nous ne le savons pas
davantage.

La Perfidie du monde de Pieter Bruegel, 1568

Toujours est-il que le personnage de Molière se différencie de ses prédécesseurs par sa


psychologie plus profonde et plus nuancée, ainsi que le fait remarquer dans Molière et le
misanthrope, le critique René Jazinski , en mettant l’accent sur l’originalité de la contribution
apportée par Molière au mythe du misanthrope.

QUI EST ALCESTE ?

Qu’on l’admire ou qu’on le haïsse, Alceste, le personnage principal du Misanthrope, ne laisse


jamais indifférent, comme en témoignent les jugements qui se sont succédés à son sujet au fil
des siècles, de Rousseau à André Gide, en passant par Sainte-Beuve, Voltaire ou Musset.
• Un révolté ?

Le misanthrope, gravure du XVIIIème

Le succès de la pièce repose en grande partie sur le rôle du personnage principal, Alceste, qui
est un personnage ambigu, écrit Laurent Tiesset2, C’est en effet avant tout par vertu et dignité
qu’Alceste le misanthrope s’affranchit des valeurs courtisanes, des normes et des usages du
XVIIIème siècle imposés par la vie sociale d’un milieu avec lequel il ne veut pas être
confondu : « Je veux qu’on me distingue »(Acte I, scène 1, vers 63) affirme-t-il en effet.
Cependant cette attitude l’entraîne dans une escalade qui devient assez vite ridicule. Une
« méchante affaire » l’oppose à Oronte, puis une autre, tout aussi pitoyable, l’oppose à celui
qu’il désigne comme « un franc scélérat »(v. 124) ,affaire qui le mène jusqu’au tribunal.
Ayant perdu son procès, Alceste refuse par principe de faire appel pour faire taire les
accusations portées contre lui, préférant, avec une résolution ridicule, démontrer la
méchanceté des hommes que gagner son procès :
« Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse,
Je me garderais bien de vouloir qu’on le casse
On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
Et je veux qu’il demeure à la postérité
Comme une marque insigne, un fameux témoignage
De la méchanceté des hommes de notre âge.
Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter,
Mais pour vingt mille francs j’aurai le droit de pester
Contre l’iniquité de la nature humaine
Et de nourrir pour elle une immortelle haine. »
(Acte V, scène 1, vers 1541 – 1550)
Alceste souhaite que triomphe l’iniquité de la Justice, pour que triomphe le bien-fondé
de sa rébellion morale. Mais lorsque le misanthrope se révolte, Molière n’hésite pas à se
moquer de lui en le faisant apparaître comme un être fantasque, conscient de son ridicule :
« Par la sangbleu ! Messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis. »
(Acte II, scène 6, v. 773 – 774)
A travers ce personnage acariâtre, Molière se moque très certainement des
individualistes, et peut-être aussi des anciens Frondeurs.

2
Le Misanthrope de Molière, Classiques Hatier, mars 2004, dossier réalisé par Laurent Tiesset
Louis XIV enfant avec sa nourrice

Il est possible de voir dans ce travers du personnage une allusion aux Frondeurs (révolte
d’une coalition hétéroclite de milieux parlementaires, du peuple et des « grands » contre la
monarchie et la régente Anne d’Autriche à la mort de Louis XIII, soit de 1643 à 1661).

Portrait d’Anne d’Autriche par Rubens (1577 – 1640)

Bien que cette période troublée soit révolue au moment où est joué Le Misanthrope (1666), il
n’est pas impossible que Molière ait voulu recommander ici, de façon implicite, de faire
allégeance à un ordre royal du monde. En effet, refuser de participer à cet ordre royal peut
apparaître comme un vice, au XVIII ème siècle, et mérite d’être exclu de la bonne société.
C’est d’ailleurs ce qui arrive à Alceste, obligé de se retirer du monde à la fin de la pièce.
Molière, pour sa part, participe activement à l’organisation des divertissements royaux
et fastueux de Versailles, dès 1659 :

Molière devant Louis XIV, tableau de Gerome

• Alceste, un déséquilibré ?
Le déséquilibre du personnage du misanthrope est sensible à travers ses sentiments
amoureux, ou plutôt à travers la passion qu’il éprouve pour Célimène. Cet amour voué à
l’échec semble d’ailleurs incompréhensible aux yeux de son ami Philinte, qui ne saisit
guère, dès le premier acte, « l’étrange choix »(v. 214) qu’a fait Alceste. La « sincère
Eliante »(v. 215), lui dit-il, était « mieux son affaire » (v. 246).
Cela dit, Alceste est parfaitement conscient du fait que son désir ne puisse être satisfait
par Célimène :
« Ma raison me le dit chaque jour
Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour »
(Acte I, scène 1, v. 247 – 248)
Alceste est un passionné, en amour comme dans ses relations sociales. En aimant
Célimène, il se rend malheureux, mais ne parvient pas à lutter contre son sentiment et sa
passion. Jusqu’à la fin de la pièce, l’amour d’Alceste ne pourra s’exprimer et se conclura
par la séparation, car jamais le misanthrope n’a pu rencontrer un amour identique au sien
dans la personnalité de Célimène :
« Puisque vous n’êtes point en des liens si doux
Pour trouver tout en moi comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage
De vos indignes fers pour jamais me dégage. »
(Acte V, scène 4, v. 1781 – 1784)

• Un homme bon et généreux ?


A la suite de Jean-Jacques Rousseau, affirmant qu’Alceste est « avant tout un homme
de bien, qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses semblables », les
critiques du XIX ème siècle ont presque tous vu dans le personnage du misanthrope un
héros tourmenté, victime de son honnêteté et de sa sincérité. Ainsi Musset évoque-t-il les
impressions qu’il a ressenties en voyant jouer le personnage d’Alceste dans des vers
célèbres :
« J’admirais quel amour pour l’âpre vérité
Eut cet homme si fier en sa naïveté.
Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle mâle gaieté, si triste et si profonde
Que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer ! »
(A. de Musset, Une soirée perdue, 1840)

Sainte-Beuve
Sainte-Beuve, sans renier les outrances parfois ridicules d’Alceste, fut surtout sensible
à l’héroïsme du personnage :
« Alceste, c’est(…) ce qu’il y a de plus sérieux, de plus noble, de plus élevé dans le
comique, le point où le ridicule confine au courage, à la vertu. »
(Sainte-Beuve, Portraits littéraires, 1844)
Quant à Jules Lemaître, ce dernier voit avant tout la noblesse et la sincérité du
personnage d’Alceste :
« Ce qui nous frappe le plus, écrit-il, c’est ce quelque chose de noble et d’héroïque
qu’il y a dans sa sincérité »
(Jules Lemaître, Impressions de théâtre, 1888 – 1898)

• Un double de Molière ?
Molière

Au XX ème siècle, Lucien Guitry, sous la direction de Jacques Copeau, donna


d’Alceste une interprétation presque tragique en découvrant dans Le Misanthrope une
confession personnelle de la part de son auteur. Paul Léautaud raconte la chose suivante, à
propos du billet de Célimène :
« C’est une histoire qui est arrivée à Molière lui-même. Oui, lui aussi, il a tenu dans
ses mains la preuve de la trahison, une lettre de sa femme au comte de Guiche, qu’un
rival qu’elle avait dédaigné lui avait fait tenir. Il s’emporta. Armande Béjart pleura,
niant qu’elle eût écrit cette lettre à un homme. Il pardonna, demandant l’oubli de son
emportement. Noble misère de ce grand génie ! En le voyant pleurer lui-même, elle se
mit à rire, et le lendemain elle rappelait son amant. »
(Paul Léautaud, Théâtre de Maurice Boissard, 1958)

Molière

Les critiques du XXème siècle ont mis souvent le doigt sur les contradictions du
personnage, le rendant par là plus humain et plus proche de chacun d’entre nous. Antoine
Adam, s’il conteste vigoureusement le fait que Molière se soit complu à « étaler dans Le
Misanthrope, les tristesses de son foyer » en affirmant avec force qu’il ne s’agit pas d’une
idée « seulement invraisemblable » mais « indécente », reconnaît toutefois les liens
psychologiques nombreux qui lient le personnage d’Alceste à son auteur, personnage dans
lequel Molière « met ses colères, ses tristesses, ses rêves, le sentiment de ses propres
faiblesses. »
(Antoine Adam, Histoire de la littérature française au
XVII ème siècle, tome III, 1952)

• M. de Montausier ?
Une autre clef d’interprétation possible au personnage d’Alceste a été donnée dès
1690 par Saint-Simon dans ses Ecrits inédits. Saint-Simon y relate que M. de Montausier,
avant même d’avoir vu jouer la comédie du Misanthrope, affirma en public avoir la
conviction qu’il était le modèle original du personnage d’Alceste. Il se fâcha, allant même
jusqu’à menacer Molière de le tuer à coups de bâtons. Cependant, après avoir assisté à la
représentation de la pièce, il demanda à Molière de venir lui rendre visite. Ce dernier,
mourant de peur, raconte Saint-Simon, se rendit chez M. de Montausier, qui l’embrassa, le
loua, admira sa pièce, y voyant encore toutefois une légère ressemblance avec lui, et
l’invita à souper.
Il faut sans doute tenir cette piste expliquant l’origine du personnage comme assez
vraisemblable, puisqu’elle se trouve confirmée par plusieurs autres témoignages,
notamment celui de l’abbé d’Olivet, dans son Histoire de l’Académie :
« Venons à Molière. Quand il donna son Misanthrope, l’abbé Cotin et Ménage se
trouvèrent à la première représentation, et tous deux, au sortir de là, ils allèrent sonner le
tocsin à l’hôtel de Rambouillet, disant que Molière jouait ouvertement M. le duc de
Montausier, dont en effet la vertu austère et inflexible passait mal à propos dans l’esprit
de quelques partisans pour tomber un peu dans la misanthropie. Plus l’accusation était
délicate, plus Molière sentit le coup. Mais il l’avait prévenu en communiquant sa pièce,
avant qu’elle fût jouée, à M. de Montausier lui-même qui, loin de s’en offenser, l’avait
vantée, et avec raison, comme le chef-d’œuvre de l’auteur. »

 ALCESTE ET SON MILIEU


Dans quel milieu Alceste se débat-il ? Molière, dans sa pièce, le met aux prises avec
plusieurs personnages hauts en couleur, souvent ridiculisés, ce qui est le propre de la
comédie (castigat ridendo mores est l’une des devises de Molière), personnages en tous
cas typiques des travers de leur siècle. De surcroît, la comédie du Misanthrope critique
avec élégance un certain nombre d’usages pratiqués au XVII ème siècle.

• La vie brillante des salons au XVII ème siècle

L’action du Misanthrope se déroule dans un lieu clos et unique : le salon d’une grande
dame parisienne, qui ressemblait peut-être à celui peint par Abraham Bosse :

Le Salon d’Abraham Bosse (1602 – 1676)


Musée des Arts décoratifs, Paris

Parfois appelés « ruelles », les salons comme celui de Melle de Scudéry ou de la


marquise de Rambouillet, pour ne citer que les plus célèbres d’entre eux constituent, à
partir de 161O, les derniers lieux à la mode pour l’aristocratie parisienne. Il fait bon d’y
être vu, de s’y faire remarquer ou entendre. Molière brocardera allègrement ce genre
d’endroit dans une autre de ses pièces : Les Précieuses ridicules.
Scène d’exposition du Misanthrope, joué au Théâtre Royal de Stockolm

La conversation est l’occupation essentielle de la vie de salon : on y discute


longuement d’amour, on y traite des comportements à adopter en société ( c’est le cas
dans Le Misanthrope), on y évoque les grands problèmes de l’époque, on y entend des
auteurs lire leurs œuvres (comme Oronte dans le salon de la coquette Célimène), on y fait
la lecture des lettres brillantes que l’on a reçues, on y chante, on y organise des concours
de poésie (création de bouts-rimés : quatrains à partir de rimes imposées, ou de
madrigaux, c’est-à-dire de compliments galants tournés rapidement)…

Gravure de la fin du XVII ème siècle, I.N.R.P.

On joue beaucoup aussi, dans cette société oisive où les nobles ne peuvent travailler
sous peine de déroger à leur rang. On y joue par exemple au portrait, qui consiste à faire
deviner l’identité d’un familier du salon. Ou bien encore au jeu du corbillon, qui vise à
répondre à la question : « Que met-on dans mon corbillon ? » en nommant à tour de rôle
un défaut ou une qualité d’une personne se terminant par « on »… Les jeux pratiqués dans
le salon de Célimène sont donc identifiés par les spectateurs de l’époque qui les
pratiquent eux-mêmes.
Les activités pratiquées dans ces salons ne sont pas toujours littéraires, loin s’en faut,
comme nous le montrent certaines gravures de l’époque :

D’autres salons cependant sont plus spécialisés, comme celui de Ninon de Lenclos,
autour de laquelle gravitent des Libertins, celui de Mme Françoise Scarron, composé
d’une assistance essentiellement bourgeoise:
Mme Scarron, épouse du vieux Scarron, l’auteur du Roman Comique

La » veuve Scarron » qui deviendra d’ailleurs Mme de Maintenon :

Mme de Maintenon à Versailles, peinte par Pierre Mignard (1612 – 1695)

Mme de La Fayette, futur auteur de La Princesse de Clèves, ouvre chaque samedi son
salon aux écrivains. Dans Le Misanthrope, le salon (fictif) de Célimène regroupe des
aristocrates qui gravitent dans l’entourage du roi. La pièce de Molière témoigne de la
cruauté des rapports humains qui règne, sous des apparences de légèreté, dans ces salons
mondains. Ainsi peut-on écrire des vers pour discréditer une personne, voire un autre
salon. Au besoin, on n’hésite pas à tenter de détruire la réputation de quelqu’un en lui
attribuant des écrits condamnables qu’il n’a pas commis.

L’Académie ou réunion d’amateurs, des frères Le Nain, vers 1640

Alceste sera victime du procédé :


« Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur. »
(Acte V, scène 1, v. 1501 – 1504)
Les gens s’y attaquent, s’y injurient, s’y provoquent, ainsi que le fait Arsinoé, prenant
insidieusement Célimène à parti en lui rapportant les rumeurs qui courent sur son compte :
« Hier j’étais chez des gens de vertu singulière,
Où sur vous du discours on tourna la matière
Et là, votre conduite, avec ses grands éclats,
Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas. »
(Acte III, scène 4, v. 885 – 888)
Aussitôt, cependant, Célimène la rouée renverse la perfidie d’Arsinoé en la reprenant
à son propre compte :
« Puisque vous n’êtes point en des liens si doux
Pour trouver tout en moi comme moi tout en vous,
Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage
De vos indignes fers à jamais me dégage. »
(Acte III, scène 4, v. 922 – 924)
Le duel oratoire réduit au silence le persiflage d’Arsinoé par d’autres persiflages, si
bien qu’Arsinoé abandonne la joute en répondant : « Brisons, Madame, un pareil
entretien »(III, 4, 1027).

• La séduction des coquettes


Ce jeu de la comédie sociale fait la part belle à la coquetterie.

Costume de cour au XVIIème

Au XVII ème siècle, le terme « coquette » désigne avant tout une femme belle et
distinguée, élégante et spirituelle, qui séduit les hommes tant par goût des hommages
galants que par désir de domination, et qui, soit se refuse à tous, soit dissimule habilement
l’identité de celui qui est payé en retour. « Les coquettes tâchent d’engager les hommes et
ne veulent point s’engager » écrit significativement Furetière dans son Dictionnaire
(1690). Goût affirmé pour les hommes, art de jouer avec l’amour, machiavélisme,
médisance, malveillance, mais aussi charme, distinction, esprit, éclat, lucidité… tels sont
les traits de caractère de la coquette dans la littérature du Grand Siècle. Célimène en
apparaît dans Le Misanthrope comme un parfait exemple.
Le thème de la coquetterie apparaît fréquemment dans la littérature du XVII ème
siècle, qui se préoccupe beaucoup d’approfondir les cas de conscience amoureux.

Carte du Tendre, extraite du Clélie (1654 – 1660) de Melle de Scudéry, établissant


l’importance de 4 notions fondamentales en amour : la reconnaissance, l’estime,
l’inclination, la tendresse.

Dans Le Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry, l’Histoire de Lygdamis et de


Cléonice met en scène une grande coquette, Artelinde, qui essaie de ravir à Cléonice son
amant Lygdamis, et dont les intrigues se trouvent découvertes par des lettres qui se
trompent d’adresse. Cette histoire pourrait bien constituer l’une des sources possibles de
« l’intrigue » (si ce mot peut être employé ici) du Misanthrope.
La Bruyère, en connaisseur des âmes, établit les critères qui permettent de distinguer
la coquette de la femme galante :
La Bruyère

« Une femme galante veut qu’on l’aime ; il suffit à une coquette d’être trouvée
aimable et de passer pour belle. Celle-là cherche à s’engager ; celle-ci se contente de
plaire. La première passe successivement d’un engagement à un autre ; la seconde a
plusieurs amusements tout à la fois. Ce qui domine dans l’une, c’est la passion et le
plaisir ; et dans l’autre, c’est la vanité et la légèreté. La galanterie est un faible du cœur,
ou peut-être un vice de la complexion ; la coquetterie est un dérèglement de l’esprit. La
femme galante se fait craindre et la coquette se fait haïr(…)
(La Bruyère, Les Caractères, « des femmes », 7)

Mise en scène moderne : Célimène en minijupe

Effectivement, dans la pièce de Molière, Célimène finit par se faire haïr de tous ses
amis, en raison de la légèreté avec laquelle elle s’est jouée des sentiments des hommes. La
scène 3 de l’acte V fonctionne à cet égard comme une véritable « mise à mort »
symbolique de la coquette, prise à son propre piège.
Il n’empêche que Célimène, avant d’être vaincue, aura longtemps entremêlé Alceste
dans les rets de sa coquetterie. Alceste est donc bien naïf, et même aveugle sur ce point,
lui qui a subi jusqu’au bout toute la rouerie de cette femme.
Mais Célimène n’est pas la seule à être hypocrite.

• L’hypocrisie des courtisans


La comédie du Misanthrope contient en outre toute une série d’attaques sur cette
société courtisane, dépossédée de tout pouvoir depuis l’avènement de la monarchie
absolue sous Louis XIV (depuis 1161).
Louis XIV

En effet, le roi a favorisé autour de sa personne le développement d’une société de


cour hiérarchisée à l’extrême, régie par les lois très strictes de l’étiquette, et maintenue à
l’écart de l’exercice du pouvoir. C’est dans ce milieu d’une noblesse oisive, gravitant
autour de la personne du Roi-Soleil, que se concentre l’action du Misanthrope.

Les « petits marquis », mis en scène au théâtre de Berkshire en août 2004

A travers les personnages d’Acaste et de Clitandre, « les petits marquis », objets


traditionnels de la satire moliéresque depuis Les Précieuses ridicules (1659) et
L’Impromptu de Versailles (1663), mais aussi à travers le personnage d’Oronte,

Oronte, joué au Théâtre Royal de Stockolm

Molière s’en prend aux gens du « bel air », aux beaux esprits qui se piquent de faire
des vers. Reprenant les idées développées dans ses précédentes pièces, Molière raille la
mode vestimentaire des courtisans, leurs comportements mielleux et maniérés, leurs
discours hypocrites.
Ainsi Acaste et Clitandre apparaissent-ils comme de véritables marionnettes de cour :
infatués de leur personne, de la richesse de leur habillement, et convaincus que seule leur
naissance illustre leur confère bon goût et esprit. Oronte, quant à lui, s’il n’a pas
l’impertinence des « petits marquis », fait preuve néanmoins de nombre de défauts plus
ridicules les uns que les autres : louanges hyperboliques, vanité, esprit querelleur,
susceptibilité…

Molière, peint par Ingres, au milieu des courtisans

Le portrait que donne La Bruyère du courtisan dans ses Caractères ressemble fort à
celui établi par Molière dans Le Misanthrope : hypocrisie, dissimulation, prétention,
extravagance, goût de l’ostentation, tels sont les traits distinctifs de l’homme de cour, pour
La Bruyère comme pour Molière :
« Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage ; il
est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis,
contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle ,agit contre ses
sentiments. Tout ce grand raffinement n’est qu’un vice, que l’on appelle fausseté (…)
Les cours ne sauraient se passer d’une certaine espèce de courtisans, hommes
flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, dont ils ménagent les plaisirs,
étudient les faiblesses et flattent toutes les passions : ils leur soufflent à l’oreille des
grossièretés, leur parlent de leurs maris et de leurs amants dans les termes convenables,
devinent leurs chagrins, leurs maladies, et fixent leurs couches ; ils font les modes,
raffinent sur le luxe et la dépense, et apprennent à ce sexe de prompts moyens de
consumer de grandes sommes en habits, en meubles et en équipages ; ils ont eux-mêmes
des habits où brille l’invention et la richesse(…)Dédaigneux et fiers, ils n’abordent plus
leurs pareils, ils ne les saluent plus : ils parlent où tous les autres se taisent, entrent,
pénètrent en des endroits et à des heures où les grands n’osent se faire voir (…) Ces gens
ont l’oreille des plus grands princes, sont de tous leurs plaisirs et de toutes leurs fêtes(…)
et sont toujours les premiers visages qui frappent les nouveaux venus à une cour : ils
embrassent, ils sont embrassés ; ils rient, ils éclatent, ils sont plaisants, ils font des
contes(…)
La Bruyère, Les Caractères, « de la cour », Chap. 18

La noblesse a abandonné ce qui justifiait sa place dans la société : la guerre.

Les Misères de la guerre, gravure de Jacques Callot (1592 – 1635)

Désormais pensionnée, soumise à la volonté royale, rendue inutile par une longue
période de paix qui court de 1659 à 1672, la noblesse aristocratique se perd dans les
nombreuses fêtes ordonnées par Louis XIV.

Ballet royal de la nuit dansé par Louis XIV le 23 février 1663


(costume de Stefano Della Bella)

La noblesse rit avec Molière :


Molière en costume de Sganarelle, gravure du XVII ème

Elle danse avec Lulli,

Lulli

pleure avec Racine,

Racine

et s’endort chez le roi… La noblesse sacrifie au plaisir et en oublie ses devoirs.


Pour les moralistes et les mémorialistes du XVII ème, la cour n’est plus qu’un théâtre
où les courtisans jouent en permanence la comédie du paraître.

La revendication d’Alceste, souhaitant instituer une transparence absolue dans les


rapports sociaux, et visant à faire reconnaître l’intégrité de l’être au-delà des mascarades,
l’exclut irrémédiablement de ce monde où seule compte l’apparence . Voici ce qu’il
déclare à ce propos :
« Le Ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
Une âme compatible avec l’air de la cour ;
Je ne me trouve point les vertus nécessaires
Pour y bien réussir et faire mes affaires.
Etre franc et sincère est mon plus grand talent.
Je ne sais pont jouer les hommes en parlant.
Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
(Acte III, scène 5, v. 1083 – 1090)

Cependant, à l’attitude fielleuse et hypocrite des courtisans, Molière oppose et propose


un nouveau modèle d’individu : le modèle de « l’honnête homme ».

• La défense de « l’honnête homme »

Homme de qualité, dessin de Mariette, XVII ème

L’honnête homme, expression récurrente dans l’œuvre de Molière, n’est pas un


homme honnête, mais un homme au comportement idéal et aux actions irréprochables.
A l’origine, lorsque les nobles mettaient leur courage militaire au service du royaume
et du roi, la figure de l’honnête homme et du courtisan modèle se fondaient en une seule et
même personne. Non content d’être un valeureux guerrier, cet individu exemplaire savait
briller en société. D’une élégance raffinée, d’une politesse exquise, ce noble individu
charmait par la qualité de sa conversation.

duc de Lauzun en tenue de chevalier de la Jarretière, par P. LELY

Ces caractéristiques de « l’honnête homme » ont d’ailleurs été fixées dans de


nombreux traités dont le plus célèbre est celui de l’italien Balthazar Castiglione (1478 –
1529) intitulé Le Parfait Courtisan. Ces traités italiens ont été suivis par des traités
français, plus récents3, qui exposent et fixent les manières de bien se tenir à la cour.
Dans cette perspective, au milieu de tous les hypocrites qui entourent Alceste, Philinte
apparaît comme « l’honnête homme » de la pièce. Il se dit d’ailleurs très sincèrement
« ami » d’Alceste dans la scène d’exposition (v. 7). Dans cette même scène, il l’interroge
à cinq reprises (vers 1, 2, 13, 14) de façon intéressée et amicale. En honnête homme, il
conforme son goût sur l’avis général et il s’étonne de l’agressivité d’Alceste à l’égard
d’un courtisan venu lui témoigner de l’amitié :
3
Autres traité italiens : L’art et l’ingéniosité de l’esprit de Balthazar Gracian, De l’honnête dissimulation du
Tasse.
Traités français : L’honnête homme ou l’art de plaire à la cour, de Faret (1630) ou encore Les Discours du
chevalier Méré (1671 – 1677)
« Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie »
(Acte I, scène 1, v. 37 – 38)
De même, l’honnête homme respecte les conventions, ne blesse pas les autres, quitte à
mentir par omission. Il ne provoque pas non plus inutilement des conflits insolubles en
injuriant les gens de qualité. L’intransigeance d’Alceste n’a donc rien de la courtoisie de
« l’honnête homme » et surprend Philinte qui y voit des provocations insensées, sans
rapport avec la vérité ou la morale :
PHILINTE
Quoi ? Vous iriez dire à la vieille Emilie
Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie,
Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?

ALCESTE
Sans doute.

PHILINTE
A Dorilas, qu’il est trop importun,
Et qu’il n’est, à la cour, oreille qu’il ne lasse
A conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?

ALCESTE
Fort bien

PHILINTE
Vous vous moquez.
( Acte I, scène 1, vers 81 – 89 )

Ainsi, lorsque Philinte loue les vers d’Oronte, c’est par conformité à la norme sociale et
par élégance d’esprit, pour ne pas choquer davantage : il se comporte là en « honnête
homme », contrairement à Alceste, qui régit en critique littéraire irascible, ce qui est contraire
au code de conduite de « l’honnête homme » dans un salon :
PHILINTE
Je suis déjà charmé de ce petit morceau

ALCESTE, bas
Quoi ? Vous avez le front de trouver cela beau ?
(Acte 1, scène 2, v. 319 – 320)

jardins du château de Courances


Au contraire d’Alceste, l’honnête homme se plaît dans le juste milieu : il apprécie le
consensus qui lui permet de vivre en paix avec le monde et avec sa conscience. Le ton
impersonnel et les vérités générales qui émaillent le discours de Philinte marquent ainsi
l’effacement du sujet au profit d’une morale sociale supérieure, ordonnée par la raison :
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
A force de sagesse, on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété
(Acte I, scène 1, v. 149 – 152)

CONCLUSION :

S’il est aisé de voir que Molière dresse dans sa pièce quelques portraits au vitriol,
comme celui du courtisan ou de la coquette, il en revanche plus difficile de discerner en
faveur de qui, du misanthrope ou de l’honnête homme, Molière se prononce. Approuve-t-
il totalement l’urbanité de Philinte ? La sincérité d’Alceste ne le touche-t-elle pas
secrètement ? Ou bien laisse-t-il le choix à chacun de décider, en son âme et conscience,
de la meilleure conduite à tenir en société, se contentant d’épingler ici quelques ridicules?
Dernière œuvre du triptyque de comédies traitant de l’hypocrisie et de la sincérité,
après Le Tartuffe et Don Juan, Le Misanthrope, dénonce encore une fois ce milieu exécré
par Molière(et dont il fait partie cependant). Ainsi écrit-il au roi en août 1664, dans le
Premier Placet au roi :
« Sire, le devoir de la comédie étant de corriger les mœurs en les divertissant, j’ai cru
que dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’ attaquer par
des peintures ridicules les vices de mon siècle. »

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