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« Tripertita » fonctionnels chez divers peuples indo-européens Un des moyens d’avancer U'enquéte amorcée dans les trois volumes de la série Jupiter Mars Quirinus est de scruter les diverses sociélés historiques qui ont parlé des langues indo- européennes et qui par suite ont des chances de présenter des trails de civilisation indo-européenne, pour y recueillir des triades de concepts, d’étres ou d’objets, des formules triples (religieuses, juridiques, littéraires méme), des divisions ou subdivisions ternaires qui, 4 premiere vue, se laissent expliquer sans violence, ou méme s’expliquent au mieux par Uarchaique conceplion des trois fonclions cosmiques et sociales. Il y aura, cerles, du déchet. Plusieurs de ces « traces », aprés coniréle ou critique, s ront. Mais il en restera, qui seront peut-éire le point de départ @importantes découvertes. Les campagnes d'un colleclionneur comportent toujours de vaines démarches et des bévues parfois comiques. Peu importe : une bonne prise le console des rieurs. Il ne doit limiter sa liberté que par deux condilions de bon sens : qu’il apporte autant de simplicilé & reconnatire son erreur qu’a la commelire ; el qu'il se monire assez exigeant dés ses premiers - choix pour n’avoir pas & renoncer trop stremenl el irop souvent 4 un butin spécieuc. Nul ne se prétendra assuré de ne jamais violer la seconde clause, qui est d’ordre intellectuel. Mais on peut toujours observer la premiére, qui est d’ordre moral. Voici donc une pre- miére confession. Des critiques trés bienveillants, auxquels il esl impossible de ne pas céder, regrellent de lire, a la fin de Jupiter Mars Quirinus I (pp. 241 ef suiv.), une explication sophis- anoui- B4 REVUE DE L’HISTOIRE DES RELIGIONS: liquée des trois objets d’Atlus Navius : on Uabjure. D’autres (sur ce point, les avis sont partagés) considérent comme sublile analyse de la jormule quod bonum faustum felixque sit (ibid., pp. 195 ef suiv.) : on est prél a la sacrifier. En revanche voici un nouveau catalogue, dont les meilleures pieces d’ailleurs onl élé rassemblées par d'autres chercheurs?, I, — La TRIADE OMBRIENNE DES DIEUX GRABOVIT Dans un récent article de la RHR (CXXIX, 1945 : Sym- bolisme social dans les cultes gréco-italiques), M. Benveniste a fait faire un progrés considérable a l’interprétation de la triade ombrienne des dieux Grabovii (Jupiter, Mars, Vofionus) correspondant 4 la triade romaine archaique Jupiter Mars Quirinus : Vofionus est issu de *leudhyono- ; il est donc le dieu de la masse populaire organisée (cf. allemand Leute, etc.) et répond exactement au Quirinus romain, proprement dieu du *co-uirio-, des « hommes réunis ». A cette explication certaine, M. Benveniste en a joint quelques autres. Il pense retrouver le systéme indo-européen des trois fonctions sociales dans des formules énumératives du rituel ombrien d’Iguvium et du rituel romain de la lusiratio agri connu par Caton, dans les trois victimes des suovetaurilia, dans les matiéres (vin, miel, lait) des offrandes funébres des Grees. Ces exégéses se heurtent a des difficultés qu’il n’est pas possible d’exposer ici ; plusieurs sont examinées dans le troi- éme volume des Mythes Romains (Tarpeia et autres essais, 2: Suovelaurilia), actuellement sous presse. II, — Branc, nouGE, BLEU cHEZ Les Hittites Dans Jupiter Mars Quirinus I, on avait donné des raisons de penser que I’Inde, lorsqu’elle voit respectivement en blanc en rouge, en jaune et en noir ses quatre castes (les trois castes 1) Signalons aussi Vimportant article de M. Lucien Gerschel, Le droit romain et ta tripartition fonctionnelte, qui paraitra dans un des prochains fascicules de ta Revue des Etudes Latines, « TRIPERTITA » FONCTIONNELS 5S arya et les giidra), ne fait qu’adapter @ son systéme parti- culier un groupement de trois couleurs (blanc, rouge, noir ou bleu sombre) qui, dés les temps indo-européens, avait été mis en rapport avec les fonctions et. les personnes des prétres, des guerriers et des éleveurs-agriculteurs. En tout cas I’Iran — a vrai dire tardivement, et dans des textes ou l'influence indienne n’est pas a priori aussi exclue que nous pensions (cf. Je P. de Menasce, Skand-gumdnik viédr, pp. 31-32) — habille Ohrmazd en blanc dans la zone de sa fonction propre de sou- veraineté, en rouge dans la zone guerriére de Vai, en bleu dans la zone des paysans (Jupiter Mars Quirinus I, pp. 67 et suiv.). A Rome et chez les Celtes, si l’on ne peut affirmer de rapport entre les tiers états et le noir ou le bleu, V’affinité des plus hauts sacerdoces (flamines, druides) avec le blanc et celle des guerriers avec le rouge sont en tout cas certaines (ibid., p. 99). En janvier 1945, pendant qu'il soutenait son importante these sur Vevocatio, M. Basanoff a rapproché de ce bilan un texte trés clair et d’autant plus important qu’il concerne un des plus anciens peuples indo-européens connus et l'un de ceux dont on n‘utilise pas encore la religion dans les entre- prises comparatives : les Hittites. C’est la formule par laquelle les Hittites sollicitent les dieux d’une ville ennemie d’aban- donner cette ville et de venir chez eux (Deubner, Keilschrift- lexle aus Bogazkéi, U, 9, col. 1, et Keilschriflurkunden aus Bogazkéi, VI, 60, col. 2). Avant M. Basanoff, elle avait été vainement signalée a l’attention des latinistes, et M. J. Frie- drich l'avait republiée et traduite en 1925 dans son travail de vulgarisation Aus dem hellitischen Schrifltum (Der alte Orient, XXV, 2, 22 et suiv.). Mais cette traduction contenait a la fin une étrangeté qui en obscurcissait la valeur juridico-religieuse. Sans étre hittitologue mais armé de sa formation de juriste, de romaniste, M. Basanoff a pu proposer a M. Friedrich un amendement tout simple dont celui-ci, par lettre, a reconnu la possibilité quant a la grammaire et la probabilité quant au sens. On doit donc admettre que la traduction de M. Basanoff 56 REVUE DE L’HISTOIRE DES RELIGIONS est définitive. La voici (les numéros correspondent aux lignes des Keilschriflurkunden) : « (22) Voyez, pour vous, dieux (23-24) de la ville ennemie, j'ai pos¢ ici un... [adjecti/ obscur]... vase de biére mélangée (2). (24-25) Jai aussi dressé 4 gauche des tables décorées. (26-27) Et j'ai établi (ou: couvert ?) pour vous les chemins avec une étoffe blanche, une étofte rouge et une étoffe bleue. (28) Maintenant ces étoffes doivent. vous servir de routes. (29) Maintenant cheminez sur elles de lA (c.-i-d. de votre ville d'origine) et (30) devenez favorables au roi. (31-32) Mais Pénétrez toujours davantage dans le pays qui est devenu le votre. » Pour cette derniére phrase, M. Friedrich avait traduit : « begebt euch aber wieder fort nach eurem Lande », — ce qui annulait le fruit de l’evocatio. M. Basanoff a suggéré de com- prendre « nach eurem Lande » dans le sens « dans le pays (dorénavant) votre » et M. Friedrich a corrigé sa traduction « wieder » de namma en « weiterhin, ferner ». Ce rituel est émouvant dans son archaisme et dans sa limpidité. Aprés avoir remarqué que la guerre telle que la concevaient les Sémites de l’Orient ancien « était totale, excluait l’evocatio », qu’« ils combattaient la ville et son roi, le roi et son dieu », que « leur zone religieuse nationale était une zone imperméable », M. Basanoff a opposé la conception de la guerre qu’on trouve ici chez les Hittites indo-européens : « Ce qui caractérise les anciens peuples de langue inco- européenne, selon I’heureuse formule de Meillet, c'est Ie sens de Vorganisation sociale et la puissance d’initiative de leur aristocratie. Cette organisation ne comportait pas de pouvoir central. Aussi les Hillites évoquaient de la ville ass pas la divinité résidente mais les dieux fonctionnels, représen- latifs des forces sociales de cohésion et de résistance ; el cela @aprés leur propre conception. » (V. Evocatio, p. 114.) En effet, a la lumiére des faits indo-iraniens, on ne peut guére interpréter autrement les trois catégories, évidemment différentes, de dieux pour lesquels les Hittites préparent trois chemins, l’un blanc, le second rouge et le troisiéme bleu. On doit admettre qu’ils pensaient leur société et a son image « TRIPERTITA » FONCTIONNELS. 57 toute société, comme formée des trois classes d’hommes aux- quelles convenaient ces trois couleurs : prétres, guerriers, éleveurs-agriculteurs. UROPEEN III, — BLANc, ROUGE, NOIR DANS LE MONDE INDO- De son coté, en 1942, dans la revue de folklore hollandais Volkskunde, M. Jan de Vries, professeur a l'Université de Leiden, a publié dans sa langue un long article intitulé Rood, wit, zwart ov il réunit d’abord en grand nombre des épisodes de contes et de légendes (& commencer par le n° 136 des Kinder und Hausmarchen des fréres Grimm, « Eisenhans »), des comparaisons poétiques, des chansons populaires, des formules et des pratiques magiques contenant d’une maniére ou d’une autre cette combinaison de couleurs. Presque tous ces témoignages ont été recueillis sur le domaine indo-euro- péen ou chez des peuples limitrophes qui ont été certainement soumis & des influences indo-européennes, tels que Finnois et Lapons, Caucasiens, Arabes, Négres septentrionaux ou Indo- nésiens. Mais quelques-uns viennent de plus loin : de Hawai par exemple (oi, il est vrai, il peut s’agir d'une tradition euro- péenne acclimatée). Voici la conclusion de M. Jan de Vries : « Les exemples ainsi recueillis parmi les pratiques magiques noux avertissent déja que le choix des couleurs, loin d’étre capricieux, repose sur des conceptions religieuses liées a ces couleurs. Ce sentiment. trouve confirmation dans le fait que la combinaison du blanc, du rouge et du noir intervient en effet dans les spéculations cultuelles de divers peuples. » Nous commencerons par un exemple pris chez les Lapons de : avant de conjurer les esprits, le chamane fait une ceinture large d’un quart d’aune et garnie de trois bandes, une jaune, une rouge et une noire‘, Chez les Bataks de Sumatra on a trouvé un mont ment funéraire consistant en un énorme cercueil artistement taillé et colorié de rouge, de blanc et de noir; il représentait en outre un monstre a corps de cheval avec une téle et une trompe d’éléphant*, Une tribu négre du Soudan offre en janvier un sacrifice consistant en 44) Holmberg, Lappalaisen Uskonto, Porvo, 1915, p. 111. 45) Voorheeve, Overzicht van de Volksverhalen der Bataks, Vis: ingen, 1927, p. 8. RELIGIONS 58 REVUF DE L’HISTOIRE DE! une chévre rouge, un bélier blanc, un poulet noir et blanc, un coq rouge et un blane, que l'on cuit et que l'on mange! » Il est partieuligrement important que ces couleurs interviennent, dans la liturgie de I'Inde. On nous parle la d’un taureau sacrificiel qui doit étre rouge avec une queue et une Léte blanches et qui est pourtant appelé nilavrs7 « le taureau bleu-noir »*", Dans la mystique védique, les trois conditions de la vie sont : la chaleur ou le feu, l'eau, la terre; elles sont respectivement symbolisées par les couleurs rouge, blanc, noir. Ces couleurs jouent aussi un rdle dans lorgani- sation sociale des Indiens ; les castes s'appellent elles-mémes cons- tamment « couleurs », varndh; blane est le brahmane, rouge le ksattriya, noir le vaicya ; et ces couleurs sont interprétées symbo- liquement : le blanc du brahmane qui, de fait, porte des vétements blanes, est mis en opposition avec le noir des agriculteurs, tandis que le rouge est Ia couleur naturelle pour la caste guerriér: » Cette signification symbolique des trois couleurs ne remonte pas seulement & la période indo-iranienne, mais elle a da étre déja connue aux temps indo-européens. C'est ce que prouve le fait qu’a Rome. aussi les deux états des prétres et des guerriers se distinguent par les mémes couleurs : les flamines avaient pour couleur le blane, ce qui fait que la coiffure du flamen dialis s’appelait aldogalerus ; rouge était In couleur du paludamentum dont le général triomphateur, aussi bie1 que le roi, était revétu. » I ressort de ces exemples que l’on ne doit pas expliquer le choix de ces couleurs rouge-blanc-noir par le fait que ce sont les couleurs naturelles, celles par conséquent que "homme a pu connattre dés les plus anciens temps. Le cerele culture! thrace du néolithique, pour ne prendre qu'un exemple, décore sa céramique avec ces trois couleurs : les motifs ornementaux y sont peints en blanc avec contours rouges sur un fond recouvert de noir, 11 est remarquable que la méme chose été observée chez les Indiens de l'Amérique du Nord : eux aussi, pour leur ornementation polychrom2, se servent des couleurs natu- relles, blane, rouge et. noir*, » A la rigueur, cela peut bien expliquer pourquoi, dans un passé reculé, ce sont ces couleurs, qui ont été principalement employées et qui ont joué un rdle important. dans la symbolique religieuse ainsi que dans tous les autres domaines. Mais cela n’explique sdrement pas 46) Frobenius, Alantis, VII, Jena 1924, pp. 290-291. 47) J. J. Meyer, Trilogie altindischer Machte und Feste der Vegetation, Zurieh, 1937, IV, p. 80. 48) Van der Leeuw, Godsdiensten der Wereld, 1, Amsterdam, 1940, p. 309. 49) Dumézil, Jupiter, Mars, Quirinus, Paris, 1941, p. 66, [En fait le noir est passé aux cadra, & la plus basse classe ; cest le jaune qui, entrant dans la clas~ sification quadripartite, est Ia couleur des vaicya. — G. 'D.] 50) Schuchardt, Alleuropa, eine Voryeschichte unseres Erdteils, Berl p. 157, 91) Radin, Primitive Man as Philosopher, New-York, 1927. p. 284. , 1926, ( TRIPERTITA » FONCTIONNELS 59 pourquoi clles se sont maintenues jusque dans les temps les plus récents dans les traditions des peuples européens. Celte stabilité vient de la fonction qu’elles remplissaient dans les représentations litur- giques des Indo-Européens. » Par un grand nombre de preuves, G. Dumézil a démontré que la division sociale en prétres, guerriers et agriculteurs a di déja exister dés les plus anciens temps. En rapport avec elle se trouve non seu- Iement une triade de divinités qui apparait plus ou moins nettement chez tous les Indo-Européens (ehez les Germains du Nord, ce sont Gdinn, Thérr et Freyr), mais encore nombre d’usages et de représen- tations aussi bien dans le domaine social que dans le domaine magico- religieux. Il est done vraisemblable que, jusque dans la dernicre période du paganisme germanique, pour ne prendre qu'un exemple, la valeur symbolique de ces couleurs est restée plus ou moins sensible et que par conséquent elle a pu se transmettre au Moyen-Age chrétien. Ily a des preuves que l'antiquité germanique connaissait cette sym- bolique : je pense avant tout aux chevaux blancs qui étaient. utilisés 4 des fins oraculaire:* : ils appartenaient naturellement a la sphere «action des prétres. La couleur rouge du bouclier de guerre aussi bien que de la barbe de Thérr semble indiquer que cette couleur était en relation particuliére avec la classe guerriére. Au contraire ce sont des nimaux noirs qui sont généralement offerts en sacrifice aux puis- sances chthoniennes, et il est naturel que ce soit la classe paysanne qui ail spécialement assuré le culte des divinités de la fécondite®. » Des matériaux ici réunis, je crois pouvoir conclure que la triade des couleurs rouge, blanc et noir, qui apparait si souvent dans les traditions et dans la magie populaires, est un souvenir des fonctions symboliques que remplissaient ces couleurs dans les représentations cultuelles de nos ancétres indo-européens. On vérifie ainsi une fois de plus qu'un motif en apparence fortuit a eu, & Vorigine, us sens profond. » Au cours de cette importante monographie, l’auteur, aprés Verudit R. Kohler (Germania, XI, 1866, pp. 85-92 et Kleinere Schriften, III, pp. 581-589), a étudié le motif folklorique des trois cogs blanc, rouge et noir qui se rencontre dans des bal- lades, de la Scandinavie I’Asie Mineure et il a naturellement rappelé les trois coqs mythiques des stances 42-43 de la Véluspd, du podme eddique qui traite, entre autres choses, de 52) Tacite, Germanie, 10, 4-5. 53) Il est remarquable que Saxo Grammaticus (éd. Reder-Olrik), I, p. 29, raconte que Hadingus offre des animaux rouges en sacrifice & Frd ; mais il’ semble que ces mots soient empruntés @ Valere-Maxime. 60 EVUE DE L’HISTOIRE DE! RELIGIONS la fin du monde actuel. Sur ces coqs, Kohler avait refusé de se prononcer. Voici ce qu’en dit M. Jan de Vries : « Gest IA un important probléme, qu’obscureit le fait que les cogs du poeme seandinave n’ont pas les trois couleurs considérées. L'un, Gullinkambi «le peigne d'or », a une couleur qui n’est. pas autrement précisée ; on peut supposer qu’il est blane puisque le dieu Heimdallr, qui est célébre pour sa couleur blanche, porte aussi le nom de Gullin- tani ou « dent d'or » et posséde un cheval nommé Gulltopr « criniére d'or », Les deux autres cogs sont décrits 'un comme d'un beau rouge Vautre comme brun de suie. Il est remarquable que Gullinkambi appartienne au monde des dieux (car ce coq éveille les héros dans la Valhalla d‘Odinn), tandis que le cog brun de suie habite dans le monde souterrain. Quant au troisiéme, de couleur rouge clair, il coquerique dans l'arbre du monde Yggdrasill et par conséquent appartient au monde des mortels. Il est évident que le poéte a mis ici chacune des trois couleurs en rapport avec une des trois parties du cosmos. » Quant A la possibilité de déceler dans l’Europe médiévale et méme moderne des survivances de la tripartition sociale indo-européenne, ou de représentations symboliques fondées sur la tripartition, question extrémement grave et de grande conséquence pour histoire de notre civilisation occidentale, et qui nous a nous-méme souvent occupé sans que nous osions rien en dire, on rapprochera des réflexions de M. Jan de Vries Ja note par laquelle M. Benveniste termine son récent article cité plus haut (RHR, CX XIX, p. 16, n. 1): « Il nous sera permis, sortant du cadre de cet article, de signaler des survivances de ces conceptions jusque vers la fin du Moyen-Age oceidental. Vers la fin du 1x® sigele, Alfred le Grand joint 4 sa tra- duction de Boéce cette réflexion : « Une terre peuplée, voila la matiére « sur quoi s'exerce activité d'un roi. LI a besoin d°hommes de priéres, « @hommes de guerre et d’hommes de travail. » Au x1ve sigcle encore, on lit dans un sermon anglais (G. R. Owst, Literature and pulpit in Mediaeval England, 1944, p. 553, cilé ave le Lemoignage précédent par H, StL. B. Moss, La naissance du Moyen-Age, trad. fr., p. 333) : « Dieu a fait les cleres, les chevaliers et les luboureurs ; mais le démon « a fait les bourgeois et les usuriers. » Avec le développement des villes, des métiers et du commerce prend fin Vordre ancien ot le prédicateur voit Pordre naturel. » « TRIPERTITA » FONCTIONNELS 61 IV. — UNe FoRMULE JURIDIQUE TRIPARTITE EN ISLANDE Des 1939, un petit livre a été consacré 4 une mise en place sommaire de la mythologie scandinave du point de vue de la tripartition cosmique et sociale (Mythes et dieux des Ger- mains). Par la suite, dans tous les livres ow il a été traité soit de la tripartition elle-méme soit de Ja fonction de souveraineté, on a eu a reprendre et a préciser certains points de cette esquisse. Ces vues n’ont pas encore été objet d’une contra- diction ni d’une discussion d’ensemble, bien que nombre de germanistes restent attachés aux theses antérieures qui voyaient par exemple dans la guerre des Ases et des Vanes le souvenir d’un authentique conflit de peuples et dans Odinn un dieu germanique occidental (ou oriental!) tardivement introduit en Scandinavie. Nous croyons reconnaitre ici les deux illusions d’optique qui ont été analysées, a propos des origines de Rome dans Jupiter Mars Quirinus II (Naissance de Rome). D’une part esprit et la méthode historiques, excellents dans leur domaine, quand ils opérent sur des documents ou des témoignages et quand ils disposent de faits nombreux qui leur servent a la fois de matiére et de controle, perdent leurs avantages et comportent des risques particuliers quand ils s’appliquent aux premiers temps d’une civilisation ancienne. Opérant cette fois sur des légendes, ou bien ils les rejettent sans réserve, se vouant a tous les hasards de I'interprétation archéologique ; ou bien ils traitent les légendes comme des documents et en extraient arbitrairement, par recours au « bon sens », de pseudo-faits, qualifiés de « plausibles », a l'aide desquels ils reconstituent une pseudo-chronologie, des «strates » et des « périodes » qui leur donnent l'impression rassurante dune préhistoire analogue a l'histoire qu’ils connaissent, mais qui ne sont que les produits de leur imagination. D’autre part, habitués a enregistrer surtout du contingent, les historiens sous-estiment, méme quand il s’agit des ages les mieux connus et. surtout quand il s’agit des faits religieux, 62 REVUE DE L’HISTOIRE DES RELIGIONS Vunité des ensembles, les systémes conceptuels en tant que systémes. Ils ont le sentiment que tout. systéme est la somme, fortuitement opérée et artificiellement unifiée, d’un certain nombre d’éléments apportés par les circonstances de histoire. Leur effort se consacre done A rechercher les origines indé- pendantes de ces divers éléments et ils admettent que I’éla- boration unificatrice, la transformation systématique finale n'a pas besoin d’explication, étant souvent Vceuvre d’un homme ou d’un petit groupe d’hommes, et l’esprit humain étant capable des synthéses les moins prévisibles. Ce postulat est toujours dangereux, mais spécialement A propos des périodes archaiques pour lesquelles la documentation, comme il vient d’étre dit, n’est formée que de légendes. Une légende a un sens, est un tout. détails ne s’y comprennent, ne s’y justifient, n’y ont été introduits qu’en fonction de ce tout et. pour servir ce sens. Bref, une légende, a plus forte raison un groupe de légendes cohérentes, une mythologie ou une épopée des origines, fournit dans presque tous les cas, des renseignements trés précieux, 4 condition seulement de n’étre pas émiettée par I'historien mais analysée par le sociologue ; A condition qu’on ne la consulte que sur le type de la civili- sation considérée et non sur les événemenis du plus lointain passé. Nous espérons que des objections précises, obligeant a orienter ces réflexions trop générales, donneront l'occasion d’écrire, 4 propos de la triade de Vieil-Upsal (Odinn, Thorr, Freyr) un Jupiter Mars Quirinus IV paralléle au Jupiter Mars Quirinus IT ou ont été étudiées les légendes relatives aux origines de Rome. En attendant on ne peut que grossir le dossier en recueillant de nouveaux témoignages de Vimpor- tance que les Germains, spécialement les anciens Scandinaves, reconnaissaient & la tripartition. Outre la mythologie de l'ensemble Gdinn, Thorr, Njérdr- Freyr et Freyja, on a commencé de réunir des formules qui invoquent conjointement trois ou quatre de ces dieux avec leur valeur fonctionnelle (cf. deja E. H. Meyer, Germanische « TRIPERTITA » FONCTIONNELS 63 Mythologie, 1891, pp. 186 et suiv.). La principale est (Mythes ef dieux des Germains, p. 32, n. 1 ; Jupiter Mars Quirinus III, pp. 53-54) la formule de malédiction que lance le Scalde Egill Skallagrimsson, dans la saga qui porte son nom (ch. LVI), contre le roi qui l’a dépouillée : comme I’a bien reconnu F. Jonsson, il demande vengeance successivement au sou- verain Odinn, au vigoureux « Ase du pays » (Thérr), et a Njérdr et Freyr, maitres de la prospérité. On a rapproché déja de ce texte, dans l’Edda méme, la stance 33 des Skirnismal oa Skirnir répartit dans le méme cadre la malédiction qu’il lance contre Gerdr : Reidr ’s pér Odinn, reidr ’s pér dsa bragr pik skal Freyr flask : en firinilla mer, es [fii] fengit hefr gambareidi goda. Irrité contre toi est Odinn, irrité contre toi est le plus distingué des Ases (= Thérr), Freyr te haira, Fille toute mauvaise, qui as provoqué la vive colore des dieux ! Mais il y a aussi des formules qui, sans contenir le nom d’aucune divinité, attestent le méme cadre de pensée. Par exemple, le début de la « formule de sauvegarde » (gridamdl) qui se trouve et dans la Grellissaga Asmundarsonar (ch. LXXI, pp. 255 et suiv. de V’édition Ber, Halle, 1900) et dans la Heidarviga Saga ([slend. Ségur, I, p. 379 et suiv.) et qui, sous des formes variées, figure aussi dans les manuscrits des Lois islandaises, des Grdgd. Dans la premiere saga, la for- mule est prononcée au thing (assemblée périodique) de Hegranes par « un homme tras éloquent » (ordamadr mikill) au nom de la société réunie et en faveur de Gestr, l'inconnu qui n’est autre que le banni Grettir. Dans la seconde, le godi Snorri, par ruse, sous prétexte de lui faire montrer son érudition juridique, améne Thorgils Arason la prononcer en présence de Bardi qui a tué un parent de Thorgils et qui échappe ainsi a la vendetta que Thorgils aurait da exercer sur lui. En dépit de quelques mentions du christianisme, cette formule rythmée, allitérante, parfois grammaticalement ot REVUE DE L’HISTOIRE DES RELIGIONS contournée, passe pour un bon exemple du style juridique des Norvégiens et des Islandais paiens. En voici le début : Hér set ek grid allra manna 4 millam, einkanliga fessum sama Gest til nefndum, er hér sitr, ok al undir skildum lum godordsménnum ok gildum beendum, ok allrar alpjdu vigra manna ok vépnferra, ok allir adrir heradsmenn i Hegraness-pingi, eda hvadan sem hverir eru at komnir nefndra manna eda énejndra, handsélum grid ok fullan frid kvémumanni enum 6kunna, er Geslr nefniz til gamans, etc. c’est-a-dire : JPétablis ici la sauvegarde entre tous les hommes, spécialement pour ce nommé Gestr ici présent, et (j'établis 2) que nous, y compris (undir + datif; ou littéra- lement « sous, a commencer par » 2) tous les godi choisis et les proprié- laires notables, et tout le peuple (génitif!) des hommes capables de combattre et de porter les armes, et tous les autres (nominatif !) hommes du canton au thing de Hegranes, d’oit qu’ils soient venus, désignés nommément ou non, ‘garantissons par poignée de main (handsala) sauvegarde et pleine paix a cet étranger inconnu qui se nomme Gestr, pour les jeux, etc. Le peuple est nettement divisé en trois groupes : 1° d’abord Vensemble formé par les godordsmenn et les gildir bendr : or le godordsmadr, c’est Vhomme chargé de la dignité (god- ord) de godi, c.-a-d. de prétre A l’époque paienne et, plus tard, de chef de canton; le béndi, c’est le propriétaire foncier — il n’y a rien au-dessus-dans la démocratique Islande — et le mot, précédé de l’adjectif gildr (« de valeur »), désigne ce que nos grands-péres appelaient en province « un notable » (cf. gildr konungr « grand roi »...) ; 2° tout le peuple sans exception (dll al-pjda) des hommes en état de combattre (vigir menn) et aptes a porter les armes (vapnferir) ; 3° tous les autres habitants sans distinction. « TRIPERTITA » FONCTIONNELS: 65 V. — Les TROIS FONCTIONS SOCIALES ET LA PIERRE RUNIQUE DE SpaRLésa (SUEDE) La Suéde n’a rien A envier & ce document des Scandi- naves occidentaux. Elle verse au dossier un témoignage autre- ment précieux puisqu’il n’est pas littéraire, mais épigra- phique et qu’il date des temps mémes du paganisme (fin du vine siécle). C’est une pierre runique qui avait été trouvée au xvie ou au xvmte siécle dant la petite paroisse de Spar- lésa (ouest du Vastergétland). En 1847, lors de la reconstruc- tion de l’église du village, elle avait. été malencontreusement utilisée et emmurée, ne laissant paraitre qu’une faible partie des inscriptions. Dégagée par le Service des Antiquités, elle fut étudiée en 1937 pour la premiere fois par M. Hugo Jungner (publications dans Fornvannen, 1938, et dans Religion och Kultur, 1938) et, en 1940, elle a été la matiére d'une brillante monographie de M. Ivar Lindquist, alors docent, aujourd’hui professeur & l'Université de Lund (Religiésa Runtexter : IL. Sparlésa-stenen, elt svenskt Runmonument frdn Karl den Stores tid uppléickt 1937 ; elt tydningsforslag = Skrifler ulg. av Velenskaps-Socieleten i Lund, n° 24, 213 pages et 8 plan- ches, Lund, 1940). Naturellement, ce travail n'est connu en France que depuis peu. Avec ses 280 signes runiques lisibles ou reconstituables, la pierre de Sparlésa est, pour la longueur, la seconde des ins- criptions runiques connues (loin derriére la pierre de Rék qui & 725 runes, mais sensiblement avant la pierre de Gla- vendrup qui n’en a que 205). La runologie n’est pas assez avancée et une partie de la pierre a été trop malmenée pour que les lectures soient toutes assurées et, dans la trame serrée, sévére des justifications données par M. Lindquist, il peut bien s’étre glissé quelques hardiesses. Mais la plus grande partie du texte qu’il a établi est trop satisfaisante aux quatre points de vue de l’écriture runique, de la langue, de la métrique et du sens pour étre exposée & de graves retouches. Et il se trouve 66 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS que ce texte est de la plus haute importance pour la connais sance de la religion des Suédois paiens. Voici la transcription de M. Lindquist dans laquelle nous mettons entre parenthéses, suivant l’auteur, certaines lettres qui peuvent étre ou non lues doubles ; en ilaliques ef entre crochel tout ce que l’auteur signale lui-méme comme conjec- tural ; en ilaliques ce qui, en outre, nous parait incertain comme lecture ou comme sens?. Les chiffres romains corres- pondent a trois faces de la pierre et les chiffres arabes aux lignes de Vinscription ; mais nous maintenons la division en vers restituée par M. Lindquist : I: 4r jolls gaf Mirikis sunn, gaf Alrikr ibaum. IL : 1. [Enéite hajla gaf frovy ull at gialdi. nae . [AY Ja sat fapir Uppsalum fapir sudap da [i éltuigi] be. IL : 3, [Ngte féll ;] ammats nattu auk dagar, as Alrik 6l Uéir, ugg pat(tja, yisl. IIL : 1-3. [Bé<i] seks (nigix suceiti], fat sigmérr weiti magur ABirikis magini iaru fun(n)a. IIL : 4-5. /Eft Abyisung rap ranar far raginukundu, iu far sudap Al(l)i riki ullebu fa pit L’inscription a été gravée par un roi (cela ressort du contenu de I) Alrikr, appelé aussi, suivant un usage qu’ai- maient les Germains, d’un hypocoristique Ali ou Alli (IIL: 5 et peut-étre II : I I'a gravée en mémoire (II] : 4) de son pére /Kirikr appelé aussi fils d’/Byisl (AZyisung II] : 4); le nom d’/Eyisl reparait a la fin de 11:3.— M. Lindquist. définit. comme suit (p. 8), dans la perspective de ses lectures et recons- 1) Simplement a été toujours imprimé italique, faute du caractére corres pondant en romaim: Quand dene il se trouve isolé, dans un mol par ailleurs tout Snticr en romain, il doit étre lu comme sil était Tui aussi imprimé en romain. « TRIPERTITA » FONCTIONNELS 67 titutions des lignes II ; 2-3 et III : 1, les rapports des trois générations : « Il y eut une guerre domestique. Eric se révolta contre son pére Ejisel et réussit & lui enlever son tréne, puis- quiil est dit de lui qu’il siégeait & Upsal (sat Uppsalum). Mais Ejisel dut étre seulement expulsé et non périr car, un peu plus loin, il est dit que lui, Bjisel, en vengeance de ce qu’il avait tué six membres de sa famille, fut mis 4 mort — non point par Eric d’ailleurs, mais par son petit-fils Alrie, qui compte cela comme une grande victoire. La pierre n’indique pas nettement comment Eric mourut, mais on peut penser qwil était un des six parents qu’Ejisel tua. Dans ce cas, on doit enregistrer et le meurtre d’un fils par son pére et celui d’un grand-pére par son petit-fils : Alric a vengé la mort de son pére sur son grand-pére. » Et voici la traduction littérale : I: messem cum-gratia dedit Erici filius, dedit Alricus incolis, IL : 1. [EE generatio homi}num dedit domino majestatem in vicem. G ) IL: 2 (Ali pater qui avo rebellionem-fecit. IL : 3. [Ultilis-vir (= Ericus) cecidit]. Inter-se-contendebant nox et dies, Cum Alricum peperit Veheida, terrorem seni, Alrici)] sedebat pater Uppsalibus, adversus avum) [in domestico-bello} yiselo. IIL : 1-3. [Persolvit] sex casus (= morles) sanguis (Eyiseli), ita-ut jis-clarus vocaretur firmator pugnae tonitruum. a1: In-memoriam filii-Eyiseli — intellige runas eas divinas, —?—hic quas Al(I)ius (= Alrieus) potens majestati-confor- [miter scripsit ! Soit a peu prés : (1) Le fils @’Eric donna, oui Alric donna aux habitants gracieu- sement de riches moissons. (II ; 1) en échange de qui {une génération d’hommes] donna a lui, son maitre, 1a majesté. (IL : 2) Le pére [d'AL(Lji (= Alric) siégeait & Upsal, un pére qui Sinsurgea [dans une guerre domestique] contre le grand- 68 REVUE DE L’HISTOIRE DES RELIGIONS pére. (II: 3) (Le brave (=: Eric) mourut.] La nuit et le jour se mesuraient (= c’était le erépuscule ?) quand Veheid enfanta Alric, comme terreur pour le vieillard, pour Ejisel. (IIL : 1-3) [Le sang (d'Ejisel) compensa) six [chutes], en sorte que l'enfant d’Eric, le belliqueux (m. & m. : « celui qui fortifie les tonnerres du combat ») ful appelé I'Mustre Victorieux. (IIL : 4-8) (Passant,) déchiffre ces runes divines que [.?.], ici, en mémoire du fils d'Bjisel, Al(lji le Puissant (= Alric) a écrites comme il convient a sa majesté. Ce petit poeme est imprégné de religion : 1 Les deux premiers vers (I) rappellent qu’un des offices du roi paien est d’assurer, de « donner » a son peuple par sa vertu magique, de bonnes récoltes dr : c'est ainsi que, sur la pierre de Stentoften (Lindquist, p. 42, d’aprés O. von Friesen), ‘on lit Hapuwolaje gaf ar « (le roi) Héulfr donna moisson », et, que V'¥nglingasaga qualifie plusieurs rois de drkonungr, godr drkonungr «roi, bon roi 4 moissons »; Ammien Marcellin dit de méme formellement des Burgondes qu’ils impu- taient a leur roi le mérite des bonnes récoltes et la responsa- bilité des mauvaises (Lindquist, pp. 177 et suiv.). C'est d’ail- leurs 1a une croyance trés répandue et sans doute naturelle, qui a été bien illustrée et expliquée entre autres par J. G. Fra- zer dans le Golden Bough et. par Marc Bloch dans ses Rois Thaumalurges. — De plus le troisiéme vers (I fin), dont les premiers mots sont incertains mais dont M. Lindquist a lumineusement interprété les derniers (texte runique de cette fin : KAfrAulA TkiAlli), ne peut guére signifier autre chose que ceci : en échange de sa générosité, de sa « grace » magique (i-(hjoll-s, texte runique iuls = génitif employé adverbia- lement d’un adjectif *i-hollr, de la méme racine que l’allemand Hald, etc.) et alimentaire (dr), les habitants (ibuar) ont fait une contre-prestation a leur maitre (freyr) : ils lui ont donné la majesté souveraine et lumineuse (*ullr, gotique wulpus, — le méme mot que le latin vullus, bien attesté aussi en illyrien dans les noms royaux tels que Voll(ujreg —; en scandinave, Ullr est un dieu qui, si nous avons raison, repré- © TRIPERTITA » FONCTIONNELS 69 sente la moitié « Mitra », bienveillante, lumineuse, de la sou~ veraineté, ce qui va fort bien ici : Mythes el dieu des Germains, pp. 39 et suiv. ; Mitra-Varuna, pp. 96 et suiv.). En déchiffrant ces mots, M. Ivar Lindquist ne connaissait pas les pages de Servius et la Fortune (1943) qui étudient longuement ce mécanisme réciproque ob I’efficience alimentaire du roi regoit son paiement par le prestige qui, 4 son tour, entretient Vefficience (pp. 56-64, 196-207) ; et pourtant, dans leur sim- plicité, les trois premiers vers de la pierre de Sparlésa en sont la plus claire description. 20 Le passage II : 3 et III : 1-3 présente une lacune et deux membres de phrase incertains, mais le reste est clair. III : 1-3 définit Alric, fils d’Eric, comme « I’Illustre Victorieux » (sig-mérr, texte runique ‘ikmar) et comme « celui qui for- tifie (magini) les tonnerres (*funq : génitif pluriel d’un * bun neutre ; ou *punnq: génitif pluriel d’un *Juna féminin : Lindquist, pp. 92-93) du combat (iaru génitif singulier : de iara) » (texte runique makiniarupunq; cf. dans la poésie islandaise ’épithéte hialdrmégnudr « qui fortifie le combat », doa « puissant guerrier » : Lindquist, p. 91). Et l’étrange indication d’heure (II : 3, « le jour et la nuit se mesuraient [belliqueusement] quand sa mére Veheid le mit au monde... » ne peut se comprendre que comme un présage annon- cant, garantissant la carriére belliqueuse dont il est ensuite question. 30 Dans III : 4-5, le méme Alric — semblant jouer sur son propre nom pour en détacher V’adjectif rikr « puissant », Al(1)i rik{i], Al(I)i le Puissant, valant AlrikR — déclare avec fierté (réd / dit-il au passant : « déchiffre, lis! ») avoir tracé réngR pdR raginukundu, « ces runes qui sont de la nature des regin (pl. n.), des dieux » (texte runique rungRBARraki- nukuTu), et cela « d’une maniére conforme a la majesté » (de nouveau *ullr : *ullébu, de *ull-hébu, datif sing. neutre pris adverbialement d’un adjectif *ullébR ; texte runique ulubu) : c’est un autre aspect de lui-méme qu’Alric montre ici ; il n’en est plus & acquérir le ullr comme contre-prestation DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS 70 RE de V’dr, il le manifeste en se servant souverainement de la grande magie divine des runes. Le tableau est clair, et triparti 4 souhait. Malgré la maniére trop obligeante dont M. Ivar Lindquist y qualifie un de nos livres, voici la traduction des pp. 180-181 de son étude, qui dégagent excellemment l’enseignement de Vinscription : Le contenu religicux de ce texte est un morceau massif et authen- tique de la religion qui était celle des Indo-Européens. Cela m’est apparu clairement a la lecture d’un travail important que nous avons eu récemment le plaisir de recevoir de France : Mythes et dieux des Germains, de Georges Dumézil (1939). Ce philologue et historien des religions, qui nous vient du vaste domaine indo-européen mais qui est surtout familier avec le domaine indo-iranien 4 l'Est et avec Vitalo-celtique & Ouest, a fait une découverte : Odinn est une ‘expression transparente de Vidée que nos ancétres indo-européens se faisaient de la souveraineté en méme temps qu'une reproduction étonnamment archaique du « roi » de la préhistoire (raj, réx), concept qui est défini par les mots suivants (p. 20) : « image que les Indo- Européens se faisaient de lorganisme social et des trois grandes « fone- tions » qu’il assure : souveraineté magique, force guerriére, fécondite ». Je ne puis exposer ici dans son développement cette étude fonda- mentale, Je me suis particuli¢rement attaché a la claire analyse de la «tripartition » indo-européenne que je viens de citer et A Papplication qui en est faite a Odinn. Son aspect sorcier est, pour nous scandina- visants, une chose bien connue, et nous avons appris, de Hilding Celander, de Martin P. Nilsson et d’autres que mentionne Dumézil (p. 30), qu’Odinn est un dieu de la fécondité nullement négligeable. Mais nous ne pouvions absolument pas comprendre comment ces deux aspects s’associaient. Et nous ne pouvions pas davantage concevoir qu’Odinn est un guerrier qui jamais ne combat, qui gagne la vietoire par fraude, ou par des interventions invisibles, — et qui pourtant, dans la société divine, est roi, Al/é¢r. Nous avons main- tenant l'explication. Pour ce qui est de la derniére contradiction, elle est conforme ® une conception — dont on péut prouver la haute antiquilé — qui voit dans le roi non pas un général mais un ma; lieur d’hommes : e’est ce qu’exprime d'une maniére tout A fai nettle le nom d'une des walkyries d’Odinn, Herjjdtur (« lien d’armée »). EU sil ressort du livre que lt conception du rer comme présidant aux trois fonctions de souveraineté, de force guerridre et de Técondité, est attestée duns I'Inde, chez les anciens Grevs ot & Rome, il n'en ressort pas moins clairement qu'elle s‘applique A Odinn, Ft j'ajoute : inscription de Sparldsa, dont les déclarations, clairemeat disposes, conviennent toutes & la dignité royale : 1. dr iolls gaf... AlrikR ibaum : fécondité © TRIPERTITA » FONCTIONNELS 7 Alri¢ sigmérr, magini iaru puna : force guerriére ; 3. Alric (ou Ali, Alli) riki j&fi far rungR pak raginukundu = souveraincté magique. Pour dire les choses comme elles sont, la théorie de Dumézil m'a aidé a voir clair dans la derniére phase de mon travail. Si cela diminue le erédit qu’on accordera & mon interprétation, je m'y résigne avec tranquillité. Rarement livre de mythologie m’a donné la méme impression libératrice et inspiré la méme conviction que cet exposé oi un comparatisme lucide s’allie au sens des choses germaniques. Ceux qui ne voudront pas accepter ces idées novatrices pourront raisonner comme je l'ai fait moi-méme un temps, au commencement. On peut mettre chacun des trois aspects du personage royal en rapport avec un dieu bien connu, a savoir, dans ordre : avec Freyr, la générosité en moisson (ar); avec Thérr, la puissance victorieuse (magini... bu(n)nq !), avec Odinn Vhabileté dans la magie des runes (ranaR BaR raginukundu). C'est justement la triade de dieux que nous connaissons tous par la description qu’a faite Adam de Bréme du temple d’Upsal. Et quoi de plus naturel que de voir ce roi, dans le Vastergotland, penser aux trois principales divinités du peuple ? Si Pon admet a la fois les deux points de vue comme valables, on se trouve devant la méme tiche de conciliation, d’harmonisation que Pécrivain qui a formé les mythes relatifs & Vorigine de la dynastic des Ynglingar. L’habile et adroit auteur de I' Ynglingasaga a bien placé Yngvi-freyr comme éponyme de la race, mais il a fait @’Odinn le prédécesseur de Freyr. Mais bien avant cette solution combinatoire et tardive, le probleme a dO se poser pendant longtemps, peut-étre pendant toute la derniére période du paganisme, et jamais il n'a pu étre résolu. Quoi qu'il en soit, Alric, fils d’Eric, est roi jusqu’au bout des ongles... Ainsi M. Ivar Lindquist a vu, dés 1940, comment se pose le probleme de la composition des premiers chapitres de V'Ynglingasaga, probleme que nous avons rencontré nous- méme l’année suivante et qui nous a paru symétrique du probléme du canon des premiers rois romains (Jupiler Mars Quirinus I, pp. 164 et suiv.; cf. la troisitme étude du troi- siéme volume des Mythes Romains, actuellement sous presse : Ancus Marcius). 1 a vu, mieux que nous ne faisions en 1940, que le roi, et Odinn en particulier, tout en incarnant la sou- veraineté magique, domine, anime, revét éventuellement les deux autres fonctions (d’ou par exemple, dans la légende romaine, les trois associations successives Romulus-Remus, Romulus-Lucumo, Romulus-Tatius, en suite desquelles Romu- 72 REVUE DE L’HISTOIRE ‘DES RELIGIONS lus est apte — mais pas avant — A régner seul et a organiser la société : v. Ancus Marcius, 1. ¢.; cf. Jupiter Mars Qui- rinus II, pp. 124 et suiv.), Et son analyse du contenu politico- religieux de Vinscription de Sparlésa est complete. D'un discret point d’exclamation, il a indiqué que l'emploi du mot. « tonnerre » dans l’expression inusuelle iaru pun(njq « ... des tonnerres de la bataille » ne doit pas étre fortuit et qu'il évoque le dieu Thérr (*Junraz), a la fois dieu tonnant et dieu de la fonction guerriére. Le nom de freyr qu’Alric se donne (I, vers 3) dans la partie oa il se présente en « roi de la fécondité » n’est sans doute pas non plus sans signification. Ainsi, des dieux de la triade, deux sont présents, par allusion onomastique, au niveau de leurs fonctions respectives. Seul Odinn manque, mais, @ son niveau (avec les runes, d’ailleurs, qui lui sont propres) apparait du moins le terme regin, ce pluriel neutre qui est une des plus abstraites fagons de désigner les dieux : en tant que « puissances causales » du monde. Enfin l'emploi de *ullr comme nom commun — alors que V’Edda ne connait ce mot que comme nom du dieu Ullr — doit étre une allusion du méme genre a l’aspect de la souveraineté qu’Ullr, comme ailleurs Tyr, exprime a c6té de « Vaspect Odinn » (Lindquist, p. 179). Georges Dumezit, 1) Pendant que cette chronique était sous presse, M. Benveniste a publié ici meme (CXXX, pp. 5 et suiv.) une nouvelle étude intéressant la tripartition indo- européenne. La rencontre qu'il signale entre Vidévdat. VII, 44, Pindare, Pyth: III, 40-58, et Hig Veda, X, 39, 3 est frappante. — D'autre part, nous avons now méme, dans un post-scriptum ala préface du recueil Tarpeia, répondu aux di ficultés soulevées par M. Raymond Bloch dans Les Origines de Rome (Que sais-je no 216, 1946 : ch. III, « La mythologie comparée »).

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