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INTRODUCTION :
La célébrité de Marivaux est aujourd’hui liée à ce terme qui rassemble en un seul mot
l’art de la conversation française badine et précieuse : le marivaudage.
La préciosité du langage chez Marivaux et en particulier dans La Double Inconstance a été
analysée de façon extrêmement attentive à maintes reprises et nous connaissons tous
désormais la caractéristiques de cet art élaboré du langage : finesse, vivacité et enchaînement
des répliques procédant par rebondissements successifs de mots, de phrases ou d’idées. Je ne
m’étendrai donc pas sur ce point.
Ma conférence de ce jour visera seulement à observer de quelle manière la pièce
- dans la vie et l’œuvre de Marivaux
- dans le contexte politique de son époque
- dans les rapports qu’elle entretient avec les pièces qui l’ont précédée
- dans l’histoire des comédiens italiens en France
- dans le mouvement roccoco
1
Marivaux dramaturge, Françoise Aubellin, Ed. Champion, 1996
Marivaux peint par J.B. Van Loo, Paris, Comédie Française
Fontenelle au travail
2
Voir article dans Marivaux d’hier, Marivaux d’aujourd’hui, éditions du CNRS, 1991
Dès ses débuts en littérature, Marivaux est entré en relation avec Fontenelle, qui a eu
connaissance de ses écrits par la Censure. Par son intermédiaire peut-être – à moins que ce ne
soit par celui de son oncle Bullet ? - Marivaux fait très tôt la connaissance de Mme du Tencin
(que l’on dit avoir été la maîtresse du Régent et de son premier ministre)
Mme du Tencin
Marivaux est ainsi amené à rencontrer le futur Régent Philippe, duc d’Orléans, et rejoint un
groupe amical dont fait partie son ami Houdart de la Motte. Ce groupe très actif à partir de
1715, donc dès la mort de Louis XIV, semble avoir été avant tout un groupe politique, c’est-à-
dire, au sens où on l’entendait à l’époque, un groupe d’amitiés mondaines et de relations
influentes, qui soutenait activement l’action du Régent, tout en défendant bien sûr ses propres
intérêts…. L’abbé du Tencin travaillait à sa bonne fortune tout en servant celle des autres,
tandis que Mme du Tencin, favorisant de toute son influence le système de Law, créa, dans le
cadre de ce système, une société d’agio. Marivaux appartenait solidairement à ce groupe.
Duc de Noailles
3
Article Hypothèses sur l’apparentement politique et religieux de Marivaux, Henri Coulet, in Marivaux d’hier,
Marivaux d’aujourd’hui, Ed. du CNRS, 1991.
de sa femme, qu’il épouse précisément en 1717) dans l’action de propagande menée en faveur
de Law en achetant des actions. Le rappel de sa conduite à l’époque de Law figure assez
curieusement dans une lettre sur la paresse4 datant de 1740, ce qui laisserait à penser qu’il
aurait gardé quelques remords de son attitude. On connaît la banqueroute qui s’ensuivit en
mai 1720 et qui obligea – selon certains – Marivaux à écrire pour gagner sa vie. C’est peut-
être oublier le fait qu’en 1720, l’écrivain est déjà l’auteur d’une œuvre importante : deux
comédies, une tragédie, quatre romans, une épopée burlesque, un récit satirique et différentes
feuilles de journaux5.
Nous savons de la femme de Marivaux qu’elle était plus riche et plus âgée que lui de cinq ans
(d’Alembert disait d’elle qu’elle était « aimable et vertueuse ». Or nous connaissons trop la
perfidie des lettrés du XVIIIème siècle pour ne pas entendre bien des choses derrière ces deux
épithètes, « aimable et vertueuse ». Des découvertes relativement récentes (1988) ont appris
que la femme de Marivaux était enceinte de trois mois au moment du mariage, circonstance
qui explique sans doute en partie les raisons du mariage. L’épouse de Marivaux mourut en
1723, qui est aussi l’année où se joua pour la première fois La Double Inconstance. Il semble
néanmoins impossible d’établir a-priori quelque parallèle que ce soit entre le décès de son
épouse et le texte de la pièce. En revanche, une lecture plus ouverte de l’œuvre dans le
contexte historique et politique qui l’entoure est beaucoup plus riche d’enseignements.
4
« Marivaux prétend n’avoir fait que suivre, en petit enfant, les conseils de la « société » et particulièrement de
l’abbé Mainguy ; mais il le prétend en 1740 (Lettre sur la paresse publiée par Lesbros de la Versane, in Journaux
et Œuvres diverses, p. 443-444), Henri Coulet, article cité.
5
Le volume de la Bibliothèque de la Pléiade ne suffit pas à contenir l’ensemble des œuvres de jeunesse, note
Françoise Aubelin, in Marivaux dramaturge, Ed. Champion, 1996.
Première édition du théâtre de Marivaux
Duc de Bourbon
6
Voir l’article de L. Desvignes L’antiquité au théâtre de la Foire et sur la scène de Marivaux, Studi francesi, 109,
fascicule 1, 1993, p. 15-29, cité par Françoise Aubellin
• L’héritage de Molière
En observant la première scène de La double Inconstance d’un peu près, on s’aperçoit que
les pensées de Silvia qui ouvrent la pièce évoquent étonnamment les propos des tyrans de
Molière, tel Orgon qui s’exclame : « Je ne veux pas qu’on m’aime ! » ( Le Tartuffe, Acte II,
scène 2). S’agit-il d’une simple coïncidence, si la scène d’exposition du Misanthrope s’ouvre,
tout comme celle de La double Inconstance, sur une scène de dispute qui fait dire à Alceste,
dès la troisième réplique : «Moi je veux me fâcher, et ne veux point entendre ». Plus étonnant
encore, les pensées d’Argan, dans le Malade imaginaire, sont énoncées de la bouche même de
Silvia : « Je hais la santé et je suis bien aise d’être malade ».
En revanche, les personnages-types de Molière comme l’avare, le faux dévôt, le libertin,
etc… ne sont pas repris par Marivaux, qui ne traite pas des caractères particuliers des hommes
dans ses pièces, mais plutôt des interactions qui existent entre les personnages. Le sujet des
pièces de Marivaux semble bien être, repris et agencé en maintes combinaisons toujours
nouvelles, le jeu social. Les types de personnages qui apparaissent dans les comédies de
Marivaux (Arlequin, le courtisan, la coquette – sous les traits de Lisette dans La double
Inconstance, etc.. .) doivent bien plus à la Comedia dell’Arte qu’à Molière.
La préciosité que l’on reproche parfois à Marivaux au sujet de son style ne ressemble en
rien à celle que critiquait Molière dans Les Précieuses Ridicules.
C’est une histoire de rapt qui se trouve à l’origine de l’intrigue dans La Double
Inconstance. Reprenant l’idée de départ de son récit La Voiture embourbée, Marivaux fait
enlever Silvia, une jeune paysanne, par le Prince qui est amoureux d’elle. L’action de la pièce
débute d’ailleurs in medias res, puisque Silvia, exaspérée par l’exaction qui vient d’être
commise sur sa personne, refuse toute coopération avec Trivelin, messager du Prince.
D’autres récits d’enlèvement ont sans doute inspiré Marivaux, notamment une pastorale de
Mairet datant de 1626 parue dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé et intitulée Chryséide et
Arimand, Le roi Gondebaud y enlève Chryséide à son amant Arimand, et reçoit de son
conseiller, tout comme le Prince de Trivelin, la suggestion d’user d’une « force absolue ». Il
préfère tenter de séduire la jeune fille par la douceur et les bienfaits. Marivaux s’est
certainement aussi inspiré de la Sylvie du même auteur : le fils du roi de Sicile se déguise en
berger pour courtiser une jeune paysanne dont la beauté et la simplicité le charment.. 7
.
• Référence à Phèdre
Lorsque Flaminia avoue à Arlequin qu’elle l’aime, elle utilise un procédé qui ressemble
en tout point à celui que Phèdre utilise dans la pièce de Racine pour exprimer son amour
illicite à Hippolyte. « Depuis que j’ai perdu mon amant, dit Flaminia, je n’ai eu de repos
qu’en votre compagnie, je respire avec vous ; vous lui ressemblez tant que je crois
quelquefois lui parler ; je n’ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables ». Derrière le
même verbe employé : « je respire avec vous », le public averti peut entendre le vers de
Phèdre: « Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous » Toutefois le clin d’œil
est parodique (Marivaux est un habitué du genre, qu’il maîtrise remarquablement bien). Nous
ne sommes pas dans une tragédie et Flaminia n’a pas besoin d’un Thésée mort. Arlequin, qui
a su résister aux charmes de Lisette, tombera en revanche sans aucune méfiance dans le piège
tendu par Flaminia, dont on peut d’ailleurs grandement hésiter sur la nature et la sincérité des
sentiments qu’elle éprouve à l’égard d’Arlequin.
7
Survivance de la pastorale dramatique chez Marivaux, L. Desvignes, French Studies, 22, 1968, p. 213-223, cité
par Françoise Aubellin
Quatre scènes se partagent les différentes représentations théâtrales à l’époque de
Marivaux :
- l’Hôtel de Bourgogne, avec les comédiens italiens
- la Comédie Française, avec les comédiens français
- les foires avec les acteurs forains
- d’autres scènes privées , de moindre importance
Rappelée à l’ordre à plusieurs reprises en 1688 et 1695 parce que son jeu dépasse les
bornes de la bienséance et de la tolérance absolutiste royale, la troupe italienne est surveillée
de près par des fonctionnaires de police qui assistent régulièrement aux spectacles.
L’influence de Mme de Maintenon et de religieux rigoristes gagne une Cour qui se referme de
plus en plus sur elle-même. Le public bourgeois demeure certes fidèle, mais les nobles vont
de moins en moins au théâtre. Le climat devient même hostile à partir du moment où Bossuet
déclare que le théâtre est suspect d’immoralité et qu’il constitue un divertissement trop
souvent coupable. En 1697, la programmation de La Fausse Prude au Théâtre-Italien est
l’occasion d’une réplique immédiate du pouvoir. On soupçonne cette pièce d’intentions
satiriques à l’égard de Mme de Maintenon. L’Hôtel de Bourgogne est fermé et les acteurs
italiens sont expulsés de Paris.
Une fois les Italiens partis, ce sont les forains qui tirent profit de la sclérose de la Comédie
Française. Rapidement, des spectacles s’organisent, des scènes se construisent, le répertoire
comique italien renaît. La verve, l’insolence et les audaces réapparaissent, déclenchant les
fureurs des Comédiens-Français, soucieux de leurs privilèges et ravis de l’exil de leurs rivaux
italiens. La clientèle variée de l’Hôtel de Bourgogne rejoint les foires et le public vient
admirer, au milieu de nombreux prodiges, ces nouveaux Arlequins, fils naturels de la
Commedia dell’arte et de la fête foraine. Jouant sur les ressorts traditionnels du burlesque et
du grotesque, les « arlequinades » n’épargnent pas les parodies acerbes des rivaux (de la
Comédie Française, mais aussi de l’Opéra).
Acteurs italiens
Avec la Régence qui débute en 1715, l’atmosphère parisienne change. Le rigorisme dévot
qui culminait dans les dernières années du règne de Louis XIV est passé de mode. Le théâtre
va profiter de cette « détente » et Philippe d’Orléans, le Régent, écrit au duc de Parme pour
obtenir l’élite des Comédiens-Italiens. En 1716, une nouvelle troupe dirigée par Luigi
Riccoboni (qui joue les rôles de Lélio) rejoint Paris. Elle comprend entre autres son épouse
(Flaminia), une femme de lettres, Gianetta Baletti (Silvia) dont le jeu et la prestance
charmeront Marivaux.
Thomassin
• L’origine du succès
Comédie Française
Les acteurs se connaissent depuis longtemps, des liens familiaux ou amicaux existent
entre eux, et ils ont l’habitude d’improviser ensemble sur les canevas traditionnels de la
Commedia dell’arte, d’où une véritable complicité et de vrais échanges entre eux. Qui
plus est, la troupe possède un directeur qui coordonne la mise en scène, ce qui permet de
donner aux spectacles une cohésion indispensable
Le choix que fait Marivaux de la troupe des Italiens peut peut-être s’expliquer par le
« coup de foudre » qu’il reçut en admirant Silvia9 pour la première fois, mais il est surtout
8
Baron, jeune acteur formé par Molière lui-même, semble avoir oublié sur la fin de sa vie les préceptes que son
maître lui avait enseignés. Voir à ce sujet l’article Jeu italien contre jeu français de Xavier de Courville, in
Masques italiens et comédie moderne, recueil d’articles sous la direction d’Annie Rivara, Ed. Paradigme, 1996.
9
Une « Lettre à Silvia » figure dans les Journaux et Œuvres diverses publiés aux Editions Classiques Garnier
certain que le professionnalisme de la troupe de Luigi Riccoboni et l’efficacité de son
travail le convainquirent d’emblée. Après l’échec de sa tragédie Annibal à la Comédie
Française, l’auteur leur confia aussitôt sa première comédie Arlequin poli par l’amour puis
La double Inconstance dont les rôles avaient été prévus en fonction des acteurs de la
troupe.
• Le rôle d’Arlequin
Paule Koch10qui a travaillé sur la présence d’Arlequin dans les comédies de Marivaux,
a remarqué que le personnage apparaît dans 60% des scènes et détient 32 % des répliques,
ce qui le place en deuxième position d’importance derrière L’Ile des esclaves (1725) où il
est présent dans 73% des scènes. Il n’empêche que le rôle d’Arlequin dans La Double
Inconstance est le plus important de toutes les autres pièces de Marivaux.
Mais d’où vient donc ce personnage ? Arlequin fait partie de la catégorie des zanni,
valets burlesques dont les autres représentants sont Brighella
Brighella
10
Arlequin sur l’échiquier de Marivaux, article de Paule Koch paru dans Masques italiens et comédie moderne,
Ed. Paradigme, 1996.
Polichinelle
Parmi les attributs traditionnels d’Arlequin, il faut mentionner, outre son masque, la batte
de bois accrochée à sa ceinture (se substituant à l’épée, qui est un attribut de la noblesse).
Arlequin
L’Arlequin de La Double Inconstance fait bon usage de cette batte à la scène 7 de l’Acte
I. Le costume de ce zanni a beaucoup évolué entre le XVIème et le XVIIIème siècle : d’abord
simple assemblage de restes d’étoffes, il finit par se styliser et se géométriser, privilégiant les
losanges et triangles de couleurs alternées. Mais ce sont surtout ses attributs psychologiques
qui se sont transformés au cours de cette période : le zanni avide et brutal, dont les traits
principaux sont la balourdise et une gloutonnerie proche de l’animalité est devenu,11 dans le
Nouveau Théâtre Italien, une âme simple et naïve qui, à la lumière de sa seule raison
naturelle, dénonce les usages arbitraires, critique l’avidité des riches et l’hypocrisie sociale
généralisée. Cette fonction critique et satirique si importante dans La Double Inconstance
n’est donc pas une invention de Marivaux.
11
Dans La Double Inconstance, le thème de la nourriture continue toutefois à obséder non seulement les pensées
d’Arlequin, mais aussi ses paroles, presque malgré lui. C’est d’ailleurs par le biais de la bonne chère que
Flaminia parviendra à le faire céder au sujet de ses prétentions sur Silvia.
N. Lancret, scène de la comédie italienne
L’auteur, qui a déjà utilisé ce personnage dans une précédente comédie intitulée Arlequin
poli par l’amour (1720), mais dont le Brideron dans Télémaque travesti et de Cliton dans
Pharsamon ou les nouvelles folies romanesques offraient de nombreuses ressemblances avec
Arlequin, confère au valet de La Double Inconstance un rôle d’une grande finesse. En effet, la
rusticité naturelle du personnage lui permet d’avoir impunément recours à un langage vrai :
c’est lui qui enseigne au Prince la dignité et au seigneur la noblesse (Acte II, scène 5 et Acte
III, scène 5)
CRITIQUE ET SUBVERSION
Dans le dialogue qui les oppose(Acte III, scène 5), Arlequin, qui trouvera
toutes sortes d’arguments pour contester l’acte du souverain ne parviendra pas
cependant à énoncer clairement cette antithèse d’une évidence pourtant aveuglante.
Il reste que le choix du Prince de cacher son identité à Silvia - la paysanne à
l’âme « pure » - sous un déguisement, témoigne clairement d’une évolution des
rapports sociaux. En ce début de XVIIIème siècle, les mœurs se modifient. On
s’interroge sur les frontières sociales grâce entre autres à l’apparition de cette nouvelle
classe, issue du peuple, mais qui vit sur pied d’égalité, financièrement parlant, avec la
noblesse. Marivaux encourage de façon adroite ces changements en montrant sur
scène des attitudes que tous les spectateurs ne s’enhardissent peut-être pas encore à
adopter dans leur existence. La Double Inconstance, à de multiples reprises, laisse à
entendre que la noblesse de l’âme n’a rien à voir avec l’habit que l’on porte. Et le
déguisement théâtral amène aussi le spectateur à s’interroger sur ce déguisement
qu’est le vêtement, moyen par lequel s’identifie dans la vie de tous les jours
l’appartenance sociale des individus.12Car sous l’habit, il y a l’homme, celui auquel la
Déclaration des droits de l’homme attribuera bientôt les mêmes droits pour tous et une
égale liberté.
Le plus grand désir de Flaminia, la plus rouée des courtisanes, n’est-il pas de vivre
avec Arlequin à la campagne ? Et ce qui attire le Prince chez Silvia, ne sont-ce pas
justement cette naïveté, cette simplicité, cette candeur paysannes, qu’elle aura
d’ailleurs perdues à la fin de la pièce ?
Arlequin me semble apparaître dans cette pièce comme une allégorie du
Peuple : spolié, méprisé, acheté, et au final écrasé. Cependant, Arlequin, dans La
Double Inconstance, doit beaucoup à la tradition du type théâtral auquel il appartient,
et sa fonction subversive est limitée : Marivaux ne pousse pas la critique jusqu’à la
révolte. Nous ne sommes pas encore en 1789, et les idées révolutionnaires qui
prôneront la répartition du pouvoir entre les différents acteurs de la société ne sont pas
encore mûres. Les critiques et le ressentiment d’Arlequin à l’égard du Prince qui lui a
ôté sa fiancée finissent par être abandonnés devant la promesse des récompenses à
venir : « Mais à tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois
votre favori ? »(Acte III, scène 5) demande Arlequin à celui qui est tout à la fois son
rival et son maître. Le pauvre n’obtiendra d’ailleurs pas de réponse à sa question…Le
grand mécanisme de la Révolution française n’est pas encore en marche, et le peuple,
décrit par l’auteur cinq ans auparavant dans les Lettres sur les habitants de Paris, a
aussi ses faiblesses.
• Eloge de l’inconstance
13
Lettre sur les habitants de Paris, Marivaux, in Journaux et Œuvres diverses, Chap. I, Ed. Classiques Garnier,
1988 p. 14
14
Marivaux dramaturge, op. cit., p. 59
Watteau, L’Accord parfait
A dire vrai, La Double Inconstance apparaît plus comme une interrogation sur
l’infidélité amoureuse que sur l’inconstance. Il est intéressant d’observer comment
cette conception de l’amour, diamétralement opposée à celle de la passion classique,
va évoluer chez Marivaux :
Le thème de l’inconstance a été abondamment traité par Marivaux, et apparaît
très tôt, dès les écrits de jeunesse : dans les Lettres contenant une aventure, l’auteur
développe l’idée que l’inconstance est une loi de la nature, et une loi bienfaisante. Il en
fera également l’objet de sa comédie L’Heureux Stratagème, écrite en 1733, où la
comtesse expose à sa suivante une théorie de l’amour dans laquelle se conjuguent
donjuanisme et narcissisme, et où la fidélité est rejetée au profit de la sincérité.
Une bonne dizaine d’années plus tard, dans Le Cabinet du Philosophe (1734),
l’opinion du dramaturge semble avoir encore évolué sur ce point. Dissertant sur les
différences qui existent entre constance et inconstance, le narrateur du Cabinet du
Philosophe oppose la rapidité et l’impétuosité des gens inconstants « dont le cœur,
pour l’ordinaire, ne sort que vide et épuisé de sentiments, parce qu’il dissipe en un
jour ce qui devrait lui durer des mois entiers » à la lenteur et au sang-froid de ces
« cœurs bons ménagers, comme il les appelle, « qui ne dépensent leur amour qu’avec
économie, qui en amassent de jour en jour, et qui en ont toujours beaucoup au-delà de
ce qu’ils en montrent. »
Marivaux y dresse un portrait élogieux des amants inconstants, allant jusqu’à
proposer une véritable « technique mode d’emploi » de l’inconstance. Voici donc,
d’après la deuxième feuille du Cabinet du philosophe, quelques règles à savoir
maîtriser pour être heureux en amour : « En amour, querelle vaut mieux qu’éloge.
Tenez toujours les gens inquiets, et jamais tranquilles. Paraissez plutôt coupable que
trop innocent. Du moins soyez constant avec art, je veux dire, qu’il ne soit jamais
décidé si vous le serez, ni même si vous l’êtes.(…)
Si l’amour se menait bien, on n’aurait qu’un amant, ou qu’une maîtresse en dix ans ;
et il est de l’intérêt de la nature qu’on en ait vingt, et davantage.
Et voilà, sans doute, pourquoi la nature n’a eu garde de rendre les amants
susceptibles de prudence ; ils s’aimeraient trop, et cela ne ferait pas son compte. »
En 1744, La Dispute reprendra de nouveau ce thème, qui évoque en filigrane la
philosophie de l’existence de Gassendi. L’inconstance marivaudienne semble laisser
entendre comme un écho lointain de la pensée libertine, avec toute la charge
subversive que cela suppose. Toutefois nous ne pouvons comprendre l’importance du
thème de l’inconstance dans le théâtre de Marivaux sans le mettre en relation avec le
contexte artistique de son époque
UNE QUESTION DE STYLE
Il convient ici de rappeler ici à quel point les huit années de Régence de Philippe
d’Orléans (1715 – 1723) ont pu donner un sens et une orientation commune à la pensée et à
l’art en ce début de XVIIIème siècle. Le théâtre de Marivaux s’inscrit dans cette dynamique
étonnante, comme le montre un excellent article de Jean Sgard15dont je m’inspire ici
textuellement :
« Nouvelle cour », goût « moderne », « art nouveau », telles seront les expressions que
Prévost, Crébillon et Duclos emploieront pour opposer l’ancienne cour (celle de Louis XIV) à
la nouvelle (celle du Régent). A dire vrai, la nouveauté ne survint pas brutalement dès le
changement de régime : « Une nouvelle cour s’était formée au Palais-Royal, autour de
Philippe d’Orléans, dès les dernières années du XVIIème s., à l’époque où Mme du Tencin
côtoyait vraisemblablement le Régent de très près ; les partisans du goût « moderne » et ceux
de Rubens s’y rencontraient déjà et Philippe d’Orléans prenait des leçons du plus célèbre
d’entre eux, Antoine Coypel. Le « parti d’Orléans », c’était aussi les modernes, Fontenelle
(qui soutint et protégea Marivaux), Dubos, l’abbé de Saint-Pierre qui, dès cette époque,
songeait moins à Homère qu’aux idées anglaises, au libéralisme, à l’économie politique, à la
libre pensée. De cette conjonction d’une esthétique, d’une philosophie et d’une politique
(notamment économique, dont Marivaux devait faire les frais), devait naître la Régence. La
véritable « révélation » fut de voir le goût moderne officialisé et ses représentants les plus
connus portés aux postes de commande : Antoine Coypel promu « premier peintre du roi » et
Oppenord « premier architecte de S.A. R. dès 1715. On n’a pas assez dit, écrit Jean Sgard,
combien le goût du Régent est « moderne » dans toutes ses manifestations : il a collectionné
les coloristes, les Vénitiens, Rubens ; il a protégé l’abbé de Saint-Pierre et Fontenelle ; il a
aimé Fénelon et fait imprimer Télémaque. Il a aimé les romans grecs - et illustré Daphnis et
Chloé- mais aussi Rabelais et les philosophes de la Renaissance ; il a pratiqué Locke et la
pensée anglaise ; il a rappelé en France la comédie italienne ( à laquelle Marivaux aura
largement recours), écrit lui-même des opéras. Ces goûts avaient été, au siècle précédent, ceux
des libertins ; ils deviennent, grâce au Régent, goût moderne et officiel. (…) Le règne de
Philippe d’Orléans est celui des arts et de l’amour. Deux romans méconnus seront écrits à la
gloire de ce prince artiste et amoureux.16
15
Style rococo et style Régence, Jean Sgard, in Masques italiens et comédie moderne, op. cit.
16
Les Aventures de Pomonius de Prévost (1724) et Mahmoud le Gasnévide de J.F. Melon (1739), œuvres
typiquement rococo.
Le Régent peint par Largillière
« Chez Watteau, La Fête galante est une représentation irréelle dans un décor de fantaisie ;
le tableau devient le reflet d’un mirage. Ce mirage théâtral est lui-même porté au plus haut
degré d’irréalité ; des personnages vrais empruntent des habits de convention dont la
signification échappe. Marivaux, de la même façon, jouera sur l’ambiguïté du travesti et sur la
double nature de ses personnages, à la fois originale et traditionnelle. Arlequin sensible est
bien une figure de ce temps. Musique dans la comédie, comédie poétique dans la peinture,
jeux de masques dans un théâtre de la sincérité, tout est reflet. »
Watteau, Leçon de musique
L’esprit de la pastorale, que l’on distingue de façon très nette dans La Double
Inconstance, se retrouve aussi dans les tableaux de Watteau, de Lancret, de Nattier, où
l’amour est envisagé comme une sorte de nouveau mysticisme. L’amour sensuel devient, dans
les romans de l’époque, une « béatitude »17, un « égarement » (Combien de fois les
personnages de Marivaux - dont Silvia, dans La Double Inconstance - ne disent-ils pas qu’ils
ne savent plus où ils en sont ?). La » félicité »18est le terme de ces « transports » en
comparaison desquels la vie ordinaire n’offre plus que mélancolie et « vide ».
Grande est donc la part du rêve et de l’illusion offerts par la littérature, la peinture et le
théâtre sous la Régence. Jusqu’où l’appel des plaisirs conduira-t-il ceux qui acceptent de
s’embarquer pour le suivre ? Accepter de partir pour ce voyage enchanté ne se fait pas sans
remords, sans regard tourné vers le monde que l’on quitte. Derrière la promesse du bonheur
( et à condition que cette promesse ne soit pas qu’une illusion ) se dévoile la nostalgie du
sentiment vrai, de la pure nature et du bonheur durable. Ce sont précisément là les
caractéristiques de ce mouvement que l’on appela, par dérision, l’art rococo, qui prit
naissance sous la Régence française, et s’étendit ensuite dans toute l’Europe.
A travers La Double Inconstance, nous pouvons ainsi identifier la plupart des
caractéristiques et des contradictions propres au mouvement rococo : l’irrégularité et le
caprice, la gaieté et la tristesse, la virtuosité et la nostalgie. Le sens de la pièce n’est pas
montré explicitement au spectateur, mais bien plutôt suggéré, procédant par réflexions et
revirements successifs. Quel est le message de la pièce ? Les personnages( et les spectateurs)
ont simplement appris que l’être humain est sujet aux variations et que les institutions doivent
s’adapter aux sentiments. Il n’est de liberté qu’individuelle, nous dit Marivaux. Le
dénouement de la pièce n’en est d’ailleurs pas un, puisque les derniers mots d’Arlequin
laissent à penser que la partie est loin d’être finie.
17
Cf Le Temple de Cnide de Montesquieu (1725), voir note 20 p. 148 de l’article de Jean Scard, op. cit.
18
Cf Les égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon
Je ne peux m’empêcher d’établir ici un parallèle entre l’honnêteté, la lucidité et la
violence d’Arlequin, temporairement écartées devant les promesses qui lui ont été faites et
cette période de la Régence en France, avec ses rêves de liberté, de luxe et de progrès
brusquement déçus. Cette transformation des aspirations sociales en plaisir théâtral que
Marivaux a magnifiquement réussi à rendre dans La Double Inconstance, n’est-ce pas aussi
quelque part ce qui arriva à tous ceux qui avaient placé leurs espoirs dans le nouveau système
monétaire ? Que leur resta-t-il au final, sinon l’illusion d’avoir pu, un temps, être acteurs de la
transformation de leur pays ? Arlequin et Marivaux n’eurent-ils pas tous deux à devoir «
faire contre mauvaise fortune bon cœur » ?