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Le protectionnisme peut être un facteur de

développement

« A peu près tous les pays aujourd'hui développés (PAD) avaient des politiques
interventionnistes actives en matière de commerce, d'industrie et de technologie. Pendant les
périodes de " rattrapage ", leur but était de développer leurs industries naissantes ; lorsqu'ils
ont atteint leur objectif, ils ont eu recours à des pratiques leur permettant de distancer leurs
possibles concurrents. Ils ont pris des mesures pour maîtriser les transferts de technologies
vers ces derniers (par exemple en mettant en place un contrôle de l'émigration des travailleurs
qualifiés ou de l'exportation+ des machines) et, par des traités inégaux et par la colonisation,
ont contraint les pays moins développés à ouvrir leurs marchés. Toutefois, les économies en
phase de rattrapage autres que les colonies (officielles ou de fait) n'ont pas accepté
passivement ces mesures restrictives. Pour surmonter les obstacles qu'elles créaient, elles ont
mis en oeuvre toutes sortes de moyens légaux et illégaux, tels que l'espionnage industriel, le
débauchage illégal de main-d'oeuvre et le passage d'équi pements en contrebande.

L'étude des expériences historiques d'un ensemble de PAD (la Grande-Bretagne, les Etats-
Unis, l'Allemagne, la France, la Suède, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse, le Japon, la Corée
et Taiwan) détruit beaucoup de mythes qui biaisent aujourd'hui le débat, les plus nombreux
portant sur les politiques économiques de la Grande-Bretagne et le capitalisme+ de libre-
échange+ des Etats-Unis - les deux patries supposées du libéralisme+.

1. La Grande-Bretagne

• Contrairement au mythe populaire qui veut qu'elle se soit développée sur la base du
libéralisme et du libre-échange, la Grande-Bretagne a utilisé agressivement - jusqu'à
en être un pionnier dans certains domaines - des politiques volontaristes destinées à
développer ses industries naissantes. De telles pratiques, même si leur portée est
limitée, remontent au XIVe siècle (Edouard III) et au XVe siècle (Henry VII) pour ce
qui concerne l'industrie lainière, l'industrie de pointe à l'époque. L'Angleterre exportait
alors de la laine brute vers les Pays-Bas. Henry VII tenta de changer cette situation en
taxant les exportations et en débauchant des ouvriers qualifiés hollandais. Entre la
réforme de la politique commerciale, décidée en 1721 par le Premier ministre Robert
Walpole, et l'abrogation de la loi sur les blés, en 1846, la Grande-Bretagne a mis en
oeuvre des politiques agressives en matière d'industrie, de commerce et de
technologie. Pendant cette période, elle pratiqua activement la protection des
industries naissantes, les subventions à l'exportation+, les réductions de droits pour
l'importation de matières entrant dans la fabrication des produits qu'elle exportait, le
contrôle de la qualité des exportations par l'Etat - toutes pratiques qui sont
typiquement associées au Japon et autres pays est-asiatiques. Comme le montre le
tableau supra, la Grande-Bretagne a eu des tarifs douaniers très élevés sur les produits
manufacturés jusque dans les années 1820, soit quelque deux générations après le
démarrage de sa révolution industrielle et alors qu'elle possédait une avance
technologique significative sur les nations concurrentes.

• C'est donc avec l'abrogation de la loi sur les blés, en 1846, que les Britanniques se sont
convertis nettement - même si ce n'était pas complètement - au libre-échange. On
considère habituellement cette décision comme la victoire définitive de la doctrine
économique libérale classique sur l'aberration mercantiliste (par exemple Bhagwati,
1985), mais nombre d'historiens la voient comme un acte d'" impérialisme libre-
échangiste " destiné à " mettre un terme à l'industrialisation+ sur le continent en
accroissant les débouchés pour les produits agricoles et les matières premières "
(Kindleberger, 1978, p. 196). C'est d'ailleurs ainsi que le présentaient les meneurs de
la campagne pour l'abrogation de la loi sur les blés, tels que le politicien Richard
Cobden et John Bowring, de la Chambre de commerce+.

• En bref, contrairement à la croyance populaire, l'exemple britannique de passage à un


régime de libre-échange s'est construit " derrière des barrières douanières élevées et
durables ", comme l'écrit l'éminent historien de l'économie Paul Bairoch (Bairoch,
1993, p. 46). C'est pourquoi Friedrich List, l'économiste allemand du XIXe siècle
considéré (à tort, comme nous allons le voir) comme le père de la théorie moderne des
" industries naissantes ", a déclaré que les Britanniques prêchant pour le libre-échange
se comportaient comme celui qui, arrivé en haut du mur, " tire l'échelle " qui lui a servi
à grimper. Cela vaut la peine de le citer plus longuement : " C'est un ingénieux
procédé, fort commun, lorsque quelqu'un a atteint le sommet de sa grandeur, qu'il tire
l'échelle qui lui a permis de grimper, afin de priver les autres des moyens de le
rattraper. C'est le secret de la doctrine cosmopolite d'Adam Smith, des tendances
cosmopolites de son grand contemporain William Pitt, et de tous ceux qui leur ont
succédé au gouvernement britannique. Toute nation qui, sous la protection des droits
de douane+ et des restrictions à la navigation, a porté sa puissance industrielle et
maritime à un tel niveau de développement qu'aucun autre pays ne peut lui faire
concurrence, n'a rien de plus sage à faire que de retirer ces échelles vers sa grandeur,
de prêcher aux autres nations les avantages du libre-échange+ et de déclarer sur le ton
du repentir qu'elle s'était jusqu'ici égarée, et qu'elle vient de découvrir la vérité " (List,
1885, p. 295-296).

2. Les Etats-Unis

Si la Grande-Bretagne fut le premier pays à lancer avec succès sur une grande échelle la
stratégie de la promotion des industries naissantes, ses utilisateurs les plus actifs furent les
Etats-Unis - que Paul Bairoch a désignés comme " le berceau et le bastion du
protectionnisme+ moderne " (Bairoch, 1993, p. 30).

• En effet, les premiers arguments systématiques en faveur des industries naissantes ont
été développés par des penseurs améri cains, comme Alexander Hamilton, le premier
secrétaire au Trésor des Etats-Unis, et Daniel Raymond. C'est dans les années 1820,
pendant son exil aux Etats-Unis, que Friedrich List, le père intellectuel supposé de la
théorie de la protection des industries naissantes, a commencé à apprendre sur la
question. Beaucoup d'intellectuels et de politiciens américains avaient bien compris,
pendant la période de " rattrapage " de leur pays, que la théorie du libre-échange
défendue par les Britanniques ne leur convenait pas. List fait l'éloge des Américains
pour ne pas avoir écouté des économistes influents comme Adam Smith ou Jean-
Baptiste Say, qui soutenaient que la protection des industries naissantes serait un
désastre pour les Etats-Unis, pays riche en ressources. Les Américains ont obéi au
" bon sens " et à " l'instinct de ce qui était nécessaire pour la nation " (List, 1885, p.
99-100), et continué à protéger leurs industries, en commençant par mettre en vigueur
un nouveau tarif douanier+ en 1816 (3).

• Entre 1816 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis ont eu l'un des taux
moyens de droits de douane sur les importations de produits manufacturés les plus
élevés du monde. Comme le pays a bénéficié, au moins jusque dans les années 1870,
d'une protection " naturelle " exceptionnelle, du fait des coûts de transport élevés, on
peut dire que les industries américaines ont été les plus protégées du monde jusqu'en
1945. Après la guerre de Sécession, le protectionnisme devint très important.
Contrairement à ce que l'on croit, ce conflit n'a pas eu comme seul motif la question de
l'esclavage : les tarifs douaniers furent une cause au moins aussi importante (4). C'est
seulement après la Seconde Guerre mondiale, quand leur suprématie industrielle ne fut
plus contestée, que les Etats-Unis libéralisèrent leur commerce (même si ce ne fut pas
aussi radicalement que les Britanniques l'avaient fait au milieu du XIXe siècle) et
commencèrent à se faire les champions du libre-échange+ - apportant une fois de plus
la preuve que List avait raison avec sa métaphore de l'" échelle tirée ". La citation ci-
après d'Ulysses Grant, héros de la guerre de Sécession et président des Etats-Unis de
1869 à 1877, montre bien que les Américains ne se faisaient aucune illusion sur le fait
qu'ils avaient, comme les Britanniques, " tiré l'échelle " (5) : " Pendant des siècles
l'Angleterre a tablé sur la protection, qu'elle a porté à son plus haut niveau. Elle en a
obtenu des résultats qui la satisfont. C'est sans aucun doute à ce système qu'elle doit sa
puissance actuelle. Après deux siècles, elle a trouvé bon d'adopter le libre-échange+
parce qu'elle pensait que le protectionnisme+ ne pouvait plus rien lui apporter. Eh
bien, messieurs, ma connaissance de notre pays me permet de croire que dans deux
cents ans, quand l'Amérique aura tiré de la protection tout ce qu'elle peut lui apporter,
elle aussi se convertira au libre-échange " (Ulysses S. Grant, cité dans A. G. Frank,
1967, p. 164).

3. Exercices de distancement

Comme je l'ai signalé plus haut, une fois arrivés au sommet, les PAD ont utilisé toutes sortes
de tactiques pour distancer les pays qui suivaient. Les politiques mises en oeuvre furent, bien
entendu, différentes selon le statut politique de ces derniers - colonies, pays semi-
indépendants liés par des traités inégaux ou nations concurrentes indépendantes.
• La Grande-Bretagne a empêché le développement industriel de ses colonies de façon
particulièrement agressive. Premièrement, elle a encouragé la production de matières
premières par des subventions (les " primes ") et supprimé les droits de douane+ sur
les importations+ de ces marchandises en provenance de ses colonies. Deuxièmement,
elle a mis hors la loi, dans ses colonies, les activités manufacturières à haute valeur
ajoutée+. Troisièmement, elle a interdit aux colonies d'exporter des produits
concurrents des siens. Par exemple, les Anglais ont interdit les importations+ de
cotonnades d'Inde (les " calicots "), en 1700, et les exportations+ de drap au départ de
leurs colonies (par exemple l'Irlande et les Etats-Unis) vers d'autres pays, en 1699.
Quatrièmement, l'Angle terre interdisait aux autorités coloniales d'imposer des droits
de douane+ ; et lorsqu'ils étaient nécessaires au budget+ du territoire, elle les contrait
d'une façon ou d'une autre. Par exemple, quand le gouvernement colonial britannique
en Inde imposa, pour des raisons purement fiscales, des droits - fort réduits : de l'ordre
de 3 à 10 % - sur les importations+ de textiles, les producteurs locaux durent payer
une taxe+ du même ordre, afin que la situation " soit équitable pour tous ".

• Des " traités inégaux " furent utilisés pour priver des pays théoriquement indépendants
de leur autonomie douanière, en maintenant leurs tarifs à des niveaux très bas
(habituellement de 3 à 5 %). Entraient dans cette catégorie tous les pays d'Amérique
latine, à commencer par le Brésil en 1810, ainsi que la Chine, le Siam, la Perse,
l'Empire ottoman et le Japon.

• Contre les pays concurrents, la politique consistait à limiter les transferts de


technologies, en interdisant l'émigration de la main-d'oeuvre qualifiée ou
l'exportation+ de machines performantes. Les concurrents contre-attaquaient en
pratiquant l'espionnage industriel et le recrutement " illégal " de travailleurs qualifiés,
et en ne respectant pas les brevets et autres droits de propriété intellectuelle. La plupart
de ces pays n'accordaient qu'une protection très insuffisante aux droits de propriété
intellectuelle des étrangers (par exemple en autorisant la prise de brevets sur une
" invention importée "). La Suisse n'a pas eu de système de brevets jusqu'en 1907, et
les Pays-Bas, même s'ils ont passé une loi sur les brevets en 1817, l'ont abrogée en
1869 et ne l'ont pas réintroduite avant 1912. Et jusqu'à la fin du XIXe siècle, au
moment où l'Allemagne était sur le point de dépasser la Grande-Bretagne sur le plan
techno logique, cette dernière était très préoccupée par les nombreuses contrefaçons de
ses marques par les Allemands

Contexte : La création de l’OMC s’est faite dans un contexte politique très favorable au
libéralisme . En effet , l’effondrement du bloc soviétique traduit pour les libéraux la
supériorité du capitalisme , du marché de CPP sur tout autre système . La généralisation de
l’économie de marché et la libéralisation des échanges semblent alors être les seules solutions
qui s’offrent au pays qui veut connaître une croissance et un développement économique .

Limites : comme l’indique l’analyse historique de P.Bairoch , il n’y a pas de lien de cause à
effet obligatoire entre la libéralisation des échanges , le développement du commerce
international et la croissance économique . En effet : « l’expansion du commerce extérieur
européen a été généralement plus rapide durant les périodes protectionnistes que durant la
période libérale , globalement les 30 années de période libérale ( 1860-1890 ) ont été
nettement plus négatives que les 30 années précédant cette période et que les 25 années la
suivant . »

Conclusion : A.Grjebine peut en conclure : « en fait , le libre-échange a été favorable surtout


sinon exclusivement à la première puissance économique de l’époque , c’est-à-dire le
Royaume-Uni » . On peut alors se demander dans quelle mesure la libéralisation des échanges
internationaux qui est en train de s’opérer aujourd’hui n’a pas été réalisée par le pays leader
( les EU ) au nom de l’intérêt général et en particulier

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