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Autour de I’homme : contexte et actualité d’André Leroi-Gourhan Sous la direction de Francoise AUboUzE et Nathan ScHLANGER Langage préhistorique, langages de préhistoriens Georges SauveT* NRF LEROI-GOURHAN a commencé a visiter les grottes ornées paléo- lithiques de France et d’Espagne peu aprés la Seconde Guerre mon- diale, lorsqu’il entreprit de concevoir Préhistoire de Uart occidental pour les Editions Mazenod. Trés vite, il s'apergut que, contrairement aux idées de Pabbé Breuil, toralement incontestées 4 cette époque, les représentations niétaient pas réparties au hasard, mais qu’elles répondaient & une certaine organisation et que cette organisation était plus ou moins répétitive. Autrement dit, il y avait une certaine structuration de l'art pati ci présentait un certain degré de permanence. Les représentations, figuratives aussi bien que non figuratives, constituaient un véritable systtme de signes (il emploie dés Le geste et la parole, en 1964, le terme de syntaxe figurative). Lart pariétal méricait done une étude approfondie qui allait occuper une grande partie de ses efforts, de 1958 (date de ses premiers articles sur le symbolisme des grands signes paléolithiques) jusqu’a sa disparition. Tardivement, dans une interview accordée & C.-H. Rocquet al et celle- * Unité toulousaine d’archéologie et d'histoire, CNRS, Toulouse sauvet@galilee.univ-paris 13.fr ART PARIETAL 249 250 Georges Sauver pour Les racines du monde (1982), André Leroi-Gourhan reconnaissait quill avait fait de la sémiologie pendant vingt ans sans le savoir. C’était dire avec humour que les prémisses théoriques de sa propre démarche ne Tavaient guére préoccupé et quil y était venu de fagon tres intuitive. Pourtant, cette découverte ~ car il sagissait bien d’une découverte dans le contexte de I’époque ~ allait changer radicalement 'approche de Part préhis- torique. Les documents artistiques allaient enfin étre étudiés pour eux- mémes; débarrassés des oripeaux du comparatisme ethnologique, ils allaient faire objet d'une véritable analyse interne. Ainsi considérées comme de véritables documents archéologiques, les ceuvres plastiques (pariétales et mobili@res) allaient pouvoir contribuer & une meilleure connaissance de homme préhistorique au méme titre que les outillages ou les structures d’ha- bitat. Mieux sans doute que les outils, 'are est en effet porteur de la pensée de homme préhistorique, il est chargé de ses émotions, il exprime sa conception du monde, ses croyances et, & travers son évolution au cours du temps et son extension géographique, il est révélateur de ses modes d’organisation sociale. Crest a un point essentiel : l'étude de Part ramene inévitablement le pré- historien & une interrogation centrale concernant la validité de ce qu'il dénomme «cultures» a partir des vestiges matériels que ses fouilles mettent au jour. étude de Part s’integre donc dans une démarche globale qui fait de la préhistoire une branche de Panthropologie culturelle. Cette entreprise a amené André Leroi-Gourhan & s’intéresser & l'art paléolithique sous trois aspects : un aspect diachronique consistant a classer les documents dans l'ordre chronologique afin d’y déceler une certaine Evolution ; un aspect proprement structural (étude des thémes figuratifs ou non figuratifs, de leur groupement et de leur répartition topographique dans la caverne); uni aspect interprétatif consistant & donner un sens symbolique ala structure qu'il pensait avoir mise en évidence. Le moins que l'on puisse dite est que Leroi-Gourhan a marqué son époque dans chacun de ces domaines. Ses positions, qu'elles soient admises ou rejetées, sont aujourd'hui encore au centre des débats, ce qui monte leur actualité. Chronologie stylistique et chronologie absolue André Leroi-Gourhan rompt avec le modéle chronologique de P'abbé Breuil basé sur deux cycles indépendants, car rien n’indique une rupture, ni sur le fond, ni sur la forme, entre les manifestations dart pariétal qui sont —— Langage préhistorique, langages de préhistoriens attribuables aux périodes anciennes (Aurignacien et Périgordien) et celles qui sont attribuables aux périodes plus récentes (Solutréen et Magdalénien). I voit dans Pévolution de l'art paléolichique une trajectoire continue, sinon linéaire, qu’il propose d’analyser en quatre phases qu'il appelle des «styles» et quiil définit selon des critéres formels (fig. 1). PERIODE STYLE CHEVAUX FIG. HUMAINES SIGNES (wv RECENT S WacoALENEN 8 @ acoALENIEN| MOYEN 3 MAGDALENIE? AANCIEN : B sourren 8 2 GRAvErT 2 GRAVETTIEN 25.000 g Amonaces| : couarespene Fig. 1. Chronologie culturelle et évolution des modes représentatifs ou «styles» (dapres André Lero-Gourhan, Les religions de la préhistoire, Paris, PUF, 1971, p. 86). ART PARIETAL 251 252 Georges Sauvet Il nest pas nécessaire de revenir ici sur les grandes lignes de cette évolu- tion qui va des premiers symboles sexuels aurignaciens (style I) au réalisme et al'académisme des représentations magdaléniennes du style IV récent. En revanche, il est intéressant de souligner que les subdivisions ne concordent pas avec les «cultures» matérielles telles quielles sont définies & partir des industries lithiques et osseuses. C'est le cas notamment de son style III qui est a cheval sur le Solutréen et le début du Magdalénien. Pour Leroi- Gourhan, P’évolution artistique est largement indépendant des change- ments matériels : elle consticue un continuum dans lequel il est difficile — et forcément arbitraire — de tracer des limites. Lincertitude chronologique sétend sur plusieurs milliers d’années et laisse place & d’éventuelles révisions. Cette chronologie a été trés largement acceptée, en France comme en Espagne, dés son apparition. Elle est en partie remise en cause aujourd'hui, pour des raisons justifies... et d'autres, qui lesont moins. Ily a tout d'abord une certaine opposition qui rejette a priori le caractére unilinéaire de cette Evolution, sous le prétexte qu'elle serait «contraire au bon sens». Un tel argument, de nature polémique et totalement subjectif, n'est évidemment pas recevable. En revanche, il n'est pas possible d'ignorer les arguments de ceux qui, sans remettre fondamentalement le systtme en question, proposent des aménagements pour résoudre des difficultés d'ordre pratique rencontrées 3 l'occasion de nouvelles découvertes. Il était clair, dans lesprit méme d’André Leroi-Gourhan, quiil sagissait d’un outil de travail et non d'un dogme, et quiil était non seulement licite, mais indispensable de Pactualiser en fonction des données nouvelles. Crest ce qu’ont fait, par exemple, B. et G. Delluc, dans leurs travaux sur les manifestations graphiques aurignaciennes et gravettiennes en Aquitaine (Delluc et Delluc 1978, 1991). Eprouvane beaucoup de difficultés & distinguer le style I du style I ils ont proposé de les réunir dans une phase archaique, ce qui ne souléve pas d'objection théorique et a dailleurs regu approbation de Leroi-Gourhan. De méme, les découvertes récentes d'un art animalier de l'extréme fin des temps magdaléniens et du début de la période ailienne ont conduit A. Roussot & proposer I'introduction d'une 5° phase, un «style V», car cet art posstde des caractéristiques propres qui le distinguent nettemene du style IV (Roussot 1990). Au cours des derniéres années, la possibilité de dater directement par le carbone 14 le charbon ayant servi & exécuter certains dessins noirs et de déterminer la composition des peintures a ouvert un nouveau champ — Langage préhistorique, langages de préhistoriens d'investigation qui a contribué & relancer le débat sur les styles de Leroi-Gourhan. Quelques exemples suffirone & montter les avatars de ces méthodes pourtant prometteuses. Cougnac, Cosquer, Chauvet-Pont-d’Arc et Vart pariétal avant Lascaux La grotte de Cougnac (Lot) a fait récemment objet de plusieurs datations directes (Valladas et al. 1993). Les figures qui retiendront notre attention sont deux mégacéros noirs (fig. 2). Le premier & gauche est un male qui utilise magnifiquement le relief naturel de la roche; le second est une femelle. Ils sont suivis par un troisitme meégacéros, rouge, qui utilise également le relief, de la méme maniere que le premier. Ce trés bel ensemble fut unanimement considéré comme une composition jusqu’a ce que Ton obtienne des datations sur des prélevements microscopiques. Le mégacéros mile a regu deux dates relativement convergentes : 23610 + 350 BP (GifA-91183) et 22750 + 390 BP (GifA-92426), tandis que le mégacéros femelle fournissait deux dates trés différentes : 19500 + 270 BP (GifA-91324) et 25120 + 390 BP (GifA-92425). Les physiciens, auteurs des analyses, concluent prudemment : «Tant que Fig. 2. Frise des mégacéros de la grotte de Cougnac (Lot), avec indication des zones de piélévements pour datation Carbone 14-AMS_ (d'aprés Lorblanchet 1994) ART PARIETAL 253 Georges Sauvet a Le laboratoire de Git-sur-Vvette, bien ‘conscient de cette dificult a réalisé une experience iméressante qui montre justement que la procédure chimique mise-en ceuvre pour extraire le carbone de féchantillon brut centrane une contamination environ 0,7 % par du carbone récont, puisqu’un échantillon de graphite cage acologique, é dans les memes conditions, accuse un ge ‘apparent de 40.000 ans (Walladas et a 1933). Cette conection ‘est ensuite appliquée systématiquement ‘ux échantillons archéologiques. Toutes, cette ereur étant d'origine ‘expérimentale n'a pas tne reproductbilitéparaite En tout état de cause, ‘I semble illasoire dépiloguer sur des diférences dae {qui sont du méme ordre de grandeur que Ferreurintroduite par la mesure (principe bien connu en physique depuis Heisenberg 0) de nouvelles dates ne seront pas disponibles, on ne saura pas si les auteurs des mégacéros mile et femelle ont été séparés par une courte période de temps ou par des millénaires, puisqu’une sous-estimation de la date du mile, causée par une contamination récente, aménerait les deux animaux vers 25000 BP» (Valladas et al, 1993, p. 75). Cependant, M. Lorblanchet prenant les dates extrémes pour argent comptant conclut & ’accumulation des figures pendant des millé- naires. Méme la trés faible différence existant entre les deux dates du mégacéros mile est prise pour argument en faveur d’opérations de rénovation des figures : «Les deux dates obtenues sur le Mégacéros mile sont séparées par un intervalle de plus de 8 siécles; dans ce cas, éant donné amplitude des marges statistiques, hypothese d’une retouche est toujours 4 envisager bien qu’elle soit beaucoup moins certaine que dans le cas précédent» (Lorblancher 1994, p. 171). Cette attitude repose en grande partie sur une confiance tout & fait exagérée en la validité ou la précision des mesures physiques, et sur une interprétation erronée de la signification de P’écart type indiqué par les laboratoires. Cette marge représente uniquement erreur de mesure et ne prend nullement en compte les autres causes erreur liées & d’éventuelles pollutions des prélevements micro- scopiques. Il faut savoir que les échantillons analysés grice aux nouvelles techniques de spectrométrie de masse avec accélérateur de particules (AMS) sont de ordre d’un milligramme de carbone et que pour passer de 22750 A 23610 ans, il suffit de 0,7 % de carbone récent, soit 1,56 microgramme dans ce cas concret! (fig, 3)!. 0000 age oP 0000 Fig. 3. Influence d'une contamination par du carbone récent sur Vge 1r6el d'un échaniilon daté par la méthode du carbone 14 (Vor- donnée @ lorigine de chaque courbe représeme Vge ap- parent donné par le laboratoire et la courbe représente ge réel en fonction du pourcentage de contamination) 254 Langage préhistorique, langages de préhistoriens Iest intéressant de souligner que I'auteur rejette l'idée que l'ensemble de la décoration figurative de Cougnac puisse avoir été réalisée dans un moment déterminé du Gravettien, vers 25000 BP, en utilisant comme argu- ‘ment sa conviction personnelle selon laquelle « une telle interprétation serait certainement fausse, parce qu'elle serait par nature trop schématique et limitante» (Lorblanchet 1993). On voit que les techniques archéométriques modernes, aussi objectives soient-elles dans leur principe, ne permettent pas 'éliminer la subjectivité du raisonnement des préhistoriens, puisquiils les utilisent avant tout pour étayer leurs theses. Notons au passage que cette attitude risque méme de reléguer l'essentiel au second plan. En effet, l’intérét principal des datations de Cougnac, cest de nous apprendre que le panneau des mégacéros, aujourd'hui daté autour de 25000 BP, est considérablement plus ancien que ne le pensait André Leroi-Gourhan et fournit probablement un jalon essentiel pour une nécessaire révision chronologique. Cette donnée majeure est & rapprocher de celles qui nous ont été fournies par les découvertes récentes des grottes Cosquer et Chauvet-Pont-d’Arc. La découverte de la grotte Cosquer donna lieu a une controverse inutile sur son authenticité, au cours de laquelle les comparaisons stylistiques avec Lascaux furent naturellement au cocur du débat (Clottes et Courtin 1994). On apprit plus tard que la décoration figurative peinte de la grotte Cosquer était antérieure 4 Lascaux de deux millénaires environ, sa datation directe entre 18000 et 19200 BP la situant dans le Solutréen supérieur. On notera qu'une telle attribution culturelle sinsére sans difficulté dans le modele chrono- logique de Leroi-Gourhan qui place justement le style III & cheval sut le Solutréen et le Magdalénien ancien. ART PARIETAL La découverte de la grotte Chauvet-Pont-d’Arc au début de 1995 fat un choc beaucoup plus profond. Pressé par les médias, Jean Clottes, sur la base de comparaisons stylistiques avec Lascaux, Cosquer, Cougnac, Pech Merle, tc. proposa un age autour de 20000 ans. Quelques mois plus tard, fut publié un ensemble de datations carbone 14 qui oscillaient entre 22800 et 29000 BP pour des charbons trouvés au sol et entre 30340 et 32410 BP pour les dessins eux-mémes (Clottes er al. 1995). Devant ’écart considérable entre les dates extrémes, on peut étre réservé sur leur fiabilité individuelle et refuser de conclure prématurément & une fréquentation du site qui s'étendrait sur dix millénaires. Cependant, méme si fon prend arbitrairement la moyenne des 12 dates connues & ce jour, celle-ci sérablit & 28130 + 3000 ans et indique, en rout état de cause, une ancienneté bien plus grande que prévue (trés supé- rieure & celle de Cosquer et méme probablement a celle de Cougnac). 255 256 Georges|SAUvet) sap=s=) eee tee eee Ceux qui rejettent le modéle d’évolution linéaire d’André Leroi- Gourhan au profit d’une évolution «buissonnante» furentaussitdt tentés de voir dans la grote Chauvet-Pont-d’Arc un éclair de génie, un chef-d'ceuvre unique et sans lendemain, mais ce sont souvent les mémes qui admettent Phypothése d’un étalement de la fréquentation sur plusieurs millénaires Qurest-ce qu'un «éclair de génie» qui perdure pendant 10000 ans? Et que fait-on des affinités stylistiques signalées dés le début entre cette grotte et quelques autres et qui demeurent incontestables, méme si 'on sait aujour- d’hui que les sites en question sont probablement séparés dans le temps par des milliers d’années? C'est sur la persistance de ces similicudes pendant des temps trés longs qu'il conviendrait de s‘interroger sans a priori. Elles nous font toucher du doige I'extréme lenteur des processus évolutifs lorsqu’on Sapproche des origines de art. La surprise et le trouble des spécialistes devant age de la grotte Chauvet- Pont-d’Arc viennent du fait que nous connaissons trés peu de grottes ornées atcribuables avec quelque vraisemblance & la période 30000-17000 BP, & Pexception de Cosquer, Cougnac, Gargas (Hautes-Pyrénées), Pair-non-Pair (Gironde) et quelques sites mineurs. Devant cette lacune, force est de reconnaitre, que les critéres utilisés par Leroi-Gourhan pour définir et distinguer les styles Il et III reposaient sur une base excessivement fragile, et quills doivent aujourd'hui étre révisés & la lumitre des récentes découvertes. Niaux et I’art pariétal aux confins du Magdalénien moyen et supérieur A Niaux, André Leroi-Gourhan et la plupart des préhistoriens se sont accordés pendant des décennies pour attribuer la réalisation du Salon noir au Magdalénien moyen (style IV ancien de Leroi-Gourhan). Or, deux bisons ont été récemment datés (Valladas et al. 1990, Clottes et al. 1992). Pour l'un d’eux, une dare de 13850 + 150 BP (GifA-92501) a été trouvée, ce qui correspond bien au Magdalénien moyen, mais pour le second, la date indiquée est de 12890 + 160 BP (GifA-91319). Lattention vest focalisée sur le fait que cette date était celle du gisement Magdalénien supérieur de La Vache qui se trouve & quelques centaines de metres de Niaux; d’ot. Vhypothése, bient6r devenue certitude, qu'une partie du Salon noir serait attribuable au Magdalénien supérieur, donc au style IV récent, contrai- rement & opinion d’André Leroi-Gourhan. Cest «oublier» que les dates carbone 14 des gisements du Magdalénien moyen et du Magdalénien supérieur one une large plage de recouvrement, et que Page de 12890 ans trouvé pour 'un des bisons de Niaux se situe Langage préhistorique, langages de préhistoriens justement au coeur de cette plage (fig. 4). Dans ces conditions, il faut reconnaitre honnétement que la datation directe pat le radiocarbone ne fait pencher la balance ni dans un sens ni dans Pautre. D/autre part, argumenter sur les mille ans qui séparent les dates des deux bisons pour tirer des conclusions sur la longue fréquentation des sanctuaires et accumulation des figures au cours du temps (ce qui remettrait en question Tidée d’une construction d’ensemble proposée par Leroi-Gouthan, Vialou et quelques autres) n'est pas moins fallacieux, puisque 'argument repose cette fois encore sur une confiance absolue dans la mesure fournie parle laboratoire, sans tenir compte d’éventuelles pollutions insuffisamment éliminées. Il suffi de 2,8 % de contamination par du carbone récent pour entrainer un rajeunissement de ‘ordre de 1000 ans sur un age de 13 850 ans (fig. 3). La faiblesse de Pargument ria pas échappé& Jean Clottes qui a récemment publié une remarquable autocritique : «{...] Vintervalle de 960 ans entre les deux bisons a été accepté sans probleme, malgré la petitesse de I'échantillon et le fait que, pour la date la plus récente (12980 +160 BP), la fraction humique fur datée de 12440 + 190 BR ce qui indiquait quelque contamination et la é que la date ait pu étre quelque peu trop basse» (Clottes 1994). ART PARIETAL possibil Niausx, bison, 13850 BP Niaux, bison, 12890 BP Magd. moyen Magd. supérieur | 19000 18000 17000 16000 15000 14000 13000 12000 11000 10000 (BP) [panes a ene eer: Fig. 4. Diagramme des datations carbone 14 attribuées & des gisements magdalé anciens, moyens et supérieurs et datation directe par carbone 14-AMS de deux isons de Niaux. Boe 258 Georges Sauver Analyse de pigments et «recettes » Largument fourni par les datations carbone 14 étant & lui seul insuf- fisant, Jean Clottes s'est tourné vers d'autres preuves, fournies par Panalyse des pigments. En effet, au cours des dernitres années, I’étude physico- chimique d’échantillons microscopiques prélevés sur des peintures pariétales paléolithiques a permis d’en déterminer la composition et notamment d’identifier, en plus du pigment (hématite, oxyde de manga- nése ou charbons de bois), différentes substances minérales ayant proba- blement jou¢ le réle de charges (Clottes, Menu et Walter 19902, 19908). Les hommes préhistoriques auraient systématiquement collecté divers minéraux quils auraient ensuite finement broyés et mélangés selon des arecettes» spécifiques. Des constituants différents ayant été trouvés dans le gisement de La Vache (Magdalénien supérieur) et dans les gisements d’Enlene et du Mas d’Azil (Magdalénien moyen), I’hypothése que ces «recettes» puissent avoir une valeur chronologique — l'une caractérisant le Magdalénien moyen, l'autre le Magdalénien final —a été avancée. L’idée que ces «recettes» aient pu appartenir a différents groupes humains contem- porains est également envisagée, mais rapidement évacuée sans argument décisif (Clottes, Menu et Walter 19904). En revanche, P'idée que ces «recettes» puissent écre locales et non chronologiques n’est pas méme prise en compte, bien que l'une des deux recettes (celle contenant de la biotite) ne soit & ce jour connue que dans le bassin de Tarascon-sur-Ariége (Niaux, La Vache, Fontanet). La préférence donnée & I'hypothése chronologique Sexplique par le désir de démontrer que la réalisation du Salon noir de Niaux se serait érendue sur un millier d’années. Cette hypothése conforte en effet les datations carbone 14 et vice versa, puisque le bison daté de 13850 BP est réalisé avec la «recette» attribuée au Magdalénien moyen, tandis que le bison daté de 12890 BP est réalisé avec la « recette » attribuée au Magdalénien supérieur. Ilest frappant de voir comment une simple hypothése devient progres- sivement un fait acquis qui n'est plus remis en cause et sert & son tour argument dans d'autres démonstrations. Par exemple, dans la galerie Cartailhac de la grotte de Niaux, on trouve une représentation de bouquetin en perspective dite « fuyante». Par analogie avec des animaux figurés de face, qui sont surtout fréquents dans l'art mobilier du Magdalénien supérieur, cette représentation fut utilisée, il y a quelques années, pour «rajeunir» Niaux (Clottes 1988-1989). Or, le pigment du bouquetin de Niaux a été récemment analysé : il s'agit de la «recette» contenant du feldspath potassique qui serait, selon les auteurs, typique du Magdalénien moyen! Langage préhistorique, langages de préhistoriens (Clottes, Menu et Walter 19904, 19904). Au lieu de reconnaitre logique- ment que cela jette un doute sur la validité de leur hypothése d'une valeur chronologique des recettes, les auteurs préferent conclure que « cela prouve une fois de plus la vanité des critéres stylistiques trop strictement appliqués » (Clottes, Menu et Walter 1990, p. 187). La méme démarche est appliquée & la grotte de Fontanet (Aridge) : «D’aprés ses caractétes stylistiques, Fontanet a d’abord été attribué au Magdalénien moyen. Depuis, les analyses de pigments ont révélé que la recette utilisée était celle connue au Magdalénien supérieur, et une date radio- carbone de 12270 + 42 BP (Ly-2184) semble confirmer ce rajeunissement qui rendrait Fontanet contemporain de la deuxitme phase de Niaux.» (Clottes 1995, p. 32) Or, la grote de Fontanet avait regu deux datations et non une seule : 13810 + 740 BP (Ly-846) et 12770 BP + 42 BP (Ly 2184) (Clottes 1989). Seule la date la plus récente est retenue et elle se trouve, de plus, rajeunie de $00 ans par une coquille typographique ! En cas de conflit, ce n’est jamais la date qui est mise en cause, mais Patcribution stylistique, et pourtant, ces quelques exemples montrent que le raisonnement basé sur les datations absolues est finalement aussi fragile que celui qui se fonde sur les critéres stylistiques et donne licu aux mémes dérives. Patadoxalement, Cest & auteur méme des travaux cités ci-dessus que nous empruntons cette conclu- sion & laquelle nous souscrivons totalement : «les interprétations de dates par les préhistoriens ne sont rien moins qu’objectives» (Clottes 1994, p. 65). Ce manque d’esprit critique devant les technologies modernes, cette confiance d'un autre Age dans P'infaillibilité de la science est une attitude extrémement dangereuse qui vient de connaitre une illustration désastreuse. Un extraordinaire ensemble de gravures paléolithiques de plein air a éé découvert en 1994 dans la vallée du Céa au Portugal et se trouvait menacé ° de destruction par la construction d’un barrage hydroélectrique. Toute la communauté des spécialistes d'art paléolithique s'est accordée & reconnaitre Pimmense valeur de ce patrimoine qui atteste de lexistence de grands centres d’art rupestre paléolithique & la lumigre du jour. Aucun n'a émis le moindre doute sur lage paléolithique de ces gravures. Tout récemment, un archéométre utilisant des méthodes de datation encore au stade expéri- mental vient de rendre un verdict... concluant & un age sub-contemporain de rout ensemble. Cette annonce fit scandale lors d’un récent colloque international d’art rupestre 4 Turin. Pourtant, au lieu de conseiller unani mement au spécialiste de rechercher I’artefact dans ses méthodes, on entendit des voix de préhistoriens qui commengaient a dire qu’une fois de plus, en cette affaire, les critéres stylistiques avaient fait long feu... ART PARIETAL 259 260 Georges Sauver — Structuration de l'art pariétal André Leroi-Gourhan, rompant avec la tradition breui insertion du décor pariétal dans lespace souterrain un systeme beaucoup plus élaboré et construit qu’on ne le supposait auparavant. Si l'on fait exception du travail du philosophe Max Raphaél, que Leroi-Gourhan nfignorait pas et qui a sans doute inspiré certaines de ses réflexions, de méme que le travail contemporain de M"™ Laming- vue totalement nouveau. Utilisant des données quantitatives, traitées statistiquement, sur la répartition des thémes animaliers dans les différentes parties de la grotte, et sur la fréquence de certaines associations thématiques, il propose un modéle basé sur une hiérarchisation des animaux. Certaines espéces (cheval, bison, aurochs) sont considérées comme fondamentales, d'autres comme complémentaires (caprinés et cervidés, par exemple). Ce modeéle concernerait tout le Paléolithique supérieur occidental de PAurignacien a la fin des temps glaciaires et serait applicable, moyennant quelques aménagements, du Nord de la France & ’Andalousie. C'est aspect monolithique de ce modéle qui a heurré dés le début les contemporains de Leroi-Gourhan (P. Ucko, H. Lhote, L.-R. Nougier, L. Pales, entre autres). En réalité, la principale cause de rejet, le plus souvent inavouée, était une opposition de principe & toute approche structuraliste. Le seul tore d’André Leroi-Gourhan fut sans doute de ne pas s'ére suffisamment expliqué sur ce point. En effet, toutes les manifestations pariétales du Paléolithique supérieur occidental présentent des caractéristiques communes absolument incontestables qui les distinguent des arts rupestres d'autres époques ou d'autres parties du monde : nne, voit dans Emperaire, cétait un point de 1 Elles font appel & un bestiaire extrémement réduit, une douzaine dPespeces consttuane plus de 95 % des représentations. Celles-ci sont juxtaposées ou superposées, flortant dans un espace virtuel sans de sol, ni décor, et sans respect des rapports de taille entre especes figu- rées. Elles ne constituent qu’en de rares exceptions ce que nous appel- lerions des scenes. Les représentations humaines sont rares et presque toujours réduites & des schémas rudimentaires ou des caricatures. 2-Il existe des resemblances formelles incontestables entre des repré- sentations de sites fort éloignés dans l'espace : il y a, par exemple, des conventions graphiques si particuligres qu'il est difficile d’envisager un phénoméne de convergence (chevaux A « bec de canard » d’Ardales en Andalousie et de la Croze a Gontran en Dordogne). Langage préhistorique, langages de préhistoriens 3—Lorsqu'il existe un contexte archéologique immédiat, il révele presque toujours la présence de matigres premiéres allogenes (silex, ambre, coquillages marins, etc.) provenant de centaines, voire de milliers de kilometres, ce qui rend tres vraisemblable lexistence de contacts entre groupes & grande distance. Bien sf, ces arguments ne prouvent pas, & eux seuls, la permanence temporelle de traditions, ni leur diffusion géographique, mais ils justifient quion sintéresse & la recherche d’éventuelles constantes au niveau structural. Ladémarche structuraliste est parfaitement légitime lorsque le probleme posé est de trouver les éléments d’ordre et de régularité dans ce qui apparait au premier degré comme un chaos. Elle a permis de substantiels progres dans des domaines variés. Lévi-Strauss a pu déceler des homologies, des réciprocités, des correspondances parmi des centaines de mythes sud- américains profondément différents en premiere lecture (Lévi-Strauss 1964). Vladimir Propp a pu reconnaitre, dans des centaines de contes russes merveillewx, un nombre limiré de fonctions des personnages et ramener leur immense diversité apparente & quelques éléments morphologiques récurrents (Propp 1970). En linguistique, c'est une démarche du méme type qui fonde route Panalyse syntaxique moderne. Beaucoup de préhistoriens qui sinscrivent dans la tradition naturaliste de pionniers comme P'abbé Breuil ont du mal & admettre qu'il n'y a pas de sacrilége & poursuivre une démarche structuraliste, méme dans le domaine de are. La réduction qu'impose la démarche structuraliste leur semble insupportable. Réduire par exemple toute représentation de bison au théme bison» en négligeant en premiere approximation les subtiles distinctions que peut nous apporter une étude anatomique fine (Paillet 1993), voite le concours de spécialistes de l’éthologie (Clortes, Garner et Maury 1994) a effectivement un aspect frustrant. Il faut pourtant se convaincre que apport compensera la perte et que celle-ci n’est de route facon pas irrémédiable. Lapproche structuraliste n'est pas une fin en soi, mais constitue une étape indispensable du raisonnement. Dans le domaine de Part paléolithique, sil’on s'intéresse, par exemple, aux associations thématiques, une approche de type structuraliste permet de montrer que trés peu de combinaisons ont été réalisées par rapport’ 'énorme nombre de possibilités qui existaient. En utilisant la fois les méthodes quan- titatives de Panalyse des données et des méthodes d’analyse structurale développées en intelligence artificielle, nous avons pu mettre en évidence un ensemble cohérent de constantes et de régles de «combinabilité» qui ART PARIETAL 261 262 Georges Sauvet Sappliquaient de fagon récurrente, Celles-ci sont vraisemblablement liées @ des contraintes sémantiques et constituent une sorte de « grammaire » (Sauvet 1988, Sauvet et Wlodarczyk 1995). Notre analyse différe quelque peu de celle d’André Leroi-Gouthan par les moyens mis en oeuvre (analyse factorielle des correspondances et classi- fication ascendante hiérarchique) ; les conclusions sont plus étendues, mais non contradictoires, Par exemple, l'étude des associations thématiques met en évidence une partition des themes figuratifs en cing classes : cheval, bison ec bouquetin constituent une classe dominante qui joue un réle central par rapport aux autres, ainsi que Leroi-Gouthan Pavait pressenti. Les humains et anthropomorphes sont au voisinage immédiat. Les autres espéces animales se répartissent en trois groupes antagonistes : aurochs, cerfs et biches d’un céré; mammouths, rennes, rhinocéros et ours, de Pautre; félins, poissons et autres animaux rares constituant un troisitme péle (fig. 5). Une autre analyse, appliquant un algorithme utilisé en recherche opéra- nelle, Falgorithme de Kruskal, montre une hiérarchisation des themes qui recoupe toralement analyse précédente, tout en la complétant. En effet, cette structure arborescente montre bien le réle capital joué par la classe cheval-bison-bouquetin, et précise en outre que le cheval est la «racine» de cet arbre, cest-a-dire qui est le véritable pivot des assemblages (fig. 6). Ce gtaphe montre également les liens particuligrement forts qui existent entre certaines esptces: bison-renne, par exemple, cerf-bouquctin, lion-cheval, etc. Ouvrons ici une petite parenthése. La découverte de la grotte Chauvet- Pont-d’Arc a contribué & relancer les critiques contre les idées d’André Leroi-Gourhan en raison de la trés grande originalité de cette grotte. Entre autres, 'abondance des rhinocéros et des félins, par ailleurs trés rares dans Tare pariétal, a été présentée comme un argument remettant en cause P'unité culturelle de cet art. Pourtant, un panneau comme celui de la Salle Terminale montre des associations thématiques et une construction tout & fait conforme au modéle que l'on peut déduire de l'ensemble des sites connus a ce jour : mammouth, bison et rhinocéros entourant une niche centrale ot tréne un magnifique cheval; cest une formule «grammatica- lement» correcte, si Yon peut utiliser cette expression. Les originalités de cette grotte— et elles sont nombreuses ~ se situent ailleurs. Bien entendu, a Lissue de ces analyses, le systéme apparait beaucoup plus riche que la simple dyade cheval-bison de Leroi-Gourhan, flanquée de ses animaux complémentaires, mais le point important & noter ici, Cest que cela ne fait que confirmer que l'art pariétal paléolithique refléte, jusqu’a un Langage préhistorique, langages de préhistoriens ART PARIETAL h— rhinocéros = mammout! renne SS : ‘ours: bison Ss anthropomorphe _-> biche cheval —— bouquetin — cerf lion —— poissons — divers Fig. 5. Analyse factorielle des correspondances des associations thématiques figuratives dans l'art pariétal paléolithique occidental (dapres Sauvet et Wlodarczyk 1995). Fig. 6. «Arbre de poids maxi: mal» des. associations thématiques figuratives dans Wart pariétal paléo- lithique occidental (d’apres Sauvet et Wiodarczyk 1995). 263 264 (GeorgesiSAUVEn eajesaset eet ae certain point, une certaine unité culturelle, On doit & la vérité de dire que cette position est actuellement trés critiquée par certains chercheurs, qui rejettent ce quiils appellent, avec une pointe péjorative, les «approches globalisantes et réductrices», pour mettre accent sur la diversité : diversité des styles individuels (intérée pour l'identification des mains d'auteur), diversité régionale, diversité des motivations, etc. Crest sans doute une réaction normale, le retour du balancies, si bien connu dans lhistoire des idées. En effer, 'objectif de Leroi-Gourhan était de convaincre que l'art des cavernes était le fruit d'une construction culturelle répondant & des regles stables; il a donc eu tendance a schématiser, & mettre en valeur les éléments unificateurs au détriment des éléments de variation. Il est évidene que la diversité existe, nul ne le conteste. Des découvertes récentes comme celles des grottes Cosquer et Chauvet le prouvent sans qu’ll soit besoin d’y insister. Pourtant, ces deux grottes partagent avec toutes les autres un certain nombre de traits communs quiil serait dommageable de ne pas mettre en évidence. Et cest la qu’une démarche de type structuraliste peut se révéler utile et pleinement justif structuraliste fait appel & une heuristique qui laisse la place & une certaine indétermination : c'est dans cette part d’indétermination que l'on trouvera la diversité, le développement des particularismes régionaux, voire des créations individuelles sans lendemain ou méme des hérésies. Dece point de vue, le travail de D. Vialou sur les grottes ariégeoises revee une grande importance, car il tente d’aller dans les deux directions a la fois (Vialou 1986). Analysant minutieusement une douzaine de grottes ornées ariégeoises, il montre d’une part que les figures sont remarquablement assemblées en une véritable «construction symbolique», mais de l'autre, il trouve tant de différences entre les sites sur les plans techniques, stylistiques et méme thématiques (développement de certains thémes ici, absence de tel autre ailleurs) qu'il conclut a «V'originalieé irréductible» de chaque site, allant jusqu’a exclure Pidée qu'il ait pu exister une véritable liaison culturelle entre leurs auteurs. I! pense méme que l'unité du Magdalénien pyrénéen fest qu’apparente et recouvre en réalité de multiples «facits»- On voit que la démarche d’André Leroi-Gouthan (& laquelle j’associerai modestement la mienne) qui s'intéresse aux points communs et celle de D. Vialou qui met en lumire les différences ne sont opposées quien appa- rence : en réalité, elles sont complémentaires, puisque les deux aspects co- existent nécessairement. Il conviendrait de rapprocher les deux points de vue, et méme de les mettre en oeuvre simultanément, car comme Pa si bien exprimé André Leroi-Gourhan, nous devons nous méfier «de cette propriété Il faut d’ailleurs signaler que approche Langage préhistorique, langages de préhistoriens fallacieuse quont les faits de se mettre facilement en série pour peu qu'on les éclaire d’un seul cété a la fois». Dans le cas que nous évoquons, il serait bien Gtonnant que la vérité soit tout entiére d'un seul coté. Interprétation symbolique Le dernier point que je souhaitais aborder est celui des représentations non figuratives, de leur interprétation par Leroi-Gourhan comme signes sexuels et de son interprétation symbolique globale de l'art pariétal. C'est sans doute laspect le plus connu de l'ceuvre de Leroi-Gourhan, mais aussi le plus controversé. Je me contenterai de quelques remarques. La classification des signes, en signes pleins et en signes minces, faite par Leroi-Gourhan a ceci de particulier qu'elle ne sappuie pas sur la forme des signes, mais surleur signifié supposé, les signes pleins ayant une connotation féminine, les seconds une connotation masculine (fig. 7). C'est done une -GQO0UWIUaVIS *OLOOhTATOCESS CVV VATIAMDAMRANA PID HKSTIDO0OM «DOO MUNIGS es FOO @w a wes 250 6 arken ca ob dhetmesain & Fe ea shabbirt gay } eae Re Tea ire cre eae eras Pelee ene hy Recherche n°26, 1972, p. 253- eee SI: signes pleins (8 valeur fémi- nine); $2: signes minces (a valeur masculine); $3: signes «complémentaires | ii ART PARIETAL 266 Georges Sauver typologie de type sémantique, et non morphologique, fruit d’une démarche curicuse qui suppose résolu le probléme de l'interprétation et interdit par avance de lui chercher une autre solution. Le contraste qui existe entre cette classification des signes, posée sans souci de justification, et les efforts que Leroi-Gourhan a constamment déployés, dans le cas de 'art animalier, pour démontrer sa structuration, est particuligrement frappant et illustre les contradictions et le cété empirique de son ceuvre. En revanche, Vinterprétation proposée est trés pénétrante. Elle peut Sanalyser comme une double homologie entre des paires métonymiques : phallus et sagaie, d'une part; vulve et blessure, d’autre part, et un double symbolisme de la vie et de la mort: mort du gibier aussi nécessaire & la survie de l'homme que la procréation. C’est une véritable métaphysique de chasseurs que nous suggére André Leroi-Gouthan. est remarquable que cette interprétation, qui avait provoqué en son temps les sarcasmes de l'abbé Breuil, ne provoque plus guére de commentaires aujourd’hui. Les auteurs actuels sont peu enclins a s¢ laisser entrainer sur le terrain de Pinterprétation, quiils jugent inaccessible ou sortant de leur domaine, de sorte que cet aspect a pratiquement disparu de la littérature. André Leroi-Gourhan lui-méme, dans ses derniers écrits, avait beaucoup nuancé sa position. Conclusion Sur les trois fronts que nous avons évoqués (chronologic, structuration, interprétation), oeuvre d’ André Leroi-Gourhan a suscité autant d’enthou- siasme que de critiques. Elle a profondément marqué son époque et continue de le faire aujourd'hui, sil'on en juge parle fait que de nombreux travaux actuels se positionnent encore par rapport a elle, que ce soit pour la rejeter ou la poursuivre. Nous avons vu que les critiques s'adressaient dabord a la chronologie de Leroi-Gourhan, partie la plus exposée de l’édifice, mais que cela portait également atteinte & Papport le plus substantiel de son ceuvre, celui qui concerne la structuration de l'art pariétal. Chronologie : dans la tourmente des datations absolues Test vrai que les possibilités de datation directe des peintures suscitent beaucoup d’espoir, mais les causes d’erreur sont multiples; il faudra des années avant que 'on ne dispose d'un nombre suffisant de dates bien corrélées et celles-ci ne concerneront jamais que les dessins au charbon, pas les gravures. Langage préhistorique, langages de préhistoriens z Pourtant, certains semblent préts, dés aujourd'hui, a jeter le bébé avec 5 Peau du bain. Une session d’un symposium qui a eu lieu ily a quelques = années en Australie était intitulée «L’Ere post-stylistique » et prétendait bel < et bien sonner le glas de l'usage chronologique du style (Lorblanchet et Bahn = 1993). Quand on regarde état actuel de nos connaissances sur la chrono- E logie du Paléolithique supérieur aprés 40 années de datations par le carbone 14 et la gymnastique intellectuelle & laquelle se livrent les pré- historiens pour justifier telle ou telle date qui ne cadre pas avec leurs espérances, on se dit qu'il en sera de méme avec les datations absolues des peintures pariétales. D’ailleurs, le spectacle est deja commencé. Lafiabilité des méthodes scientifiques (datations carbone 14, analyses de pigments, etc.) n'est qu’un leurre. C'est un alibi derritre lequel les pré- historiens se réfugient pour masquer le fait qu’en réalité ce sont toujours leurs présupposés, leurs spéculations personnelles qui leur font choisir une interprétation plutét qu'une autre. Si les chercheurs du musée du Louvre pas parce que leur expérience de la peinture classique les a habitués & mettre en évidence de telles formulations? Et pourtant, la présence de minéraux comme le feld- spath potassique ou la biotite dans un pigment magdalénien ne prouve pas quill s'agisse d’une «recette» et encore moins que celle-ci ait une valeur chronologique. Si M. Lorblanchet conclut que les peintures de Cougnac ont été rénovées pendant plusicurs millénaires, n'est-ce pas parce qu'il a long- temps travaillé en Australie oit de telles pratiques sont courantes dans 'art rupestre aboriggne? Pourtant, des écarts de ordre de 1 000 ans entre les dates carbone 14 des représentations d’un méme panneau ne prouvent pas quil se soit écoulé un millénaire entre les deux événements, compte tenu des multiples sources d’erreur et de contamination. trouvent des recettes dans les pigments magdaléniens, n’est- Structuration En ce qui concerne la structuration de l'art pariétal, Ja question est difficilement dissociable de celle de la chronologie. En effet, sil était avéré que les représentations ont éré accumulées sur les mémes parois pendant des millénaires, V'idée d'une composition signifiante deviendrait plus difficile & soutenir, et Pon verrait ressurgir les vieilles idées de P'abbé Breuil. Bt c'est effectivement ce & quoi lon est en train d'assister. Ily a pourtane une évidente contradiction dans le discours de certains, qui ne peuvent prétendre avoir raison sur tous les points & la fois. Si 'on entend bien leurs arguments contre la chronologic stylistique de Leroi- Gourhan, les critéres stylistiques n'ont pas de valeur chronologique, parce 267 268 Georges Sauver quills peuvent perdurer pendant de trés longues périodes. Acceptons 'idée quills aient raison sur ce point ; mais alors, rvest-ce pas la preuve quill y a eu permanence des acquis en matitre d’art plastique, en dépit des changements «culturels» mis en évidence par les fouilles ? Unc telle continuité sur le plan formel renforce singulitrement la légitimiré d'une recherche des constantes sur le plan structural. S'il était avéré, par exemple, que les mégacéros de Cougnac ont été rénovés pendant des millénaires, ce serait un argument tres fort en faveur de la permanence de certains concepts, qui conforterait finalement la démarche structuraliste. En conclusion, la période actuelle, en pleine effervescence, semble un moment relativement peu propice pour parler de Phéritage de Leroi- Gourhan en matiére d'art pariétal. Pour en juger sereinement, il faudra attendre que soit mieux assimilé Papport des techniques modernes. C'est seulement lorsque le débat aura pris un tour moins passionné, moins polémique, que les idées d’André Leroi-Gourhan retrouveront la place qu’elles méritent comme des idées fondatrices et riches de développements. Addendum (septembre 2003) Depuis que ce texte a été écrit, de nombreuses oeuvres paléolithiques réalisées au charbon de bois ont été datées directement par dosage du carbone 14 en spectromeétrie de masse par accélérateur (C14-AMS). Loin aplanir les craintes que nous exprimions alors, les dates publiées nvont fait quiaccentuer le malaise actuel de notre discipline. Quelques articles récents méritent d’étre versés au dossier, notamment deux articles de Javier Fortea (Fortea Perez 2000/01, 2002) qui ont relancé le débat sur la fiabilité des dates C14-AMS et sur usage des criteres stylistiques, & partir d’un ensemble de trente-neuf dates directes obtenues dans les grottes des Asturies. La surprise est venue de ’age extrémement ancien trouvé pour des ponc- tuations noires superposées & des taureaux jaunes de facture archaique dans la grotte de la Peia de Candamo (Asturies, Espagne). D’abord datées de 33910 + 840 et 32310 + 690 BP (ce qui faisait d’elles les plus anciennes peintures de Fart pariétal paléolithique européen), ces mémes ponctuations ont fait objet de nouvelles mesures dans un autre laboratoire, qui ont Langage préhistorique, langages de préhistoriens fourni cette fois des ages de 15870 + 90 et 15160 + 90 BP. Etant donné la taille microscopique des prélévements, il n’est pas impossible que les deux séries de dates soient correctes et correspondent & des phases successives de la décoration pariétale que l'on a de bonnes raisons de croire fort longue & Candamo (Fortea 2002). Cependant, on doit également envisager I'hypo- these d’une forte pollution de 'une ou autre des deux séries, non éliminée par les traitements chimiques et conduisant soit & un rajeunissement anormal des secondes dates, soit un vieillissement anormal des premigres (par exemple par des bactéries capables de métaboliser les carbonates de la paroi calcaire comme le suggére Fortea). Deux auteurs britanniques ont saisi cette occasion pour mettre en doute dans Ja méme charrette les dates de la grotte ardéchoise de Chauvet-Pont-d’Arc (Pettitt et Bahn 2003), ce qui n'a pas manqué de provoquer une réaction du préhistorien responsable de Pécude et du laboratoire responsable des mesures (Valladas et Clortes 2003). La polémique, répercutée sans nuance par des revues & grand tirage (voir La Recherche, n° 366, juillet-aotit 2003), est loin d’étre close, mais elle a déja fait beaucoup de mal a notre discipline en mettant l'accent sur la faiblesse de nos raisonnements. En fait, le probléme des dates jugées trop anciennes par certains trouve sa contrepartie dans une longue série de dates qui sont au contraire réputées trop jeunes, voite « aberrantes » (c'est-A-dire non conformes aux attentes des préhistoriens). Par exemple, des ponctuations noires de la grotte de Labastide (Hautes-Pyrénées) ont donné des ages remontant au X* et au XiI® sidcle de notre ere, alors qu'elle étaient supposées magdaléniennes (Simonnet 1999). Cela ne remet pas la méthode en cause, car on sait que les grottes ont été fréquentées a toutes les périodes de la préhistoire et de Phistoire et qu'un gtaphisme aussi simple qu’un alignement de points peut appartenir & mimporte quelle époque. Certains diront méme que c'est 'un des mérites principaux de la méthode que de permertre de distinguer ce qui est préhistorique de ce qui ne l’est pas. Mais est-on si stir de la date moyen- Ageuse des ponctuations de Labastide? Un autre exemple permet d’en douter. En effet, on a récemment daté un bison de la grotte de Santimamiiie (Viscaye, Espagne) du début du xu sicle de notre tre (Moure Romanillo et Gonzalez Sainz 2000). Cette fois, la seule explication possible est une extréme pollution de Péchantillon par du carbone récent et sa non- Alimination lors des traitements chimiques. Dés que l'on accepte cette hypo- thése, elle jerte un doute sur toutes les dates antérieures, y compris celles que nous acceptions sans réserve parce qu’elles étaient conformes 3 notre attente. Que devons-nous faire des dates qui nous semblent seulement um pew trop ART PARIETAL 269 270 Georges Sauvet = récentes? Par exemple, les chevaux du Portel (Ari@ge) avec des ages de 12180 # 125 et de 11600 + 150 BP qui les placene a extréme fin du Magdalénien ou au début de P’Azilien. Faut-il encore accepter certaines dates publiées par Fortea (2002), qui se situent vers 11000? ct d'autres vers 10000? et d'autres encore plus basses? Oi: faut-il sarréver? Jusqu’a quelle date limite allons-nous accepter le verdict du carbone 14 et échafauder des théories hasardeuses sur la persistance de Part paléolithique dans les temps post-glaciaires et 4 partir de quand allons-nous purement et simplement les rejeter? Les spécialistes de la technique du carbone 14 sone désormais conscients des difficultés & résoudre et cherchent & mettre au point des contréles beau- coup plus fins de la pureté des échantillons et, surtout, des méthodes de purification plus sires. Toutefois, dans 'attente de ces progrés, force est de reconnaitre que les dates C14-SMA dont nous disposons aujourd’hui n'ont pas une fiabilité suffisante pour résoudre la plupart des problémes de chronologie qui se posent & nous. C’est pourquoi le cadre chronostylistique proposé par Leroi-Gourhan continue a étre utilisé dans ses grandes lignes par beaucoup de préhistoriens, malgré ses imperfections et ses limitations. Nous savons que le travail de rénovation reste a faire, mais il serait préma- turé de lentreprendre sur une base aussi fragile que les dares carbone 14 actuelles.

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