Autour de I’homme : contexte et actualité d’André Leroi-Gourhan
Sous la direction de Francoise AUboUzE et Nathan ScHLANGER
Langage préhistorique,
langages de préhistoriens
Georges SauveT*
NRF LEROI-GOURHAN a commencé a visiter les grottes ornées paléo-
lithiques de France et d’Espagne peu aprés la Seconde Guerre mon-
diale, lorsqu’il entreprit de concevoir Préhistoire de Uart occidental pour les
Editions Mazenod. Trés vite, il s'apergut que, contrairement aux idées de
Pabbé Breuil, toralement incontestées 4 cette époque, les représentations
niétaient pas réparties au hasard, mais qu’elles répondaient & une certaine
organisation et que cette organisation était plus ou moins répétitive.
Autrement dit, il y avait une certaine structuration de l'art pati
ci présentait un certain degré de permanence. Les représentations,
figuratives aussi bien que non figuratives, constituaient un véritable systtme
de signes (il emploie dés Le geste et la parole, en 1964, le terme de syntaxe
figurative). Lart pariétal méricait done une étude approfondie qui allait
occuper une grande partie de ses efforts, de 1958 (date de ses premiers
articles sur le symbolisme des grands signes paléolithiques) jusqu’a sa
disparition. Tardivement, dans une interview accordée & C.-H. Rocquet
al et celle-
* Unité toulousaine d’archéologie et d'histoire, CNRS, Toulouse
sauvet@galilee.univ-paris 13.fr
ART PARIETAL
249250
Georges Sauver
pour Les racines du monde (1982), André Leroi-Gourhan reconnaissait
quill avait fait de la sémiologie pendant vingt ans sans le savoir. C’était dire
avec humour que les prémisses théoriques de sa propre démarche ne
Tavaient guére préoccupé et quil y était venu de fagon tres intuitive.
Pourtant, cette découverte ~ car il sagissait bien d’une découverte dans le
contexte de I’époque ~ allait changer radicalement 'approche de Part préhis-
torique. Les documents artistiques allaient enfin étre étudiés pour eux-
mémes; débarrassés des oripeaux du comparatisme ethnologique, ils allaient
faire objet d'une véritable analyse interne. Ainsi considérées comme de
véritables documents archéologiques, les ceuvres plastiques (pariétales et
mobili@res) allaient pouvoir contribuer & une meilleure connaissance de
homme préhistorique au méme titre que les outillages ou les structures d’ha-
bitat. Mieux sans doute que les outils, 'are est en effet porteur de la pensée de
homme préhistorique, il est chargé de ses émotions, il exprime sa conception
du monde, ses croyances et, & travers son évolution au cours du temps et son
extension géographique, il est révélateur de ses modes d’organisation sociale.
Crest a un point essentiel : l'étude de Part ramene inévitablement le pré-
historien & une interrogation centrale concernant la validité de ce qu'il
dénomme «cultures» a partir des vestiges matériels que ses fouilles mettent
au jour. étude de Part s’integre donc dans une démarche globale qui fait
de la préhistoire une branche de Panthropologie culturelle.
Cette entreprise a amené André Leroi-Gourhan & s’intéresser & l'art
paléolithique sous trois aspects : un aspect diachronique consistant a classer
les documents dans l'ordre chronologique afin d’y déceler une certaine
Evolution ; un aspect proprement structural (étude des thémes figuratifs ou
non figuratifs, de leur groupement et de leur répartition topographique dans
la caverne); uni aspect interprétatif consistant & donner un sens symbolique
ala structure qu'il pensait avoir mise en évidence.
Le moins que l'on puisse dite est que Leroi-Gourhan a marqué son époque
dans chacun de ces domaines. Ses positions, qu'elles soient admises ou rejetées,
sont aujourd'hui encore au centre des débats, ce qui monte leur actualité.
Chronologie stylistique et chronologie absolue
André Leroi-Gourhan rompt avec le modéle chronologique de P'abbé
Breuil basé sur deux cycles indépendants, car rien n’indique une rupture, ni
sur le fond, ni sur la forme, entre les manifestations dart pariétal qui sont—— Langage préhistorique, langages de préhistoriens
attribuables aux périodes anciennes (Aurignacien et Périgordien) et celles
qui sont attribuables aux périodes plus récentes (Solutréen et Magdalénien).
I voit dans Pévolution de l'art paléolichique une trajectoire continue, sinon
linéaire, qu’il propose d’analyser en quatre phases qu'il appelle des «styles»
et quiil définit selon des critéres formels (fig. 1).
PERIODE STYLE CHEVAUX FIG. HUMAINES SIGNES
(wv
RECENT
S WacoALENEN
8
@ acoALENIEN|
MOYEN
3
MAGDALENIE?
AANCIEN
:
B sourren
8
2 GRAvErT
2 GRAVETTIEN
25.000
g Amonaces|
: couarespene
Fig. 1. Chronologie culturelle et évolution des modes représentatifs ou «styles» (dapres
André Lero-Gourhan, Les religions de la préhistoire, Paris, PUF, 1971, p. 86).
ART PARIETAL
251252
Georges Sauvet
Il nest pas nécessaire de revenir ici sur les grandes lignes de cette évolu-
tion qui va des premiers symboles sexuels aurignaciens (style I) au réalisme
et al'académisme des représentations magdaléniennes du style IV récent. En
revanche, il est intéressant de souligner que les subdivisions ne concordent
pas avec les «cultures» matérielles telles quielles sont définies & partir des
industries lithiques et osseuses. C'est le cas notamment de son style III qui
est a cheval sur le Solutréen et le début du Magdalénien. Pour Leroi-
Gourhan, P’évolution artistique est largement indépendant des change-
ments matériels : elle consticue un continuum dans lequel il est difficile — et
forcément arbitraire — de tracer des limites. Lincertitude chronologique
sétend sur plusieurs milliers d’années et laisse place & d’éventuelles révisions.
Cette chronologie a été trés largement acceptée, en France comme en
Espagne, dés son apparition. Elle est en partie remise en cause aujourd'hui,
pour des raisons justifies... et d'autres, qui lesont moins. Ily a tout d'abord
une certaine opposition qui rejette a priori le caractére unilinéaire de cette
Evolution, sous le prétexte qu'elle serait «contraire au bon sens». Un tel
argument, de nature polémique et totalement subjectif, n'est évidemment
pas recevable. En revanche, il n'est pas possible d'ignorer les arguments de
ceux qui, sans remettre fondamentalement le systtme en question,
proposent des aménagements pour résoudre des difficultés d'ordre pratique
rencontrées 3 l'occasion de nouvelles découvertes. Il était clair, dans lesprit
méme d’André Leroi-Gourhan, quiil sagissait d’un outil de travail et non
d'un dogme, et quiil était non seulement licite, mais indispensable de
Pactualiser en fonction des données nouvelles.
Crest ce qu’ont fait, par exemple, B. et G. Delluc, dans leurs travaux sur
les manifestations graphiques aurignaciennes et gravettiennes en Aquitaine
(Delluc et Delluc 1978, 1991). Eprouvane beaucoup de difficultés &
distinguer le style I du style I ils ont proposé de les réunir dans une phase
archaique, ce qui ne souléve pas d'objection théorique et a dailleurs regu
approbation de Leroi-Gourhan.
De méme, les découvertes récentes d'un art animalier de l'extréme fin
des temps magdaléniens et du début de la période ailienne ont conduit
A. Roussot & proposer I'introduction d'une 5° phase, un «style V», car cet
art posstde des caractéristiques propres qui le distinguent nettemene du
style IV (Roussot 1990).
Au cours des derniéres années, la possibilité de dater directement par le
carbone 14 le charbon ayant servi & exécuter certains dessins noirs et de
déterminer la composition des peintures a ouvert un nouveau champ— Langage préhistorique, langages de préhistoriens
d'investigation qui a contribué & relancer le débat sur les styles de
Leroi-Gourhan. Quelques exemples suffirone & montter les avatars de
ces méthodes pourtant prometteuses.
Cougnac, Cosquer, Chauvet-Pont-d’Arc
et Vart pariétal avant Lascaux
La grotte de Cougnac (Lot) a fait récemment objet de plusieurs
datations directes (Valladas et al. 1993). Les figures qui retiendront
notre attention sont deux mégacéros noirs (fig. 2). Le premier &
gauche est un male qui utilise magnifiquement le relief naturel de la
roche; le second est une femelle. Ils sont suivis par un troisitme
meégacéros, rouge, qui utilise également le relief, de la méme maniere
que le premier. Ce trés bel ensemble fut unanimement considéré
comme une composition jusqu’a ce que Ton obtienne des datations sur
des prélevements microscopiques.
Le mégacéros mile a regu deux dates relativement convergentes :
23610 + 350 BP (GifA-91183) et 22750 + 390 BP (GifA-92426),
tandis que le mégacéros femelle fournissait deux dates trés différentes :
19500 + 270 BP (GifA-91324) et 25120 + 390 BP (GifA-92425). Les
physiciens, auteurs des analyses, concluent prudemment : «Tant que
Fig. 2. Frise des mégacéros de la grotte de Cougnac (Lot), avec indication des
zones de piélévements pour datation Carbone 14-AMS_ (d'aprés
Lorblanchet 1994)
ART PARIETAL
253Georges Sauvet
a
Le laboratoire
de Git-sur-Vvette, bien
‘conscient de cette dificult
a réalisé une experience
iméressante qui montre
justement que la procédure
chimique mise-en ceuvre
pour extraire le carbone
de féchantillon brut
centrane une contamination
environ 0,7 %
par du carbone récont,
puisqu’un échantillon de
graphite cage acologique,
é dans les memes
conditions, accuse un ge
‘apparent de 40.000 ans
(Walladas et a 1933).
Cette conection
‘est ensuite appliquée
systématiquement
‘ux échantillons
archéologiques. Toutes,
cette ereur étant d'origine
‘expérimentale n'a pas
tne reproductbilitéparaite
En tout état de cause,
‘I semble illasoire
dépiloguer
sur des diférences dae
{qui sont du méme
ordre de grandeur
que Ferreurintroduite
par la mesure (principe
bien connu en physique
depuis Heisenberg 0)
de nouvelles dates ne seront pas disponibles, on ne saura pas si les
auteurs des mégacéros mile et femelle ont été séparés par une courte
période de temps ou par des millénaires, puisqu’une sous-estimation
de la date du mile, causée par une contamination récente, aménerait
les deux animaux vers 25000 BP» (Valladas et al, 1993, p. 75).
Cependant, M. Lorblanchet prenant les dates extrémes pour argent
comptant conclut & ’accumulation des figures pendant des millé-
naires. Méme la trés faible différence existant entre les deux dates du
mégacéros mile est prise pour argument en faveur d’opérations de
rénovation des figures : «Les deux dates obtenues sur le Mégacéros
mile sont séparées par un intervalle de plus de 8 siécles; dans ce cas,
éant donné amplitude des marges statistiques, hypothese d’une
retouche est toujours 4 envisager bien qu’elle soit beaucoup moins
certaine que dans le cas précédent» (Lorblancher 1994, p. 171).
Cette attitude repose en grande partie sur une confiance tout &
fait exagérée en la validité ou la précision des mesures physiques, et
sur une interprétation erronée de la signification de P’écart type
indiqué par les laboratoires. Cette marge représente uniquement
erreur de mesure et ne prend nullement en compte les autres causes
erreur liées & d’éventuelles pollutions des prélevements micro-
scopiques. Il faut savoir que les échantillons analysés grice aux
nouvelles techniques de spectrométrie de masse avec accélérateur de
particules (AMS) sont de ordre d’un milligramme de carbone et que
pour passer de 22750 A 23610 ans, il suffit de 0,7 % de carbone
récent, soit 1,56 microgramme dans ce cas concret! (fig, 3)!.
0000
age oP
0000
Fig. 3.
Influence d'une contamination
par du carbone récent sur Vge
1r6el d'un échaniilon daté par la
méthode du carbone 14 (Vor-
donnée @ lorigine de chaque
courbe représeme Vge ap-
parent donné par le laboratoire
et la courbe représente ge
réel en fonction du pourcentage
de contamination)
254Langage préhistorique, langages de préhistoriens
Iest intéressant de souligner que I'auteur rejette l'idée que l'ensemble de
la décoration figurative de Cougnac puisse avoir été réalisée dans un
moment déterminé du Gravettien, vers 25000 BP, en utilisant comme argu-
‘ment sa conviction personnelle selon laquelle « une telle interprétation serait
certainement fausse, parce qu'elle serait par nature trop schématique et
limitante» (Lorblanchet 1993). On voit que les techniques archéométriques
modernes, aussi objectives soient-elles dans leur principe, ne permettent pas
'éliminer la subjectivité du raisonnement des préhistoriens, puisquiils les
utilisent avant tout pour étayer leurs theses. Notons au passage que cette
attitude risque méme de reléguer l'essentiel au second plan. En effet, l’intérét
principal des datations de Cougnac, cest de nous apprendre que le panneau
des mégacéros, aujourd'hui daté autour de 25000 BP, est considérablement
plus ancien que ne le pensait André Leroi-Gourhan et fournit probablement
un jalon essentiel pour une nécessaire révision chronologique.
Cette donnée majeure est & rapprocher de celles qui nous ont été fournies
par les découvertes récentes des grottes Cosquer et Chauvet-Pont-d’Arc. La
découverte de la grotte Cosquer donna lieu a une controverse inutile sur son
authenticité, au cours de laquelle les comparaisons stylistiques avec Lascaux
furent naturellement au cocur du débat (Clottes et Courtin 1994). On
apprit plus tard que la décoration figurative peinte de la grotte Cosquer était
antérieure 4 Lascaux de deux millénaires environ, sa datation directe entre
18000 et 19200 BP la situant dans le Solutréen supérieur. On notera qu'une
telle attribution culturelle sinsére sans difficulté dans le modele chrono-
logique de Leroi-Gourhan qui place justement le style III & cheval sut le
Solutréen et le Magdalénien ancien.
ART PARIETAL
La découverte de la grotte Chauvet-Pont-d’Arc au début de 1995 fat un
choc beaucoup plus profond. Pressé par les médias, Jean Clottes, sur la base
de comparaisons stylistiques avec Lascaux, Cosquer, Cougnac, Pech Merle,
tc. proposa un age autour de 20000 ans. Quelques mois plus tard, fut publié
un ensemble de datations carbone 14 qui oscillaient entre 22800 et 29000 BP
pour des charbons trouvés au sol et entre 30340 et 32410 BP pour les dessins
eux-mémes (Clottes er al. 1995). Devant ’écart considérable entre les dates
extrémes, on peut étre réservé sur leur fiabilité individuelle et refuser de
conclure prématurément & une fréquentation du site qui s'étendrait sur dix
millénaires. Cependant, méme si fon prend arbitrairement la moyenne des
12 dates connues & ce jour, celle-ci sérablit & 28130 + 3000 ans et indique,
en rout état de cause, une ancienneté bien plus grande que prévue (trés supé-
rieure & celle de Cosquer et méme probablement a celle de Cougnac).
255256
Georges|SAUvet) sap=s=) eee tee eee
Ceux qui rejettent le modéle d’évolution linéaire d’André Leroi-
Gourhan au profit d’une évolution «buissonnante» furentaussitdt tentés de
voir dans la grote Chauvet-Pont-d’Arc un éclair de génie, un chef-d'ceuvre
unique et sans lendemain, mais ce sont souvent les mémes qui admettent
Phypothése d’un étalement de la fréquentation sur plusieurs millénaires
Qurest-ce qu'un «éclair de génie» qui perdure pendant 10000 ans? Et que
fait-on des affinités stylistiques signalées dés le début entre cette grotte et
quelques autres et qui demeurent incontestables, méme si 'on sait aujour-
d’hui que les sites en question sont probablement séparés dans le temps par
des milliers d’années? C'est sur la persistance de ces similicudes pendant des
temps trés longs qu'il conviendrait de s‘interroger sans a priori. Elles nous
font toucher du doige I'extréme lenteur des processus évolutifs lorsqu’on
Sapproche des origines de art.
La surprise et le trouble des spécialistes devant age de la grotte Chauvet-
Pont-d’Arc viennent du fait que nous connaissons trés peu de grottes ornées
atcribuables avec quelque vraisemblance & la période 30000-17000 BP, &
Pexception de Cosquer, Cougnac, Gargas (Hautes-Pyrénées), Pair-non-Pair
(Gironde) et quelques sites mineurs. Devant cette lacune, force est de
reconnaitre, que les critéres utilisés par Leroi-Gourhan pour définir et
distinguer les styles Il et III reposaient sur une base excessivement fragile, et
quills doivent aujourd'hui étre révisés & la lumitre des récentes découvertes.
Niaux et I’art pariétal
aux confins du Magdalénien moyen et supérieur
A Niaux, André Leroi-Gourhan et la plupart des préhistoriens se sont
accordés pendant des décennies pour attribuer la réalisation du Salon noir
au Magdalénien moyen (style IV ancien de Leroi-Gourhan). Or, deux
bisons ont été récemment datés (Valladas et al. 1990, Clottes et al. 1992).
Pour l'un d’eux, une dare de 13850 + 150 BP (GifA-92501) a été trouvée,
ce qui correspond bien au Magdalénien moyen, mais pour le second, la date
indiquée est de 12890 + 160 BP (GifA-91319). Lattention vest focalisée sur
le fait que cette date était celle du gisement Magdalénien supérieur de
La Vache qui se trouve & quelques centaines de metres de Niaux; d’ot.
Vhypothése, bient6r devenue certitude, qu'une partie du Salon noir serait
attribuable au Magdalénien supérieur, donc au style IV récent, contrai-
rement & opinion d’André Leroi-Gourhan.
Cest «oublier» que les dates carbone 14 des gisements du Magdalénien
moyen et du Magdalénien supérieur one une large plage de recouvrement,
et que Page de 12890 ans trouvé pour 'un des bisons de Niaux se situeLangage préhistorique, langages de préhistoriens
justement au coeur de cette plage (fig. 4). Dans ces conditions, il faut
reconnaitre honnétement que la datation directe pat le radiocarbone ne fait
pencher la balance ni dans un sens ni dans Pautre.
D/autre part, argumenter sur les mille ans qui séparent les dates des deux
bisons pour tirer des conclusions sur la longue fréquentation des sanctuaires
et accumulation des figures au cours du temps (ce qui remettrait en question
Tidée d’une construction d’ensemble proposée par Leroi-Gouthan, Vialou et
quelques autres) n'est pas moins fallacieux, puisque 'argument repose cette
fois encore sur une confiance absolue dans la mesure fournie parle laboratoire,
sans tenir compte d’éventuelles pollutions insuffisamment éliminées. Il suffi
de 2,8 % de contamination par du carbone récent pour entrainer un
rajeunissement de ‘ordre de 1000 ans sur un age de 13 850 ans (fig. 3). La
faiblesse de Pargument ria pas échappé& Jean Clottes qui a récemment publié
une remarquable autocritique : «{...] Vintervalle de 960 ans entre les deux
bisons a été accepté sans probleme, malgré la petitesse de I'échantillon et le
fait que, pour la date la plus récente (12980 +160 BP), la fraction humique
fur datée de 12440 + 190 BR ce qui indiquait quelque contamination et la
é que la date ait pu étre quelque peu trop basse» (Clottes 1994).
ART PARIETAL
possibil
Niausx, bison, 13850 BP Niaux, bison, 12890 BP
Magd. moyen Magd. supérieur
| 19000 18000 17000 16000 15000 14000 13000 12000 11000 10000 (BP)
[panes a ene eer:
Fig. 4. Diagramme des datations carbone 14 attribuées & des gisements magdalé
anciens, moyens et supérieurs et datation directe par carbone 14-AMS de deux
isons de Niaux.
Boe258
Georges Sauver
Analyse de pigments et «recettes »
Largument fourni par les datations carbone 14 étant & lui seul insuf-
fisant, Jean Clottes s'est tourné vers d'autres preuves, fournies par Panalyse
des pigments. En effet, au cours des dernitres années, I’étude physico-
chimique d’échantillons microscopiques prélevés sur des peintures
pariétales paléolithiques a permis d’en déterminer la composition et
notamment d’identifier, en plus du pigment (hématite, oxyde de manga-
nése ou charbons de bois), différentes substances minérales ayant proba-
blement jou¢ le réle de charges (Clottes, Menu et Walter 19902, 19908).
Les hommes préhistoriques auraient systématiquement collecté divers
minéraux quils auraient ensuite finement broyés et mélangés selon des
arecettes» spécifiques. Des constituants différents ayant été trouvés dans le
gisement de La Vache (Magdalénien supérieur) et dans les gisements
d’Enlene et du Mas d’Azil (Magdalénien moyen), I’hypothése que ces
«recettes» puissent avoir une valeur chronologique — l'une caractérisant le
Magdalénien moyen, l'autre le Magdalénien final —a été avancée. L’idée que
ces «recettes» aient pu appartenir a différents groupes humains contem-
porains est également envisagée, mais rapidement évacuée sans argument
décisif (Clottes, Menu et Walter 19904). En revanche, P'idée que ces
«recettes» puissent écre locales et non chronologiques n’est pas méme prise
en compte, bien que l'une des deux recettes (celle contenant de la biotite)
ne soit & ce jour connue que dans le bassin de Tarascon-sur-Ariége (Niaux,
La Vache, Fontanet). La préférence donnée & I'hypothése chronologique
Sexplique par le désir de démontrer que la réalisation du Salon noir de
Niaux se serait érendue sur un millier d’années. Cette hypothése conforte
en effet les datations carbone 14 et vice versa, puisque le bison daté de
13850 BP est réalisé avec la «recette» attribuée au Magdalénien moyen,
tandis que le bison daté de 12890 BP est réalisé avec la « recette » attribuée
au Magdalénien supérieur.
Ilest frappant de voir comment une simple hypothése devient progres-
sivement un fait acquis qui n'est plus remis en cause et sert & son tour
argument dans d'autres démonstrations. Par exemple, dans la galerie
Cartailhac de la grotte de Niaux, on trouve une représentation de bouquetin
en perspective dite « fuyante». Par analogie avec des animaux figurés de face,
qui sont surtout fréquents dans l'art mobilier du Magdalénien supérieur,
cette représentation fut utilisée, il y a quelques années, pour «rajeunir»
Niaux (Clottes 1988-1989). Or, le pigment du bouquetin de Niaux a été
récemment analysé : il s'agit de la «recette» contenant du feldspath
potassique qui serait, selon les auteurs, typique du Magdalénien moyen!Langage préhistorique, langages de préhistoriens
(Clottes, Menu et Walter 19904, 19904). Au lieu de reconnaitre logique-
ment que cela jette un doute sur la validité de leur hypothése d'une valeur
chronologique des recettes, les auteurs préferent conclure que « cela prouve
une fois de plus la vanité des critéres stylistiques trop strictement appliqués »
(Clottes, Menu et Walter 1990, p. 187).
La méme démarche est appliquée & la grotte de Fontanet (Aridge) :
«D’aprés ses caractétes stylistiques, Fontanet a d’abord été attribué au
Magdalénien moyen. Depuis, les analyses de pigments ont révélé que la
recette utilisée était celle connue au Magdalénien supérieur, et une date radio-
carbone de 12270 + 42 BP (Ly-2184) semble confirmer ce rajeunissement
qui rendrait Fontanet contemporain de la deuxitme phase de Niaux.»
(Clottes 1995, p. 32) Or, la grote de Fontanet avait regu deux datations et
non une seule : 13810 + 740 BP (Ly-846) et 12770 BP + 42 BP (Ly 2184)
(Clottes 1989). Seule la date la plus récente est retenue et elle se trouve, de
plus, rajeunie de $00 ans par une coquille typographique ! En cas de conflit,
ce n’est jamais la date qui est mise en cause, mais Patcribution stylistique, et
pourtant, ces quelques exemples montrent que le raisonnement basé sur les
datations absolues est finalement aussi fragile que celui qui se fonde sur les
critéres stylistiques et donne licu aux mémes dérives. Patadoxalement, Cest &
auteur méme des travaux cités ci-dessus que nous empruntons cette conclu-
sion & laquelle nous souscrivons totalement : «les interprétations de dates par
les préhistoriens ne sont rien moins qu’objectives» (Clottes 1994, p. 65).
Ce manque d’esprit critique devant les technologies modernes, cette
confiance d'un autre Age dans P'infaillibilité de la science est une attitude
extrémement dangereuse qui vient de connaitre une illustration désastreuse.
Un extraordinaire ensemble de gravures paléolithiques de plein air a éé
découvert en 1994 dans la vallée du Céa au Portugal et se trouvait menacé °
de destruction par la construction d’un barrage hydroélectrique. Toute la
communauté des spécialistes d'art paléolithique s'est accordée & reconnaitre
Pimmense valeur de ce patrimoine qui atteste de lexistence de grands
centres d’art rupestre paléolithique & la lumigre du jour. Aucun n'a émis le
moindre doute sur lage paléolithique de ces gravures. Tout récemment, un
archéométre utilisant des méthodes de datation encore au stade expéri-
mental vient de rendre un verdict... concluant & un age sub-contemporain
de rout ensemble. Cette annonce fit scandale lors d’un récent colloque
international d’art rupestre 4 Turin. Pourtant, au lieu de conseiller unani
mement au spécialiste de rechercher I’artefact dans ses méthodes, on
entendit des voix de préhistoriens qui commengaient a dire qu’une fois de
plus, en cette affaire, les critéres stylistiques avaient fait long feu...
ART PARIETAL
259260
Georges Sauver —
Structuration de l'art pariétal
André Leroi-Gourhan, rompant avec la tradition breui
insertion du décor pariétal dans lespace souterrain un systeme beaucoup
plus élaboré et construit qu’on ne le supposait auparavant. Si l'on fait
exception du travail du philosophe Max Raphaél, que Leroi-Gourhan
nfignorait pas et qui a sans doute inspiré certaines de ses réflexions, de méme
que le travail contemporain de M"™ Laming-
vue totalement nouveau. Utilisant des données quantitatives, traitées
statistiquement, sur la répartition des thémes animaliers dans les différentes
parties de la grotte, et sur la fréquence de certaines associations thématiques,
il propose un modéle basé sur une hiérarchisation des animaux. Certaines
espéces (cheval, bison, aurochs) sont considérées comme fondamentales,
d'autres comme complémentaires (caprinés et cervidés, par exemple). Ce
modeéle concernerait tout le Paléolithique supérieur occidental de
PAurignacien a la fin des temps glaciaires et serait applicable, moyennant
quelques aménagements, du Nord de la France & ’Andalousie.
C'est aspect monolithique de ce modéle qui a heurré dés le début les
contemporains de Leroi-Gourhan (P. Ucko, H. Lhote, L.-R. Nougier,
L. Pales, entre autres). En réalité, la principale cause de rejet, le plus souvent
inavouée, était une opposition de principe & toute approche structuraliste.
Le seul tore d’André Leroi-Gourhan fut sans doute de ne pas s'ére
suffisamment expliqué sur ce point.
En effet, toutes les manifestations pariétales du Paléolithique supérieur
occidental présentent des caractéristiques communes absolument
incontestables qui les distinguent des arts rupestres d'autres époques ou
d'autres parties du monde :
nne, voit dans
Emperaire, cétait un point de
1 Elles font appel & un bestiaire extrémement réduit, une douzaine
dPespeces consttuane plus de 95 % des représentations. Celles-ci sont
juxtaposées ou superposées, flortant dans un espace virtuel sans
de sol, ni décor, et sans respect des rapports de taille entre especes figu-
rées. Elles ne constituent qu’en de rares exceptions ce que nous appel-
lerions des scenes. Les représentations humaines sont rares et presque
toujours réduites & des schémas rudimentaires ou des caricatures.
2-Il existe des resemblances formelles incontestables entre des repré-
sentations de sites fort éloignés dans l'espace : il y a, par exemple, des
conventions graphiques si particuligres qu'il est difficile d’envisager
un phénoméne de convergence (chevaux A « bec de canard » d’Ardales
en Andalousie et de la Croze a Gontran en Dordogne).Langage préhistorique, langages de préhistoriens
3—Lorsqu'il existe un contexte archéologique immédiat, il révele
presque toujours la présence de matigres premiéres allogenes (silex,
ambre, coquillages marins, etc.) provenant de centaines, voire de
milliers de kilometres, ce qui rend tres vraisemblable lexistence de
contacts entre groupes & grande distance.
Bien sf, ces arguments ne prouvent pas, & eux seuls, la permanence
temporelle de traditions, ni leur diffusion géographique, mais ils justifient
quion sintéresse & la recherche d’éventuelles constantes au niveau structural.
Ladémarche structuraliste est parfaitement légitime lorsque le probleme
posé est de trouver les éléments d’ordre et de régularité dans ce qui apparait
au premier degré comme un chaos. Elle a permis de substantiels progres
dans des domaines variés. Lévi-Strauss a pu déceler des homologies, des
réciprocités, des correspondances parmi des centaines de mythes sud-
américains profondément différents en premiere lecture (Lévi-Strauss
1964). Vladimir Propp a pu reconnaitre, dans des centaines de contes russes
merveillewx, un nombre limiré de fonctions des personnages et ramener leur
immense diversité apparente & quelques éléments morphologiques
récurrents (Propp 1970). En linguistique, c'est une démarche du méme type
qui fonde route Panalyse syntaxique moderne.
Beaucoup de préhistoriens qui sinscrivent dans la tradition naturaliste
de pionniers comme P'abbé Breuil ont du mal & admettre qu'il n'y a pas de
sacrilége & poursuivre une démarche structuraliste, méme dans le domaine
de are. La réduction qu'impose la démarche structuraliste leur semble
insupportable. Réduire par exemple toute représentation de bison au théme
bison» en négligeant en premiere approximation les subtiles distinctions
que peut nous apporter une étude anatomique fine (Paillet 1993), voite le
concours de spécialistes de l’éthologie (Clortes, Garner et Maury 1994) a
effectivement un aspect frustrant. Il faut pourtant se convaincre que apport
compensera la perte et que celle-ci n’est de route facon pas irrémédiable.
Lapproche structuraliste n'est pas une fin en soi, mais constitue une étape
indispensable du raisonnement.
Dans le domaine de Part paléolithique, sil’on s'intéresse, par exemple, aux
associations thématiques, une approche de type structuraliste permet de
montrer que trés peu de combinaisons ont été réalisées par rapport’ 'énorme
nombre de possibilités qui existaient. En utilisant la fois les méthodes quan-
titatives de Panalyse des données et des méthodes d’analyse structurale
développées en intelligence artificielle, nous avons pu mettre en évidence un
ensemble cohérent de constantes et de régles de «combinabilité» qui
ART PARIETAL
261262
Georges Sauvet
Sappliquaient de fagon récurrente, Celles-ci sont vraisemblablement liées @
des contraintes sémantiques et constituent une sorte de « grammaire »
(Sauvet 1988, Sauvet et Wlodarczyk 1995).
Notre analyse différe quelque peu de celle d’André Leroi-Gouthan par
les moyens mis en oeuvre (analyse factorielle des correspondances et classi-
fication ascendante hiérarchique) ; les conclusions sont plus étendues, mais
non contradictoires, Par exemple, l'étude des associations thématiques met
en évidence une partition des themes figuratifs en cing classes : cheval, bison
ec bouquetin constituent une classe dominante qui joue un réle central par
rapport aux autres, ainsi que Leroi-Gouthan Pavait pressenti. Les humains
et anthropomorphes sont au voisinage immédiat. Les autres espéces
animales se répartissent en trois groupes antagonistes : aurochs, cerfs et
biches d’un céré; mammouths, rennes, rhinocéros et ours, de Pautre; félins,
poissons et autres animaux rares constituant un troisitme péle (fig. 5).
Une autre analyse, appliquant un algorithme utilisé en recherche opéra-
nelle, Falgorithme de Kruskal, montre une hiérarchisation des themes
qui recoupe toralement analyse précédente, tout en la complétant. En effet,
cette structure arborescente montre bien le réle capital joué par la classe
cheval-bison-bouquetin, et précise en outre que le cheval est la «racine» de
cet arbre, cest-a-dire qui est le véritable pivot des assemblages (fig. 6). Ce
gtaphe montre également les liens particuligrement forts qui existent entre
certaines esptces: bison-renne, par exemple, cerf-bouquctin, lion-cheval, etc.
Ouvrons ici une petite parenthése. La découverte de la grotte Chauvet-
Pont-d’Arc a contribué & relancer les critiques contre les idées d’André
Leroi-Gourhan en raison de la trés grande originalité de cette grotte. Entre
autres, 'abondance des rhinocéros et des félins, par ailleurs trés rares dans
Tare pariétal, a été présentée comme un argument remettant en cause P'unité
culturelle de cet art. Pourtant, un panneau comme celui de la Salle
Terminale montre des associations thématiques et une construction tout &
fait conforme au modéle que l'on peut déduire de l'ensemble des sites
connus a ce jour : mammouth, bison et rhinocéros entourant une niche
centrale ot tréne un magnifique cheval; cest une formule «grammatica-
lement» correcte, si Yon peut utiliser cette expression. Les originalités de
cette grotte— et elles sont nombreuses ~ se situent ailleurs.
Bien entendu, a Lissue de ces analyses, le systéme apparait beaucoup plus
riche que la simple dyade cheval-bison de Leroi-Gourhan, flanquée de ses
animaux complémentaires, mais le point important & noter ici, Cest que cela
ne fait que confirmer que l'art pariétal paléolithique refléte, jusqu’a unLangage préhistorique, langages de préhistoriens
ART PARIETAL
h— rhinocéros
= mammout!
renne
SS
: ‘ours:
bison
Ss
anthropomorphe
_-> biche
cheval —— bouquetin — cerf
lion —— poissons — divers
Fig. 5. Analyse factorielle des correspondances des associations thématiques figuratives
dans l'art pariétal paléolithique occidental (dapres Sauvet et Wlodarczyk 1995).
Fig. 6.
«Arbre de poids maxi:
mal» des. associations
thématiques figuratives
dans Wart pariétal paléo-
lithique occidental
(d’apres Sauvet et
Wiodarczyk 1995).
263264
(GeorgesiSAUVEn eajesaset eet ae
certain point, une certaine unité culturelle, On doit & la vérité de dire que
cette position est actuellement trés critiquée par certains chercheurs, qui
rejettent ce quiils appellent, avec une pointe péjorative, les «approches
globalisantes et réductrices», pour mettre accent sur la diversité : diversité
des styles individuels (intérée pour l'identification des mains d'auteur),
diversité régionale, diversité des motivations, etc.
Crest sans doute une réaction normale, le retour du balancies, si bien
connu dans lhistoire des idées. En effer, 'objectif de Leroi-Gourhan était de
convaincre que l'art des cavernes était le fruit d'une construction culturelle
répondant & des regles stables; il a donc eu tendance a schématiser, & mettre
en valeur les éléments unificateurs au détriment des éléments de variation. Il
est évidene que la diversité existe, nul ne le conteste. Des découvertes récentes
comme celles des grottes Cosquer et Chauvet le prouvent sans qu’ll soit
besoin d’y insister. Pourtant, ces deux grottes partagent avec toutes les autres
un certain nombre de traits communs quiil serait dommageable de ne pas
mettre en évidence. Et cest la qu’une démarche de type structuraliste peut se
révéler utile et pleinement justif
structuraliste fait appel & une heuristique qui laisse la place & une certaine
indétermination : c'est dans cette part d’indétermination que l'on trouvera
la diversité, le développement des particularismes régionaux, voire des
créations individuelles sans lendemain ou méme des hérésies.
Dece point de vue, le travail de D. Vialou sur les grottes ariégeoises revee
une grande importance, car il tente d’aller dans les deux directions a la fois
(Vialou 1986). Analysant minutieusement une douzaine de grottes ornées
ariégeoises, il montre d’une part que les figures sont remarquablement
assemblées en une véritable «construction symbolique», mais de l'autre, il
trouve tant de différences entre les sites sur les plans techniques, stylistiques
et méme thématiques (développement de certains thémes ici, absence de tel
autre ailleurs) qu'il conclut a «V'originalieé irréductible» de chaque site,
allant jusqu’a exclure Pidée qu'il ait pu exister une véritable liaison culturelle
entre leurs auteurs. I! pense méme que l'unité du Magdalénien pyrénéen
fest qu’apparente et recouvre en réalité de multiples «facits»-
On voit que la démarche d’André Leroi-Gouthan (& laquelle j’associerai
modestement la mienne) qui s'intéresse aux points communs et celle de
D. Vialou qui met en lumire les différences ne sont opposées quien appa-
rence : en réalité, elles sont complémentaires, puisque les deux aspects co-
existent nécessairement. Il conviendrait de rapprocher les deux points de vue,
et méme de les mettre en oeuvre simultanément, car comme Pa si bien exprimé
André Leroi-Gourhan, nous devons nous méfier «de cette propriété
Il faut d’ailleurs signaler que approcheLangage préhistorique, langages de préhistoriens
fallacieuse quont les faits de se mettre facilement en série pour peu qu'on les
éclaire d’un seul cété a la fois». Dans le cas que nous évoquons, il serait bien
Gtonnant que la vérité soit tout entiére d'un seul coté.
Interprétation symbolique
Le dernier point que je souhaitais aborder est celui des représentations
non figuratives, de leur interprétation par Leroi-Gourhan comme signes
sexuels et de son interprétation symbolique globale de l'art pariétal. C'est
sans doute laspect le plus connu de l'ceuvre de Leroi-Gourhan, mais aussi
le plus controversé. Je me contenterai de quelques remarques.
La classification des signes, en signes pleins et en signes minces, faite par
Leroi-Gourhan a ceci de particulier qu'elle ne sappuie pas sur la forme des
signes, mais surleur signifié supposé, les signes pleins ayant une connotation
féminine, les seconds une connotation masculine (fig. 7). C'est done une
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Pelee ene hy Recherche n°26, 1972, p. 253-
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SI: signes pleins (8 valeur fémi-
nine); $2: signes minces (a
valeur masculine); $3: signes
«complémentaires
| ii
ART PARIETAL266
Georges Sauver
typologie de type sémantique, et non morphologique, fruit d’une démarche
curicuse qui suppose résolu le probléme de l'interprétation et interdit par
avance de lui chercher une autre solution. Le contraste qui existe entre cette
classification des signes, posée sans souci de justification, et les efforts que
Leroi-Gourhan a constamment déployés, dans le cas de 'art animalier, pour
démontrer sa structuration, est particuligrement frappant et illustre les
contradictions et le cété empirique de son ceuvre.
En revanche, Vinterprétation proposée est trés pénétrante. Elle peut
Sanalyser comme une double homologie entre des paires métonymiques :
phallus et sagaie, d'une part; vulve et blessure, d’autre part, et un double
symbolisme de la vie et de la mort: mort du gibier aussi nécessaire & la survie
de l'homme que la procréation. C’est une véritable métaphysique de
chasseurs que nous suggére André Leroi-Gouthan.
est remarquable que cette interprétation, qui avait provoqué en son
temps les sarcasmes de l'abbé Breuil, ne provoque plus guére de
commentaires aujourd’hui. Les auteurs actuels sont peu enclins a s¢ laisser
entrainer sur le terrain de Pinterprétation, quiils jugent inaccessible ou
sortant de leur domaine, de sorte que cet aspect a pratiquement disparu de
la littérature. André Leroi-Gourhan lui-méme, dans ses derniers écrits,
avait beaucoup nuancé sa position.
Conclusion
Sur les trois fronts que nous avons évoqués (chronologic, structuration,
interprétation), oeuvre d’ André Leroi-Gourhan a suscité autant d’enthou-
siasme que de critiques. Elle a profondément marqué son époque et
continue de le faire aujourd'hui, sil'on en juge parle fait que de nombreux
travaux actuels se positionnent encore par rapport a elle, que ce soit pour la
rejeter ou la poursuivre.
Nous avons vu que les critiques s'adressaient dabord a la chronologie de
Leroi-Gourhan, partie la plus exposée de l’édifice, mais que cela portait
également atteinte & Papport le plus substantiel de son ceuvre, celui qui
concerne la structuration de l'art pariétal.
Chronologie : dans la tourmente des datations absolues
Test vrai que les possibilités de datation directe des peintures suscitent
beaucoup d’espoir, mais les causes d’erreur sont multiples; il faudra des années
avant que 'on ne dispose d'un nombre suffisant de dates bien corrélées et
celles-ci ne concerneront jamais que les dessins au charbon, pas les gravures.Langage préhistorique, langages de préhistoriens
z
Pourtant, certains semblent préts, dés aujourd'hui, a jeter le bébé avec 5
Peau du bain. Une session d’un symposium qui a eu lieu ily a quelques =
années en Australie était intitulée «L’Ere post-stylistique » et prétendait bel <
et bien sonner le glas de l'usage chronologique du style (Lorblanchet et Bahn =
1993). Quand on regarde état actuel de nos connaissances sur la chrono- E
logie du Paléolithique supérieur aprés 40 années de datations par le
carbone 14 et la gymnastique intellectuelle & laquelle se livrent les pré-
historiens pour justifier telle ou telle date qui ne cadre pas avec leurs
espérances, on se dit qu'il en sera de méme avec les datations absolues des
peintures pariétales. D’ailleurs, le spectacle est deja commencé.
Lafiabilité des méthodes scientifiques (datations carbone 14, analyses de
pigments, etc.) n'est qu’un leurre. C'est un alibi derritre lequel les pré-
historiens se réfugient pour masquer le fait qu’en réalité ce sont toujours
leurs présupposés, leurs spéculations personnelles qui leur font choisir une
interprétation plutét qu'une autre. Si les chercheurs du musée du Louvre
pas parce que
leur expérience de la peinture classique les a habitués & mettre en évidence
de telles formulations? Et pourtant, la présence de minéraux comme le feld-
spath potassique ou la biotite dans un pigment magdalénien ne prouve pas
quill s'agisse d’une «recette» et encore moins que celle-ci ait une valeur
chronologique. Si M. Lorblanchet conclut que les peintures de Cougnac ont
été rénovées pendant plusicurs millénaires, n'est-ce pas parce qu'il a long-
temps travaillé en Australie oit de telles pratiques sont courantes dans 'art
rupestre aboriggne? Pourtant, des écarts de ordre de 1 000 ans entre les
dates carbone 14 des représentations d’un méme panneau ne prouvent pas
quil se soit écoulé un millénaire entre les deux événements, compte tenu des
multiples sources d’erreur et de contamination.
trouvent des recettes dans les pigments magdaléniens, n’est-
Structuration
En ce qui concerne la structuration de l'art pariétal, Ja question est
difficilement dissociable de celle de la chronologie. En effet, sil était avéré
que les représentations ont éré accumulées sur les mémes parois pendant des
millénaires, V'idée d'une composition signifiante deviendrait plus difficile &
soutenir, et Pon verrait ressurgir les vieilles idées de P'abbé Breuil. Bt c'est
effectivement ce & quoi lon est en train d'assister.
Ily a pourtane une évidente contradiction dans le discours de certains,
qui ne peuvent prétendre avoir raison sur tous les points & la fois. Si 'on
entend bien leurs arguments contre la chronologic stylistique de Leroi-
Gourhan, les critéres stylistiques n'ont pas de valeur chronologique, parce
267268
Georges Sauver
quills peuvent perdurer pendant de trés longues périodes. Acceptons 'idée
quills aient raison sur ce point ; mais alors, rvest-ce pas la preuve quill y a eu
permanence des acquis en matitre d’art plastique, en dépit des changements
«culturels» mis en évidence par les fouilles ? Unc telle continuité sur le plan
formel renforce singulitrement la légitimiré d'une recherche des constantes
sur le plan structural. S'il était avéré, par exemple, que les mégacéros de
Cougnac ont été rénovés pendant des millénaires, ce serait un argument tres
fort en faveur de la permanence de certains concepts, qui conforterait
finalement la démarche structuraliste.
En conclusion, la période actuelle, en pleine effervescence, semble un
moment relativement peu propice pour parler de Phéritage de Leroi-
Gourhan en matiére d'art pariétal. Pour en juger sereinement, il faudra
attendre que soit mieux assimilé Papport des techniques modernes. C'est
seulement lorsque le débat aura pris un tour moins passionné, moins
polémique, que les idées d’André Leroi-Gourhan retrouveront la place
qu’elles méritent comme des idées fondatrices et riches de développements.
Addendum (septembre 2003)
Depuis que ce texte a été écrit, de nombreuses oeuvres paléolithiques
réalisées au charbon de bois ont été datées directement par dosage du
carbone 14 en spectromeétrie de masse par accélérateur (C14-AMS). Loin
aplanir les craintes que nous exprimions alors, les dates publiées nvont fait
quiaccentuer le malaise actuel de notre discipline. Quelques articles récents
méritent d’étre versés au dossier, notamment deux articles de Javier Fortea
(Fortea Perez 2000/01, 2002) qui ont relancé le débat sur la fiabilité des
dates C14-AMS et sur usage des criteres stylistiques, & partir d’un ensemble
de trente-neuf dates directes obtenues dans les grottes des Asturies.
La surprise est venue de ’age extrémement ancien trouvé pour des ponc-
tuations noires superposées & des taureaux jaunes de facture archaique dans
la grotte de la Peia de Candamo (Asturies, Espagne). D’abord datées de
33910 + 840 et 32310 + 690 BP (ce qui faisait d’elles les plus anciennes
peintures de Fart pariétal paléolithique européen), ces mémes ponctuations
ont fait objet de nouvelles mesures dans un autre laboratoire, qui ontLangage préhistorique, langages de préhistoriens
fourni cette fois des ages de 15870 + 90 et 15160 + 90 BP. Etant donné la
taille microscopique des prélévements, il n’est pas impossible que les deux
séries de dates soient correctes et correspondent & des phases successives de
la décoration pariétale que l'on a de bonnes raisons de croire fort longue &
Candamo (Fortea 2002). Cependant, on doit également envisager I'hypo-
these d’une forte pollution de 'une ou autre des deux séries, non éliminée
par les traitements chimiques et conduisant soit & un rajeunissement
anormal des secondes dates, soit un vieillissement anormal des premigres
(par exemple par des bactéries capables de métaboliser les carbonates de la
paroi calcaire comme le suggére Fortea). Deux auteurs britanniques ont saisi
cette occasion pour mettre en doute dans Ja méme charrette les dates de la
grotte ardéchoise de Chauvet-Pont-d’Arc (Pettitt et Bahn 2003), ce qui n'a
pas manqué de provoquer une réaction du préhistorien responsable de
Pécude et du laboratoire responsable des mesures (Valladas et Clortes 2003).
La polémique, répercutée sans nuance par des revues & grand tirage (voir La
Recherche, n° 366, juillet-aotit 2003), est loin d’étre close, mais elle a déja
fait beaucoup de mal a notre discipline en mettant l'accent sur la faiblesse
de nos raisonnements.
En fait, le probléme des dates jugées trop anciennes par certains trouve
sa contrepartie dans une longue série de dates qui sont au contraire réputées
trop jeunes, voite « aberrantes » (c'est-A-dire non conformes aux attentes des
préhistoriens). Par exemple, des ponctuations noires de la grotte de
Labastide (Hautes-Pyrénées) ont donné des ages remontant au X* et au
XiI® sidcle de notre ere, alors qu'elle étaient supposées magdaléniennes
(Simonnet 1999). Cela ne remet pas la méthode en cause, car on sait que les
grottes ont été fréquentées a toutes les périodes de la préhistoire et de
Phistoire et qu'un gtaphisme aussi simple qu’un alignement de points peut
appartenir & mimporte quelle époque. Certains diront méme que c'est 'un
des mérites principaux de la méthode que de permertre de distinguer ce qui
est préhistorique de ce qui ne l’est pas. Mais est-on si stir de la date moyen-
Ageuse des ponctuations de Labastide? Un autre exemple permet d’en
douter. En effet, on a récemment daté un bison de la grotte de Santimamiiie
(Viscaye, Espagne) du début du xu sicle de notre tre (Moure Romanillo
et Gonzalez Sainz 2000). Cette fois, la seule explication possible est une
extréme pollution de Péchantillon par du carbone récent et sa non-
Alimination lors des traitements chimiques. Dés que l'on accepte cette hypo-
thése, elle jerte un doute sur toutes les dates antérieures, y compris celles que
nous acceptions sans réserve parce qu’elles étaient conformes 3 notre attente.
Que devons-nous faire des dates qui nous semblent seulement um pew trop
ART PARIETAL
269270
Georges Sauvet =
récentes? Par exemple, les chevaux du Portel (Ari@ge) avec des ages de
12180 # 125 et de 11600 + 150 BP qui les placene a extréme fin du
Magdalénien ou au début de P’Azilien. Faut-il encore accepter certaines
dates publiées par Fortea (2002), qui se situent vers 11000? ct d'autres vers
10000? et d'autres encore plus basses? Oi: faut-il sarréver? Jusqu’a quelle
date limite allons-nous accepter le verdict du carbone 14 et échafauder des
théories hasardeuses sur la persistance de Part paléolithique dans les temps
post-glaciaires et 4 partir de quand allons-nous purement et simplement les
rejeter?
Les spécialistes de la technique du carbone 14 sone désormais conscients
des difficultés & résoudre et cherchent & mettre au point des contréles beau-
coup plus fins de la pureté des échantillons et, surtout, des méthodes de
purification plus sires. Toutefois, dans 'attente de ces progrés, force est de
reconnaitre que les dates C14-SMA dont nous disposons aujourd’hui n'ont
pas une fiabilité suffisante pour résoudre la plupart des problémes de
chronologie qui se posent & nous. C’est pourquoi le cadre chronostylistique
proposé par Leroi-Gourhan continue a étre utilisé dans ses grandes lignes
par beaucoup de préhistoriens, malgré ses imperfections et ses limitations.
Nous savons que le travail de rénovation reste a faire, mais il serait préma-
turé de lentreprendre sur une base aussi fragile que les dares carbone 14
actuelles.