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3. Le visible et I’invisible LA FOLIE DE LA VISION par Michel de Certeau «ily a une sorte de folie de la vision» (M. Merleau- Ponty, p. 106") S’enfoncer dans le visible Le livre n’a pas vingt ans (c‘était en 1964) et il revient déja d'un autre monde. Le visible et invisible surprend aujourd’hui par sa hauteur solitaire, par le lyrisme qui trouble son élégance, par le contraste entre la minute et la hate de sa marche vers « Ptre ». Comme les corps minéralisés de Pompéi, il porte inscrit le double séisme qui I'a saisi: une passion « ontologique », et la mort qui en a interrompu le geste. Le mouvement et accident, deux formes contraires de la relation au temps, coincident en Iui. Mais plus que Ja suspension tragique du texte frappe sa tension. L’éclat insolite qu'il regoit de cette mort partout rappelée par sa « toilette » funébre, il Ie doit moins & cet arrét subit qu’a la marche qui le conduit vers un effacement philosophi- que dans la texture muette et mobile des choses. Le philosophe « s'enfonce dans le monde au lieu de le dominer » et « descend vers fui tel qu'il est au lieu de remonter vers une possibilité préalable de le penser» (p. 61). Dans «élément » oit se trace sa pensée, il se veut «englobé » (p. 195) par la «profondeur » qui le «captive, une « profondeur inépuisable » du visi- ble. I se perd en mer. Son discours, séduit par le «ruissellement » de la «vie» (p. 93), raconte une « accointance » de la plage avec la mer (p. 173). Mest saisi par une «onde de I'Etre » (p. 180), car la perception visuelle est simultanément « vague » et « paysage » (p. 180) pour un corps « fasciné par unique occupation de flotter dans I'Etre » (p. 189). Sa réserve (philosophi- que et universitaire) est partout bougée, parfois bousculée, par une « vibra- tion ontologique», « perpétuelle prégnance, perpétuelle parturition » (p. 155). Le discours semble progressivement «possédé» par «essence » 1, Sans autre référence, les indications de pages renvoient a Maurice Merleau-Ponty, Le visite er Vinsibl, ea. Claude Lefort, Gallimard, 1968, 89 LA FOLIE DE LA VISION (Wesen?) quil vise et qui se donne A la vision, au point de se transformer en un Banquet nouveau, mais dont la scéne serait désormais cette perception oii la conscience subjective s‘angantit en retournant a ’événement «sauvage », originaire, d'une « existence brute ». Sans distraction, sans incertitude, mais, non sans étre mue par une croissante surprise, cette prose du monde se dirige vers cet effacement. Elle est pressée de retrouver le silence qui la fonde. Le négligé méme que l'urgence introduit dans sa distinction lembel- lit: des mots s'y répétent, comme s'ils lui échappaient (pas le temps de les surveiller), incantatoires & la maniére d'un refrain dans un poéme'. En fait, le lieu vers lequel elle se hate et o Pétre doit la prendre se redouble en celui de son naufiage, aujourd'hui marqué de pensées dispersées, débris d'un voyage, « notes de travail », fragments que l’érudite amitié de Claude Lefort a recueillis dans ordre de leur progression vers cette fin, On céde a la séduction de ce discours testamentaire avant de savoir pour- quoi. Mais n’est-ce pas ce qu'il analyse Iui-méme a propos de la percep- tion ? La démarche de Merleau-Ponty « s'ouvre » aux choses, ou plus exac- tement & ce qui s‘ouvre d'invisible dans le réseau de leurs apparitions. Elle s‘enfonce vers ce qui ne cesse d’advenir dans la perception. Elle perd, en route, fe bagage conceptuel produit par Vob-servation positiviste ou par Tidéalisme subjectiviste: elle le soupgonne, elle I'« interroge », elle s’en débarrasse peu A peu, au nom de Pexpérience qui est Vorigine muette du connaitre et définit la fin de son élucidation. Dans ce parcours, Merleau- Ponty est soutenu par la tranguille assurance d'appartenir au « monde » a Fintérieur duquel le sujet « voyant » se distingue des objets vus. II sait qu'il «en est ». Mais il ne conclut pas qu'il «y est ». Nulle connaissance intuitive ou immédiate ne vaut a la conscience subjective une « fusion » ou une iden- 1it6 avec les choses. Il n'y a pas d’« ontologie directe » (p. 233). La percep- tion visuelle suppose a la fois un « déja la» du réel (une « préméditation » de l'étre) et 'irrémédiable division qui rend possibles des voyants par la ise & distance d’objets vus. Supposant cette séparation (qui a été hypertrophiée par le positivisme ou 2, Ween (essence), «au sens, dit Heidewger, que le mot a quand il est employé comme verhe »(p. 158). Apris Gilbert Kahn, Merlesu-Ponty traduit Te mot par «ester» (p. 256) — Uransposition francaise du estar espagnol ee I —, et rexplite «operation ester» com= sme «apparition d'un Etvas [quelque chose) rayonnant »(p. 260), 5. La partie redigée du Visible et linsible présente peu de mots techniques (cogito préré- ‘exit, hyperdialoctique,négintition, « pour soi», surtélexion tc) ou strangers (twas. Inet ander, Sein, Wesen, ei). Pat conte, tel uo tsk elle est faite de quelques mots repetés aut ‘constituent sa vibrante « membrure»: brut, chait, captation,charntre, complete, englobant, far, horizon, membure, opérani, ouverture, paysag, spectacle style etc. Le plus insistant de Ses reffains forme en lui-méme un réseau de synonyms, Il donne figure lexcale au mouve~ meat du discours: chaine, circulanié, coexistence, embrassement, empieiement, enjambe- ‘ent, enlacement, enroulement, entrlacs,étffe, filigrane, implication, inextricable, inter- ‘monde, intersection intersubjectivité, mélange, nceud, prépossesson, promiscute réciprocité, se réciproguer, redoublement,soidarté ss, ame, etc. Les retour de ces voces, comme «une vague, créent une magie du texte, mais ils temoignent surtout de ee qui Fenvotte. Lien- twelas de oes mots redouble celui des choses. cet égard, la structure litérare du discours reproduit la structure «enlacie» dela vision quil déert 90 LA FOLIE DE LA VISION par Vidéalisme), le philosophe, ici, fait le chemin inverse de celui qui per- ‘met a la conscience de ne voir que les choses dont elle se détache. Il remon- te vers la rupture initiale qui instaure nos perceptions. Certes, il ne passe pas, il ne peut pas passer cette frontiére. II ne retrouve pas un en dega de la division. Partout fonctionne la coupure & partir de laquelle s‘organisent nos pratiques de connaissance. Mais il les « interroge » par un retour & ce qui les institue. II descend dans I'élément ou baigne encore la vision qui s‘en déta- che, L’effacement de la subjectivité est la limite qu'une passion du monde, dans son voyage vers les confins de la pensée, ne cesse d'approcher sans pouvoir la surmonter. Un pli dans le tissu des choses A refuser d'entériner l'autonomie que la conscience subjective revendi ‘que en se séparant de ses objets, a viser, dans la perception, le moment o& deux choses visibles se différencient en « voyante » et en « vue» (Peil ow le corps qui distingue et se distingue des choses est lui aussi une chose visible), cette «interrogation » philosophique s'engage dans le procés méme que Husserlfixait ta théorie dans son Origine de la géométrie: partir des pra- tiques scientifiques pour aller vers leur fondement; s'enfoncer dans leur origine. Avec Merleau-Ponty, cette opération se déploie sur un terrain & la fois plus large et plus élémentaire, la perception visuelle. Ce qu’elle analyse dans les objets vus, ce n’est pas leur identité ou leur statut (imaginaire ou «réel », etc.), mais le geste dod ils naissent, la séparation méme qui, parmi les choses visibles, constitue les unes comme voyantes et les autres comme ‘vues, Elle considére Mespace de ces distinctions réciproques, dont les effets ne sont d'ailleurs pas stables (les sujets voyants sont aussi des choses vues), mais innombrables et changeants, Le visible devient le champ général a in- ‘térieur duquel s‘effectue le travail de cette différenciation et qui le rend possible. Le monde est le tissu mobile de ces distinctions entre objets vus et sujets voyants;; c'est la nappe oi se font, défont et reproduisent des plis intérieurs qui permettent entre les choses une vision. Lanalyse de cet «enlacement » des choses est englobée par ce qu'elle examine. Elle est localisée quelque part dans le réseau de ces intersections, Elle se dérobe, elle aussi, @ V'intérieur du champ qu'elle décrit. Elle a donc our régle premiére de rester docile & ce qui la domine, elle, tout comme mimporte laquelle des perceptions dont elle rend compte. D’aucune manié- re, que ce soit au titre de quelque privilége philosophique, ou en fixant, par tun retour sur elle-méme, les conditions a priori de la pensée, elle n’échappe 4a Joi qui organise Papparition du connaitre. Au contraire, elle s'accompli- ra d’étre débordée et « engloutie » par la solidarité d’oi elle vient. «L’ou- verture au monde », index de la perception dans un « entrelacs » des choses, caractérise aussi le discours philosophique, hanté par une extériorité qui le précéde & son insu et qui a la forme du quotidien. Un inachévement (néces- saire et heureux) blesse le texte surplombé par ce qui ’englobe déja. Cette 91 LA FOLIE DE LA VISION philosophie ne domine done pas son objet. Elle lui est intérieure. Elle est captée par ce dont elle parle. Comme la vision du peintre, elle est « regar- dée » par ce qu'elle considére. Son style n’est pas celui des jeux brillants, ironiques ou autoritaires d’une autonomie : c'est le jeu érotique d’une pas- sion dont objet vient mais ne se posséde pas. Merleau-Ponty en désigne le geste essentiel comme une «ouverture a», comme un mouvement de «croyance », qui a dans la vision méme la forme dune « foi perceptive ». ‘Crest un geste paradoxal. Il fonctionne dans le monde comme ouverture au monde. Il combine le retrait d'un « pour soi » de la conscience avec la tension qui la tourne vers les choses. Ce geste contradictoire, quasi baroque, allie le non constitutif d'un « pour soi» au oui de «Pétre au monde ». Ce paradoxe organise la vision. Il est sa premiére folic. On n’ouvre les yeux sur les choses qu'en prenant de la distance par rapport ce qu'on cherche. La vision se paie d'une séparation. Elle s‘instaure a partir d'une absence de ce qu'elle vise, mais elle est rendue possible par la présence au monde oi se produit cette division. Elle « distingue » des objets parce qu'elle s’en éloi- ‘ane, mais la relation de visibilité entre sujet et objet suppose leur coexisten- ce & Fintéricur du monde visible. Est-ce trop prolonger la méditation de Merleau-Ponty que de reconnaitre dans la vision une structure d’oxymoron, cette figure de rhétorique qui rap- proche les contraires (comme dans « obscure clarté») L’ouverture fait coincider absence et la présence en une «figure» qui est, comme d'une danse, le « pas » essentiel de la perception. Le sujet voyant est un étre par- ticulier qui vise dans ce qu'll distingue la réalité méme dont il se détache. Les objets quill voit composent donc la représentation de ce dont il a di se séparer pour le connaitre. Ils lui racontent une solidarité brisée ~ une ori- ine perdue — et un retour vers les choses par les chemins de la conscience. Iis lui sont donc la légende de sa propre histoire (la « égende» qu'il faut lire, degendum), une histoire sans paroles dont la vision est déja la pensé jouant dans I’écart qui fait des choses vues a la fois des objets vers lesquels la connaissance va et des signes, quasi mythiques, de la réalité dou elle vient. La vision ne « captive » pas seulement parce qu'elle est un voyage vers les choses extérieures, mais parce qu'elle est un retour & une réalité originaire qui se re-présente en ces objets pergus a distance. Par la, dailleurs, elle fonetionne déjé comme tout véritable voyage (le voyageur inventorie et découvre peu a peu le lieu d’oi il vient), et elle entretient avec lui une relation spéciale : voyager, c'est voir, mais voir, est déjd voyager. Aussi bien la vision «séduit » parce qu’elle est le déour qui raméne le sujet connaissant a l’étre et parce qu’elle lui permet de savoir, mais sans jamais le posséder, le lieu réel de sa naissance. A cet égard, elle serait le mythe de la relation « ontologique », un mythe qui structure les niveaux successifs de la connaissance, depuis le récit local et muet de chaque perception particuli re, jusqu’a la narrativité longue de V'interrogation philosophique qui effec- tue encore le méme retour et le méme détour. 92 LA FOLIE DE LA VISION Déja Merleau-Ponty découvre dans lacte visuel, geste de partage et d'ou- verture, un « éire @ tacite,silencieux, qui revient de la chose méme aveuglé- ment identifiée » (p. 254). L’étre dest «silencieux » puisqu’il précéde tous les langages qui codifient rexpectation inhérente a la vision (chaque culture spécifie ce qu'on doit « s'attendre & voir» quand on voit) Il «revient » de la chose, il la suppose et il y retourne, mais il ne Videntifie qu’« aveuglé- ment», car la certitude qu'il y a quelque chose ne consiste pas a savoir ce que c'est. Dans Vacte visionnaire, le rapport & de U'étre s'accompagne d'une cécité sur son identité, et la difference entre cette assurance et cet aveugle- ‘ment amorce la série indéfinie des savoirs affectant a ce « quelque chose » un sens, un statut ou des fonctions. L’énorme prolifération des savoirs sem- ble destinée & combler 'insurmontable distance qui, dés la perception, sépa- re de ce qu'il cherche le sujet voyant. Elle a son principe en l'expérience sauvage, quotidicnne et captivante qui trace le pli d'un retrait de ma conscience dans lenlacement des choses dont je fais partic. La force du sir, et donc la névessité de savoir, naissent de la faille définitive que la Perception introduit dans le champ d'une attraction universelle entre les corps. La coexistence de ces corps précéde le moment ot le «je», index dune felure dans cette réciprocité, inaugure immense itinéraire d’un retour au monde par nos savoirs du monde. Ces savoirs développent en Aiscours impossibles & clore la structure mythique de la vision. Ils déploient dans interminable des langages Virréductible et premicr moment de la co-naissance, Entrer dans un domaine dont on ne revient pas L’analyse de Merleau-Ponty ne renvoie pas seulement a une structure déterminant les niveaux successifs du connaitre ; elle se référe a un événe- ‘ment. Elle cite, comme décisif, Pinstant d'un « retournement » qui I'a rendu possible et qui « soudain » inverse la relation visuelle. Ce qui arrive alors ressemble & un choix, mais (selon le mot fameux de Gédel que le texte reprend) il est « indécidable ». Sur les confins du connaitre, région opaque et muette, se produit un événement qui décide d'une philosophie. Si la per- ception est une structure, elle releve aussi d'une histoire ; elle peut étre bou- leversée par de silencieuses révolutions. L'effet de cette commotion est décrit comme une « étrange adhérence du voyant et du visible »: la vision est alors ce que le voyant « subit » aussi de la part des choses ; elle corres- pond a ce qu’« ont dit beaucoup de peintres » : « Je me sens regardé par les choses » (p. 183). L’expérience esthétique sert de modéle, Le peintre « voit » parce qu'il «subit» le regard des choses, et parce qu'il révéle ce qu’est la passion des choses, « une sorte de folie ». L’acoés a cette passion est placé sous le signe de ce qui arrive « une pre- miéte fois». En une page surprenante (p. 189), cing fois de suite, le refrain 93 LA FOLIE DE LA VISION de cette « premiére fois » marque Pévénement qui « retourne* » en expe rience d'un enlacement des corps visibles la conception d'un progrés solip- siste de la vision. Inscrite dans le temps, cette « premiére fois» change la nature du rapport visuel. La perception en regoit son historicité, soit parce ‘qu'elle est elle-méme transformée par cet instant, soit parce qu'elle devient une advenue des choses, Popérativité de leur regard, « Une fois entré dans cet étrange domaine, on ne voit pas comment il pour- rait étre question den sortir» (p. 199). De espace qui s'ouvre, on ne revient plus. Désormais, impossible d'oublier. Une rupture dans la durée amoree 'in- terrogation qui va traverser tout le systéme construit & partir ¢une autonome de la conscience subjective. Cet acte noue Vétre au temps et il pose déja le principe d'une « histoire ontologique » (p. 156). Réciproquement, la réduction de la «foi perceptive » aux «actes ou attitudes d'un sujet qui n'a pas de part au monde» est un «premier mensonge dot Yon ne revient pas» (p. 76). Un destin de la philosophie se joue sur les frontiéres de la connaissance. Il faut done remonter a cette historicité originaire et originante pour réviser Pappareil ‘laboré en fonction d'un mensonge « premier » De quelle nature est ’événement qui se produit sur ces confins ? Merleau- Ponty ne le dit pas. Il en décrit seulement les effets. Il ne précise pas si la «premiére fois» correspond a V'apparition événementielle d'une structure permanente, ou si elle crée cette structure. De fait, pour lui, cette alternative Wa pas de pertinence. Il saisit autre comme « instituant ». Il s'est expliqué a ce sujet dans le cours qu'il a consacré a « Finstitution » (Collége de France, 1954-1959). Par ce terme, il entend « les événements d'une expérience qui la dotent de dimensions durables, par rapport auxquelles toute une série d'autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une hi toire,— ou encore les événements qui déposent en moi un sens, non pas & titre de survivance et de résidu, mais comme un appel 4 une suite, exigence un avenir’», Dans histoire personnelle, la «premiére fois» joue le meme rdle que la Révolution frangaise dans histoire politique, ou i'inven- tion d'un style en histoire de la peinture : un événement ouvre a Vexpérien- ce espace de son devenir. Le renversement auquel Merleau-Ponty fait appel suppose qu'une histori- Cité de type esthétique institue une « ontologie ». D'une part une esthétique nouvelle s'y instaure: une relation au visible précéde Visolement de la conscience « pour soi» et situe d’emblée la pensée dans un rapport aux choses. Par 1 est posé le principe d'une philosophie esthétique, qui_ne consiste plus a déchifirer expérience a partir d'un cadre conceptuel, mais & reconnaitre dans cette expérience méme le fondement d'une philosophie. Diautre part, est une histoire, dans la mesure of la commotion qui «re- “Sur fe retournement, fla note sur «la réversibilité» :« Le doigt de pant se retourne » (, 3D. 5. M. Merleau-Ponty, Résumés de cours, Collige de France, 1952-1960, Gallimard, 1968, p. 59465, 94 , nave Tas LL i putt LA FOLIE DE LA VISION tourne » la vision a force de commencement et crée donc un temps propre & Ja perception esthétique. Par la est pose le principe d'une histoire du visible ui ne consiste plus a loger Yexpérience dans un cadre chronologique préé- tabli, mais a y déceler invention méme d'une temporalité. Cette percep- tion historique, référée & Vexpérience artistique du peintre («je suis regardé par les choses ») est le lieu nodal oit le philosophe découvre, ébloui, une autre maniére de penser. Elle donne son style historique et esthétique a sa passion de « Pétre » Mais qu’est-ce qui permet de tenir pour un « mensonge » — et un men- songe dont on ne «revient pas» non plus — orientation contraire de la perception ? Ces deux expériences ne se distinguent pas au titre d’une oppo- sition entre le vrai et le faux. Elles précBdent et générent les savoirs qui organisent cette opposition. Elles mettent plutot en jeu deux formes fonda- mentales du rapport au monde. L'une renvoie finaiement a la Geldzenheit eckartienne, encore centrale chez Heidegger, qui consiste non & « tenir » les choses, mais a les «laisser étre» (p. 138), et qui devient chez Merleau- Ponty un « ensevelissement » dans «Pentrelacs » mobile des étres visibles. Laure est éthique plus qu’esthétique ; elle aura la forme d'une épistémolo- gie plus que d'une ontologie ; elle s’articule (jusque chez Sartre que Mer- eau-Ponty analyse et réfute longuement) sur le « rien » irréductible qu'un «vouloir penser » ou un « impératif catégorique » oppose & la loi des cho- ses, Les deux options sont incompatibles et indécidables. Pour la premiere, Vattitude du sujet qui n’a «pas de part au monde» ne peut étre qu'un «mensonge », sans étre pour autant une erreur. Elle Sabstrait du mouve- ‘ment par lequel les étres « se réciproquent » (p. 183). Principe d'une ontolo- sie (comme chez Aristote, mais aussi comme chez beaucoup de peintres), la vision fait «entrer » dans un domaine dont on ne « sort » plus. Le langage de l’invisible Le domaine oli 'on entre est le visible. Mais par un mouvement « hyper- dialectique » (dit Merleau-Ponty), entrer dans le visible, cest étre saisi par son invisible. A cet égard, entrer dans le visible et en sortir coincident, mais, cette fois-ci la sortie seffectue & intérieur du visible, comme un aceés & la syntaxe qui organise. Une premigre approximation des procés qui se déroulent dans cet «étrange» domaine nous est fournie par le mouvement méme qui y conduit, la « foi perceptive ». Il faut y revenir. La vue, en effet, s'appuie sur une foi. Elle est expectation d’étre. C'est l'acte de «s'attendre a» ce qu'il y ait de P@tre. «Foi donc et non savoir» (p. 49), dans la mesure ob Pouver- ture au monde est soutenue par ce qu’on ne sait pas encore. Cette foi devant le travail interminable de la connaissance qui taille, dans etre cru © CE dia M. Merieau-Ponty, Phénoménologie de a perception, Gallimard, 1945, p. 381 sq et 96 LA FOLIE DE LA VISION et supposé, des objets & posséder. Une alliance elle aussi paradoxale associe Ye adhésion » (p. 48) perceptive au soupcon que va y introduire le savoir selon les critéres, toujours révisables, distinguant le vrai du faux. Liée done a la ‘« possibilité du doute » (p. 140), «tissée d'inerédulité» (p. 48), cette foi concer- ne la réalité et non ta vérté’. Elle est le geste qui fonde on ne sait quoi. Elle adhére a un surcroit attendu («nous y croyons inlassablement», p. 66). Cest tun exeés qui sera siirement suivi du constat des erreurs que nous avons faites. Mais dans Tencadrement Pun savoir, le croire introduit exces d'une advenue des choses ; ily erée une bavure du réel, un débordement de P'étre. En somme tun non-voir (un non-savoir) est le mouvement qui porte la vision. Cette « foi perceptive » se distingue de toutes les croyances que spécifie Passentiment donné a des objets ou a des « choses dites » (p. 75) et qui sont du type : « Je crois que x. » Elle est & la chose vue ce que lacte de dire est a la chose dite. Un esse ad rend possible et déborde le découpage de la chose Yue qui lui fournit une objectivation. L’acte de voir fait de objet pereu Feffectivité (partielle et souvent trompeuse) d'une ouverture au monde. Partant de «intention » husserlienne, Merleau-Ponty rejoint donc, sur Ie terrain de la perception, la découverte qui quelques années auparavant et dans un tout autre contexte, & Oxford (Austin) ou a Cambridge (Wittgens- tein), ressaist le systéme de la langue en fonction des actes qui la parlent et des entrelacs interlocuteurs qurils postulent ou manipulent. La foi percepti- ve est Pacte qui «parle » fe systéme des objets vus et qui linscrit dans un réscau de réciprocités entre des étres visibles. Elle n'est done ni une « ex- stase » (p. 77-97) ni le statut encore incertain d'un savoir, mais le geste invisible par lequel s‘articulent des objets vus, comme Tacte de dire est Tindicible grace auquel s'organisent des choses dites. Loobjet vu devient la métaphore visuelle d'un acte de croire. Dans cer tains cas, dans expérience esthétique par exemple, cet acte a une telle intensité qu'il produit ’éclatement autant que Péclat de la chose vue — un bleu, une forme, un contraste : elle rayonne en méme temps qu'elle se défait, exorbitée par ce qu'elle n'est pas, comme si elle regorgeait de ta passion & laquelle elle fournit un relais, tel un mot trop chargé de ce qui par lui advient. Mais si objet vu épelle ainsi une séduction qui répond aux choses, c'est que finalement une articulation générale entre les choses sou- tient la relation locale qui produit une vision particuliére. Merieau-Ponty multiplie et répéte le répertoire lexical qui peut désigner cette structure des choses : « texture », « membrure », « entrelacs », « promiscuité », « solidari- té>, «empidtement », « intersection », etc. Son lexique s'€puise & désigner cette forme du monde visible. Une réalité invisible rend possible la percep- tion des choses visibles, de méme qu'une organicité non localisable du lan- gage permet des positivités successives d°énoncés particuliers. De ce fait, voir est déja un acte de langage. Cet acte fait des choses vues Pénonciation de l'invisible texture qui les noue. Cest la perception d'une 7, Ch dBi Phinoménologie de la perception, op, cit. p. 396, et: 97 LA FOLIE DE LA VISION solidarité invisible par et dans les « termes» d’objets vus. Elle est parole, mais encore silencicuse. Elle reléve déji du langage. Elle en représente un stade muet qui précéde son étape verbale’. La pensée nait avec ce « pacte » silencieux entre les choses qui est 'infrastructure de la vision. Réciproque- ment, on pourrait affirmer qu'une expérience visuelle hante toujours le lan- ‘gage verbal. Elle est Venfance (in-fans, elle ne parle pas encore) qu'il refoule et qui ne cesse de revenir, si bien qu'il faut remonter (ou descendre) la, dans cette vision effacée par le discours verbal mais instauratrice de la structure quill répéte, pour saisir en sa scéne primitive ’entre-tien de la langue et du récl, Cette scéne reste le théatre de la vie quotidienne, son paysage banal. IL West done pas nécessaire de se reporter au «il était une fois» d'un passé lointain. Lorigine est 1A présente.Le mythe visuel du langage se raconte ans la perception muette de chaque jour. II se récite, comme en fragments, et en éclats merveilleux, dans les motions qui multiplient la surprise inépy sable ct inaugurale d'« étre au monde », « dans ce grand pays qui ne nous quitte pas» (p. 167), Ce qui est beau «Les conséquences extravagantes oi on est conduit quant on prend au sérieux, quand on interroge la vision » (p. 184-185), Merleau-Ponty les mar- ue du signe de la beauté, en un moment, unique je crois, du Visible et 'in- visible. Moment quasi mallarméen. La « croyance » (comme disait Mallar- mé) s‘identifie a la « beauté ». Un « vide » de la conscience correspond a ce pli qui est invisible texture des choses visibles. Il n’est que Fenvers, en chaque étre, du mouvement qui travaille la masse des étres. C'est « “per sonne”, au sens d°Ulysse, comme anonyme enfoui dans le monde», « un certain néant entisé dans une ouverture locale et temporelle » (p. 254). Alors, lige a une citation de Husserl, fragment d'une langue étrangére et Jamiliere’, apparait telle une émotion philosophique la « note » qui parle de «ce qui est beau » (fevrier 1960), signature d'une ceuvre, «Ce qui est beau c'est l'idée de prendre a la lettre PErwirken de la pen- sée: Cest vraiment du vide, de invisible. » Le philosophe revient au pur « produire » (Erwirken), & Vacte méme d’opérer, qui est origine et évidence dun «soi-méme ki» (Selbst da). La beauté qu'il découvre est d’abord sim- plification épistémologique, comme le serait une formule plus élégante en mathématique : « Tout le bric-a-brac positiviste des “concepts”, des “juge- ments”, des “relations” est éliminé, et esprit sourd comme eau dans la fissure de Etre. » Débarrassée de cette prolifération, la beauté est pure CE. Le visible et imisible, opi, p. 200-204 9. Merieau-Ponty se rere an manuserit de [ Uropnme der Geomerie pubié par Eugen Fink dans la Rewe internationale de phlosophie (1 année, n° 2, 15 janvier 1939, p. 203-228) CL le commentaire de Jacques Derrida dans «L’origine de la géoméirie» de E. Husser, PUF. 1962, Merleau-Ponty cite le début du texte husserlien in E. Fink, op.cit,p. 208-209, 98 LA FOLIE DE LA VISION comme un trait de Matisse. Mais elle est aussi d'ordre ontologique, en ce sens qu’elle est de Pétre sa forme, une absence qui articule les choses : « I n'y a pas a chercher des choses spirituelles, il n'y a que des structures du vide. » Enfin le simple a la portée d'une beauté éthique, dans la mesure ot Padhésion a ce vide est le « vouloir » qui raméne « je » a « Etre» : « Sim- plement, je veux planter ce vide dans I’Etre visible, montrer qu'il en est Penvers,— en particulier Penvers du langage » (p. 289). Forme d'une connaissance de l'étre et d'un vouloir éthique, cette beauté ddésigne un style. Elle fonde l'accointance de la philosophic avec Popération littéraire, qui consiste aussi 4 « planter le vide dans PEtre visible ». Ce lien rest pas seulement di a ses longs cheminements dans les « paysages » sous- marins de Proust!®, mais au fait que le philosophe entre en littérature par le mouvement méme qui le fait entrer dans « Iétrange domaine » du visible. La littérature trace dans la langue linsensé de la vision, Elle est pour Mer- leau-Ponty « inscription de I'Etre » dans le systéme des objets vus. Elle se rattache au démonstratif: elle raconte des «histoires » par lesquelles le monde est « montré du doigt" », geste qui inscrit de I'invisible dans le visi- ble. La folic de la vision entraine done la philosophie vers Mécriture littéra re: « Les paroles les plus chargées de philosophic ne sont pas nécessair ment celles qui enferment ce qu‘elles disent, ce sont plutét celles qui ouvrent le plus énergiquement sur PEtre, parce qu’elles rendent plus étroite- ment la vie du tout et font vibrer jusqu’a les disjoindre nos évidences habi- tuelles. Cest done une question de savoir si la philosophie comme recon- quéte de létre brut ou sauvage peut s'accomplir par les moyens du langage Aloquent, ou s'il ne faudrait pas en faire un usage qui lui dte sa puissance de signification immédiate ou directe pour l'égaler & ce qu'elle veut tout de méme dire » (p. 139°). Je ne suis pas sir d'adhérer toutes les séductions de cette pensée qui «éte A la puissance» de son langage pour dire micux ce qui la captive. Peut-étre est-ce parce que j'y éprouve d'excessives complicités avec ce que fai envie de croire. Mais «c'est beau », et une philosophic avance toujours par ce que sa beauté fait produire & esprit, Michel de Certeau Université de Californie, San Diego TO. CE Resumes de cours, opcit,p. 23, ou Le visible et Invisible, opt, p. 195-20 11. M. Merleau-Ponty. Sens et non:sens, Nagel, 1948, p. $3-55: «La tche de la lita ture et celle de ia philosophie ne peuvent plus éie s€partes..». ot la suite 12. CE Resumes de cours, opt, p. 22-32 (cours de 1952-1953, « Recherches sur Tusage litera du langage) 99

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