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En contrepartie de l’Esprit
Roman
2 En contrepartie de l’Esprit
J'ai repris les notes écrites dans les années 1950 par mon grand-père
maternel Jean Darcourt, médecin spécialiste en épidémiologie et ayant
longtemps séjourné en Afrique.
Mon grand-père avait alors développé des hypothèses, particulièrement
originales pour l'époque, sur les origines de la bipédie de l’espèce humaine
et de son cerveau (ou de son Esprit).
Cette augmentation de la bipédie et du cerveau aurait eu de fortes
conséquences pour l’espèce humaine, en particulier un accouchement de la
mère le plus douloureux du règne animal, un petit de l'Homme grand
prématuré, et enfin un rôle du père bien particulier.
Ce sont ses hypothèses, ainsi que d'autres anecdotes rapportées dans ses
notes, que j'ai reprises à mon grand-père, pour en faire ce récit d'aventures
et de science-fiction.
Sahara été 1939 3
1 Naissance
Une nuit, je fus réveillé par Atar.
-Toubab Jean, toubab Jean, venez vite, nous avons besoin de vous.
-Que se passe-t-il ?
-Quelque chose de très grave, prenez vos instruments de médecine.
-Oui, j’arrive tout de suite.
J’enfilai un vêtement, pris ma sacoche, et suivis Atar dans la nuit. La lune y
dessinait un cercle parfait. Nous courûmes jusqu’aux habitations troglodytes
opposées aux miennes et pénétrâmes dans une grande salle éclairée par des
bougies. Il n’y avait que des femmes. Au centre, allongée sur une planche de
bois gémissait une jeune femme. De son front et de ses joues suintaient des
larmes de sueurs. Assise auprès d’elle, une vieille lui étalait des serviettes
humides. De touts côtés, des servantes se précipitaient, remportant les
serviettes et en apportant de nouvelles.
La vieille retira une serviette pour en placer une nouvelle. Je vis alors du
sang couler d’entre les jambes de la jeune femme.
-C’est Assaoua, la belle-fille du cheik, dit Atar désignant la jeune femme,
Waletsa, notre sage-femme va vous expliquer.
La vieille et sage Waletsa s’interrompit un instant dans sa tâche et se tourna
vers moi.
-Merci d’être venu toubab.
J’inclinai la tête en signe d’évidence.
-Quand a-t-elle commencé à avoir des contractions ? demandai-je.
-En fin de matinée, répondit Waletsa, les servantes l’ont tout de suite
emmenée ici. Au début, je pensais que tout se passerait bien, le rythme des
contractions s’accélérait peu à peu, elle poussait courageusement. Mais dans
l’après-midi, on a commencé à voir les premières difficultés. L’enfant ne
progressait pas, il restait rivé au ventre d’Assaoua.
-C’est son premier accouchement ?
-Oui.
-Elle saigne comme ça depuis longtemps ?
-Depuis trois heures déjà. Elle se vide. Je ne sais plus quoi faire.
Waletsa prit sa tête entre ses bras.
-J’ai peur que la mère et l’enfant soient condamnés, dit-elle.
-J’ai dit au cheik que vous étiez toubab, poursuivit Atar, je l’ai convaincu
que vous veniez aider notre sage-femme.
4 En contrepartie de l’Esprit
4 Veillée
La nuit venue, au pied d’une grande falaise, je m’étais isolé, j’avais besoin
de calme.
-Alors toubib Darcour, tu nous boudes !
Je me retournai.
-Ah ! c’est toi Martini.
-Excuse-moi si je t'ai blessé ce midi.
-Non ça va, ne t’inquiète pas, tu peux venir si tu veux.
Il s’assit à côté de moi.
-Alors, qu’est-ce que tu faisais tout seul ?
Je lui tendis un petit cahier en cuir noir.
-Ah ! tu dessinais. L’oasis, les montagnes de l’Aïr, tu te débrouilles pas
mal, dis donc !
-Ça a toujours été mon dada. Je dessine tout, la nature, les hommes, les
villes.
-A ton âge, toubib, on a soif de découvrir l’autre et l’ailleurs.
Sahara été 1939 13
7 Blessure de Martini
La nuit suivante, alors que je ne parvenais pas à dormir, j’allai chercher un
verre d’eau dehors. Je saisis la cruche qui restait du repas de la veille. En
retournant me coucher, je remarquai que le lit de l’Italien était vide. Inquiet,
j’inspectai silencieusement l’habitation troglodyte. Khaled ronflait
profondément. Je ressortis dehors et scrutai l’horizon. J’attendis puis finis
par me rendormir accoudé sur la table à manger. Je fus réveillé par les
premiers rayons de soleil qui perçait à travers les crêtes des falaises est. Je
vis alors au loin une silhouette. Elle titubait à chaque pas, puis s’écroula à
terre.
-Khaled, viens vite, criai-je.
L’Arabe, encore endormi, me rejoignit. Nous nous précipitâmes vers les
falaises est. Je reconnus le corps de Martini.
-Aide-moi Khaled, il est blessé. Martini, dis-moi ce qui s'est passé ?
L’Italien était blême mais avait conservé sa loquacité.
-Hier après-midi, haleta-t-il, j’avais repéré une brèche à travers les falaises
est. J’ai décidé d’y retourner cette nuit pour voir si on pouvait l’emprunter.
En haut de la brèche, un guetteur m’a tiré dessus comme un lapin. J’ai été
touché au ventre. Ça pissait le sang de partout. Je me suis évanoui. C’est le
froid qui m’a réveillé dans la nuit.
L’Italien se serrait le ventre de son poing.
-Attends, je vais t’examiner.
Je lui retirai délicatement la main.
-Rhaaïe ! cria-t-il.
-Ça n’est pas bien joli, je vais te nettoyer tout ça.
J’allai fouiller ma sacoche, en revint avec des bandes et de l’alcool, puis
aspergeai la plaie. Il pleura.
-C’est pour ton bien Martini.
-Je sais toubib, dit-il grimaçant. Ça ne m’empêche pas d’avoir mal.
Je l’examinai.
-La balle est ressortie sans faire trop de dégâts, il n’y a que l’intestin qui
soit un peu touché.
Je lui nouai une bande autour du ventre.
-Voilà beau prince.
-Merci toubib.
-Fais attention à toi quand même, tu as perdu beaucoup de sang… Khaled
aide-moi, on va le transporter sur son lit.
Epuisé, l’Italien s’endormit immédiatement. Toute la matinée, il ronfla
outrageusement et n’arrêta pas de péter.
Sahara été 1939 19
Il esquissa un sourire.
-Après votre capture, nous avons fouillé vos bagages pour vérifier qu’il
n’y ait pas d’arme. Dans l’une des malles, j’ai trouvé un stéthoscope un peu
spécial. J’ai compris qu’il permettait de mesurer les battements du cœur de
l’enfant chez les femmes enceintes. Parmi vous trois, il n’était pas trop
compliqué de deviner que c’était vous le toubab, ou l’obstétricien comme on
dit chez vous.
-Oui savant Atar.
Il me fit un plus large sourire.
-Je venais aussi prendre des nouvelles de Martini, il va mieux ?
-Oui, oui, il est presque sur pieds et ne se plaint plus trop. Avec lui, c’est
bon signe.
-Je suis sincèrement désolé de ce qui lui est arrivé. C’est un accident…
Avec ce qui se trame dans ces montagnes, nos guetteurs sont sur les nerfs.
-Je vous crois Atar.
-Je vous laisse maintenant toubab.
-Attends Atar ! As-tu des nouvelles de nos autres compagnons français,
ceux qui faisaient partie de notre mission.
Son visage se rembrunit.
-Il va falloir que tu sois courageux toubab Jean. On ma raconté qu’ils
avaient tous étés tués dans une embuscade par les Touaregs bleus.
-Tu en es sûr ?
-Les Touaregs bleus sont sans pitié. C’est pour cela qu’ils sont puissants.
Je restais songeur.
-Alors, pour l’instant, notre capture par les Kel aïr nous a préservés.
Il acquiesça et quitta ma chambre.
-Le Christ est souvent représenté sur la croix, il ne devait pas être en
meilleure forme, suggéra habilement Khaled.
Tard dans la nuit, je restais souvent à discuter avec Martini.
-Ce bled est vraiment l’endroit idéal pour l’observation astronomique,
s’exclama l'Italien, pas un nuage, pas une lumière parasite.
-C’est vrai que c’est beau, esthète Martini !
-Depuis la nuit des temps, les hommes observent le ciel et les étoiles. Nos
mots en conserve la mémoire. Tu vois Septentrion, la constellation aux sept
étoiles, elle nous montre le nord.
-C’est quand même curieux que sept se disent presque pareil en tamaha, en
arabe et en français.
-Et l’étoile brillante là-bas, c’est Alpha du Centaure. C’est l’étoile la plus
proche de notre soleil, à quatre années-lumière. Un jour les hommes
réussiront à conquérir son système solaire, alors ils se répandront comme
des nuées de criquets dans le reste de l’univers. Plus rien ne pourra arrêter
leur déferlante. Quand ils auront fini de vider les richesses d’un système
solaire, ils passeront à un autre.
-Ils laisseront pourrir notre bonne vieille terre.
-Exactement, comme le fruit gâté d’un arbre qui en donne trop et qu’on
jette par terre dédaigneusement… Mais ne croie pas que je sois contre. Que
les hommes en profitent, qu’ils pillent outrageusement la nature, ce sont eux
les plus forts du règne animal.
-Un jour, il ne restera rien.
-Nous ne serons plus des hommes depuis longtemps.
-J’aimerais que vous restiez ici avec nous toubab, à aider les femmes à
enfanter. Avec vous, tout semble simple et surtout possible. Je vous aime
toubab… Malheureusement, je sais que vous nous quitterez un jour pour
retourner dans votre pays. Je me doute que les vôtres attendent votre retour
avec impatience, ils ont aussi besoin de vous.
Je hochai la tête positivement. Elle me serra la main, comme pour me
retenir.
-Je reviendrai Waletsa, je reviendrai dans votre pays, et j’espère que les
temps seront plus favorables.
-Ils le seront. L’histoire rend les hommes plus sages.
-Vous êtes une optimiste Waletsa !
-Quand on a mis tant d’enfants au monde, on ne peut qu’être optimiste sur
les femmes et les hommes.
-J’espère que vous avez raison Waletsa.
Elle confirma par un sourire assuré, se releva puis ajouta :
-Je venais aussi vous prévenir toubab, le cheik organise demain soir un
méchoui en l’honneur de son petit-fils, il y convie vos deux compagnons et
vous.
-Je les préviendrai, je pense qu’ils accepteront.
Le soleil allait bientôt se coucher derrière les crêtes désertiques. Je regagnai
le village et repérai le lieutenant Martini profitant des derniers rayons
lumineux pour s’admirer dans un miroir de poche.
-Alors bel Italien, on se trouve beau !
L’Italien surpris lâcha son miroir. Au dernier moment, il le rattrapa, évitant
ainsi qu’il ne se brise.
-Il faut bien que je me pomponne un peu. Avec toi, la concurrence est
rude, c’est dingue toutes ces femmes qui défilent dans ta chambre chaque
matin.
-Voyons, c’est uniquement pour des raisons médicales.
-Allez, on ne me la fait pas à un vieux briscard comme moi. Je veux bien
t’accorder quelques prouesses médicinales dont curieusement tu n’es pas
venté auprès de moi. Mais ces femmes viennent avant tout pour ton
physique, jeune, beau et ambitieux médecin de l’armée coloniale française.
-Mouais.
-Ah toubib Jean ! tu ignores encore tout le potentiel que tu as en toi.
-Tu es bien élogieux aujourd’hui !
-Oui profite de ça, je suis de bonne humeur ce soir. J’ai des envies de fête.
Bientôt la pleine lune peut-être.
Je le prévins alors du méchoui du cheik. Il accepta et soupira :
24 En contrepartie de l’Esprit
-Bon, c’est bien gentil tous ces gueuletons, mais on aimerait savoir ce
qu’ils vont faire de nous, ces satanés Kel aïr.
11 Réception
Le lendemain soir, on fit monter au centre de l’oasis une vaste tente
rectangulaire. Devant l’entrée, des agneaux entiers étaient rôtis à la broche
sur des braises de feux de bois. Des serveurs découpaient des morceaux de
viande et les amenaient jusqu’à la tente dans de larges plats circulaires en
métal. On m’avait installé parmi un petit groupe de convives, à la droite du
cheik, de son fils Karan et de sa femme Assaoua. Martini, placé avec Khaled
en extrémité de la tente et sûrement mécontent par sa place, paraissait de
mauvaise humeur. Au milieu du repas, une servante portant un bébé
braillant pénétra dans la tente. Elle alla le confier au cheik. Celui-ci requit le
silence. Tout le monde se tut sauf le bébé.
-Mes amis, je vous présente Ely mon petit-fils, l’enfant d’Assaoua et de
mon second fils Karan. Je remercie Allah pour ce cadeau merveilleux, je
sais désormais que la lignée Keita ag Ely sera longue et féconde. Tout ça, je
le dois aussi et surtout au toubab Jean.
Le cheik me fit un signe.
-Toubab approchez, cela fait maintenant plus d’un mois que vous et vos
compagnons êtes nos hôtes.
-Vos hôtes, s’écria Khaled du fond de la tente, vous voulez dire vos
prisonniers. Vos hommes nous ont largement roués de coups lorsqu’ils nous
ont capturés et vos guetteurs ont failli tuer le lieutenant Martini.
Le cheik balaya ces accusations d’un revers dédaigneux de la main.
-Tais-toi jeune arabe. Tu n’as pas encore compris que les hommes que tu
sert, prétextant apporter science et civilisation, font chier la terre entière.
-La science est universelle, cheik Keita, affirmai-je.
Le cheik se retourna vers moi.
-Vous voulez vraiment toujours avoir raison, vous autres Français, soupira
le cheik… Bon aujourd’hui, c’est jour de fête, on abordera les débats
épistémologiques une autre fois.
Il frappa dans ses mains.
-Atar, qu’on fasse servir les derniers agneaux, ceux qui sont nés pendant
cette lune.
Puis s’adressant à moi :
-Après tout ce que vous avez fait pour nous, je ne peux plus vous retenir
toubab. Vous et vos compagnons êtes libres. Demain, mes hommes vous
Sahara été 1939 25
12 Le départ
Après le repas, Martini vint me parler :
-Je suis allé voir le cheik, je lui ai demandé de me joindre à ta petite
expédition.
-Et alors ?
-Il était de bonne humeur, il a accepté.
-Ah ! Tu ne souhaites plus regagner Taman au plus vite ?
-Le cheik préfère attendre ton retour pour me laisser partir. Je ne
supporterai pas de rester un jour de plus dans ce bled. Je préfère partir avec
toi, même si je trouve ton idée bien étrange. Qu’est-ce que tu leur veux à ces
jumelles ?
-Je veux comprendre.
-C’est bien de se poser des questions toubab Jean, mais il y a des trucs
qu’on ne peut pas expliquer, c’est comme ça.
-Je sais philosophe Martini… Et Khaled ?
-Il reste ici, il est drôlement amoureux.
Le lendemain, on nous affubla du tagelmust, le voile de tête des Touaregs.
Atar vint nous chercher.
26 En contrepartie de l’Esprit
-Ça y est toubab Jean, j'ai fait préparer trois méharis, tout est prêt.
-Parfait Atar.
-Toubab Jean, vous êtes un vrai Touareg comme ça.
Je me retournai, c’étaient Karan et Assaoua portant Ely dans ses bras.
-Ça me fait plaisir de vous voir tous les trois réunis, dis-je.
-Nous aussi toubab, nous aussi, répondit Karan secouant énergiquement la
tête.
-Vous n’êtes pas trop rapidement essoufflée Assaoua ? demandai-je.
-Non, non, ça va beaucoup mieux.
-Elle tenait absolument à vous dire au revoir, dit Karan.
-Et aussi à vous remercier toubab, ajouta Assaoua. Merci, sincèrement
merci.
-De rien Assaoua. Ce que j’ai fait, je l’aurais fait pour toute autre femme.
Assaoua approuva de la tête. C’était une maman belle à croquer. Je me dis
que Karan avait bien de la chance.
-Il ne vous réveille pas trop la nuit ? demandai-je.
-Oh si ! répondit-elle, c’est un vrai vorace, il n’arrête pas de réclamer à
manger.
Ely tendait la tête pour agripper les seins de sa mère.
-Il a déjà faim, dit-elle.
-Allez-y, ça ne peut lui faire que du bien.
Elle déboutonna sa chemise et plaça délicatement son fils contre sa poitrine.
L’enfant hissa la tête, mordilla le téton gauche de sa mère, puis se mit à le
sucer avidement.
Je me retournai vers Karan.
-Votre fils est beau, il a votre regard Karan et le sourire d’Assaoua.
-Merci toubab… Et vous, vous n’avez pas encore d’enfants ?
-Non.
-Dépêchez-vous toubab, la vie est fragile et c’est si beau d’être père.
-Je tacherai de suivre rapidement votre conseil Karan.
Ils me sourirent, je leur souris.
-Tu seras toujours le bienvenu chez nous toubab.
-Au revoir à tous les trois.
-Au revoir, répondirent à l’unisson Assaoua, Karan et le bébé Ely, cessant
un instant de téter le téton d’Assaoua.
J’eus un dernier regard pour Waletsa, elle était restée en retrait parmi les
vieilles femmes. Elle pleurait.
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13 Rêves
Nous quittâmes l’oasis par un étroit défilé que nous n’avions même pas
repéré lors de nos excursions. Nous marchâmes six jours dans les montagnes
désertiques sous les cognements du soleil.
Chaque nuit, je rêvais de fillettes et de massacres, je me retournai
continuellement sur ma couche, j'avais peur. J’aperçus des hommes blancs et
poilus violer des femmes, enlever des enfants, massacrer des hommes de
toutes races. Je me vis crier haut et fort : « nous vous avons donné
généreusement la science ». Etais-ce la seule contribution positive de
l’Occident à l’humanité ? Si oui, elle était de toute façon primordiale.
Un matin, Atar nous désigna le bas de la vallée :
-Voilà Agadez, la cité des sables !
14 Les jumelles
La ville marquait la fin des sévères étendues désertiques de l’Aïr.
Grouillante et animée, elle était peuplée d’une large gamme d’hybrides
humains allant du crème au noir. Ça criait et ça gesticulait fort. Dominant la
place du marché, le minaret de la mosquée hérissait ses étranges troncs de
bois. Des petites échoppes bien fournies vendaient bijoux, viandes, fruits, et
autres aliments alléchants. Martini, l’esprit opportun, en profita pour faire
quelques affaires. Ça agaça fortement Atar qui avait peur de se faire
remarquer.
-Viens là Martini, criait-il.
-On ne va jamais pouvoir ramener tout ça, négociant Martini.
-Ouais, t’as raison toubib. Bon, je garde les petites croix, elles me plaisent
bien.
Atar tira Martini de force et nous conduisit jusqu'à un vaste édifice fortifié
situé sur le flanc droit de la mosquée.
-C’est ici que siège le sultan, cela sert à la fois de lieu d’étude, de palais et
de prison.
Il frappa à la porte principale ornée de trappes richement sculptées. Un
serviteur noir vint nous ouvrir et nous fit pénétrer dans une petite pièce
fraîche et calme qui contrastait avec la chaleur et l’animation de l’extérieur.
-Le sultan donne des audiences quatre fois par semaines, indiqua Atar. J’ai
demandé une entrevue, on sera reçu en fin de journée.
On nous mena ensuite jusqu’à une grande cour ensoleillée où attendait déjà
pas mal de monde. Certains étaient venus avec leurs chèvres, leurs brebis et
leurs poules. Je compris que l’endroit balançait entre le tribunal
administratif, la mairie et le presbytère.
28 En contrepartie de l’Esprit
Après des heures d'attente, on nous conduisit dans une vaste salle blanche,
éclairée par de petites ouvertures en haut des murs. Au fond siégeait le
sultan, un homme d’une soixantaine d’années paré de son voile de tête bleu
et affublé d’épaisses lunettes lui grossissant démesurément les yeux. Il était
entouré par quelques scribes, sorte de greffiers chargés de rédiger les actes
de l’audience. Sur sa droite se massaient la cour et les familiers.
Parmi tout ce petit monde, je ne vis qu’elles.
Elles étaient assises sagement dans les bras de leur nourrice et assistaient
imperturbablement aux audiences. Vêtues de robes blanches, elles portaient
autour du cou la croix d’Agadez. Leurs grands yeux verts et brillants
contrastaient avec leur peau foncée et mate.
-Leur mère devait être belle, pensai-je.
La queue continuait à l’intérieur. Nous dûmes assister à une sombre affaire
de poules volées et de viande rassise. Enfin, ce fut notre tour. Le sultan nous
lança en tamaha :
-Que la paix soit avec vous messieurs. C’est un plaisir de recevoir des
membres de la tribu des Kel aïr. Je reconnais Atar le fidèle serviteur du
cheik Keita. Qui sont ces autres hommes qui t'accompagnent Atar ?
-Mes compagnons sont aussi des serviteurs fidèles du cheik. Ils ne peuvent
pas parler, ils se sont fait couper la langue par une bande de pillards.
-Les malheureux… Nous vivons une période si troublée. Je pense
notamment à ce pénible conflit contre les Français. Enfin passons... Quelle
est la raison de votre présence Atar ?
-Nous sommes venus voir les fillettes, sultan.
-Ah ! j'espère que le cheik Keita ne regrette pas de s'en être séparé.
-Non, non, nous sommes simplement venus leur poser une question.
Le sultan hocha positivement la tête.
-C’est vrai qu’elles sont étonnantes. Elles ont précocement marché et
parlé. Maintenant, elles semblent avoir des talents divinatoires. Elles attirent
de plus en plus de visiteurs à Agadez. Ça fait marcher le commerce et ça
enrichit les marchands du temple.
-Mon compagnon souhaiterait connaître son avenir, demanda Atar en me
désignant.
Les fillettes se murmurèrent quelques mots à l’oreille, puis l’une d’elles prit
la parole. Malgré son très jeune âge, elle fit preuve d'une maturité incroyable
dans le maniement de la langue Tamaha.
-Votre pays connaîtra la guerre et vous y perdrez votre père. Mais le jour
du grand tribunal, vous serez récompensé en devenant le premier des
hommes…
Sahara été 1939 29
-Suffit Héva, coupa le sultan, puis se tournant vers nous, ne vous inquiétez
pas messieurs, ces fillettes peuvent se tromper. Seul Allah est maître de
notre destin.
Atar s’inclina devant le sultan et nous fit signe d’en faire de même. Avant de
quitter la salle, je me retournai une dernière fois vers les jumelles. Celles-ci
me fixaient de leurs yeux clairs. Je me demandai laquelle avait
miraculeusement survécu à l’accouchement. Atar me tira par la manche.
-Viens toubab, il faut partir maintenant.
Nous mîmes une dizaine de jours pour gagner la piste de Taman, aux
confins de l’Aïr.
-Mon chemin s’arrête ici, dit Atar, les Kel aïr n’ont pas le droit d’aller au-
delà. Il vous reste à traverser ces dernières montagnes pour atteindre
Tamanrasset. Je vous laisse vivres, eau et matériels. J'espère que cela vous
suffira.
Il se tourna vers Martini.
-Lieutenant Martini, j’ai été content de te connaître, tu es un homme plus
rusé que le renard, utilise-le toujours pour répandre le bien.
-Tu peux compter sur moi Atar.
Puis vers moi.
-Toubab Jean, tu es un homme bon et sage, tu mérites de retrouver
rapidement ton pays, les tiens et surtout ton père.
-Tu penses aux prédictions des fillettes. Ne t’inquiète pas, je n'y crois pas.
Il est heureusement impossible de prévoir le futur.
-C’est un rationaliste notre toubib, expliqua Martini.
-On peut couper en franchissant les montagnes. C’est plus risqué, mais ça
nous prendra seulement deux jours.
Je scrutai les crêtes noires qu’il nous fallait franchir. Elles semblaient bien
hautes et escarpées. Je mesurai ensuite les quelques gouttes qui restaient
dans ma gourde.
-C’est d’accord, on va essayer.
Le soir même, nous étions aux pieds des crêtes noires. Martini tira son petit
harmonica de sa poche et entonna quelques airs napolitains mélancoliques.
Depuis quelques semaines, nos liens s’étaient renforcés. Je l’appréciais
beaucoup, je crois que c’était réciproque. J’étais heureux de ce bout de
chemin effectué ensemble. Entre deux airs, il s’interrompit :
-On est bien tous les deux dans ce désert, pas de femme pour nous
opposer, pas de chef pour nous emmerder…
-Je me rappelle que tu n'appréciais pas trop notre pitaine.
-Pourquoi, tu l’aimais toi ?
-Mouais.
-Bof quoi ! Moi de toute façon, je ne suis pas fait pour supporter l'autorité
d'un autre.
-Tu n'es pas le seul dans ce cas.
-Oui, mais moi, encore plus que les autres.
Je me lançai :
-De toutes façons, les hiérarchies n’auront bientôt plus d’importance, il n'y
aura plus ni classes sociales ni conflits. Les biens seront partagés et répartis
suivant les besoins de chacun.
-Je ne savais pas que tu étais utopiste toubib, ricana l’Italien. Excuse-moi,
mais il n'y a que des riches comme toi qui peuvent penser ça. Ça n’existera
jamais. Il y aura toujours des pauvres pour en baver et des riches pour en
profiter.
Martini reprit son harmonica. Je m’endormis en contemplant les étoiles et en
rêvant de leur prochaine conquête par les hommes.
-Hé toubib ! réveille-toi, c’est le grand jour, le Kilimandjaro nous attend.
Je sentais quelques picotements au niveau des orteils, c’était Martini qui me
gratouillait.
-Dépêche-toi toubib, le soleil va se lever.
-T’es quand même un chieur, le rital.
-C’est bien d’être un chieur toubib, il faut juste le rester à la hauteur de
son intelligence.
-Ce n’est pas facile.
-On effet. On se croit souvent trop intelligent. Allez, viens vite, j’ai
préparé le petit déjeuner.
Sahara été 1939 31
Je m’habillai rapidement.
-Ce n’est pas Versailles, s’écria Martini, mais demain soir, on peut avoir
atteint l’oasis de Taman. On pourra enfin se reposer à l’ombre des dattiers.
Nous nous encordâmes et commençâmes l’ascension de la falaise. Les
premières dizaines de mètres furent pénibles. La paroi était abrupte.
J’enfonçais des pitons dans de la roche fort dure. Nous avancions lentement.
En fin de matinée, nous atteignîmes enfin une large corniche où nous pûmes
nous reposer.
-Regarde ce paysage toubib, il est magnifique.
-Oui, il semble sauvage et mystérieux. Ces pierres vertes là-bas qui brillent
dans le ciel, elles me rappellent les yeux des jumelles. Et ces roches
alentours, elles ont la même couleur que leur peau.
-Les petites t’ont marqué, dis donc, poète Darcour.
-Je te l’accorde Martini. Tu te rappelles quand tu disais que ces étendues
désertiques te faisaient penser à une femme…
-Ah toubib ! tu deviens en manque comme moi. Si tu veux à Taman, je te
présenterai quelques connaissances qui te feront du bien.
-Tu crois vraiment que j’ai besoin d’une pute ?
-Pourquoi pas ? En tout cas, tu as besoin d’une femme toubib. Je sais que
tu en rêves toutes les nuits dans ta couette, je t’entends.
Nous reprîmes l’ascension de la falaise. Cette fois-ci, Martini se plaça en
tête. Il avait quelques difficultés à planter les pitons, la roche étant plus
friable. Tout d’un coup, l’un des pitons mal encastré se détacha. La corde se
raidit et propagea l'onde de choc aux autres pitons. Rapidement, un
deuxième, puis un troisième se décrochèrent. J’eus juste le temps de
m'agripper à une petite corniche et de prévenir Martini.
-Attention, la corde est en train de lâcher.
J’eus pour unique réponse une violente secousse de la corde et le cri de
Martini. Je vis alors passer le corps de l’Italien, plongeant le long de la
falaise. Je saisis la corde tentant de la maintenir fermement. Le choc fut
brutal. Le corps de Martini frappa violemment la paroi rocheuse puis oscilla
tel un pendule. Peu à peu, la corde cessa ses mouvements. Ce fut le silence.
Je craignais que Martini ne soit mort sur le coup.
Soudain, j’entendis sa voix. Elle était faible.
-Toubib, toubib, tu es toujours vivant ?
-Martini, c’est à toi que je devrais poser cette question. Attends, je vais
essayer de te hisser jusqu’à cette petite corniche.
-Ce n’est pas la peine toubib, j’ai le corps complètement fracassé, je ne
pourrai pas escalader un mètre. En plus, si je rechute, je risque de t’entraîner
avec moi.
32 En contrepartie de l’Esprit
16 Retour à Tamanrasset
Je pénétrai dans la ville et me dirigeai vers le quartier militaire. L’entrée
était gardée par le soldat Louis.
-Lieutenant Darcour, c’est vous. Tout le monde vous croyait mort.
-Oui, c’est moi, arrête de me regarder comme ça, je ne suis pas un
revenant, dépêche-toi de m’ouvrir les portes.
-Euh oui ! tout de suite mon lieutenant.
-Je suis malheureusement le seul rescapé de la mission. Les soldats du fort
d’Iferouane sont morts eux aussi. Tous, ils ont été tués par les Touaregs
bleus.
-Oh non ! pas tous mon lieutenant. Il y a deux semaines, on a retrouvé un
homme hagard aux portes de la ville. Il disait venir de l’oasis d’Iferouane. Il
n’arrêtait pas de délirer, il parlait de flammes et de malheurs.
-Ah ! Et qui était cet homme ?
-Je ne l’avais jamais vu auparavant, mais quelle taille impressionnante il
avait. Il ne faisait pas parti de la garnison du fort d’Iferouane. Il a prétendu
appartenir à l’armée équatoriale française et venir du Tchad.
Je restai songeur.
-Tu sais où il est maintenant ? demandai-je.
-Le pauvre, il a rapidement été rapatrié en France. Ils vont sûrement le
mettre à l’asile, il n’est pas prêt de recouvrir la raiso…
-Lieutenant Darcour, interrompit un autre soldat, le colonel veut vous voir.
On l'a informé de votre arrivée, il vous attend là-haut dans son bureau.
Je me rendis dans le bureau du colonel St Médard qui m’attendait avec son
aide de camp, le capitaine Lefour. Je leur expliquai brièvement mon histoire
et mes intentions.
Sahara été 1939 33
1 L’exécution
-Sergent Muller, vous n’allez pas les exécuter. Ce ne sont que des enfants.
L’un d’entre eux n’a même pas seize ans.
-Je ne fais que mon devoir, monsieur l’abbé Bonini. Ce sont les ordres du
colonel Hermann. Pour lui, ce sont avant tout de dangereux terroristes. Ils
ont causé la mort de deux soldats allemands et de trois de vos compatriotes.
Allez faire vos bénédictions. Dépêchez-vous qu’on en finisse. C’est assez
pénible pour moi.
-Sûrement moins que pour eux, sergent, grommela l’abbé.
Ce dernier s’approcha du plus jeune des trois condamnés, fermement
enchaîné au poteau d’exécution.
-As-tu quelque chose à me déclarer mon fils ? Je t’écoute.
Le garçon avait le visage blanc. Il murmura quelques mots à l’abbé.
-Tu diras à ma mère et à mon père, que je les aime. Il ne faut pas qu’ils
soient tristes. Je ne regrette rien, même si j’aurais aimé vivre plus
longtemps. Tu diras aussi à mes deux petits frères et à ma cousine Maria que
j'ai pensé à eux.
-Tu peux compter sur moi, mon fils. J’irai voir ta famille. Je leur parlerai.
Je leur dirai que tu es resté courageux.
L’abbé se pencha vers le garçon, puis lui chuchota.
-Je suis des vôtres. C’est Marlac qui m’envoie. Sais-tu qui vous a
dénoncé ?
En entendant le nom de Marlac, le garçon eut un mouvement de surprise, il
fixa l’abbé droit dans les yeux.
-Oui, je crois savoir, c’est Cal…
-Hé ! ce n’est pas bientôt fini ces conciliabules monsieur l’abbé,
interrompit le sergent Muller.
-Je termine sergent. Je termine, grogna l’abbé, puis il se retourna vers le
garçon. Je te bénis mon fils. Je jure que nous te vengerons.
L’abbé donna ensuite l'extrême onction aux deux autres condamnés.
-Soldats, levez vos armes. En joue, commanda le sergent Muller.
Les premiers éclats de soleil apparaissaient dans le ciel. Ce serait sûrement
une belle journée d’hiver, froide et ensoleillée. Quelques rayons frappèrent
le profil du garçon. Il tourna la tête pour les happer avidement. Il eut une
sensation de chaleur qui lui parut bien agréable. Il entonna le chant des
partisans. Bientôt les deux autres condamnés l’accompagnèrent.
Paris hiver 1941 35
2 Scène de bal
C’est une grande salle de bal donnant sur les jardins des Tuileries. Pendant
la journée, quelques dizaines de petites mains se sont affairées pour préparer
avec minutie la nuit du réveillon. Elles ont repassé avec application de
grands rideaux rouge cramoisi, les ont suspendus délicatement le long des
hautes fenêtres, puis ont placé, une à une, des milliers de petites chandelles
dans les lustres de la salle. Cette nuit, ce sont les riches qui en profitent.
-Messieurs, j’ai le plaisir de vous présenter le docteur Jean Darcour, l’un
des médecins les plus prometteurs de notre beau pays.
-Darcour, ne seriez vous pas de la famille de Julien Darcour ? demanda
une vieille femme.
-Oui, en effet, c’est mon père. Vous le connaissez ?
-Ah ! mais mon cher docteur Darcour, j’ai très bien connu votre papa. Il
venait souvent se promener avec sa maman aux jardins du Luxembourg. A
l’époque, il mettait encore des belles culottes courtes. Il était si mignon. Que
devient-il maintenant ?
-Oh ! il a bien grandi. Il a passé sa thèse de chimie quelques années avant
ma naissance. Il continue d’effectuer ses recherches et de donner des cours à
l’école de physique et chimie. Il travaille avec acharnement.
-Ah ! très bien. Excusez ma curiosité de vieille femme, et vous, qu’allez
vous faire ?
-Pour l’instant, je travaille à l’Hôtel-Dieu. Je pense monter un cabinet en
ville dans quelques années.
-Jeune homme, comme je vous comprends, vous n’attendez qu’une chose,
que cette sale guerre soit terminée. Le problème de ce conflit, c’est que nos
chers garçons et nos chères filles ne peuvent même plus se rencontrer. Tant
de nos hommes sont encore prisonniers en Allemagne. Heureusement, il y a
les bals de nouvel an comme celui-ci réservés à la bonne société. Qu’en
pensez-vous monsieur l’abbé Bonini ?
L’abbé considéra complaisamment la vieille demoiselle.
-Je suis tout à fait d’accord avec vous, mademoiselle Petitoeil.
-Oui, n’est-ce pas ? Et vous cher docteur Darcour, avez-vous une fiancée ?
-Hum, hum ! pour l’instant j’ai consacré beaucoup de temps à mes études,
puis j’ai été incorporé dans l’armée et…
-Si je comprends bien, vous n’avez pas encore trouvé l’âme sœur. Vous
avez frappé à la bonne porte, je connais la plupart des bonnes familles
36 En contrepartie de l’Esprit
parisiennes. Notre belle ville n’est pas seulement réputée pour la beauté de
ses monuments, elle l’est aussi pour la grâce de ses jeunes filles.
-Oui, sans doute…
-Ta, ta, ta, laissez moi parler ! Je connais justement mademoiselle Judith
Desherpes, une grande beauté, un peu délicate peut-être, mais une famille
très honorable.
-Oui, oui, je comprends mais…
-Jean Darcour, s’écria une voix derrière moi.
Je me retournai.
-Anselme, mon vieux, qu’est-ce que tu fais ici ?
-Comme toi je suppose, ce bal de nouvel an de la faculté de médecine
réunit tout le gratin de Paris. Excusez-moi, mesdames, messieurs, je vous
l’emmène. Il faut que je lui présente nos autres camarades ici présents.
-Ah ! ces jeunes hommes, s’ils restent toujours ensembles, comment vont-
ils découvrir nos belles parisiennes ?
-Ne vous inquiétez pas mademoiselle Petitoeil, dit l’abbé Bonini, ils sont
parfaitement capables de se débrouiller sans nous.
J’avais beaucoup d’estime pour Anselme, mon aîné de trois ans. Comme ma
mère, il était originaire du Jura. Ça nous avait rapprochés. Il m’avait choisi
comme témoin à son mariage, juste avant mon départ pour l’Afrique. Son
épouse était une ravissante jurassienne.
-Merci, de m’avoir débarrassé de cette vieille pie, lui murmurai-je en riant,
j’ai cru que je ne parviendrai pas à m’en décoller.
Nous échangeâmes quelques franches accolades.
-Ça me fait sacrement plaisir de te revoir Anselme.
-Moi aussi Jean… On m'a dit que tu t'étais échappé il y a trois mois des
stalags des boches. Tu es un vrai héros national !
-Oh ! j'ai eu la chance d'être dans le bon convoi.
-Ne fais pas le modeste, je sais bien que tu fais parti des hommes qui se
créent leur destin.
-Merci.
-On m’a dit aussi que tu avais abandonné l’obstétrique pour la médecine
générale.
-Tu es bien au courant dis donc. En effet, je souhaite maintenant faire des
consultations ouvertes à tous… Et toi, que devient ta petite famille ?
-Je les ai laissés en zone libre, près d'Aix-en-Provence. Je suis monté à
Paris pour affaires et...
Il s'interrompit et me désigna un groupe de convives.
-Regarde là-bas, il y a Claude Priest, tu te rappelles de lui ?
Paris hiver 1941 37
5 Les colles
Tous les mardis soirs, je faisais passer rue Descartes, quelques colles aux
premières années de médecine. Depuis l’année dernière, nous manquions
cruellement de combustibles et la faculté cessait d’être chauffée à la tombée
de la nuit. Il y faisait un froid intense qui glaçait nos êtres et nos esprits.
Trois groupes de quatre étudiants défilaient au cours de la soirée. A ceux qui
se plaignaient du froid, je leur conseillais de faire fonctionner leurs
méninges, leur prétendant que par effet de contagion, la chaleur allait se
répandre dans le reste du corps.
Alors que le deuxième groupe terminait ses exercices au tableau, je
contemplais par la fenêtre le spectacle des gros flocons. Il neigeait déjà
depuis quelques heures et la rue Descartes était recouverte d’un épais
manteau blanc. Y avait-il une corrélation possible entre le temps et la folie
des hommes ? Je fis enfin pénétrer le dernier groupe. J’avais hâte de rentrer
chez moi. J’avais faim et me sentais fatigué. L’un des élèves m’interpella.
-Monsieur, nous n’avons plus de craies.
-Je vais aller voir dans le bureau d’à côté s'il en reste.
Il n'y en avait plus. J’eus alors l’idée d’aller dans le petit laboratoire de
l’étage inférieur. Je me rappelais que les enseignants y rangeaient souvent
leurs vieux stocks. Je descendis par l’escalier de service et pénétrai dans le
labo. Il y avait une petite lumière. Une personne, emmitouflée dans un épais
manteau sombre, menait quelques expériences sur des tubes à essais. Bien
qu’elle ne fût pas entourée par sa meute d’admirateurs, je la reconnus tout
de suite. Elle tourna la tête vers moi et esquissa un mouvement de surprise.
Ses beaux yeux verts brillaient dans le noir. En m’approchant d’elle, je
sentis l’air chaud que dégageait sa respiration.
-Monsieur Darcour, vous m’avez fait peur, que faites-vous ici à une heure
si tardive?
-J’allais vous poser la même question, je croyais que votre père vous
donnait peu de permission.
Maria me considéra crânement.
-Ça ne vous regarde pas.
Elle se retourna vers ses tubes à essais.
-Vous en faites du bruit. Qu’est-ce que vous cherchez comme ça dans les
étagères ?
-J’ai besoin de craies pour mes élèves restés à l’étage supérieur, j’y anime
une colle.
Paris hiver 1941 43
6 Le faux malade
J’installai le protégé de mon père dans une chambre au fond d’une petite
cour. Je demandai l’autorisation à mon chef de service, un vieil homosexuel
qui ne fit aucune difficulté. Quant au reste du personnel, je les prévins qu’il
s’agissait d’un de mes cousins qui soufrait gravement du foie et dont je
m’occuperais personnellement.
Les premiers jours, l’ami de mon père resta silencieux. Je demandai à
Jeanne de lui apporter ses repas. De nature joyeuse, elle ne parvint pas à le
dérider. Elle me taquina même l’après-midi, sur la nature renfrognée de mon
cousin. A la fin de mon service, j’allai le trouver. Je ne savais pas grand
chose de lui, à part le nom qu’il avait bien voulu me donner, monsieur
Joseph.
-Vous êtes sûr que vous n’avez besoin de rien ? demandai-je.
Monsieur Joseph esquissa un faible sourire.
-Non merci docteur Darcour. J’étais quelque peu silencieux ces derniers
jours, j’avais besoin de calme vous comprenez ?
-Oui bien sûr.
-Parfois la vie qui semble si droite, si tracée, peut basculer si vite.
J’approuvai de la tête. Monsieur Joseph me sourit plus largement.
-Dans tous les cas, je voudrais vous remercier vous et votre père, vous êtes
des hommes bons.
-Merci. Vous ne vous ennuyez pas trop ici ?
Il désigna la pile de livres sur sa table de nuit.
-Ne vous inquiétez pas, j’ai de la lecture.
Les jours suivants, je sympathisai davantage avec monsieur Joseph. Il ne me
dit pas grand-chose ni de ses relations avec mon père, ni de son passé. Il me
confia seulement ses origines juives.
44 En contrepartie de l’Esprit
-Je n’aime guère les religions, spécialement celles d’un seul livre et d’un
seul dieu, m’avoua-t-il. Elles donnent trop de réponses, alors que nous
devons chercher. Je me suis éloigné depuis longtemps de toutes affaires
religieuses. Pourtant, c’est à cause d’elles que je suis poursuivi par les
hommes.
Nous poursuivîmes notre discussion sur les actualités politiques du moment.
Je lui fis confiance, je lui racontai alors mes exploits au Sahara et la
prémonition des jumelles.
-Oui c’est curieux, mais attendez, cela me rappelle quelque chose.
Il se leva de son lit et se précipita sur une valise marron posée derrière
l’armoire. Il y fouilla fébrilement et en retira un petit livre.
-C’est un exemplaire du Talmud.
-Je vous croyais éloigné des affaires religieuses !
-En effet, je n’accorde pas d’importance aux croyances exposées dans ce
livre. L’essentiel pour moi, c’est que ce livre est celui de mes ancêtres. Je le
lis tous les soirs.
Il parcourut l’ouvrage.
-Voilà, c’est le passage du Talmud que je cherchais, le traité de Sanhédrin.
Il annonce la fin du peuple de Dieu et l’organisation d’un tribunal. Pour
vous chrétiens, cela pourrait être l’apocalypse.
-Ce n’est pas très gai !
-Oui bien sûr, mais c’est aussi une question d’interprétation. Le traité de
Sanhédrin parle de l’apparition d’un homme nouveau, paré de sagesse et
d’intelligence. On peut voir ça comme une régénération de l’humain après
une série d’épreuve.
-Peut-être est-ce cette guerre ?
-C’est possible. Mais pour certains tenants de la tradition talmudique,
l’homme nouveau, c’est le messie, et il doit revenir à la fin des temps.
Monsieur Joseph me sourit quelque peu narquois.
-Jean, vous êtes peut-être le messie que tous les juifs attendent. Après tout,
ce serait justice que Dieu l’ait mis dans la peau d’un chrétien ; puisque le
messie des chrétiens, Dieu l’a mis dans la peau d’un juif.
Je vis Maria courir dans le couloir, je balbutiai quelques mots. Soudain, elle
stoppa sa course, se retourna, et se rapprocha de moi.
-Ah ! j’oubliais. J’ai parlé de vous avant-hier à mon père. Il se souvient
très bien de vous, un brillant élément, m’a-t-il dit, très prometteur. Il a juste
trouvé un peu curieux que vous ayez abandonné l’obstétrique, mais bon. Il
organise une petite réception vendredi soir pour sa nomination à la chaire. Il
serait très heureux de vous avoir parmi les invités. Tenez, j’y ai noté
l’adresse.
Elle me tendit un papier et disparut dans l’escalier.
Après les colles, je regagnai mon petit appartement des quais de la Seine.
Un vent froid et sec soufflait le long des larges artères parisiennes et la
plupart des passants pressait le pas pour éviter la tombée prochaine du
couvre-feux.
En m’endormant, je ressassais mes souvenirs. Je songeais à mon père et à
son ami recherché. Je pensais aussi à Maria que j’étais impatient de revoir.
Ma dernière image éveillée fut celle des jumelles. Je savais que je
retournerais un jour en Afrique. Tout m’y attirait. Quand la guerre serait
finie.
8 Genicci
-Jean Darcour, dit le professeur Genicci en m’accueillant vendredi soir,
quel plaisir de vous revoir, décidément ma fille me fait redécouvrir tous mes
étudiants préférés
-Professeur Genicci, c’est un honneur pour moi.
-Allez, assez de politesse, appelez-moi Louis comme tout le monde.
Venez, nous allons passer dans le petit salon, la plupart des convives y sont
déjà réunis.
Je le suivis. Le professeur me présenta ses invités. Il y avait notamment le
professeur Larousse un confrère psychiatre, Hector Parent un ami journaliste
et l’abbé Bonini un religieux corse, semble-t-il.
Dans un coin du salon, je vis Maria qui m’adressa un léger salut. Elle était
en grande conversation avec Claude Priest et le grand barbu humoriste de
l’autre soir.
Le professeur Larousse et Hector Parent, verres de pineau à la main,
dissertaient sur la période actuelle.
-L’Allemagne ne nous emmerde pas seulement avec ses soldats, dit Hector
Parent, mais aussi avec ses penseurs, ses théoriciens, le communisme, le
nazisme... Il faut se débarrasser une bonne fois pour toute de ces idéaux
pervers que les Allemands tentent d’exporter à travers le monde.
46 En contrepartie de l’Esprit
Cela stoppa net la langue de Maria qui l’avait pourtant bien déliée depuis le
début de la soirée. A la fin du repas, voyant que je restais dans mon coin, le
professeur Genicci s’adressa à moi :
-Jean, on m’a dit que vous aviez effectué votre service militaire en
Afrique. Vous avez bien quelques anecdotes mémorables à nous raconter ?
-Justement je voulais vous rapporter une étrange aventure, un cas
médicinal que je souhaite vous soumettre. Personnellement, il m’a paru
inexplicable.
Je leur racontai l’accouchement des jumelles. Cela laissa perplexe les
professeurs Larousse et Genicci.
-Oui, c’est vraiment étrange, dit le professeur Genicci. Cependant, je suis
surtout spécialisé en pédiatrie. J’en parlerai à mes collègues gynécologues.
Et toi Maria, qui est au courant de toutes les dernières découvertes, qu’en
penses-tu ?
La jeune femme qui s’était désintéressée de moi pendant tout le repas, me
fixa longuement. Elle resta un instant sans voix, puis déclara en haussant les
épaules :
-Désolé monsieur Darcour, mais je ne peux pas croire à votre histoire.
En fin de soirée, je remerciai mes hôtes.
-Jean un dernier conseil, dit le professeur Genicci, je vous ai toujours su
un peu original, mais quand même, vous avez le titre de spécialiste, laisser
tomber la médecine générale.
-Je me sens utile comme cela.
-Je n’en suis pas si sûr, mais bon.
Je pris congé du professeur et de sa fille puis regagnai mon appartement des
quais de Seine.
-Tant mieux. J’ai réussi à lui trouver une filière pour gagner la zone libre.
Il peut quitter l’hôpital ce soir ?
-Bien sûr, je ne pense pas qu’une guérison soudaine soit un problème.
-Je te remercie. J’ai un dernier service à te demander. J’aimerais que tu
apportes une enveloppe demain au petit théâtre des Tuileries.
-Le petit théâtre des Tuileries. C’est curieux, j’y suis passé la nuit de la
Saint Sylvestre. Il y avait une bagarre entre plusieurs hommes et parmi eux
des policiers.
Mon père parut surpris. Il sortit une grosse enveloppe de son veston et me la
tendit.
-Tiens, prends ça. Tu la donneras à Jacquomo, c’est le régisseur du
théâtre. Tu te présenteras en tant que monsieur Pouillon.
-Entendu.
-Tu sais Jean, nous avons été très accaparés par nos travaux respectifs ces
dernières années.
-Oui c’est vrai, nous nous sommes peu vus, je suis parti faire mon service
militaire en Afrique et…
-Si tu veux, j’ai deux places pour le match de boxe, Ferdinand versus
Cassidi. Tu te rappelles, je t’y emmenais lorsque ta mère et tes sœurs
allaient au cinéma.
-Un sport d’homme n’est-ce pas ?
-Oui
-Papa !
-Oui.
-Fais attention à toi quand même.
Mon père hocha la tête, m’adressa un sourire, ouvrit la porte et clama tout
fort.
-Merci pour votre consultation docteur Darcour, vous êtes vraiment
formidable, je me sens déjà en bien meilleure forme.
-Ah ! c’est donc vous, on m’a prévenu. Jacquomo vous attend, il est à la
caisse, juste sur votre droite, après l’entrée.
Je pénétrai dans le théâtre. Un homme me fit signe de la main de
m’approcher.
-Monsieur Pouillon, c’est moi Jacquomo.
Je le considérai attentivement et lui tendis l’enveloppe. Il me remercia. Je
me dirigeai vers la sortie, il me rappela.
-Monsieur Pouillon attendez. Voici deux places pour le spectacle de ce
soir, la Guerre de Troie n’aura pas lieu, de Giraudoux. Vous avez vu la
pièce ?
-Non.
-Alors venez. Elle nous montre bien la connerie des hommes.
-Vous n’aimez pas les hommes ?
-Si bien sûr. Mais parfois, tels des petits enfants benêts, ils font des
conneries. Cette vacherie de guerre en est une. Alors, il faut quelque chose
pour les arrêter… Pour la pièce, je compte sur vous, j’espère ?
-J’essaierai de venir. Merci en tout cas.
Je sortis hâtivement du théâtre. J’y éprouvai un sentiment d’étouffement. Ce
Jacquomo, pourtant familier, ne m’inspirait guère, il m’avait tout l’air d’une
canaille.
Dans les allées du parc, j’aperçus avec surprise Maria. Elle faisait les cents
pas près d’un petit bassin circulaire. Je la hélai.
Elle se retourna, manifesta un court étonnement, puis me sourit.
-Jean Darcour, vous ici !... Vous attendez sûrement l’une de vos conquêtes
féminines. A moins que vous espérez trouver dans ce parc quelques jumelles
au cas médicinal suspect.
-Non, non, vous vous méprenez. J’étais venu me renseigner sur une pièce
de Giraudoux jouée au petit théâtre des Tuileries… Et vous, vous attendez
l’un de vos prétendants ?
-Un prétendant, c’est vite dit. C'est surtout un monsieur qui a eu la
mauvaise idée de ne pas venir. Je poireaute depuis plus de vingt minutes.
-J’ai deux places pour la représentation de ce soir, si ça vous tente !
-Vous êtes direct Jean, et vous savez profiter des occasions.
-C’est une proposition en tout bien tout honneur.
-J’ai peur que cela finisse un peu trop tard, je n’ai pas prévenu mon père.
-Ah ! le papa.
-Il n’a que moi.
-Alors, allons rapidement manger un morceau. Il fait si froid ce soir, cela
nous fera du bien.
Paris hiver 1941 51
Maria hésita quelques instants. Quoique de nature intrépide, elle avait reçu
une éducation stricte, et il ne devait être guère dans ses habitudes d’accepter
les propositions des hommes. Cependant, je sentis que je la tentais.
-Je connais un petit resto pas très loin. Il n’est pas trop fréquenté par les
Allemands, les prix restent abordables, et la nourriture y est bonne.
-Trois critères de choix alors ! Je vous suis Jean.
11 Le restaurant
Maria, assise face à moi, était belle quand elle théorisait. Ses yeux verts
s’enflammaient.
-Dans le cadre de mon mémoire, j’effectue des recherches sur les travaux
de Karl Landsteiner.
-Ah oui ! c’est lui qui a obtenu le prix Nobel il y a dix ans pour sa
classification des groupes sanguins.
-C’est ça, Landsteiner classe les groupes sanguins suivant le système A, B,
AB, O et suivant le système rhésus positif, négatif. C’est la présence de
différents anticorps à la surface des globules rouges qui distingue les
groupes sanguins et crée des incompatibilités entre eux.
-Ah ! mes souvenirs d’immunologie…
-Ce qui m’a intéressée, c’est la transmission des systèmes sanguins selon
les lois de l’hérédité. Par l’examen du sang qui coule dans nos veines, il
devient ainsi possible de remonter à nos lointains ancêtres.
-Vaste programme !
-Les Basques sont les premiers hommes à avoir peuplé l’Europe et ils
présentent des caractéristiques sanguines très différentes de celles des autres
peuples. La fréquence du rhésus négatif y est bien plus importante.
-Vous êtes à la pointe des dernières découvertes Maria !
-Ainsi il subsiste en chacun de nous un reliquat génétique qui se transmet
de génération en génération, un peu comme les parents transmettent leur
langue et leur culture à leurs enfants.
-Mais vous reprenez le discours du professeur Larousse que vous aviez
inopportunément interrompu.
-En partie oui, rougit-elle, mais c’étaient ses manières de vieux garçon qui
m’énervaient… En fait, je crois que les hommes aspirent à l’éternité par la
perpétration de leurs gênes et de leur culture.
-Maria Genicci, vous êtes athée, l’abbé Bonini serait effondré.
-Non, ce n’est pas du tout de l’athéisme, c’est ma religion, répondit-elle
énervée.
Je souris. Lorsqu’elle exposait ses théories, elle ne pouvait pas rester calme.
52 En contrepartie de l’Esprit
12 Le match de boxe
Ferdinand avait le nez ensanglanté. Il titubait. L’arbitre sonna la fin du
round.
-Reprise !
Les deux hommes se retrouvèrent face à face. Cassidi lança un violent
uppercut. Ferdinand, en garde, inclina son corps sur la gauche et parvint à
esquiver le coup. Les deux hommes se contemplèrent haineusement,
tournoyant longuement autour du ring. Un mélange de sueur et de sang
coulait le long de leur corps. La foule hurlait et encourageait son favori.
Ferdinand plaça habilement deux directs du droit et un dernier crochet au
visage de Cassidi qui s’écroula.
-…8, 9,10, victoire par K.-O. de Ferdinand, s’écria l’arbitre.
Le public ovationna le vainqueur. En ces temps d’humiliation collective, la
foule était joyeuse de se trouver un héros.
-Tu as vu le crochet qu’il lui a mis, s’exclamait un spectateur.
-Il a du cran, lui répondait un autre, et quelle technique.
Nous sortîmes du Vélodrome d’hiver, l’allégresse était générale au sein du
public.
-Jean, quel combat, j’essayerai d’avoir des places pour le prochain match
poids lourds, si ça t’intéresses…
-Monsieur Darcour.
Nous nous retournâmes mon père et moi. Un homme en imperméable gris
interpellait mon père.
-Oui, c’est moi-même, répondit-il.
-Police nationale, pouvez-vous nous suivre jusqu'à cette voiture, s’il vous
plaît.
J’essayai de m’interposer.
-Qu’est-ce qui vous prend ? C’est mon père, je connais personnellement
monsieur Pierre Davin à la préfecture, c’est le haut commissaire aux
prisonniers et…
-Ne vous mêler pas de cela monsieur. Nous savons qui vous êtes. C’est à
votre père que nous en avons, restez tranquille s’il vous plaît.
Mon père était raide et immobile. Il tentait de ne rien faire paraître. Je
compris qu’intérieurement il avait peur. Il me prit la main et me sourit.
-Laisse tomber Jean, je vais suivre ces messieurs, ça ne sert à rien de faire
des esclandres. Va plutôt prévenir maman que je serai un peu en retard ce
soir.
Les deux hommes le firent monter dans une traction avant. Je regardai la
voiture s’éloigner. Je me rendis ensuite à l’appartement de mes parents et
54 En contrepartie de l’Esprit
informai ma mère. Elle resta très calme, beaucoup plus que moi. Elle tenta
de me rassurer, caressa longuement les cheveux de son petit garçon. Elle me
proposa ensuite de passer la nuit dans ma chambre d’enfant. J’acceptai.
-Tiens Jean, prends ces madeleines, je les avais gardées pour toi, je sais
que tu les aimes.
-Merci.
Je les emportai dans ma chambre et les mangeai. Je ne parvins pas à trouver
le sommeil. J’ouvris alors un classeur contenant de vieilles photos de
classes, ainsi que d’autres photos souvenirs. Je m’endormis sur l’une d’elle.
Au petit matin, j’entendis des bruits de pas. Je me précipitai.
Sur le perron de l’entrée, je vis mes parents qui s’embrassaient longuement
comme deux jeunes amants. Ma mère tremblante et en robe de chambre se
tenait face à mon père, elle lui caressait longuement les cheveux.
-Papa, tu es revenu !
Tels des tourtereaux, ils se bécotaient sans remarquer ma présence. Ça
m’énervait, ça m’énervait.
-Papa, c’est moi Jean.
Je me sentais oublié dans ses retrouvailles. J’étais jaloux d’être exclu de
cette intimité. J’attendis.
Mes parents finirent par se retourner. Ils me contemplèrent avec tendresse.
-Je t’ai vu Jean, dit mon père.
-Ils t’ont relâché !
-Oui, tout à l’heure.
-Que te voulaient-ils ?
-Trois fois rien, ne t’inquiète pas, ils ont dû commettre une erreur.
Je compris qu’il ne m’en dirait pas plus. Mes parents s’aimaient peut-être
plus que je ne l’avais jamais imaginé. Mon père me sourit et tenta de me
rassurer.
-Ton vieux père est toujours là.
Il marqua une courte pause, puis il poursuivit.
-Si par malheur, il m’arrivait quelque chose, je compte sur toi pour veiller
sur la famille.
-Euh oui ! tu peux compter sur moi.
Je pris congé d’eux et gagnai l’Hôtel-Dieu pour le reste de la journée.
-C’est pareil pour tous, voyons, c’est seulement un peu plus fort chez
vous...
-Quand j’étais petit, je croyais que le monde avait été créé uniquement
pour moi. Partout où j’allais, d’immenses décors de théâtres étaient mis en
place avant mon arrivée. Les gens jouaient la comédie. Je me croyais dans
un monde d’illusions. Alors souvent, je descendais à l’improviste à une
station de métro, puis je montais très vite les escaliers.
-Et alors ?
-Une fois j’ai été assez rapide, j’ai pu apercevoir l’envers du décor.
-Et qu’est-ce qu’il y avait ?
Je la fixai le plus sérieusement possible.
-Des anges bien sûr. Partout, il y avait des anges aux yeux verts comme les
vôtres.
Maria eut un geste d’agacement.
-Il faudra que je m’achète des lunettes noires.
Nous atteignîmes le pied de son immeuble. Je m’approchai d’elle, je voulus
l’embrasser, elle eut un mouvement de recul.
-Non Jean, je ne préfère pas. Je ne voudrais pas vous faire de la peine. Je
n’éprouve pas de sentiments pour vous. J’espère que vous ne m’en voudrez
pas.
Je balbutiai quelques imbéciles remerciements. Je m’éloignai, il neigeait des
flocons gris.
14 Claude Priest
Le lendemain soir, en rentrant chez moi, j’eus la surprise d’apercevoir
Claude Priest sur le perron de ma porte. En me voyant arriver, il s’écria :
-Ah ! Jean Darcour, te voilà enfin, je t’attendais…
Claude sentait fortement l’alcool. Il titubait et avait du mal à garder
l’équilibre.
-Vieux salaud, c’est encore de ta faute…
-Mais qu’est-ce qui se passe ? Je ne comprends rien.
-C’est Maria, je vois bien que tu n’arrêtes pas de tourner autour d’elle, il
faut que tu la lâches, elle est à moi.
-Je suis désolé pour toi, Maria est encore libre de ses choix, de toute façon
il ne s’est rien passé entre n…
Je n’eus pas le temps d’en dire davantage. Claude m’assena un violent coup
dans le ventre qui me projeta à terre. La boisson avait eu raison de ses nerfs.
Je tentais de me relever quand je reçus un nouveau coup au visage. Atteint,
58 En contrepartie de l’Esprit
je chutai inerte sur le sol. Deux voisins accoururent. J’entendis Claude qui
s’enfuyait dévalant l’escalier quatre à quatre.
16 Maria
Je descendis l’escalier. Devant la porte cochère, je croisai Maria. Elle me
sourit vaguement, puis me dévisageant plus attentivement elle s’exclama :
-Mais qu’est-ce que vous vous êtes fait ?
-Oh rien ! une porte de placard.
-Tiens, je ne vous voyais pas maladroit… Vous êtes venu voir mon père ?
-Euh oui ! au sujet des jumelles.
-Ah !
-Il a trouvé des choses très intéressantes, je crois.
-Oui, c’est ce qu’il m’a dit.
-J’étais aussi venu vous parler, Maria.
-Ah ?
-Pour l’autre soir, je n’ai pas compris… Euh ! comment dire, je vous
trouve très sympathique Maria.
-Mais moi aussi, je vous trouve très sympathique Jean.
-Alors ?
-Alors quoi ? rétorqua Maria, son sourire s’était quelque peu figé.
60 En contrepartie de l’Esprit
17 Disparition (1)
J’avais rendez-vous avec mon père au bistrot des Batignolles. Je m’étais
attablé et avais commandé une pression.
Il n’était pas dans les habitudes de mon père d’être en retard. Après une
heure d’attente et relativement inquiet, je me levai de table. Je demandai
l’addition au serveur et quittai le bistrot.
18
Jeudi 22 janvier 42.
J’avais démarré de bonne heure mes consultations médicales. Parmi mes
patients, les privations de la guerre et le froid de l’hiver se faisaient
cruellement ressentir. Un vieux monsieur venait de quitter le cabinet. Il ne
cessait de tousser, exhalant une haleine fétide et éjectant des coulées
Paris hiver 1941 61
19 Disparition (2)
L’hôpital ne fit aucun problème pour m’accorder mon après-midi. Jeanne
me proposa de m’accompagner jusqu’à la morgue. Je déclinai son offre.
J’avais besoin d’être seul et je n’éprouvais pas le désir d’y passer, enfin pas
tout de suite, sûrement par peur de la vérité.
Je me rendis devant le petit théâtre des Tuileries. Durant le trajet, je fus pris
par de fortes nausées, je dus m’arrêter plusieurs fois. Sur place, je fouillai
les abords du théâtre, espérant y trouver quelques traces des évènements de
la nuit. J’inspectais les allées, les parterres de fleurs, le sable, il ne restait
rien.
-Monsieur Darcour ?
Je me retournai. Je vis un garçon d’une douzaine d’années.
-On vous demande là-bas, au théâtre. Si vous voulez me suivre.
Je suivis le garçon jusque dans le hall d’entrée. Je fus de nouveau pris par de
fortes nausées.
-Où sont les toilettes, demandai-je.
-Là-bas, la porte à côté des caisses.
Je m’y précipitai. Je m’accroupis devant la cuvette et vomis. De longues
minutes, le nez collé contre la lunette, je pleurai. Un homme ouvrit la porte
des toilettes et m’aida à me relever. Je distinguai le costume du régisseur. Il
m’entraîna jusqu’à un petit bureau, et m’assit en face de lui.
Je le dévisageais, une longue et fine moustache noire, des lèvres minces, des
yeux gris et pétillants.
-C’est toi Martini, ce n’est pas possible autrement.
Le régisseur Jacquomo prit une boîte de longs cigares et m’en proposa. Je
refusai.
-C’est bien moi toubib… Je suis désolé de te revoir dans des circonstances
aussi pénibles.
-Tu es au courant de quelque chose ? Je veux dire pour mon père.
Paris hiver 1941 63
-En tombant, je l’ai perdu. Il est allé se fracasser contre la falaise. C’est la
réflexion du soleil sur les débris de verre qui a permis à Atar de retrouver
mon corps. Inquiet par la tempête de sable, il était parti à notre recherche.
-Vieux salaud, ton narcissisme t'a sauvé. Décidément, la vie tient à peu de
choses.
-Oui.
-Je suis vraiment content pour toi… Et ce théâtre, ce déguisement,
pourquoi ?
-J’avais de nouveau la police à mes trousses, dans ce pays il est si facile
d’être hors la loi. J’avais besoin d’une bonne couverture. On m’a proposé le
poste de régisseur dans ce théâtre. Ça m’a semblé idéal. En plus, j’ai
toujours rêvé d’être comédien.
-C’est vrai que ça ne te va pas trop mal !
-Toubib, si tu le veux, nous reprendrons nos vieilles conversations du
désert.
Les retrouvailles d’un vieil ami m’avaient un instant fait oublier la perte de
mon père. Martini émit quelques longues fumées blanches. Bien qu’il ne
m’ait jamais révélé son passé, lors de notre emprisonnement, j’avais appris à
le connaître. Paradoxalement, il m’était moins mystérieux que mon père. Je
n’étais guère étonné de le retrouver ici.
-Je voulais te dire la vérité, pour ton père.
-Oui, tu as bien fait.
-Tu peux rester dîner. Nous avons toujours des spaghettis en réserve. Cela
te fera du bien.
-Non merci, je vais y aller, j’ai besoin de prendre l’air.
En sortant du théâtre, je croisai l’abbé Bonini. Il me héla et s’approcha de
moi.
-J’ai appris pour votre père, monsieur Darcour. N’hésitez pas à passer me
voir, cela fait souvent du bien de se confier.
Un peu surpris que la nouvelle ait si vite circulé, je le remerciai. Seul sur la
place où mon père avait trouvé la mort, je ne pus m’empêcher de pleurer.
20 L’accident
En fin d’après-midi, j’allais annoncer la triste nouvelle à ma mère et à mes
sœurs, je me sentais las. Pour la dernière fois, je venais de voir le visage de
mon père, et pour la première fois, il ne m’avait pas parlé. Je regrettais de ne
pas l’avoir mieux connu. Sa vie avait un goût d’inachevé. La filiation était
restée incomplète. Il ne m’avait pas légué tout ce qu’il aurait dû.
Paris hiver 1941 65
Plongé dans mes pensées, je traversais la rue de Rivoli. Les derniers rayons
lumineux rasaient les immeubles haussmanniens. Ça avait été une belle
journée d’hiver. J’inclinai la tête pour profiter du soleil, songeant au miroir
de Martini.
Tout se passa très vite.
Sur le trottoir opposé, je vis une fillette de cinq ou six ans. Elle avait un
manteau bleu marine lui descendant jusqu’aux mollets et une longue natte
blonde. Son allure attira mon attention et me sortit de ma rêverie. En effet,
j’imaginais tout à fait au même âge, Maria semblable à la fillette. Celle-ci
gambadait joyeusement sur le trottoir, elle avait sûrement échappé à la
vigilance de ses parents.
J’entendis une brève fusillade. La fillette paniquée traversa la rue. Face à
elle, un tramway se présentait. Je courus jusqu’à elle. Je perçus le
crissement interminable des freins et les hurlements de la mère. Ce fut le
choc. Je sentis mon corps osciller et voler à travers les airs. Ce fut le silence,
puis des cris, encore des cris, puis plus rien.
21 Le réveil
-J’entends des voix. Celle-ci est très douce, très chaleureuse. Elle me
parle. Je ne comprends pas ce qu’elle veut dire. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Je ne me rappelle plus…
-Il n’est toujours pas réveillé ? demanda ma sœur Cécile.
-Non, mais il s’agite beaucoup, répondit la voix douce, il semble avoir
retrouvé une part de sa conscience.
-Maria, il aime quand vous lui parlez, regardez il sourit.
J’essayais de leur répondre, je criais de toutes mes forces, mais elles étaient
trop loin, aucun son ne leur parvenait.
-Jean, c’est moi, c’est Maria, ouvre les yeux je t’en supplie, il faut que tu
vives.
-Allez mademoiselle Genicci, déclara Jeanne, ce n’est pas la peine
d’insister, il ne se réveillera pas aujourd’hui.
Ma mère, mes sœurs et Maria vinrent me voir tous les jours à l’hôpital, je
restai désespérément inanimé. Le septième jour, Maria me parla
longuement, elle me raconta des histoires douces, elle me prit la main, je me
sentais mieux, j’ouvris la bouche, simplement pour remercier.
-Il a parlé !
-Jean, il se réveille.
Ces quelques mots m’avaient épuisé. Je me disais tout bas, Jean attend un
peu, repose-toi ! Pourtant j’avais envi de revoir son visage. Je luttais.
66 En contrepartie de l’Esprit
22 Fin de la guerre
A l’été 42, sous la bénédiction de l’abbé Bonini, nous nous mariâmes.
Comme d’habitude, tout le monde admira surtout la mariée.
Je continuais de donner des consultations générales avec acharnement. Des
amis de mon père m’avaient demandé d’utiliser l’hôpital comme refuge.
J’acceptai. Je cachais alors des personnes fort diverses. Un jour, j’eus la
surprise d'y voir parmi elles Claude Priest. Il parut aussi étonné que moi.
-J’accepte ton aide Jean, même si ça ne me plait guère qu’elle vienne de
toi.
-Moi de même.
Paris hiver 1941 67
23 La libération
Paris fut humiliée, Paris fut libérée. Je participai aux côtés de Martini à
quelques coups de feu. Le soir, des bals se montèrent à travers la capitale.
Maria et moi allâmes fêter l’évènement sur la petite place parisienne du
square d’Anvers. C’était une belle nuit d’été, un petit vent frais soufflait sur
la ville.
-Maria, tu te rappelles ce bal de nouvel an ? Je t’avais trouvé très belle, tu
sais.
-Tu ne m’avais pas trop déplu. Cela me semble déjà si loin. Nous avons
vécu tant de choses depuis.
J’inclinai la tête.
-Qu’est-ce que tu as Jean ? Malgré la fête, je te trouve un peu triste ce soir.
-C’est vrai. Je pense à ceux que nous avons perdus durant ces années de
guerre, à ton cousin, à mon père.
-Oui… Mais ce soir je préfère oublier tout ça. J’ai envie de m’amuser !
68 En contrepartie de l’Esprit
-Bon, le sujet m’intéresse. Mais est-ce qu'on est obligé de choisir Niamey,
au fin fond de l’Afrique Occidentale comme point de chute ?
Maria n’était pas dupe, elle savait mon choix dicté par sa proximité avec le
Sahara. Niamey n’était qu’à deux mille kilomètres d’Agadez, aux portes des
montagnes de l’Aïr.
Après quelques jours de réflexions, elle finit par accepter.
-Après tout, moi aussi, j’ai envie de les connaître ces deux jumelles. Je
verrai si elles ont le même regard que le mien.
2 La traversée
Les adieux avec papa Genicci furent malaisés pour Maria.
-Ne t’inquiète pas, lui affirmai-je, ton père est très occupé, il va jouer tout
l’été à l’archéologue sur l’île de Santorin, sur les traces de ses ancêtres.
Enfin à l’été 46, notre petite famille embarqua du port de Marseille sur le
bateau le Goéland. Il devait faire de nombreuses escales, Barcelone, Alger,
Dakar, Abidjan et enfin Cotonou, notre port de débarquement.
Julien allait sur ses trois ans, il avait de longs cheveux blonds et raides qui
lui tombaient tout autour de la tête. Il s’amusait à courir sur le pont
supérieur, seul endroit autorisé pour les enfants de son âge. Un après-midi,
alors que Maria changeait la petite Mycènes, je surveillais Julien d’une
oreille distraite. J’avais un bon bouquin entre les mains.
-Julien, Julien, viens, on va se cacher là-bas.
Je vis passer devant moi une adorable gamine qui tirait par le coude mon
fils. La petite avait de jolies boucles brunes et sensiblement le même âge
que Julien. Les deux enfants se cachèrent derrière un canot de sauvetage.
J’écoutais distraitement leur conversation.
-Julien, tu t’allonges là, je dois découvrir ta maladie. Tu vas pousser des
petits cris, comme si tu souffrais très fort.
-Ah, ah, ah ! criait Julien.
-Tu souffres de la tête, il faut que je t’ouvre ton cerveau.
Je dressai l’oreille aux paroles prononcées par la gamine.
-Tu as un mal inconnu, il va falloir que je te retire une partie de ton
cerveau.
-Non, je ne veux pas, hurla Julien, c’est à toi qu’il en manque un bout.
Une jeune mère essoufflée se pointa sur le ponton.
-Glawdys, où es-tu encore ? Ah ! cette fille, elle va me faire mourir.
-Si vous cherchez une petite brunette, elle est cachée avec mon fils
derrière le canot de sauvetage. Elle est en train d’expérimenter de biens
étranges opérations.
72 En contrepartie de l’Esprit
-Le Niger, vous verrez, c’est une très belle région. Nous avons nous-
mêmes eu l’occasion de nous y rendre il y a quelques mois pour des études
sur les peuples Peuls. Il faut absolument que vous visitiez les villages
Dogons, et les villes de Mopti et de Djenné. On les appelle les Venise du
Niger, leur surnom n’est pas usurpé.
-Où est situé votre dispensaire ? s’enquit Caroline Mallet.
-A Niamey, c’est le dispensaire Sainte-Anne, répondit Maria.
Les visages du couple se rembrunirent.
-Vous le connaissez ? demanda Maria.
-Non, euh enfin oui ! nous avons séjourné quelques temps à Niamey,
mais…
-Nous n’avons pas eu l’occasion d’aller dans cet établissement, voilà tout,
intervint Madame Mallet.
Il fut impossible de poursuivre plus en avant la conversation sur ce sujet. Le
couple Mallet faisait un blocage. J’abordai de nouveau les problèmes
linguistiques ce qui eut le don de détendre l’atmosphère générale.
-Voyez-vous madame Darcour, les langues connaissent brutalement de
courtes phases d’extension, suivies de phases plus longues de stagnation…
Avant de me coucher, Maria me prit à part moqueuse.
-J’ai parfois l’impression d’avoir un mari illuminé, ce n’est pas la peine de
m’en présenter d’autres. Heureusement que sa femme avait les pieds sur
terre.
-Illuminé, c’est-ce que tu penses de moi !
Maria me prit dans ses bras.
-C’est pour cela que je t’aime, mon amour.
-Et toi, tu n’étais pas une archéologue des gênes, lorsque tu faisais tes
recherches sur les groupes sanguins ?
-En effet… Ce qui m’a quand même bluffé, c’est cette histoire d’ancêtre
commun, vivant il y a 100 000 ans. J’ai calculé, entre lui et nous, ça ne fait
que 5000 générations d’écart. Le cycle de la transmission parent enfant s’est
répété seulement 5000 fois. 5000 mères et 5000 pères et hop l’ancêtre
commun. Salut vieux…
-C’était une femme ou un homme d’après toi ?
-Jean, tu sais bien que la femme est l’avenir de l’homme.
La fin du voyage fut tranquille. Ce fut Cotonou, nous y débarquâmes dans
une joyeuse humeur et une certaine pagaille.
Afrique noire été 1946 75
3 Arrivée à Niamey
Nous mîmes une bonne semaine pour gagner Niamey. La ville, située sur la
rive droite du Niger, avait été nommée il y a une vingtaine d’années capitale
du Niger. Les colons français y avaient recréé tous les attributs d’une bonne
petite ville de province, construisant bureau de poste, administration,
cathédrale (appellation couramment utilisée même si cette cathédrale était
loin d’en avoir le statut ecclésiastique), hôtel des douanes et troquets. Au
nord du quartier colonial, un quartier indigène, d’une filiation urbanistique
moins identifiable, s’était constitué à partir de matériaux de récupération.
A la descente du taxi brousse, nous fûmes accueillis par l’administrateur
civil Ferreire, un petit homme rond, visiblement satisfait d’avoir réussi à
combler aussi rapidement les postes vacants du dispensaire. En parlant, il
levait systématiquement la tête, avec l’espoir manifeste mais vain de se
grandir vis à vis de ses interlocuteurs.
-Vous allez voir, dit-il, Niamey est une ville très agréable. Vous allez vous
y plaire. Pour votre arrivée, nous avons entièrement fait repeindre votre
maison, j’en ai choisi moi-même la couleur, avec un certain bonheur je
l’avoue. Mamadou va vous y conduire. Elle n’est pas bien loin du
dispensaire Sainte-Anne. Mamadou !
Un grand noir d’un âge avancé quoique incertain et affublé d’une curieuse
barbichette blanche accourut. Ferreire reprit :
-Pour vos enfants, Mamadou a recruté les meilleures nourrices africaines,
une dénommée Mahma, avec de nombreuses références.
-Euh, très bien ! dit Maria.
-Enfin en votre honneur, j’ai organisé demain soir une petite réception.
Vous ferez ainsi connaissance avec les personnes respectables de Niamey.
Bien que ces jours de piste nous eussent épuisés, il fut difficile de refuser.
Mamadou nous conduisit à notre maison. Celle-ci, vaste et agréable, n’avait
de déplaisant que sa couleur. Elle était entourée de jardins garnis par les
précédents propriétaires et constitués d’une large variété de plantes
tropicales. Elle était fournie avec de nombreux domestiques noirs. Cela
n’avait guère été ni mon habitude ni dans mes principes d’avoir autant de
serviteurs. Pourtant Maria et moi prîmes rapidement goût à tous ces
avantages matériels et humains. La conversion est parfois si facile
lorsqu'elle est faite dans le plaisir.
4 La réception
Nous laissâmes la garde des enfants à la vieille nourrice Mahma, et à l’aide
d’une antique motocyclette fournie avec la maison, nous nous rendîmes à la
76 En contrepartie de l’Esprit
-Enchanté, docteur Darcour, je suis ravi que notre ville ait retrouvé des
médecins aussi compétents que votre femme et vous.
-Merci monsieur Ravaille.
-N’hésitez pas à passer à ma plantation, je vous la ferai visiter.
-Je n’y manquerai pas, dès que nous serons quelque peu installés, ma
famille et moi.
-Bien sûr, prenez votre temps.
Le sieur Ravaille me prit à part.
-Ne tardez pas trop docteur, j’ai un très grave problème à vous soumettre,
j’espère que je peux compter sur vous ?
J’observai ce solide gaillard à la moustache rousse. Il avait dû épouvanter
des dizaines de noirs. Ce n’était pas un tendre. Pourtant, en prononçant ces
derniers mots, sa voix était devenue plus hésitante, presque suppliante.
Je hochai la tête, oui, j’essaierais de me rendre rapidement dans sa
plantation.
« Décidément, pensai-je, tous les gens de cette ville m’attendent comme le
messie. »
Je jetai un coup d’œil à Maria. Elle était bien entourée. Elle avait
sympathisé avec de jeunes planteurs qui la faisaient rire aux éclats. Alors
que je me faisais servir un médiocre vin mousseux, l’administrateur civil
Ferreire me prit par l’épaule.
-Venez, cher Darcour, je vais vous présenter l’un des hommes les plus
sages de notre ville, il est de loin le plus cultivé de nous tous. Il n’a qu’un
défaut, il est plus noir que le charbon.
-Personne n’est parfait.
Nous approchâmes du noir en question, il restait quelque peu à l’écart des
groupes de discussion.
-Léopold Sanor est maître d’école, il assiste le Père Blanco dans la
direction de notre école.
-J’enseigne les choses et les mots aux plus jeunes, c’est pour moi très
important.
-Léopold a beau avoir le Songhaïs comme langue maternelle, il connaît
sûrement mieux nos auteurs français que la plupart des convives qui
pérorent dans ce salon.
-J’essaie seulement de comprendre la culture des Français, sourit le maître
d’école.
-Il a fait ses études à Paris, au lycée Louis le Grand. Il aurait pu prétendre
à de hautes fonctions dans l’administration coloniale, la République sait
reconnaître les talents, même ceux des noirs. De lui-même, il a préféré
regagner la terre de ses ancêtres. C’est le seul de nous tous qui ait choisi son
78 En contrepartie de l’Esprit
6 La plantation Camille
Deux jours plus tard, un messager noir m’apporta une lettre. Monsieur
Ravaille m’invitait visiter sa plantation de palmiers et me proposait une
avance intéressante pour la consultation qui devait suivre.
-Elle est loin cette plantation ? demandai-je.
-Non, à quelques kilomètres du centre de Niamey, répondit le messager.
J’acceptai l’offre.
En fin d’après-midi, je pénétrai avec ma bruyante motocyclette dans la
joliment nommée plantation Camille. De hautes grilles peintes en bleu clair
en délimitaient l’entrée. Une allée parsemée d’arbres et de fleurs tropicaux à
80 En contrepartie de l’Esprit
la subtile senteur (et noyé par mes gaz d’échappement) menait à la demeure
coloniale du maître. Dans les jardins alentours, une foule de serviteurs
s’affairait méticuleusement à l’entretien quotidien. J’éteignis le moteur.
J’entendis les oiseaux, ainsi qu’un énigmatique et sourd ronronnement. Un
grand noir vint me prévenir que Monsieur Ravaille m’attendait dans son
bureau. Je le suivis jusqu’à des baraquements, sur la droite de la demeure
coloniale.
-Docteur Darcour, dit Ravaille, c’est vraiment gentil d’avoir répondu aussi
vite à mon invitation. Ne restons pas ici. Profitons de la fraîcheur de cette
soirée.
Toute la journée, l’atmosphère avait été lourde et suffocante. Depuis une
heure, le ciel s’était dégagé et une petite brise bien agréable soufflait sur la
plantation. Ravaille me conduisit jusqu’en bordure d'alignements de
palmiers de haute taille. Ceux-ci produisaient des relents d’effluves
étonnants pour quelques odorats européens, mais pas désagréables.
-C’est l’œuvre de ma vie, s’extasia Ravaille, c’est l’une des plus grosses
plantations de l’A.O.F.. Elle fait plus de 10 000 ha. Nous en récoltons
chaque année 10 millions d'hectolitre d'huile de palme. Celle-ci est prisée
dans toute l’Afrique et nous en exportons même une partie jusqu’en
Métropole. Venez par-là, je vais vous montrer mes projets secrets.
Ravaille m’entraîna jusqu’à un quadrilatère où étaient plantés des palmiers
de taille plus modeste et plus charnue que les précédents.
-C’est la première partie de mon secret, il s’agit de palmiers palmistes, ils
produisent une huile spéciale, de haute densité, plus riche en acides gras.
Ravaille paraissait de plus en plus excité. Je courus après lui jusqu’à un
grand hangar recouvert de tôles ondulées prématurément vieillies sous le
climat tropical. J’y eus ma réponse à l’énigmatique et sourd ronronnements,
la présence d’un groupe électrogène et de machines outils. Ravaille
s’approcha d’un tas de carton entreposé et en sortit un bloc rectangulaire. Il
me le montra fièrement.
-Regardez docteur Darcour, voilà le savon qui va bientôt envahir toute
l’Afrique et peut-être même la Métropole.
Je le regardai ébahi.
-Lors de vos études de médecine, vous avez sûrement dû acquérir quelques
notions de chimie. Avant, je mélangeais de la soude à de l’huile de palme.
J’obtenais un savon de piètre qualité qui fondait en quelques jours. En y
incorporant de l’huile de palmiste, je réalise un savon miraculeux qui permet
un nombre quasi-illimité de lavages. J’ai mis de nombreux mois pour en
déterminer la composition idéale. Elle est maintenant au point. Tenez,
prenez-le, vous m’en direz des nouvelles.
Afrique noire été 1946 81
Je saisis le savon qui dégageait une étrange odeur de pourriture (type œufs
pourris pour les curieux, type sulfure d'hydrogène pour les spécialistes).
Ravaille glapit :
-Le seul inconvénient, peut-être, c’est qu’il possède de fortes senteurs.
Mais vous verrez, les gens s’habitueront. Alors qu’est-ce que vous en
pensez ?
-Euh ! c’est très intéressant…
-N’est-ce pas ?
Tout d’un coup le regard de Ravaille cessa de briller, sa voix devint plus
grave. Il ajouta :
-Ce n’est malheureusement pas l’unique raison de votre venue. Venez,
allons chez moi.
En chemin, nous passâmes devant un marigot. Des négresses s'y agitaient
péniblement, collectant des plaques d'huile grisâtre qui surnageaient à la
surface.
-Qu'est-ce qu’elles font là ? demandai-je.
-Oh ça ! c'est le marigot. Nous y jetons les excrétions d'huile et autres
déchets de la savonnerie.
-Elles travaillent pour vous ?
-Non, non, ce sont des femmes du village d’à côté. Elles récoltent les
résidus huileux et vont les vendre sur les marchés environnants. Elles y
passent leur journée.
-Mais cette huile est dangereuse !
-On leur a dit cent fois, ça ne les empêche pas de revenir. On les laisse
faire maintenant. Après tout, ça nettoie le marigot.
Nous pénétrâmes dans la demeure coloniale et montâmes à l’étage
supérieur. Malgré la fraîcheur du soir, Ravaille suait de partout. Il ouvrit
l’une des belles portes en teck du couloir. On entendit une voix presque
enfantine.
-Fermez la porte, ça fait des courants d’air.
Ravaille me fit signe d’entrer dans la pièce et s’empressa de refermer la
porte
-Ma chérie, dit-il, je te présente le docteur Darcour, il est venu t’examiner.
Puis se retournant vers moi.
-Docteur, je vous présente ma fille unique, Juliette.
La demoiselle, langoureusement allongée sur un sofa, devait avoir une
quinzaine d’années tout au plus. Longiligne, elle avait la peau claire et de
longs cheveux roux. Une chemisette blanche légèrement moulante laissait
deviner deux petits seins pointus. Dès qu’elle me vit, elle se leva et me
dévisagea farouchement.
82 En contrepartie de l’Esprit
-Je pense que c’est sa mère, elle n’a jamais admis sa perte.
-Oui je comprends, j’ai moi-même perdu mon père pendant la guerre, cela
m’est toujours très douloureux d’y penser… En cas de crise grave, faites-
moi appeler au dispensaire, j’essaierai de venir le plus rapidement possible.
Le visage de Ravaille s’éclaira.
-Entendu docteur, je sais ainsi que je peux compter sur vous.
Je serrai la main ferme du sieur Ravaille. En passant devant les grilles, je
jetai un dernier coup d’œil à la belle plaque de marbre où était gravé le
prénom de la plantation.
Je fixai ce noir qui parlait la même langue que moi. S’était-il converti par
soif de connaissance ou par la force ? Souffrait-il d’avoir tué une part de ses
ancêtres ? Quelles compensations attendait-il pour ce crime ?
Léopold poursuivit.
-Je vous propose madame Darcour de commencer vos visites médicales
par la classe des grands. Ce sont les plus réceptifs, on va dire.
-C’est d’accord, acquiesça Maria, il faudra aussi informer les parents des
vaccinations prévues.
-Je ferai tout mon possible pour vous aider, madame Darcour... Monsieur
Darcour, vous avez bien de la chance d’avoir une aussi charmante épouse.
-C’est ce que je me dis tous les matins.
Léopold nous sourit, puis nous raccompagna jusqu’à la sortie de l’école.
-C’est votre premier séjour en Afrique ?
-Pour moi oui, répondit Maria, mais mon mari y était déjà venu. Il a
effectué avant la guerre son service militaire dans le Sahara. L’Afrique l’a
beaucoup marqué et il tenait à y retourner le plus vite possible.
-C’est normal, c’est notre berceau à nous tous. La région du Niger vous
plait ?
-Oui beaucoup, c’est très différent de tout ce que j’avais connu
auparavant.
-C’est dans quelques jours les vacances scolaires. Je dois aller dans le pays
dogon. C’est à une journée de route en amont du fleuve Niger. Ça vous
dirait de m’accompagner ?
Instinctivement, Maria pensa aux enfants, elle craignait de les laisser seuls
trop longtemps. Plus enthousiasme, j’étais tenté par l’aventure.
-On les confiera à Mahma, suggérai-je.
Après quelques palabres entre ma femme et moi, nous finîmes par accepter.
10 Julien et Mycènes
A Niamey, les métropolitains vivaient entourés d'une foule de serviteurs.
Beaucoup se désintéressaient de l’éducation de leurs enfants et en laissaient
la charge à des nounous noires. Au grand effroi des parents, certains enfants
vers trois ans maîtrisaient mieux le haoussa que le français. Pour ma part,
j’essayais de m’occuper de ma progéniture le plus souvent possible.
Le samedi matin, lorsque Maria allait faire ses tournées médicales dans les
écoles indigènes, je libérais Mahma pour la journée et organisais des
expéditions dans le jardin avec les enfants. Leur jeu préféré était celui de la
collecte. Scrutant attentivement le sol, ils ramassaient un tas de petits
bâtons, petites pierres ou petit détritus, soigneusement classés selon des
règles strictes et ensuite répartis dans les endroits les plus divers. Ainsi,
certains matins je retrouvais quelques cailloux au fond de mes chaussures ou
quelques fleurs dans mes lames de rasoir.
Outre sa manie de la collecte, Mycènes commençait à balbutier quelques
sons. J’essayais d’y discerner les mots papa et mama, me rappelant les
explications de Léon Mallet. Je remarquai qu’elle m’appelait parfois papa,
parfois mama. De même, elle confondait Maria. Elle avait aussi nommé son
doudou préféré mama. Quant à la nourrice Mahma, c’était plutôt papa qui
était utilisé. Etaient-ce des preuves à la théorie du linguiste Léon Mallet ?
Si j’étais l’idole de Mycènes, mon fils Julien s’avérait plus récalcitrant. Il
réclamait sa maman et affirmait :
-Quand je serai grand, je serai une maman, pas un papa.
Je m’interrogeai. Pourquoi les hommes avaient dès le plus jeune âge la
frustration de ne pas pouvoir enfanter ? Personnellement, la mienne s’était
considérablement adoucie depuis quelques années, je connaissais les
douleurs de l’accouchement.
Je lui expliquai :
-Un papa, c’est comme une deuxième maman, et une maman c’est comme
un deuxième papa.
L’affirmation eut l’air de le convaincre.
Faisant son entrée à l’école, il fut confronté à l’apprentissage de la
sociabilité. Je m’intéressai à ces relations et bien sûr à ses amours.
-Comment s’appelle ton copain… Est-ce que tu as une amoureuse ?
Le premier mois, Julien me cita un nom différent à chacune de mes
interrogations. Ce fut Paul, Josselin puis Jules, arguant que le précédent
n’était plus son copain. Un jour, il me répondit.
Afrique noire été 1946 89
-Je n’ai pas de copains, j’ai deux copines, elles sont belles, elles
s’appellent Héva et Hanna.
Vaguement inquiet par le peu de virilité de mon fils, Maria me rassura sur
ses fréquentations.
-A cet âge là, ils sont trop petits pour se faire des amis, il cite les noms qui
l’ont marqué... Ou autre hypothèse, il est peut-être grand séducteur, comme
son père.
Un samedi matin, alors que nous jouions dans la petite cabane du jardin,
Julien m’expliqua :
-Héva et Hanna, ce sont mes copines favorites, elles ne sont pas dans la
classe des petits, elles sont grandes.
-Tu les vois quand alors ?
-Pendant les récréations.
Le pauvre, méditai-je, il n’a même pas de copains de son âge. Il ajouta :
-Héva et Hanna, elles m’ont que dit que j’étais le plus mignon de l'école.
-Il l’a très mal vécu. Il était fol amoureux d’elle. Il ne me l’a jamais dis,
pourtant je suis sûre qu’il m’en veut toujours.
-Ce n’est pas de votre faute... Mais pourquoi me révéler tout ça ?
-Pour vous montrer que je suis normale et aussi parce que je veux vous
faire confiance. Pour mon père, je reste la coupable. C’est pour cela qu’il
veut me faire passer pour folle à travers tout Niamey.
Je regardais la tombe. Sous les hibiscus, il y avait un petit médaillon. Juliette
écarta les fleurs. Je tressaillis. C’était un visage de femme, très pur, très
blanc, on aurait dit Juliette.
-Elle est belle. Les gens disent que je lui ressemble de plus en plus, le
mauvais caractère en moins.
-C’est troublant.
-Parfois, mon père me prend pour elle. Il me voit, il m’appelle Camille
mon amour. Je lui dis que je suis Juliette sa fille. Il ne réalise pas tout de
suite. Vous voyez, c’est lui qui est dingue.
-Ce n’est pas si simple. Vous avez une vie fortement marquée par le
destin. Lors de mon premier voyage en Afrique, on m’a raconté l’histoire de
jumelles qui avaient perdu leur mère à la naissance, comme vous.
Juliette sembla surprise.
-Ah ! vous êtes déjà venu au Niger !
-Non, mon premier voyage, c’était dans le nord, à quelques milliers de
kilomètres, au Sahara. Vous savez quelque chose ?
-Non, non, rien. Je croyais juste que vous débarquiez en Afrique pour la
première fois … Oh ! il est déjà six heures, je dois y aller.
Je raccompagnai Juliette jusqu’à la sortie sud du cimetière. Devant l’entrée,
il y avait une grande tombe, sans inscription. Une croix étirée et blanche la
surplombait. Elle avait été érigée il y a un ou deux ans tout au plus.
-A qui est cette tombe ? demandai-je à Juliette.
Elle me considéra étonnée, puis poussa un soupire.
-On ne vous à vraiment rien dit docteur Darcour, mais là, je laisse aux
autres le soin de vous le raconter…
Juliette Ravaille s'élança vers la place de la République laquelle donnait sur
le café des amis.
12 Le laboratoire
La nuit était déjà tombée. Je longeais à pied le fleuve Niger. Une lune jaune
s’y reflétait. J’ouvris la grille de la demeure familiale. Mahma se reposait
sur la terrasse.
-Les enfants sont déjà couchés monsieur Jean, me dit-elle.
92 En contrepartie de l’Esprit
-J’ai été pendant de longues années serviteur des Touaregs Kel aïr. Je me
rappelle très bien de toi, tu as accouché le petit-fils du check. Il avait
organisé une grande fête pour en célébrer la naissance et pour te remercier.
-Comment t’appelles-tu ?
-Odienné.
Je n’avais aucun souvenir de ce vieillard.
-Tu as connu les jumelles ? demandai-je.
-Oui, je me rappelle d’elles. Que leur veux-tu ?
-J’aimerais les retrouver.
Il me fixa avec des yeux exorbités.
-Oublie-les au plus vite toubab. Elles sont maudites, maudites.
J’insistai.
-Tu es un homme bon, toubab, je ne voudrais pas qu’il t’arrive malheur.
Mais puisque tu y tiens, je vais te dire ce que je sais. Les jumelles ont quitté
Agadez il y a un an, elles sont sûrement retournées dans le massif de l’Aïr.
L’après-midi, Maria revint avec Chadoug. Au désespoir des Dogons (mais
pas de leur marabout), nous repartîmes la semaine suivante pour Niamey.
15 L’Aïr
Pendant deux mois, nous eûmes beaucoup de travail au dispensaire, Maria
souhaitait avancer les campagnes de vaccination et nous avait préparé un
calendrier strict. Les enfants nous demandaient aussi beaucoup de temps,
Maria avait le sentiment de les avoir délaissés lors de nos incursions en pays
dogon, elle redoublait d'attention pour eux.
Je n’avais pas renoncé à mes rêves d’expédition vers Agadez et les
montagnes de l’Aïr. Je passais mon temps libre à en collecter le matériel
nécessaire. Je louai un vieux taxi-brousse à un ancien agent des postes qui
l’avait spécifiquement aménagé pour le désert. Il avait retapé le réservoir et
renforcé l’axe de transmission.
Je savais que Maria attendait avec anxiété mon départ. Elle n'aimait pas se
retrouver seule avec les enfants. De plus, elle se savait incapable de me
retenir et perçut ce désir d'aventure plus fort que son amour pour elle. Elle
en souffrit, considérablement.
Je parcourus seul les pistes de l’Aïr, sans trouver davantage que du sable et
de la rocaille. Avais-je rêvé cette histoire de jumelles aux yeux verts ? Dans
le désert, où le soleil cogne pendant les journées, et où les nuits sont
glaciales, il est facile de perdre la raison.
Dans le désert, j’eus des visions.
J’hallucinai.
Afrique noire été 1946 97
16 Fin du monde
La vie reprit son train-train habituel. Je donnais mes consultations matinales
ponctuées par les visites fréquentes de madame Bellemanchette.
-Docteur, vous connaissez le syndrome Titanic, me dit-elle un jour ?
-Euh ! non.
Elle eut l’air peinée par mon inculture.
-C’est lorsque les gens festoient et ripaillent au son des violons, mais ne se
rendent pas compte de leur fin imminente.
-Ah !
-La fin est proche docteur Darcour, d’abord pour cette misérable société
de Niamey, et ensuite pour la terre entière. L’iceberg a touché le navire et
tous, ils souffrent du syndrome Titanic.
Pour moi, Madame Bellemanchette souffrait d’un tout autre syndrome (très
commun d’ailleurs), celui de transposer à l’ensemble de l’humanité son cas
personnel. Vieillissante, elle avait conscience d’une déchéance, mais pas de
la sienne, celle de l’humanité tout entière.
A l’époque, je pensais que si le destin individuel de l’homme était
nécessairement tragique, l’humanité pouvait encore s’en sortir. Elle n’avait
pas dit son dernier mot.
-Docteur Darcour, vous m’entendez ?
-Oui, oui. Bon, je vais vous prescrire des tisanes, un bon sommeil c’est
capital, madame Bellemanchette.
17 Le cimetière
Un matin, je reçus un mot dans mon casier du dispensaire. Il était signé de
Juliette Ravaille. Elle m’implorait le pardon et demandait de venir la voir
sur la tombe de sa mère, le lendemain en fin de journée. Après quelques
hésitations, je décidai de m’y rendre.
Un homme sage ne se serait jamais rendu à ce rendez-vous. Mais étais-je un
homme sage ? Le cimetière était désert. J’attendais. Cette jeune fille
98 En contrepartie de l’Esprit
semblait détenir une des clés de l’énigme qui m’obsédait. Et puis son corps
était beau, sa peau douce, parsemée de tâches de rousseur, je l’avais vue
nue, mes yeux en gardaient encore la saveur.
Le ciel devint rose. J’écoutais le sifflement des oiseaux, un sifflement
curieux, je dressai l’oreille et me retournai. C’était Juliette Ravaille, les
doigts dans la bouche. Telle une petite souris, elle s’était approchée
furtivement derrière moi.
-Ah ! docteur Darcour, vous êtes là, j’avais si peur que vous ne veniez pas.
Je m’excuse pour la dernière fois, je ne sais pas ce qui m’a prit.
-Tant que cela ne se reproduira plus… Mais qu’est-ce que vous avez, vous
vous êtes fait mal ?
Juliette Ravaille souleva sa robe et me montra des traces de bleus et de
saignements rouges sur sa cuisse blanche.
-Aujourd’hui, c’était mon anniversaire, j’ai eu seize ans. Pour mon père,
c’est un jour terrible, il boit comme un trou, il devient dingue. Cet après-
midi, il a pénétré dans ma chambre en gueulant, me traitant de mauvaise
fille. Comme je lui résistais, il s’est mis à me frapper dessus. Il m’a ensuite
enfermée dans ma chambre. J'ai sauté par la fenêtre du premier étage pour
venir jusqu'ici.
-Vos plaies ne sont pas bien jolies. Il faudra que vous passiez au
dispensaire pour que je vous désinfecte.
-Ah ! docteur Darcour, c’est vous qui tentez d’abuser de moi, cette fois-ci.
Je haussai les épaules. Elle tendit le bras.
-Regardez cette tombe à côté de celle de ma mère, il s’agit de la mienne,
c’est mon père qui a ordonné sa construction. Le pauvre, j’ai parfois
l’impression qu’il me préférerait morte.
-Ne dite pas cela mademoiselle Ravaille, votre père tient beaucoup à vous.
Les yeux de la jeune fille s’assombrirent, sa bouche devint presque noire.
-Vous êtes de son côté. De toute façon vous ne comprenez rien à rien.
Pour preuve, tout le monde en ville est au courant du drame, et vous, vous
l’ignorez comme un aveugle.
-Que voulez-vous dire ?
Juliette Ravaille me désigna l’étrange monument à l’entrée du cimetière.
-Je veux parler de cette croix blanche, vous savez ce qu’elle cache ? Vous
connaissez les malheureux qui y sont enterrés ?
Je la fixai éberlué et hochai négativement la tête. Alors Juliette Ravaille se
mit à rire, très fort.
-C'est la tombe de votre prédécesseur au dispensaire, un toubib comme
vous. Un matin, la police a retrouvé, son cadavre, celui de sa femme et de
ses deux enfants dans la maison dans laquelle vous habitiez.
Afrique noire été 1946 99
18 18 Cadavres
Je regagnai rapidement la maison, je fouillai la cabane des outils du jardin et
finis par dénicher une vieille pelle rouillée. En sortant, je croisai Maria.
-Jean, que fais-tu ? Ça va ? Tu ne m'as pas l'air bien.
-Je vais au cimetière, viens avec moi, je crois avoir appris quelque chose
de terrible. Prends ta trousse médicale.
Nous arrivâmes au cimetière, la nuit était tombée. Je creusai au pied de la
croix blanche, Maria m'observait inquiète.
-Jean, tu ne vas pas déterrer des cadavres !
-Tu oublies Marcel Gould.
-C’est Chadoug qui l’a fait.
-Aide-moi. Je veux en avoir le cœur net.
Je m’acharnai comme un diable. Retirant la terre à grosse pelletée, je sentis
la sueur couler le long de mes tempes et de mon dos. Nous distinguâmes
enfin quatre boîtes en planches de bois peintes en blanc. Je glissai une corde
autour du plus grand. Je fis signe à Maria.
-Vas-y, aide-moi à le soulever.
Nous tirâmes de toutes nos forces. Bientôt, le verrou sauta. J'écartai la
planche de bois. Nous vîmes le corps d’un homme. Il était paisible et serein.
Une longue barbe blonde lui avait poussé après la mort.
Nous ouvrîmes ensuite les trois autres cercueils. Maria ne put s’empêcher de
pousser un cri d’effroi devant les corps inanimés des deux garçonnets. Nous
collectâmes quelques échantillons.
-Il faut maintenant remettre les cercueils au plus vite. J’espère que l’on ne
s’est pas fait repérer.
Au cours de notre sombre besogne, nous fûmes éblouis par une puissante
torche électrique.
-Hé ! vous là-bas, qu’est-ce que vous êtes en train de faire ?
100 En contrepartie de l’Esprit
Je chuchotai à Maria.
-Merde, ce sont les gendarmes.
En apercevant nos visages, le brigadier grimaça de surprise.
-Monsieur et madame Darcour, je croyais que les expériences médicinales
sur les macchabées étaient révolues depuis longtemps.
Il s’adressa ensuite à ses subalternes.
-Allez, aidez-les à remettre les cercueils en état et conduisez les au poste.
On va s’y expliquer.
Nous marchâmes silencieusement jusqu'à la gendarmerie. Dans un bureau,
étroit, sale, et encombré de vieilles paperasses, je racontai mon histoire. Le
brigadier m’écouta d’une oreille distraite. Il paraissait fatigué. Quand j’eus
fini, il s’écria :
-Je n’y comprends rien à votre charabia de toubib, je n’ai pas fais des
études comme vous. Bon, je ferme les yeux sur la scène de cette nuit.
-Je vous remercie brigadier.
-Ce n’est pas la peine de me remercier. Vous savez dans l’administration,
moins vous faites de vagues et plus facilement vous montez. Et comme je
veux quitter ce trou à rat de Niamey…
Le brigadier nous raccompagna jusqu’à la sortie.
-Soyez quand même prudent, monsieur et madame Darcour, je n’aimerais
pas que vous subissiez le même sort que vos prédécesseurs.
-Merci du conseil, nous tâcherons de le suivre.
-J'aimerais que les métros se calment enfin un peu. On a déjà assez de
problème avec les indigènes.
-Ah ?
-Oui, depuis quelques jours il y a des échauffourées entre les Haoussas et
les Touaregs. Ils ont recommencé leur petite gueguerre habituelle.
Nous regagnâmes à pied notre maison. J’étais crevé, je m’endormis
instantanément.
19 Le pillage de Niamey
Je fus réveillé le lendemain par des clameurs venant du centre ville. A côté
de moi, le lit était vide, Maria était déjà partie. Je m’habillai hâtivement, pris
un café serré et sortis de la maison. Dehors, le ciel sombre annonçait une
averse imminente. Un vent du nord soufflait violemment amenant avec lui
quantité de grains de sable du désert.
Dans les rues, je croisai quelques noirs qui couraient affolés. D’un pas
rapide, j’atteignis la place de la République. Les clameurs provenaient du
côté opposé à la place, des quartiers indigènes. Un gendarme m’interpella :
Afrique noire été 1946 101
20 L’administrateur civil
-Docteur Darcour, vous voilà enfin, je vous attendais.
-Ah ?
-Oui, je me doutais que vous alliez venir.
-Trêve de palabre, il faut faire quelque chose, les Haoussas sont en train de
faire massacrer par les Touaregs.
-Calmez-vous, calmez-vous, docteur Darcour, je comprends votre
empressement, mais ce sont des querelles d’indigènes, il ne vaut mieux pas
s’y immiscer.
-Comment cela ?
-Oui, les Touaregs ne sont pas de méchants hommes, il n’y aura que
quelques morts, rien de plus. Après tout, cela permet une stabilisation de la
population, une réduction des excédents.
-C’est intolérable monsieur Ferreire !
-Arrêtez de crier Darcour… Voilà, ça fait du bien. Je suis à quelques mois
de la retraite. Je souhaite regagner la Métropole prochainement et dans les
honneurs. Il faut oublier tout ce qui s’est passé aujourd’hui. Vous verrez, la
ville retrouvera son calme.
Je compris que je ne pouvais rien en tirer. Je quittai la salle. Ferreire me
rappela :
-Darcour, il faudrait quand même rester un peu plus prudent.
-Que voulez-vous dire ?
-Je pense à cette histoire de déterrement de cadavre. Je veux bien
l’enterrer, hé, hé ! Mais attention, vous n’aurez pas toujours à faire à un
administrateur aussi compréhensif que moi. Si vous souhaitez faire oublier
vos fautes passées et rentrer un jour en Métropole, suivez mes conseils.
-Je vous remercie monsieur l’administrateur civil.
Mon ton avait été glacial. Je sortis du bâtiment et gagnai le dispensaire pour
aller chercher du matériel médical supplémentaire.
21 La fuite
-Jean, te voilà enfin, je t’attendais, je te cherchais partout, dit Maria en me
voyant arriver.
-J’étais dans le quartier haoussa, c’est l’émeute là-bas.
-Oui je sais, j’ai été prévenue. Viens vite avec moi, il faut que nous allions
à l’école primaire. Je t’expliquerai ce qui se passe en cours de route.
-Et les enfants, où sont-ils ?
-Je les ai déjà conduits à l’école.
Afrique noire été 1946 103
-Il y six mois, j’ai fait un rêve. J’y ai vu mon père que j’avais perdu il y a
quelques années. Il me demandait d’emmener en pays dogon le toubib de
Niamey et sa femme. J’ai cru bien faire en y emmenant ton prédécesseur. Je
sais qu’à son retour, il s’est mis à souffrir de crises de plus en plus violentes.
C’est lors de l’une d’entre elles, qu’il a tué sa famille puis s'est donné la
mort.
Léopold se tut. Je pénétrai dans la classe. Je les vis. Elles avaient changé, en
tout.
C’étaient deux fillettes pourchassées, blotties l’une contre l’autre, unies
dans la détresse. Elles me regardèrent longuement, sans manifester un
quelconque étonnement.
-Toubab Jean, vous voilà enfin, s’écria l’une d’elles. Nous vous
attendions, nous savions que vous reviendrez en Afrique pour nous chercher.
Nous sommes allées à votre rencontre, comme vous êtes allés à la nôtre.
Je les écoutais étonné.
-Nous savons aussi que vous avez perdu votre père pendant la guerre.
-Oui.
J’étais ému.
-Il faut agir Jean, me dit Maria. As-tu une idée pour les faire sortir de la
ville ?
-Il nous faudrait un véhicule puissant.
-Nous n’avons qu’une motocyclette, dit-elle.
-La seule voiture potable de Niamey se trouve à la plantation Ravaille. Je
vais y aller.
-Ils ne vont jamais accepter de te la donner !
-Restez cachés ici, je serai revenu dans moins d’une heure.
-Jean, ne partez pas, je vous aime, je vous ai aimé des que je vous ai vu,
emmenez-moi avec vous.
-Désolé Juliette, je ne peux pas. Et j’ai absolument besoin de cette clé,
ajoutai-je, en essayant d’attraper sa main.
Elle réussit à m’esquiver et se précipita par une porte dérobée dans la pièce
voisine. Je la suivis. C'était la chambre de son père. Elle ouvrit le tiroir
supérieur d’un secrétaire et en retira un petit pistolet. Elle le pointa sur moi.
Je m'approchai lentement, elle recula de quelques pas.
-Je vais vous tuer docteur Darcour, cela me vengera de ce que tous les
hommes m’ont fait subir. Vous savez, j’ai très bien connu votre
prédécesseur au dispensaire, je l’ai si bien connu que j’ai été sa maîtresse. Il
venait me voir tous les jours, soi-disant pour des consultations qu’il faisait
payer fort chères à mon papa chéri. Ce toubib ne pensait qu’à une chose, me
baiser… Et puis un jour, il est parti avec sa femme et cet instituteur noir au
pays dogon, ils en ont ramené ces jumelles.
-Vous les avez connus ?
-Oui, j’ai eu ce malheur. Ce toubib me les avait présentées. Il espérait
peut-être que je deviendrai leur amie. Au début, je me suis attachée à elles.
Comme moi, elles avaient perdu leur mère à la naissance. Je leurs ai fait de
nombreux cadeaux, j’avais envie qu’elles m’aiment.
Silence.
-Puis, je me suis aperçue que ce toubib me délaissait de plus en plus, il ne
venait plus me consulter. En fait, il passait le plus clair de son temps auprès
des jumelles, j’ai été jalouse, je me suis sentie trahie. Alors j’ai menacé de
révéler notre liaison. Il a compris qu’il allait tout perdre, sa femme, ses
enfants, son travail, sa réputation. A genoux, il m'a supplié :
« Ne fais pas ça, tu vas détruire ma vie. »
Je lui ai asséné :
« Tu as pris mon corps de femme enfant, assumes-en les conséquences mon
vieux ! »
Pourquoi ne m’a-t-il pas tuée en cet instant ? Pourquoi ? Dans la nuit, c’est
sa femme et ses deux enfants qu’il a tués, puis il s’est mis une balle dans la
tête… Je ne voulais pas tout ça, je ne voulais pas.
Juliette se recroquevilla par terre.
-Vous ne pouviez pas prévoir.
-Si. Encore une fois, tout est de ma faute. En fait, je suis mauvaise,
mauvaise. Je ne veux plus rester ici, emmenez-moi avec vous Jean, je vous
en supplie.
106 En contrepartie de l’Esprit
23 La fuite (2)
Je garai la Delahaye dans la cour de l’école. Maria, Léopold et les quatre
enfants sortirent précipitamment du bâtiment. J’installai les enfants derrière,
Maria s’assit à mes côtés.
-Maria et Jean, dit Léopold, je vous confie les jumelles. Emmenez-les en
France. Ici, elles nourrissent trop de haine. J’ai pu apprécier vos qualités
parentales, vous saurez leurs donner l'éducation dont elles ont besoin.
J’étais top ému pour parler, ce fut Maria qui répondit :
-Tu peux compter sur nous Léopold, nous nous en occuperons comme s’il
s’agissait de nos propres filles. Je te souhaite bonne chance. J’espère que ton
peuple sortira de l’asservissement.
Nous traversâmes le fleuve Niger, quelques Touaregs étaient postés à la
sortie du pont. J’accélérai, nous pûmes les passer sans problème. Il nous
fallut moins d’une semaine pour gagner Cotonou. Là, nous prîmes le
premier bateau pour l’Europe.
Pendant la traversée, nos quatre enfants devinrent inséparables. Julien, bien
qu’il ne soit plus l’aîné, était très joyeux. Il avait retrouvé ses copines
d’école, et Mycènes avait gagné deux grandes sœurs.
Grenoble automne 1951 107
1 L’amphithéâtre
Elle habitait une grande maison sur les hauteurs de Saint-Martin au pied du
massif de la Chartreuse. Un beau jardin entourait la maison. Une large
terrasse recouverte de pergolas en fer forgé la prolongeait. Des glycines s’y
accrochaient qui fleurissaient au printemps dans des tons bleu violet. C’était
la mère qui les taillait.
La famille, originaire du nord de la France, s’était installée quelques années
auparavant en région grenobloise. Le père était venu le premier, en repérage.
Il connaissait la ville, il y avait vécu plus jeune. Il avait cherché une grande
maison, une maison de maître, il avait une nombreuse famille à loger. Il
avait arpenté la vallée du Grésivaudan d’abord en vain, puis était tombé sur
cette maison, propriété depuis longtemps des sœurs de Saint-Martin. Celles-
ci louaient les chambres des étages supérieurs et de la cave à des étudiantes
grenobloises. Lorsque la dernière sœur était morte, la maison avait été mise
en vente. Elle était grande, un peu vétuste, mais le père avait tout de suite
voulu l’acheter. La paroisse de Saint-Martin lui avait simplement demandé
de conserver quelques chambres pour des étudiantes grenobloises. Le père
avait accepté et était venu s’installer avec sa famille.
La mère s’occupait de la location des chambres. Rapidement, elle avait
réaménagé les lois monacales conformément à ses convictions profondes,
acceptant des garçons, tout en maintenant un semblant de séparation. Les
filles étaient casées dans les étages supérieurs (au ciel), les garçons dans les
caves (aux enfers).
Je la vis pour la première fois dans le grand amphithéâtre du lycée
Champollion, le jour de la rentrée. Pour l’occasion, le proviseur avait réuni
les secondes, les premières et les terminales. Par son discours, il tentait de
nous convaincre des bienfaits de l’éducation :
-…vos professeurs sont là pour vous apprendre à réfléchir, ils vous
donnent les connaissances qui guideront votre discernement tout au long de
votre vie. Sachez en toutes circonstances utiliser votre intelligence…
Ecoutant distraitement le proviseur et bullant sur mes amours de vacances,
je reçus un coup de coude de mon voisin Bertrand.
-Hé, Pascal ! regarde les petites nouvelles !
Après la guerre, les places de lycée avaient manqué et le proviseur avait été
contraint d’accueillir quelques classes de jeunes filles dans son
établissement. Croyant bien faire et conformément sûrement à quelques
108 En contrepartie de l’Esprit
2 La bibliothèque Champollion
Avec Stendhal, Champollion était considéré comme l’un des grands hommes
de Grenoble. Mais au contraire de l’écrivain, parti chercher la fortune à
Paris, Champollion était resté fidèle à la capitale dauphinoise. Simple
bibliothécaire et modeste gratte papier, il était resté dans l’ombre jusqu’à sa
découverte incroyable du sens perdu des hiéroglyphes.
Reconnaissante, la ville avait donné le nom de Champollion à un chapelet
d’institutions telles la bibliothèque ou le lycée. Au musée grenoblois, il
Grenoble automne 1951 109
traînait même une vague momie poussiéreuse, souvenir d’un temps où les
notables de la ville se passionnaient pour l’égyptologie et avaient financé
quelques lointaines expéditions. Tout cela était maintenant bien retombé,
mais le nom de Champollion était resté.
Je pénétrai ce jour-là dans la bibliothèque du même nom.
Sous mes pas, le vieux parquet craquait. Chaque mouvement déclenchait un
effroyable bruit qui se propageait à travers la salle. J’y repérai au fond une
place de libre. Calculant la trajectoire la plus courte pour y parvenir, je
slalomai à travers les rayonnages de livres. Je m’assis et déposai sur le
pupitre de bois, la pile de livres que je venais d’emprunter. Il s’agissait de
traduire un texte de Cicéron sur Lucrèce et les Epicuriens.
Bientôt, la place opposée se libéra. Quelqu’un d’autre s’y installa. Sortant la
tête de mes livres, je jetai un coup d’œil. Je ne pus m’empêcher de lui
sourire, comme à une vieille connaissance. Ses yeux verts brillaient, sa natte
détachée libérait ses longs cheveux noirs. Elle me répondit par un sourire,
puis s’assit et déposa quelques livres de mathématique sur le pupitre.
Je baissai la tête et essayai de me concentrer tant bien que mal sur ma
version. J’étais troublé. Je levai de nouveau la tête, je vis qu’elle
m’observait. Je lui souris de nouveau, elle en fit de même, avec malice. Elle
remua silencieusement ses lèvres. Je lui fis signe d’incompréhension. Elle
déchira alors une page de son cahier, y écrivit quelques mots, la plia, puis la
fit rouler jusqu’à ma table. Je la pris et la parcourus rapidement.
« Monsieur le latiniste, vous me voyez intervenir, car vous avez fait un
grave contre sens à la quatrième ligne de votre version. Cicéron ne prétend
pas adhérer à la théorie des épicuriens, au contraire il la critique
violemment, il s’attaque à l’influence qu’elle a eue sur son ami Lucrèce et y
voit la raison de son suicide. »
Surpris, je relis ma version et la corrigeai. Je grattai quelques lignes à la
suite du message et le lui rendis.
« Je vous remercie, madame la mathématicienne. Vous semblez plus
passionnée que moi par Lucrèce et les Epicuriens. »
Elle jeta le message dans une corbeille, puis se replongea dans ses
problèmes mathématiques. Au bout d’une heure, alors que j’avais
péniblement traduit la première partie de ma version, elle se leva et ramassa
ses livres. Elle me tendit une feuille pliée. Je la suivis du regard tandis
qu’elle traversait sans bruit la grande salle de la bibliothèque. Juste avant de
sortir, elle m’adressa un dernier sourire, et disparut. Je dépliai alors sa
feuille.
110 En contrepartie de l’Esprit
3 Le tramway
Je ne cessais pas de penser au visage de la jeune inconnue. Elle m’attirait et
m’intriguait. Le lendemain et le surlendemain, je m’étais assis à la même
place, avec l’espoir de la revoir. J’avais dû supporter la présence d’un gros
boutonneux, qui respirait fortement et n’arrêtait pas de se curer le nez.
Un soir, alors que je lisais dans le tramway, je la vis monter. Elle ne
m’aperçut pas tout de suite, car il y avait foule. Elle était en grande
discussion avec l’une de ses camarades de classe, une grande blonde de
quelques années son aînée.
-Ça ne te gêne pas toi, dit la grande blonde, car tout te réussit. Mais ce
n’est pas le cas de tout le monde. Cette prof est injuste. Elle n’avait pas le
droit de nous traiter ainsi.
-Peut-être Sophie, mais j’ai l’impression que sous ses allures strictes, se
cache une grande détresse. Elle a perdu son mari pendant la guerre.
Sa voisine la regarda étonnée.
-Ah ! Comment sais-tu cela ? Tu la connais ?
-Non, non. Comment t’expliquer ? Lorsque je rencontre quelqu’un,
j’éprouve des intuitions sur lui, sur son passé, et parfois même des
prémonitions. Madame Lallier, notre professeur de français est selon moi
une femme qui a souffert.
-Alors, il faudra que tu me racontes ce que tu sens sur moi. Dans un
endroit plus discret.
Bientôt, le tramway s’arrêta et Sophie ainsi qu’une bonne partie des
passagers descendirent. Les portes se refermèrent. Je me retrouvai face à
elle. Elle me vit et me sourit. Je haussai les épaules. Elle vint vers moi.
-Comment allez-vous, monsieur le latiniste ? Avez-vous réussi à terminer
votre version ?
-Merci, pour votre aide, madame la mathématicienne, mais j’aurais très
bien pu me débrouiller tout seul.
-Alors tant mieux, mais Lucrèce n'avait pas l'air de vous intéressez.
-Euh ! en effet.
Grenoble automne 1951 111
-Un jour, Hévanne Darcour est venue à l’hôpital voir son père. Ça a fait
jaser tout le monde.
-Ah ?
-Tu as vu la couleur de sa peau. Ça ne peut pas être leur enfant à tous les
deux. Certains ont rapporté que les Darcour avaient travaillé quelques
années aux colonies, en Afrique noire. Et il paraît qu’ils ont dû quitter
précipitamment leur poste.
-Et alors, qu’est-ce que ça prouve ?
-Qu’il s’agit sans doute d’une enfant illégitime de la mère et d’un africain,
répondit Bertrand amusé. La mère Darcour a exactement les mêmes yeux
verts que Hévanne. Les Africains, ils ont le sang chaud. Par amour, le père
Darcour a accepté de garder la mère et l’enfant.
-Peut-être, méditais-je, repensant au doux sourire et aux yeux pleins de
flammes de la petite Hévanne.
-Mon père a ajouté que Darcour n’avait pas d’honneur. Et qu’il était bien
naïf.
-Mouais.
-Et pour Sophie, qu’est-ce que tu en penses ?
-Fonce mon vieux, tu n’as rien à perdre.
-Clara, notre gouvernante, m’a dit que vous étiez intéressé par notre
annonce. Monsieur… ?
-Pascal Bollez, madame Darcour.
Elle me plut. C’était une belle femme d’une trentaine d’année, avec de longs
cheveux blonds tirés derrière son dos. Son visage reflétait grâce et
intelligence. J’y décelai néanmoins déjà quelques fines rides qui courraient
le long de ses yeux verts, frappant témoignage de sa parenté avec Hévanne.
Elle me fit signe de la suivre.
-Il ne me reste qu’une chambre pour les garçons. Venez, je vais vous la
faire visiter.
Nous descendîmes par un petit escalier qui nous mena jusqu’à la cave. Elle
sortit de sa poche un trousseau de clé et ouvrit la porte. Nous pénétrâmes
dans la pièce. Elle alla ouvrir la fenêtre.
-La chambre est au sous-sol, mais elle n’est pas trop humide et on peut
l’aérer, m’expliqua-t-elle. Je ne vous en demanderai pas beaucoup,
seulement dix francs par mois.
-Hum ! Ça m’intéresse.
-Avant de vous installer, je dois vous donner les lois de la maison. Il est
interdit aux garçons de pénétrer aux étages des filles. Ma famille et moi
occupons le rez-de-chaussée et le premier étage. Leur accès en est aussi
défendu. Dans le jardin, il y a un petit escalier qui descend directement à la
cave, c’est celui-là que vous emprunterez.
-Entendu madame Darcour.
Elle me demanda des garanties et une avance. Je lui promis de lui apporter
le plus rapidement possible.
-Vous pourrez vous installer à la fin de la semaine. Je ferai préparer la
chambre par la gouvernante.
Nous empruntâmes le petit escalier de la cave. En passant derrière le jardin,
je jetai un coup d’œil discret aux fenêtres du premier étage. L’une d’elles
était éclairée.
-Peut-être est-ce la chambre de Hévanne ?
Maria Darcour me conduisit jusqu’à une petite grille de service. Je la
remerciai puis regagnai à pied le centre ville de Grenoble.
6 Installation
Ma famille habitait au Muret, à quatre heures de train de Grenoble. Pendant
la semaine, je logeais chez une grand-tante. Elle m’avait proposé de
m’héberger en attendant de trouver un logement correct. Sans famille, elle
fut plus peinée par mon départ que je ne l’aurais imaginé.
116 En contrepartie de l’Esprit
8 Le dancing
Au début des années 50, Grenoble, ville jeune, vibrait au son des rythmes
d’outre Atlantique. Dans le quartier historique du parlement, de nombreux
dancings avaient proliféré. Au plus réputé d’entre eux, le Saxo, les
orchestres de Jazz y alternaient avec ceux de rock, reprenant les airs de Bill
Haley, de Django Reinhart ou de Sidney Bechet.
Le samedi soir, je me rendais avec Bertrand au Saxo. Ce genre
d’établissement nous était interdit car nous n’étions pas majeurs. Mais mon
camarade avait ses entrées. Son père était médecin et notable de la ville, ce
qui permettait bien des passe-droits.
Bertrand rêvait de devenir chanteur. Il grattait souvent une flamboyante
guitare que son père lui avait offerte (semble-t-il en accord avec les
aspirations de son fils). Bertrand aimait la musique, mais ce qu’il le fascinait
surtout, c’était l’aura et le pouvoir que les chanteurs étaient en train
d’acquérir. L’irruption du phonographe et autres vinyles, avait transformé de
simples troubadours des rues, en dieux. Ils étaient autant adulés pour leurs
musiques que pour leurs textes. C’étaient les nouveaux poètes, guidant la
société vers de nouvelles aspirations.
Je reçus un coup de coude de Bertrand.
-Regarde Pascal, c’est Hévanne Darcour. Qu’est-ce qu’elle fait là cette
gamine ? Ils admettent n’importe qui, maintenant au Saxo, même les
enfants.
Je reposai ma bière fade. Au centre de la piste, Hévanne Darcour se
déhanchait. Elle aimait ça. Sa robe noire lui moulait le corps, laissant
pointer deux petits seins qui restaient fermes malgré le rythme qu’elle
s’imposait. Bertrand ajouta :
-Pour son âge, elle est déjà bien formée, celle-là ! Sa tenue de ce soir lui
va mieux que sa blouse grise habituelle.
Du suc perlait de son front et coulait le long de son échine dénudée.
Bertrand maugréa entre ses dents :
-C’est toujours ces gamines, à l’air de sainte nitouche, qui nous
surprennent le plus... C’est qu’elle m’en ferait oublier ma Sophie. Ce n’est
pas elle qui viendrait au Saxo.
J’avais cessé d’écouter Bertrand pour me diriger vers la piste de danse. Elle
se retourna et vit que je la contemplais. Je crus qu’elle allait détourner la
tête, mais au contraire elle me sourit. J’eus alors la certitude qu’elle dansait
pour moi. A chacun de ses tours, je croisai ses yeux verts se posant sur les
miens. Ses cheveux projetèrent quelques gouttes de sa sueur sur mes lèvres
Grenoble automne 1951 119
9 L’hôpital
Le jeudi après-midi, je révisais les cours dans ma chambre. Toute la
matinée, il avait plu, depuis peu le ciel s’était éclairci, et les enfants Darcour
s’étaient dispersés dans le jardin. J’ouvris la fenêtre pour obtenir un peu
d’air frais, et observai les enfants. Mycènes courrait à travers la pelouse en
chantant quelques comptines. Julien escaladait une échelle accrochée au
puits.
120 En contrepartie de l’Esprit
10 L’anniversaire
Samedi 1er novembre 1951.
122 En contrepartie de l’Esprit
12 Sophie
Ces dernières années, Sophie avait vu changer son corps. Des seins lui
étaient apparus, des poils avaient poussé, et elle avait perdu fréquemment du
sang. Au début, tout cela lui avait paru bizarre, elle en avait presque
souffert. Puis elle s’était aperçue que les hommes l’admiraient dans la rue.
Elle en avait éprouvé bien du plaisir et de la fierté.
L’année dernière, elle avait sympathisé avec Hévanne, une jeune fille
intelligente avec qui on ne s’ennuyait jamais. Vive et gaie, Hévanne
distrayait ses camarades de ses plaisanteries et les entraînait dans de
nouveaux jeux. Sophie l’aimait beaucoup et se confiait souvent à elle. Elle
lui avait évoqué à demi-mot ses difficiles rapports avec son père.
Comme celui de Sophie, le corps de Hévanne avait débuté sa transformation.
Il lui poussait des petits seins dont la taille semblait encore ridicule à
Sophie, surtout comparés aux siens. Elle avait remarqué que certains
garçons commençaient à s’intéresser à son amie, mais rien à voir avec le
succès qu’elle avait avec les hommes.
Cependant, Sophie pensait que Hévanne avait quelque chose d’étrange,
quelque chose qui l’effrayait parfois un peu. Etaient-ce cette intelligence
phénoménale qui surprenait bien des professeurs et cette sérénité qui
impressionnait encore d’avantage Sophie ? Comme toutes les jeunes filles
de son âge, Sophie doutait beaucoup d’elle-même, de son avenir, des
garçons. Etait-ce l’attirance de Hévanne pour les matières fécales, une de ses
obsessions manifestes? Etaient-ce ces intuitions incroyables, quasi
surnaturelles ? Hévanne avait tout de suite compris pour Sophie et son père.
Sûrement que oui. Néanmoins, il semblait à Sophie qu’il y avait autre chose,
autre chose de plus vertigineux. Mais quoi ?
Ce matin-là, Sophie se tenait devant les portes du lycée en attendant son
ouverture. Il faisait sec et froid. Les premiers rayons de soleil émergeaient
du massif de la Chartreuse et elle leva la tête pour en profiter. Elle vit arriver
Bertrand qui lui sourit. Elle lui répondit par un sourire. Il ne lui avait jamais
parlé, mais elle savait qu’il faisait partie des hommes à qui elle plaisait. Elle
128 En contrepartie de l’Esprit
13 La patinoire
Nous nous retrouvâmes le lendemain devant l’entrée de la patinoire. A
l’intérieur, les couples se formèrent. Bertrand prit la main de sa Sophie, et
Grenoble automne 1951 129
ils s’élancèrent sur la glace, se racontant leur vie qui commençait. Hévanne
me tendit la main gauche, je la lui pris, nous suivîmes Bertrand et Sophie.
L’avantage de la patinoire, c’est qu’excepté les figures compliquées, il suffit
d’enchaîner les ronds sur la glace. Ainsi, le cerveau déchargé du contrôle
d’un corps effectuant de simples figures circulaires, peut entretenir une
conversation soutenue.
-Je voulais te poser une question depuis longtemps, comment dire ?...
-Tu penses à ma couleur de peau, elle n’est pas la même que celle de mes
parents. Tu n’es pas le seul à te poser des questions.
-Euh ! je ne veux pas être indiscret.
Nous effectuâmes silencieux quelques ronds monotones. Enfin, elle me
révéla :
-Comme tu t’en doutes, ma mère et mon père ne sont pas mes vrais
parents. Mais je les aime comme tels. Je suis originaire d’Afrique, du
Sahara. On ne sait pas grand chose sur ma mère biologique car elle est morte
à ma naissance.
-Oh pardon ! je ne voulais pas…
-Ne t’inquiète pas, ça aussi, j’en ai l’habitude. Quant à mon père
biologique, personne n’a jamais rien su sur lui. Il était sûrement originaire
du Sahara, lui aussi. Mon père m’a connue toute petite lors de son premier
voyage en Afrique. Lui et ma mère m’ont adoptée lors du deuxième voyage.
J’avais sept ans. Ils m’ont ensuite ramenée en Europe.
-Et tes autres frères et sœurs ?
-Il s’agit bien de leurs véritables enfants… Cependant, mes parents
adoptifs n’ont jamais fait de différences entre eux et moi, bien au contraire.
Voilà, je t’ai tout dis sur mes origines, petit curieux !
-Petit curieux, n’exagérons rien, je sais rester sur ma réserve.
Hévanne stoppa net, et me toisa malicieusement.
-Alors, comme ça, monsieur n’est pas curieux. Monsieur va fouiller les
chambres de jeune fille pendant leur anniversaire, et monsieur sait rester sur
sa réserve.
-Merde, pensais-je, comment a-t-elle bien pu savoir ?
Je bredouillai quelques mots inintelligibles.
-Ben, c’est-à-dire, que…
-Allons, allons, même si la curiosité est un vilain défaut, je t’avoue que
cela m’a fait plaisir. Ça prouve que tu t’intéressais à moi. J’ai cru un instant
que tu allais tout découvrir, tout comprendre en lisant le livre. Je l’espérais
presque…
-Mais découvrir quoi ?
Elle m’entraîna de nouveau dans les ronds.
130 En contrepartie de l’Esprit
14 Masturbation
Chaque soir avant de m’endormir et m’aidant de la pulpeuse Sophie, je me
masturbais. Je me doutais que Bertrand, à fréquence encore plus grande,
devait exécuter ces plaisirs solitaires, rêvant lui aussi de la jeune fille. Il
m'en avait parlé à demi-mot, bien que le sujet soit intime et que les
adolescents hésitent à l’aborder. La masturbation restait taboue et son usage
interdit. Les jeunes mâles fiers avaient honte d'avouer un acte synonyme
pour eux de frustrations. Heureusement, ça ne les empêchait pas pratiquer (il
s’agissait tout de même du canal historique des pulsions de l’espèce). Le
soir après s’être couché, Bertrand se masturbait. Le matin, il se masturbait.
Grenoble automne 1951 131
15 La sœur
Trop excité pour dormir, j’attendis quelques heures allongé sur mon lit. Vers
deux heures du matin, je me décidai à sortir de ma chambre. Après avoir
silencieusement ouvert la porte, je me retrouvai dans le jardin. Dehors il
faisait froid, il avait beaucoup plu pendant la journée et l’herbe était humide.
Je me glissai le long du mur, puis entrebâillant la fenêtre, me hissai dans la
chambre. A l’intérieur la lumière s’alluma.
-Euh ! Hévanne, mais, mais, vous êtes doubles, bafouillai-je.
Le choc fut brutal. Quelques heures à peine après l’union de mon pénis et
mes neurones, c’était la scission de mon amour. Devant moi, se tenaient
deux Hévanne. Elles avaient les mêmes cheveux noirs, les mêmes lèvres
rouges, les mêmes yeux verts… Elles s’opposaient cependant par leur habit
et surtout par leur attitude. L’une en chemise blanche était souriante, l’autre
en pyjama nettement moins. La souriante s’avança vers moi, elle me prit par
la main.
-Etait-ce celle que j’avais embrassée ? me demandai-je un peu bêtement.
J’eus bientôt ma réponse.
132 En contrepartie de l’Esprit
essayé d’y échapper, partout ils nous ont retrouvées. Je pensais que notre
gémellité nous rendait trop visibles. Il aurait peut-être été plus sage de nous
séparer, mais c’était difficile. Nous étions bien avec nos parents adoptifs, et
aucunes de nous ne voulaient les quitter. J’ai alors eu l’idée de nous
confondre en une seule. Il y avait des inconvénients, mais nous nous
sentions en sécurité.
-Pourtant, dit Hanna, il va peut-être de nouveau falloir fuir.
-C’est vrai, poursuivit Héva. Depuis la rentrée scolaire, ils sont sur notre
trace, je crois qu’ils sont maintenant très proches.
-Ils, qui ça ils ?
-Tout ce que je sais, c’est que ce sont des hommes comme toi et moi...
Maintenant que nous t’avons tout révélé, s’il te plait retourne dans ta
chambre. N’oublie pas que nous comptons sur ta discrétion.
-J’ai peur, dit-elle. Je sais qu’ils sont là. Héva veut rester, mais moi je
veux partir. Je veux m’enfuir avec toi. Emmène-moi s’il te plaît jusqu’au
bout de la nuit.
En écoutant ses angoisses bardamusiennes, je me sentis le seul capable de la
sauver. Je me rappelai qu’il y avait un train, vers le Muret mon pays natal, à
23 heures. En se dépêchant un peu, on pouvait l’avoir.
La découverte de cette gémellité avait éveillé en moi un détail étonnant et
inexplicable. Il fallait que je retourne dans mon pays pour le vérifier.
Nous passâmes rapidement à la maison des Darcour, où la famille et les
locataires vaquaient paisiblement à leurs occupations. Sur le seuil de
l’entrée, nous nous séparâmes, je descendis dans la cave chercher quelques
affaires et Hanna monta dans sa chambre pour en faire de même.
J’eus un instant peur de ne plus la revoir. Peut-être Héva allait-elle la
retenir ? Je fus rassuré en la voyant descendre par le petit escalier de service.
Nous tenant par la main, nous courûmes dans la nuit à travers champs
jusqu’à la gare. Nous eûmes juste le temps d’acheter deux billets pour le
Muret et de nous blottir dans un compartiment.
17 Vers le Muret
Je regardai autour de moi, suspicieux. Personne ne nous prêtait attention, il
était courant que des jeunes lycéens regagnent leur village montagnard en
fin de la semaine. Hanna appuya sa tête sur mon épaule. Un doux bonheur
nous enveloppa sous les couvertures fournies par la compagnie ferroviaire.
Bientôt, nous somnolâmes au rythme du ronronnement de la locomotive.
Je fus réveillé par le contrôleur. Bienveillant, il tamponna nos billets.
Hanna, elle aussi réveillée, n’avait plus envie de dormir, elle me demanda :
-Pourquoi m’as-tu emmenée avec toi ? Est-ce vraiment moi que tu
préfères ?
Je pris quelques instants pour répondre, il me fallait réfléchir. J’avais
éprouvé une profonde attirance pour Hévanne Darcour. La stupeur
d’apprendre la gémellité d’une personne que je croyais unique, avait jeté le
trouble dans mon esprit et n’était pas pour me déplaire. Toutes deux avaient
mon amour. Cependant, je compris que Hanna avait logiquement besoin de
se démarquer de sa sœur jumelle, je répondis alors prudemment :
-Celle que j’aime, c’est celle que j’ai vu danser au saxo, c’est celle que j’ai
embrassée à la patinoire.
Ces paroles rassurèrent Hanna et elle colla de nouveau son visage contre
mon épaule.
Grenoble automne 1951 135
-Tu sais, ça me fait tout drôle d’être avec toi. C’est la première fois que je
m’éloigne autant de Héva. Normalement, nous nous disons tout et nous
partageons tout… Je vais te raconter quelque chose d’étonnant. Tous les
matins, Héva et moi nous comparions notre corps. Et bien, la même nuit,
quelques poils noirs ont jaillis de notre pubis.
-Ah !
-Ça a été pareil pour nos premières règles, nous les avons eu le même jour.
Et maintenant, ma mère les a aux mêmes dates que Héva et moi. C’est
marrant quand même.
-Vous êtes toutes les deux simultanément devenues des femmes.
-Oui.
Les confidences de Hanna me rappelèrent ma propre transformation
corporelle, moins visible chez l’adolescent masculin. Je me souvenais avoir
été surpris par sa brutalité. Du jour au lendemain, j’étais devenu pubère.
J’avais sauté d’un état à un autre, brusquement, sans transition, sans
préambule, sans annonce extérieure. Néanmoins, je savais que mon
organisme avait travaillé depuis longtemps, peut-être depuis ma naissance,
pour le passage à cette nouvelle phase. Il l’avait fait de manière cachée,
intérieurement, en distillant quelques rares bribes d’indices au cours des
années qui avait précédé la métamorphose. Maintenant, je savais que j’étais
prêt pour l’amour.
Je pris la main de Hanna.
-Et avec tes parents, comment ça se passe ?
-Je les aime beaucoup, ils nous ont sauvées en Afrique. Contrairement aux
autres, ils ont été capables de nous différencier rapidement. Pourtant…
Elle hésita à poursuivre.
-... ces derniers temps, j’ai l’impression que mon père se transforme à
notre égard, qu’il préfère ma sœur de plus en plus... Je me rappelle une
scène qui m’a surprise. Héva et moi étions toutes les deux dans la salle de
bain. Héva était encore sous la douche, et moi j’étais en train de me
rhabiller. Tout d’un coup, mon père a pénétré dans la salle de bain. Au lieu
de sortir tout de suite, je l’ai vu contempler fixement le corps nu de Héva.
J’ai compris qu’il regardait ses poils pubiens naissants. Il paraissait surpris.
Puis il m’a vu, et a tout de suite refermé la porte.
-Tu sais ça arrive, les parents sont souvent les premiers surpris de voir leur
enfant grandir.
-Je sais. Mais en cet instant, Jean Darcour m’est apparu comme un
étranger, plus comme mon père.
Elle finit par se rendormir contre mon épaule.
136 En contrepartie de l’Esprit
19 La caverne
Nous restâmes trois jours dans le refuge. J’allais acheter du lait, en bas dans
une étable. Cela suffisait à notre bonheur. Toute la nuit et une bonne partie
du jour, nous restions allongés, l’un contre, sur ou derrière l’autre. Je
m’agrippais à la douce et adolescente peau de Hanna, les contacts acharnés
de nos corps étrangers nous unissait tendrement.
Le matin, nous effectuâmes quelques promenades pendant lesquelles nous
eûmes de longues conversations portant surtout sur Héva mais aussi sur
Bertrand et Sophie.
-Sophie parlait souvent de son père, dit Hanna. Parfois, c’était pour dire
qu’elle l’aimait, que c’était de sa faute, qu’elle se sentait coupable. Parfois,
c’était pour m’avouer qu’elle le haïssait, qu’elle ne voulait plus le voir. Je
crois qu’elle venait tôt au lycée pour lui échapper.
-Pourquoi tout ça ?
-Elle a fini par me révéler, elle avait couché avec son père, plusieurs fois.
-C’est terrible… et sa mère, elle n’a rien fait ?
-Elle s’est écrasée, elle ne voulait pas ébruiter le scandale, son père est
militaire.
138 En contrepartie de l’Esprit
20 Le barrage
Je me réveillai, j’étais dans ma chambre d’enfant au Muret. J’entendis des
voix venant de la salle à manger. Je descendis. Il y avait du monde. La
famille Darcour et la mienne étaient réunies au grand complet. Mon père
m’accueillit de sa grosse voix.
-Ah ! Pascal, tu es enfin réveillé, nous avons eu très peur pour toi.
-Mais qu’est-ce qui s’est passé ?
-Il y a trois jours, sous la pression des glaces, le barrage du Nainborant a
cédé. L’eau a tout emporté sur son passage, les falaises, la petite chapelle, le
refuge, tout s’est écroulé. Nous avons miraculeusement retrouvé le corps de
Hanna et le tien dans la grotte des crêtes. Vous avez eu sacrement de la
chance.
Ma mère me prit dans ses bras. Mon père continua.
Grenoble automne 1951 139
-Tu peux remercier Jean Darcour et sa fille Héva. C’est elle, qui a révélé
aux secours l’endroit où vous étiez. J’ignore comment elle l’a su.
-Les jumelles ont peut-être entre elles un don de télépathe, dit ma mère
caressant et serrant mes cheveux.
Visiblement réconciliées, Héva et Hanna me souriaient.
-Viens t’asseoir entre nous, dirent les Hévanne.
Elles s’écartèrent pour me laisser un peu de place. Je me sentais bien entre
elles, j’espérais ne plus jamais avoir à choisir. Mon père ouvrit une première
bouteille de Génépi, suivie par de nombreuses autres ouvertures.
En fin de soirée, nos deux familles s’étaient unies dans l’ivresse, je
demandai à Hanna.
-Et le mystérieux agresseur, qu’est-il devenu ?
-De qui veux-tu parler ? Les secours n’ont trouvé que nos corps.
-Heu ! Comment t’expliquer. Dans la caverne, j’ai cru reconnaître notre
professeur de mathématique, monsieur Graal.
-Alors toi aussi !... C’est vrai qu’il lui ressemblait étrangement. Il m’a
également rappelé quelqu’un de plus lointain, un homme blanc du Sahara
qui nous a kidnappées ma sœur et moi, lorsque nous avions un an. Il y avait
la même expression de terreur dans ses yeux.
140 En contrepartie de l’Esprit
1 Le cimetière
Une petite pluie fine tombait sur le cimetière du Père-Lachaise. Maria
avançait à mes côtés, elle portait un tailleur sombre de velours et avait
enveloppé sa chevelure blonde dans un voile noir lui descendant jusqu’à la
taille. Sa démarche était hésitante, il avait beaucoup plu ces derniers jours et
ses talons hauts s’enfonçaient profondément dans la boue du chemin
caillouteux. Plusieurs fois, elle manqua de tomber et dut se raccrocher à
mon épaule. Je sentis ses doigts fins qui s’agrippèrent à moi et s’enfoncèrent
profondément dans mon corps.
Maria éprouvait le besoin d’aller visiter régulièrement la tombe de ses
parents, au moins une fois par mois. Contrairement à elle, je n’avais pas
envie de ressasser de douloureux souvenirs. Mon père avait été enterré au
cimetière parisien de Thiais, je n’étais allé le voir que deux fois, quelques
mois après ma sortie d’hôpital et après notre retour d’Afrique.
Habituellement, j’accompagnais rarement Maria dans ses visites. Je lui avais
proposé de venir ce matin-là, elle avait apprécié. Cette visite était peut-être
l’occasion de se retrouver.
Nous arrivâmes devant la tombe de la famille Genicci. Le professeur y avait
été enterré avec sa femme, son fils et le cousin de Maria. La tombe était
recouverte d’un épais marbre poli de Paros et dominait une légère butte. Un
fort vent nous fouettait le visage. Maria se baissa et déposa quelques fleurs
qu’elle dut caler avec des pierres, pour empêcher qu’elles ne s’envolent. Le
vent fit jaillir de son voile quelques boucles dorées dont j’aimais les reflets.
Elle se redressa et se serra un peu contre moi.
-Autrefois, mon père m’avait déclaré que son unique souhait, c’était de
mourir avant moi... Tu comprends, il a été très marqué par la mort en
parachute de mon frère aîné.
-Tu t’en souviens ?
-Un peu seulement, il y avait beaucoup d’écart d’âge. Mon frère est mort
dans un accident d’avion lorsque j’avais six ans. Cependant, j’ai été élevée
dans son constant souvenir, des photos en noir et blanc de son regard
lumineux trônaient sur la bibliothèque du salon… Ma mère ne s'est jamais
remise de sa mort et mon père a reporté sur moi la majeure partie de ses
espérances. J’ai été pendant longtemps sa principale confidente... Plus tard,
on s’est moins parlé.
-Un peu à cause de moi ?
Paris automne 1957 141
3 Pièce de théâtre
La salle était noire. Tout d’un coup, un faisceau lumineux apparut et un
murmure parcourut l’assistance. Le faisceau balaya longuement le haut de la
scène, puis finit par descendre, il éclaira le visage d’une jeune femme qui
avait silencieusement pénétré sur la scène. Elle portait une légère robe noire,
sûrement taillée par un grand couturier. Ses lèvres, recouvertes d’un rouge
vif, reflétaient la lumière du faisceau. Quelques mèches folles dépassaient
du chignon qui retenait ses cheveux.
Maria me murmura à l’oreille :
-Quand elle s’habille ainsi, on dirait une femme.
-Oui.
J’avais mal dormi les nuits précédentes et j’eus beaucoup de mal à suivre
une pièce écrite par un jeune auteur contemporain et tourmenté. Pour
résumer, la pièce racontait les péripéties d’un groupe d’hommes et de
femmes, se posant beaucoup de questions sur leur existence en particulier et
sur le destin de l’humanité en général. Dans les deux cas, la fin s’annonçait
tragique et imminente.
L’action était malheureusement ralentie par l’un des acteurs affublé d'une
voix trop monocorde. A chacun de ses monologues, je manquais de
m’endormir. Malgré les coups de coudes de Maria qui tentait de me ramener
à la réalité, je sombrais bientôt dans une lourde torpeur. Je sursautais aux
apparitions de Hanna sur scène. Ses répliques raisonnaient dans ma cervelle
comme des coups de baguettes en osier. J’avais l’image floue de ses
cheveux noirs et de ses lèvres rouges.
A la fin du spectacle, le rideau s’effondra dans un tonnerre
d’applaudissement. Ce qui eut le don de me réveiller, ignorant finalement
tout du destin de l’humanité selon les pronostiques du jeune auteur
contemporain. Plusieurs fois, les acteurs revinrent saluer le public. Hanna
était aux anges.
-Ça fait longtemps que l’on ne l’avait pas vue comme ça, me confia Maria.
Puis les acteurs disparurent dans les coulisses, les lumières s’allumèrent et
l’assistance se pressa hors de la salle. Dans le hall d’entrée du théâtre, une
petite réception avait été organisée. Deux serveurs proposaient des petits
fours et un quelconque vin mousseux. Je fus happé par un petit monsieur en
smoking noir et à la barbichette grise, le docteur Pelufe.
Paris automne 1957 145
4 Visite de Hanna
Le surlendemain, je me rendis à l’hôpital psychiatrique de Villejuif. C’était
un grand bâtiment au style froid et imposant, entourant une cour entretenue
par un jardinier appliqué mais sûrement malheureux. Une aide soignante me
conduisit jusqu’à une petite chambre proprette entièrement peinte de blanc.
Hanna la partageait avec une vieille dame à l’air digne. J’avais proposé à ma
fille une chambre unique. Elle avait refusé, arguant qu’elle ne souhaitait pas
de favoritisme. Sûrement aussi, éprouvait-elle de la sympathie et de la
compassion pour cette vieille dame solitaire.
Lorsque je pénétrai dans la chambre, Hanna était seule. Ses lèvres
dessinaient un léger et timide sourire.
-Papa, on m’avait prévenu de ta visite, cela me fait plaisir de te revoir
enfin.
Je lui souris tendrement.
-Notre dernière rencontre ne remonte pas à si longtemps.
-Je voulais dire, nous deux, uniquement.
Hanna resta quelques secondes silencieuse. Je l’examinai attentivement. Son
visage était blanc et portait encore des traces de larmes sur les joues. Elle
avait pleuré ce matin.
-Pour l’instant, dit Hanna, madame Clément est en soin, mais elle risque
de bientôt revenir. J’aimerais que tu m’emmènes faire un tour dehors.
Nous sortîmes de la petite chambre et nous dirigeâmes vers le jardin situé
derrière le bâtiment. Le ciel était gris, mais pour une fois, il ne pleuvait pas.
Hanna avait couvert ses épaules d’un gros châle en laine. Elle avait quelques
peines à avancer et je lui pris le bras pour la soutenir. En deux jours, depuis
la représentation théâtrale, elle avait perdu beaucoup de forces.
Sans échanger une parole, nous marchâmes jusqu’au fond du jardin.
Derrière un tilleul, à l’abri des regards, elle se retourna vers moi et me
demanda :
-As-tu des nouvelles de Pascal ?
Je sursautai, j’étais surpris par sa question, elle n'avait plus parlé de lui
depuis longtemps. Je réfléchis rapidement, je ne voulais rien cacher à ma
fille.
-Cela fait plus d’un an que je ne sais rien de lui. Si tu veux, j’en parlerai à
Martini. Il en sait sûrement plus que moi. Lui et Pascal ont sympathisé
pendant leur captivité en Indochine, ils sont restés assez proches... Tu lui
veux quoi exactement à Pascal ?
-Je culpabilise... J’ai l’impression de lui avoir fait tant de mal. Au fond de
moi, je sais que je ne suis pas méchante.
Paris automne 1957 147
à de la peau dorée, à d’autres yeux verts. Je vis dans les yeux de Maria
qu’elle n’était pas dupe.
mes dernières petites recrues. Elles ont vraiment de belles poitrines, bien
fermes comme je les aime.
-Tu en profites ?
-Normalement, il n’y a pas de droit de cuissage, mais bon...
-Dis donc, ça nous change des pièces intellectuelles style La guerre de
Troie n’aura pas lieu.
-Que veux-tu, nous sommes dans une époque où les gens souhaitent avant
tout s’amuser. Ils ne veulent pas des choses compliquées. Sans doute
l’influence américaine.
-Peut-être… Bon, je ne pense pas que tu m’aies fait venir ici pour évoquer
l’influence des civilisations.
-En effet, je voulais te parler de Pascal.
-Hum !
Martini écrasa son long cigare dans un cendrier d’argent. Il alla ensuite
ouvrir la petite fenêtre au-dessus d’une banquette défoncée. Un violent
courant d’air frais pénétra dans la pièce.
-Je sais que tu ne supportes pas la fumée, dit-il, c’est pour te mettre à
l’aise.
-Pascal, c’est curieux. J’ai été voir Hanna, il y a deux jours, elle m’a
demandé de ses nouvelles.
-Après ce que ta fille lui a fait, je ne crois pas qu’il ait envie de la revoir
de sitôt.
-Tu sais où il est ?
Martini resta quelque peu évasif. Il ne voulait pas trop m’en dire.
-Pour lui changer les idées, je l’ai envoyé en mission au Moyen-Orient. Il
y effectue un petit travail pour moi... Il m’envoie régulièrement des
nouvelles pour me tenir informé.
-Le travail, c’est dénicher de superbes créatures pour ton théâtre ?
-Non, je n’essaie pas le dévoyer, le petit. Je lui souhaite surtout de
retrouver l’amour. Il semble enfin avoir détecté la perle rare. Dans sa
dernière lettre, il prétend qu’il va se marier, avec une anglaise rencontrée là-
bas.
-Ça veut dire qu’il va mieux.
-Oui. Il demande seulement de lui renvoyer la bague qu’il avait offerte à
Hanna.
-Je comprends, j’en parlerai à Hanna lors de ma prochaine visite. Je ne
pense pas qu’il y aura de problème…
Martini parut soulagé.
-Tant mieux. Pascal avait l’air de vraiment y tenir... Bon, et le reste de ta
nombreuse famille, comment vont-ils ?
Paris automne 1957 151
-Julien et Mycènes ont bien grandi, ils sont tous les deux au lycée.
-Tu en feras sûrement des universitaires, vous êtes une bande
d’intellectuels dans ta famille. Et Maria ?
Martini s’aperçut que je faisais la moue.
-Qu’est-ce qui se passe? Tu as une maîtresse vieux salaud, ou pire elle a
un amant ?
-Non... Enfin, je ne crois pas, en tout cas je ne me suis aperçu de rien.
-Les femmes savent être très discrètes, beaucoup plus que nous.
-Mouais, je ne sais pas... J’ai surtout l’impression qu’elle ne m’aime plus.
Moi-même, je n’éprouve plus beaucoup de sentiments pour elle.
-Si ce n’est que ça. Tu sais, ça arrive dans tous les vieux couples. Viens,
mon petit spectacle va commencer, ça te ravigotera.
Martini m’emmena au fond de la salle de spectacles. Il nous fit asseoir sur
deux sièges bien rembourrés, les meilleurs selon lui. Ils avaient été réparés
pendant la guerre pour les besoins de deux sous-officiers allemands. De ces
places, on avait une bonne vue sur la scène et le public composé d’hommes
de tous âges.
Bientôt, trois blondinettes légèrement vêtues sortirent des coulisses. Le
public hurla de plaisir et Martini tira un long cigare de la poche de sa veste.
-La seule explication à ça, c'est une loi physique. Pour compenser la
courbure spatiale autour du soleil, il existe une courbure temporelle. A
l’intérieur du soleil, les durées s’allongent, le temps se déforme.
-C'est difficilement imaginable.
-Si, si, tu peux te l’imaginer papa, car tout homme possède la faculté
extraordinaire de maîtriser mentalement la temporalité.
-C’est vrai.
-Nous croyons vivre dans un temps linéaire, alors que notre imaginaire
nous transporte là où on veut dans le temps. En définitif, la réalité physique
n’est pas ce que nous croyons percevoir, elle est à l’image de notre
imaginaire.
-Ça se complique !
-La question ultime, c’est pourquoi une telle ressemblance entre le cosmos
et l’esprit de l’homme ?
8 Maria et Héva
Maria se sentait fatiguée. La veille, elle avait enchaîné les cours magistraux
devant un jeune public masculin attentif et exigeant. Elle aimait bien ses
élèves, mais ce travail était exténuant. La nuit, elle avait mal dormi, elle
s’était agitée dans son lit, ne parvenant pas à détacher ses rêves de ses
préoccupations. La journée, consacrée aux consultations médicales avait été
difficile, les patients défilaient avec leurs maux et leurs peurs. Et à chaque
coup ça ne manquait pas, Maria femme intelligente et sensible, compatissait
aux douleurs des autres.
En fin d’après-midi, elle se rendit au salon de thé des Lilas. La couleur des
tasses bien ordonnée, le décor minutieusement pensé, le service
impeccablement réglé faisaient régner une atmosphère de calme et de
sérénité que Maria appréciait. Comme à son habitude, elle commanda un thé
à la menthe. Plongée dans une douce intemporalité, elle rêvassa quelques
instants de lunes dorées, évacuant toutes sombres pensées.
A l’entrée de la salle, elle vit la silhouette de Héva qui se glissait à travers la
lourde porte de métal doré. Sa petite tête pivotait de bas en haut, elle la
cherchait. Maria lui fit un signe de la main. Héva s’avança chargée de gros
paquets.
-Oh ! quelques bricoles, j’ai profité des bonnes affaires du moment, j’ai
acheté les cadeaux de Noël pour Julien et Mycènes.
Héva rangea tout son barda sur le côté, accrocha son chapeau noir au
portemanteau et commanda un thé à la menthe.
154 En contrepartie de l’Esprit
-J’ai été voir Hanna il y a deux jours, commença Maria, elle est de plus en
plus maigre, son état ne s’améliore vraiment pas. Elle m’inquiète.
-Ce n’est pas une bonne idée de l’avoir placée dans cet hôpital.
-Je suis d’accord, d’ailleurs je fais tout mon possible pour la sortir de là.
J’ai encore essayé la semaine dernière d’obtenir une entrevue avec le
procureur, ça n’a rien donné.
-On est une famille de médecins et pas de juristes... On a quand même
réussi à la placer dans cet hôpital.
-Pour moi, ça reste un lieu d’enfermement.
-Elle t’a parlé de papa ?
-Oui, mais selon elle, ce n’est plus son père. Je ne comprends pas bien
pourquoi.
-Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
-Elle m’a surtout répété que j’étais sa maman. Ça m’a émue, mais ça m’a
aussi fait mal au cœur. Tu sais pourquoi elle en veut autant à papa ?
-Non, je ne sais rien.
-La vie est tordue, elle nous réserve des changements si brutaux. Votre
arrivée parmi nous s’était si bien passée. Au début, j'avais peur de vous, de
ce qui pourrait arriver.
-Tu avais peur de nous ?
-Oui. Je craignais que vous ne nous acceptiez pas comme parents…
Heureusement, vous êtes devenues nos enfants, au même titre que Julien et
Mycènes. Pour eux comme pour vous, je me suis inquiétée de vos
souffrances et de vos difficultés. Avec ton père, nous avons donné le
meilleur de nous même pour vous aider.
-Maman, ne culpabilise pas. Pour moi c’était merveilleux, j’avais enfin
l’impression d’avoir un vrai père et une vraie mère.
-Merci, cela me touche.
-D’ailleurs, je ne me suis jamais sentie défavorisée vis à vis de Julien ou
Mycènes, j’ai même eu le sentiment inverse, j’étais très bavarde et
j’accaparais toutes les conversations à table.
-C’est vrai, mais tu étais si amusante. Tu abordais des sujets étonnants
pour ton âge. Tu étais en avance sur tout.
-C’est aussi ce qui a fait souffrir Hanna.
-Peut-être, mais elle t’admirait, tu étais sa sœur jumelle, et elle en était
fière.
Les deux femmes restèrent quelques instants songeuses, plongées dans des
souvenirs communs. Héva reprit :
-Au fait, c’est le début de l’année universitaire, comment se passent tes
cours ?
Paris automne 1957 155
-Très bien. Cette année, j’ai les troisièmes années, et chose nouvelle, nous
avons maintenant un trombinoscope.
Maria sortit de son sac deux feuillets recouverts de visages miniatures et les
tendit à Héva. Celle-ci les examina attentivement.
-J’aime regarder les visages des gens, dit-elle, ils se ressemblent tous un
peu, pourtant chacun a sa particularité. Tiens, celui-là me rappelle
quelqu’un.
-Ah oui !
-Oh ! je dois me tromper… Tu te débrouilles quand même pas mal, tu n’as
pratiquement que des garçons !
-C’est vrai que la médecine n’attire pas encore beaucoup les filles, mais je
suis sûre que ça va venir.
-Certains sont particulièrement mignons.
Maria sourit avec tendresse.
-Il y en a même deux ou trois qui viennent souvent me voir à la fin des
cours.
-Ils te draguent maman, c’est normal, tu es toujours aussi belle.
-Oui, j’ai eu quelques compliments, dit Maria en riant, ça fait toujours
plaisir... Surtout que ton père, lui aussi, semble avoir du succès.
-Ah bon ?
-Oui, j’ai découvert dans la corbeille à papiers une lettre de sa main
adressée à une femme.
-Peut-être que cette lettre t’était destinée ?
-Je ne crois pas, il parlait de ses cheveux noirs… Au début, ça m’a mise
dans une colère noire, c’est le cas de le dire… Après, je me suis dis que
j’étais bête, si Jean a du succès auprès de quelques infirmières, c’est tant
mieux pour lui. Je dois lui faire confiance, c’est mon mari et surtout mon
allié, il ne peut pas me trahir.
Héva acquiesça. Maria, tout en lui souriant, tournait nerveusement la petite
cuillère de sa tasse.
-Et toi, tu ne me parles pas beaucoup de tes amours ! reprit Maria.
-Ne t'inquiète pas pour moi, j'ai un prétendant sérieux à la faculté.
-Je le connais ?
-Je ne crois pas, mais il te plaira, c’est ton genre d’homme.
La mère et la fille échangèrent des réflexions complices sur les hommes,
puis quittèrent le salon de thé, promettant de se revoir prochainement.
156 En contrepartie de l’Esprit
9 La bague
-Docteur Darcour, je ne sais pas si c’est raisonnable de venir la voir
aujourd’hui. Elle nous a fait une grave crise cette nuit, et nous avons dû la
bourrer de sédatifs. J’ai peur que votre présence l’excite d’avantage.
Je fixais le docteur Pelufe. Une animosité d’une intensité insoupçonnable et
insoupçonnée me saisit contre cet homme.
-Docteur Pelufe, je passerai outre à vos recommandations, je veux voir ma
fille.
Je le contournai et me dirigeai d’un pas rapide vers la chambre de Hanna.
-Arrêter-vous, arrêter-vous, haletait derrière moi le petit homme à la
barbichette grise.
Devant la porte de la chambre d’Hanna, je me retournai et fixai le docteur
Pelufe avec des yeux sévères. Visiblement, je lui fais peur.
-Faîtes comme vous voulez, mais je vous aurai prévenu… J’en ai marre de
cette famille, maugréa-t-il en me tournant le dos.
Je toquai à la porte. J’entendis une faible réponse. Je pénétrai. Il n’y avait
plus qu’un lit. Hanna y était allongée, blanche, figée, les yeux ouverts, le
regard vide, sans perception de ma présence. Je m’approchai d’elle et lui
passai la main sur le front.
-Hanna, c’est moi, c’est papa, comme tu es chaude.
Assis au chevet de ma fille, j’attendis dans le silence. Je la contemplai, je
reconnus à son annulaire gauche la bague de Pascal.
Soudain, elle marmonna.
-Ils l’ont emmené, les salauds… C’était pour lui faire du mal... Ils
voulaient la supprimer.
-Hanna, je ne comprends rien, de qui tu parles ?
-De madame Clément, ma voisine de chambre. Ils sont venus la chercher
hier soir. Ils ont dit que c’était pour la soigner, mais je sais que c’est faux.
C’était pour la supprimer. Je ne la reverrai jamais… Ils feront pareil pour
moi.
-Ce n’est pas possible, c’est un hôpital ici, je me renseignerai si tu le veux.
Hanna tenta de se lever. En appuyant sa main sur le lit, sa bague glissa le
long de son doigt amaigri et vint frapper contre le sol de la chambre. Elle
s’agenouilla par terre et balaya désespérément le ciment de ses bras.
-Ma bague, où est ma bague ?
Elle sanglotait. Je me mis aussi à la recherche de la bague. Je la repérai
bientôt sous la table de nuit et la saisis. J’hésitai une seconde.
-Tiens la voilà ! dis-je.
Paris automne 1957 157
Elle releva la tête et tendit sa main. Je me baissai pour lui passer la bague au
doigt.
-Merci papa. Cette bague, j'y tiens plus que tout.
Elle restait agenouillée et tirait sur mon pantalon.
-Papa, je t’en supplie, ne me laisse pas ici, c’est trop horrible. Tu te
rappelles, tu étais déjà venu me sauver en Afrique quand j’étais petite. Je
savais que tu étais un homme bon.
Hanna s’était allongée à terre sur le sol gris et froid de l’hôpital. Des larmes
coulaient de ses joues, des cheveux noirs s’enroulaient autour de son corps.
Attirante et frêle, elle frissonnait dans son ample chemise de nuit blanche.
Elle avait raison, j’étais coupable d’avoir toujours privilégié sa sœur
jumelle. Il fallait que je la protège. Je lui devais bien ça.
Je m’approchai d’elle et la soulevai. Elle était légère comme une plume. Elle
ferma ses beaux yeux verts. Elle se sentait bien, elle était heureuse. Je tenais
fermement un bébé dans mes bras. Je crus déceler sur sa bouche un léger
frémissement des lèvres, elle me les tendait pour que je les prenne. J’aurais
pu ouvrir la porte, courir à travers le parc, et m’enfuir avec elle.
Je ne fis rien. Délicatement, je reposai Hanna sur sa couche. Doucement, je
lui posai un baiser sur le front. Bientôt, ma peau n’eut plus de contact avec
la sienne. Je la sentis s’agiter. Je fis quelques pas, puis referma la porte.
J’entendis alors une série de hurlements venant de la petite chambre. Ils me
rappelèrent les cris de Juliette Ravaille qui continuaient de me hanter.
10 Julien
Telle une barrière de corail, la marée humaine forma un corps et un esprit
indissociable, elle rugit et déclancha une holà qui se propagea du haut des
gradins jusqu’à l’ensemble du stade. Au coup de sifflet de l’arbitre, Reims,
l’équipe pétillante du moment, avait vaincu l’Etoile rouge.
En sortant du stade, je pris Julien par l’épaule. Il était maintenant un grand
et beau blondinet qui attirait le regard des jeunes filles.
-Ton grand-père Julien m’emmenait souvent voir des matches de boxe. Il
aimait ça. Je ne lui ai jamais avoué que je préférais le foot… C’est quand
même bien mieux, hein ?
-Oui, en effet… Je ne sais pas grand chose de papi Julien. Il est mort peu
de temps avant ma naissance. Pourquoi m’avoir donné son nom ?
-Pour se souvenir… Tu sais, la mort de ton grand-père a été si brutale et si
douloureuse pour moi.
-C’est vrai cette vieille histoire de prédiction de la mort de papi Julien, par
Héva et Hanna ?
158 En contrepartie de l’Esprit
11 Martini (2)
La semaine suivante, je reçus un nouveau message de Martini me
demandant de passer le voir dès que j’aurais la bague. Je me décidai à aller
lui avouer mon impuissance. Il m’accueillit comme à son habitude, un long
cigare à la main, libérant de fins cercles concentriques de fumée blanche.
Enfoncé dans son fauteuil favori du dernier rang, il contemplait
distraitement la dernière répétition de son spectacle.
-J’ai ajouté une petite prime pour celles qui acceptent d’enlever le haut.
J’ai constaté que cela faisait grimper les recettes.
Je jetai un coup d’œil à la scène. En effet, les filles étaient plus dénudées
qu’auparavant.
Paris automne 1957 159
-Alors comme ça, dit-il, ta petite Hanna n’a pas voulu rendre la bague !
-Pas exactement, je ne lui ai même pas demandé. Elle la portait à son
annulaire gauche, elle avait l’air d’y tenir.
-Ah ! les femmes, je ne les comprendrai jamais. Elles quittent un homme
et elles continuent de porter leurs bijoux comme leurs plus précieux trésors.
-Je suis désolé pour Pascal.
-Ne t’inquiète pas pour lui, je lui écrirai pour lui expliquer. Le problème,
c’est qu’il va s’imaginer que la petite tient encore à lui, et ça risque de lui
faire du mal... Enfin, c’est le type d’homme qui éprouve toujours un petit
plaisir à souffrir... Un peu comme toi d’ailleurs.
-Tu n’es pas dans ce cas là ?
Il y eut un silence. Martini reprit :
-Si malheureusement, nous sommes tous des mélancoliques... Au fait, avec
Maria, tes affaires se sont arrangées ?
-Pas trop.
Je lui racontai ma découverte de l’adresse.
-Mon petit Jean, il faut que tu agisses, tu te laisses trop influencer par
toutes ces femmes qui gravitent autour de toi.
-Agir, c’est facile à dire, j’ai l’impression de n’avoir à faire qu’à des
hystériques.
Martini expira une grosse bouffée de fumée blanche.
-Avec ton autre jumelle, est-ce que ça va ?
-Oui, je me suis toujours senti très proche de Héva.
-Trop proche peut-être ?
-Non, non, enfin je ne crois pas.
-Méfie-toi, Jean Darcour, je t’ai dis d’agir, pas de te laisser embarquer
dans je ne sais quelle aventure. Je te le répète, méfie-toi. Les femmes ont des
armes insoupçonnables, et tu m’as l’air bien faible.
-C’est ce que m’avait dit en Afrique une demoiselle Ravaille, une gamine
de seize ans.
-Qu’est-ce que je te disais ? C’est toujours ce genre de gamine qui sente le
mieux les hommes. Tiens, regarde plutôt ces superbes créatures qui se
déhanchent sur la piste. Normalement, je ne suis pas préteur, mais je me
sens âme charitable ce soir. Choisis en une, elle sera à toi pour la nuit.
-Non merci, je suis fatigué et ce n’est pas mon truc.
-Tu as tort, ça te ferait le plus grand bien. Bon, ce n’est que partie remise.
Je pris congé de Martini, vraiment il y avait trop de fumée dans ce sordide
théâtre.
160 En contrepartie de l’Esprit
12 Mycènes
-Papa, c'est super gentil de m'avoir invité au restaurant vietnamien ce
mercredi, mais que me vaut cet honneur ?
Je considérai tendrement Mycènes, ma benjamine. C’était une joyeuse
gamine de onze ans, sautillante et gaie, elle avait hérité des beaux cheveux
blonds de sa mère et de son intelligence. Contrairement à ses sœurs aînées,
elle ressemblait encore à une fillette. Dans ces périodes de brutale transition,
l'écart d'âge se faisait profondément sentir.
-Tu penses aussi que je ne m'occupe pas beaucoup de toi ?
-Je sais bien que tu es largement entouré par les femmes, et que
nécessairement tu as peu de temps à accorder à chacune d'entre nous.
-Toi, tu me sembles raisonnable, et la plus compréhensive de toutes... En
fait, je voulais te parler de Hanna. Elle s'est peut-être confiée à toi ?
-Pas depuis son internement. Mais si tu veux mon avis, il faudrait vraiment
que Pascal revienne. Elle l’aime. Avant le mariage, elle en parlait tout le
temps. C'est un signe qui ne trompe pas.
-Oui.
-Je l'aimais bien moi aussi Pascal. Il lui arrivait toujours des aventures
marrantes, il venait me les raconter.
-Comme quoi ?
-Je ne sais pas, heu… Tiens, si, une histoire avec toi !
-Ah ?
-Oui, une fois, il t’a vu t’engueuler dans la rue avec un noir. Comme tu
étais furax, Pascal s’est caché derrière un arbre. Et bien devine ce qui s’est
passé ?
-Non, je ne vois pas… Je donne ma langue au chat.
-Presque papa, c’est un chien qui est venu pisser sur Pascal.
-Ah ouais !
Je restais songeur. Mycènes mangeait avidement son canard laqué.
-Tu as l'air bien fatigué papa, il faut que tu te reposes.
-C'est vrai que je suis crevé.
-Tu devrais arrêter une bonne fois pour toutes tes recherches sur les souris,
ça ne te réussit vraiment pas.
-Tu n’es pas la première à me le dire... Toi par contre, ça a l'air d'aller. Tu
es la plus en forme de la famille.
Elle acquiesça énergiquement. Notre conversation se poursuivit sur les
préférences musicales de ma fille. Je la raccompagnai ensuite jusqu'à
l'entrée de son lycée.
Paris automne 1957 161
13 Maria
Jeudi soir, je guettais la porte de l’immeuble du quatorzième
arrondissement. Je vis bientôt Maria en sortir. Elle marchait d’un pas rapide
et décidé. Elle portait un long manteau noir, laissant ses longs cheveux
blonds s’envoler au vent. Derrière elle, les hommes se retournaient. Ma
femme suscitait encore la convoitise du mâle. Je la suivis dans la rue, puis
dans le métro jusqu’à notre appartement.
J’attendis quelques minutes en bas dans la rue. Je la vis allumer les lumières
de l’appartement et en parcourir les différentes pièces. Je me décidai enfin à
monter. Maria m’accueillit fraîchement.
-Tu rentres bien tôt aujourd’hui, dit-elle.
-On dirait que ça ne te fait pas plaisir.
-Si, si, ce n’est pas ton habitude, voilà tout.
Maria alla dans la cuisine et revint avec une banane et deux oranges.
-Tu as tellement changé Jean, tu n’es plus le même. J’ai connu autrefois
un homme. Avec lui, ça a été merveilleux, il était prêt à tout pour moi. Il
n’existe plus… Peut-être même n’a-t-il jamais existé ? Est-ce mon
imagination qui a créé ce mirage ?
J’étais fatigué, j’avais envie de crier. Maria posa ses fruits sur la table du
salon et poursuivit :
-Je ne suis pas dupe, je sais que tu m’espionnes et que tu fouilles dans mes
affaires.
Je bafouillai quelques prétextes débiles, je savais que je n’étais pas crédible.
Les yeux de Maria flamboyaient. Elle s’assit sur le canapé du salon et
continua d’une voix calme.
-J’ai revu Claude Priest.
-Ah ! cet imbécile !
-Je t’en prie, c’est un ami. Il est venu me voir il y a quelques mois. Il
revenait s’installer en France après un long séjour aux Etats-Unis. Il m’a dit
qu’il ne m’avait jamais oubliée.
-Et alors ? Tu regrettes de m’avoir choisi à sa place. Vous avez couché
ensemble pour rattraper le temps perdu !
Elle me regarda tristement.
-Non, si tu veux savoir, nous n’avons rien fait.
-Et qu’est-ce qui prouve que tu ne me mens pas ? Car tu m’as déjà menti.
-Je t’ai menti il y a longtemps, tu sais pourquoi, et tu sais tout maintenant.
Je te répète, nous n’avons rien fait.
-Fais ce que tu veux avec ce Claude Priest, ce type là, il ne m’est jamais
revenu. Après tout, tu es assez grande pour assumer tes actes.
162 En contrepartie de l’Esprit
-Tu aimerais bien, hein ? Ça te ferait une belle excuse pour partir.
La journée avait été dure. J’avais réussi à retenir ma colère pendant la
première partie de la discussion. Tout à coup, je ne parvins plus à me
contenir, la rage déborda, je crachai mon venin contre Maria.
Instantanément, je regrettai mes paroles. Je m’approchai d’elle pour
m’excuser et lui caresser la joue.
-Ne t’approche pas, tu as été si dur, je ne veux plus te voir !
Elle s’enfuit dans la chambre en sanglotant. Je ramassai quelques affaires
éparses et quittai l’appartement.
14 Eva (1)
Les jours suivants, je désertai le foyer conjugal et aménageai une couchette
au fond de mon laboratoire. Les nuits devenant glacées, je dus déplacer le
vieux poêle jusqu’à la couchette. Chaque matin, je me rendais à mon
cabinet, donnais ma série de consultations, puis regagnais rapidement le
laboratoire, j’y passais le plus clair de mon temps. Lors d’une consultation,
Héva m’appela. Elle affirma avoir énormément de travail avant de terminer
sa thèse, elle ne pouvait pas venir dans l’immédiat.
Je passai ces quelques jours et nuits dans une complète solitude. Je dormais
peu, seulement cinq à six heures, fiévreusement, je ne cessais de rêver de
mes expériences. Je repris certaines idées suggérées par Héva lorsqu’elle
venait m’aider dans mes recherches. C’est durant ces instants solitaires, que
je fis les avancées les plus notables. J’en restais à l’état de suppositions, il
me fallait encore réunir nombres de preuves, néanmoins, les premières
conclusions auxquelles j’aboutissais laissaient entrevoir les conséquences
les plus extraordinaires.
A la fin du mois, j’eus enfin une visite de Héva. Elle ôta son manteau et alla
se réchauffer près du poêle. Je l’observais passer ses fins doigts dorés le
long des flammes. Je gardais le silence. Ce fut elle qui commençât :
-Je suis passée à l’appartement hier soir. Maman m’a dit que cela faisait
plusieurs jours que tu n’étais pas revenu... Pourquoi vous êtes-vous
disputés ?
Ma fille inquisitoriale, me scrutait. Tel un enfant fautif, j’observai quelques
secondes de silence penaud avant de répondre.
-J’avais besoin de méditer pendant quelques jours. Tu comprends, maman
et moi, nous nous sommes follement aimés, mais…
-Maman m’a prétendu le contraire, coupa Héva. Elle pense que tu ne l’as
jamais vraiment aimée. Lorsqu’elle t’a connu, tu ne pensais qu’au désert. Tu
n’avais qu’une hâte, c’était d’y retourner.
Paris automne 1957 163
15 Maria (2)
Lundi soir, j’avais dans les mains un bouquet de roses rouges comme les
aimait Maria. Je savais que je l’aimais encore, que je l’aimais fort. Je
souhaitais revivre avec elle. J’avais perdu les clés de l’appartement, je
sonnai. Elle ouvrit la porte.
-Ah ! c’est toi, dit-elle mi-ennuyée, mi-désabusée.
Elle parut étonnée de me voir, comme si j’étais parti depuis longtemps et
irrémédiablement. Je lui tendis le bouquet de fleur. En silence, elle remplit
d’eau un vase du salon et y déposa les roses.
-Maria, je voulais te dire… je t’aime.
Ces mots d’amour, prononcés d’une voix faible, s’extrayaient avec difficulté
de mes lèvres. Pour la deuxième fois, je ne reconnus pas ma voix. Elle me
fixa longuement. Nous restâmes de longues minutes face à face. Puis elle
s’approcha de moi, elle prit ma main et m’entraîna vers elle. Elle le fit avec
la même douceur qu’un soir de réveillon, nuit de notre première rencontre.
Très délicatement, elle retira ma chemise. Très doucement, elle nous fit
164 En contrepartie de l’Esprit
allonger sur le lit. Ses yeux billaient. Ses lèvres tremblaient. Elle me
commanda :
-Parle-moi, parle-moi comme avant.
Je la regardai surpris par le ton impérieux de sa voix. Pourtant, il me fit tant
plaisir. Il me rappela les premières années de notre union, où nous faisions
copieusement l’amour. J’aimais lui murmurer de doux secrets, unis dans
l’amour mutuel. Lentement, je déposai mes lèvres sur les siennes. Elles
étaient fraîches, synonyme de plaisir. Puis ses lèvres blondes se déposèrent
dans les miennes. Elle cria. Cela faisait des années que nous n’avions plus
connu l’excitation.
Le lendemain, je fus réveillé par un rayon de soleil. Maria était déjà
habillée. Elle me caressa le visage.
-Jean, j’y vais, j’ai un cours ce matin, je suis déjà super en retard. On se
revoit ce soir.
Je me levai rapidement et enfilai une robe de chambre. Je la suivis jusqu’au
perron de l’entrée. Maria m’embrassa dans le cou. Elle attendait avec
impatience l’ascenseur.
-Qu’est-ce qui se passe ? dit-elle. L’ascenseur doit être encore bloqué à
l’étage supérieur, tant pis, je vais descendre à pied.
Je retins Maria.
-Et Claude Priest ? demandai-je.
Elle me sourit.
-Tu es jaloux toi !
-Ça veut dire que je t’aime.
-Je l’ai revu, mais ne t’inquiète pas, il ne s’est vraiment rien passé entre
nous. C’est toi que j’ai choisi, il y a seize ans. C’est toi que j’aime, pour la
vie.
Je la vis bientôt dévaler les escaliers. Je crus déceler un bruit venant de
l’étage supérieur. Il s’agissait sans doute d’une personne tentant vainement
d’appeler l’ascenseur. Je repassai dans l’appartement, m’habillai et filai à
mes consultations.
16 Héva (2)
Durant quelques jours, je n’eus de nouveau aucune visite de Héva. Je ne fus
que légèrement inquiet, je me doutais qu’elle mettait les bouchés doubles
pour achever sa thèse. Je délaissais momentanément mes expériences et en
profitais pour griffonner quelques feuilles relatant mes théories. Je ne restais
pas bien tard au laboratoire, j’avais hâte de retrouver Maria pour lui parler et
surtout pour lui faire l’amour. Comme avant, elle me racontait ses journées
Paris automne 1957 165
avec ses étudiants et ses patients, elle était heureuse, ça la rendait forcément
belle.
Un lundi, en fin d’après-midi, alors que je m’apprêtais à fermer la porte du
labo, j’eus la visite de Héva.
-Je peux entrer ?
-J’allais partir, mais viens par-là, je vais rallumer le poêle.
Nous pénétrâmes dans le labo et nous assîmes devant les flammes.
-Papa, tu crois que je suis normale ?
-Mais oui, bien sûr. C’est vrai que tu possèdes quelques facultés
d’apprentissages étonnantes, après tout, c’est tant mieux.
-Oui, en effet.
Elle souhaitait me parler, je la voyais hésitante, je l’encourageai :
-Que voulais-tu me dire Héva?
-Euh ! j’ai l’impression qu’entre maman et toi, ça va nettement mieux.
-Ah ! vous en avez parlé ?
-Pas vraiment, l’autre matin, j’étais dans l’ascenseur. Je vous ai vus vous
embrasser, vous étiez heureux, je n’ai pas voulu vous déranger.
-C’est toi qui bloque les ascenseurs, dis-je ironiquement.
Elle me lança un regard furieux.
-Jean, tu ne comprends pas que je souffre. Cela me fait si mal de te penser
avec une autre femme que moi. Cela me fait si mal d’avoir comme rivale,
ma mère.
Elle s’enfuit dans la cour puis dans la rue, je ne courus pas après elle.
17 Eva (3)
Une demi-lune passa, sans nouvelle de Héva. Je ne cherchai pas à en avoir.
Chaque matin, je rendais visite à Hanna. Elle me posa beaucoup de
questions sur Héva, elle était inquiète pour sa sœur. Le soir, je mangeais
avec Maria. A la fin d’un repas, elle m’annonça devoir partir cinq jours à
Rotterdam, pour participer à un congrès.
-Ah ! ça va parler de quoi ? demandai-je.
-Des maladies dégénératives du cerveau, type kuru ou tremblante.
-Tu reprends tes anciennes marottes ?
-Oui, il y a deux ans, j’ai intégré une équipe scientifique qui travaillait
dans ce domaine.
Je réalisai seulement maintenant que les cours à l’université de ma femme
avaient relancé sa carrière scientifique.
-Je vais faire une intervention qui sera remarquée, dit-elle fièrement.
-Comment ça ? demandai-je de plus en plus surpris.
166 En contrepartie de l’Esprit
-Je vais soutenir que l’agent responsable de ces maladies est un acteur
majeur de l’évolution, au même titre que l’ADN.
J’en restai bouche bée, elle ne m’avait jamais parlé de ça.
-Il faut dire mon chéri, que tu es toujours dans tes petites souris, on n’a
plus le temps de te parler.
-Explique-moi, demandai-je très intrigué par ses travaux.
-Ce sont les recherches de Griffith qui m’ont mis la puce à l’oreille
-Griffith, c’est lui qui a mis en évidence l’existence de l’ADN comme
support de l’information génétique.
-Exactement. Griffith a remarqué que des bactéries inoffensives
devenaient nocives après mises en contact avec des bactéries mortelles.
-Oui.
-En fait, c’était un virus, c'est-à-dire un brin d’ADN issu des bactéries
mortelles, qui pénétrait les bactéries inoffensives et les transformait en
bactéries nocives.
-Et alors ?
-Je suis sûre que l’agent responsable des maladies dégénératives du
cerveau n’est pas de l’ADN. Mais s’il y a propagation de la maladie, c’est
qu’il y a transfert d’informations par un support encore mystérieux qui
participe à l’évolution des espèces. Et tout ça dans le cerveau et le système
nerveux.
Je tombai des nues.
18 Lit conjugal
La semaine suivante, Maria partit pour son congrès et y emmena Mycènes
qui était en vacances. Julien alla chez ses cousins. Je me retrouvais quelques
jours seul, laps de temps que je consacrai à l’écriture.
Je la revis un soir rentrant tard du labo. Elle s’était réfugiée dans la chambre
conjugale et je ne m’aperçus pas tout de suite de sa présence. J’avais mangé
seul dans la cuisine, je m’étais lavé, puis j’avais été me coucher.
Elle m’attendait assise sur le lit, à la place de sa mère. Elle avait enfilé cette
robe rouge d’un soir de bal. Elle se leva et dégrafa la robe qui tomba sur le
sol. Je la vis nue exposant son statut de femme et les attraits de sa féminité.
Légèrement tremblante, elle saisit ma main, et me la guida vers ses seins qui
se durcirent. Elle me fit caresser longuement sa poitrine, puis me conduisit
vers son ventre, ses hanches, et ses lèvres noires. Elle ferma les yeux
laissant couler un léger liquide transparent. Elle s’accroupit, retira chemise
et pantalon, et s’allongea sur moi. A chaque contact brûlant de sa peau, je
ressentais mes veines gagnées par le plaisir. Conscient de ma faute, un mal
Paris automne 1957 167
glacé s’y propageait. Ma peau dure et raide effleurait ses cuisses. J’allais
assouvir ce dont j’avais toujours rêvé, et que j’avais cru impossible.
Au dernier moment, elle se retira et m’avoua sa peur. Nous passâmes le
reste de la nuit, nus, enlacés dans le lit conjugal.
Le lendemain, nous partîmes pour Cabourg, station balnéaire normande où
nous ne connaissions personne. Hors saison et en semaine, il était
improbable d’y rencontrer de vieilles connaissances parisiennes. Et après
tout, j’avais le droit de me promener avec ma fille ! Nous prîmes à l’hôtel du
Rivage une chambre donnant sur la plage. Le réceptionniste ne fut pas
surpris par notre différence d’âge, il était sûrement habitué à voir défiler des
vieux barbons accompagnés de leur maîtresse, voire de leur jeune épouse.
Dès que le portier nous eut laissé seules, elle se précipita vers la fenêtre,
l’ouvrit et contempla la mer. Je m’approchai d’elle, un vent frais nous
balaya le visage.
-On va faire un tour ?
-D’accord.
Nous passâmes l’après-midi à nous balader sur la plage. Ce fût bien agréable
d’admirer les vieilles maisons construites au début du siècle par des familles
bourgeoises de Paris, et richement décorées de pastiches anachroniques
unissant des temps étrangers. Durant ces instants, elle ne fut plus ma fille,
elle fut une autre femme que j’avais tant cherchée et qui se révélait enfin.
Après la promenade, nous nous allongeâmes sur une dune et restâmes à
contempler la mer et le ciel. La lune s’approchait dangereusement du soleil.
Elle finit par s’immobiliser sur lui, les deux astres s’unirent, autour de nous
c’était la nuit. Nous nous caressâmes longuement et nous parlâmes peu. La
parole nous avait été toujours autorisée, la caresse charnelle nous avait été
proscrite par les lois humaines. Maintenant, nous nous y adonnions
complètement, les limites étant repoussées au-delà du réel. Peu à peu,
quelques rayons émergèrent, la lune et le soleil se firent la dernière bise.
-Jean, je peux t’appeler Jean maintenant.
J’acquiesçai.
-Dès que je t’ai vu, je t’ai désiré du plus profond de mon âme.
-Moi aussi… Cependant, nous avons perdu la raison, il faudra bientôt
retourner sur Paris.
-Tout redeviendra comme avant ?
-Oui, et ça ne se reproduira plus jamais. Tu comprends ? Notre faute est
grave.
Elle ne broncha pas du reste de la journée. Elle aussi, avait fini par accepter
notre retour à la vie réelle. Cette escapade à Cabourg n’était qu’un rêve. A
sa demande, nous décidâmes de rester une nuit supplémentaire. Maria
168 En contrepartie de l’Esprit
19 Le restaurant
Samedi soir, je décidai de l’emmener dans un restaurant de poissons et de
crustacés. Je choisis le restaurant les Vaches noires. Il dominait les falaises
du même nom et avait une belle vue sur la mer.
Il pleuvait lorsque nous sortîmes de la voiture. Je pris mon parapluie d’une
main et sa main de l’autre. Nous courûmes jusqu’au restaurant. Nous y
fûmes accueillis révérencieusement par un serveur à qui j’indiquai une
réservation au nom de Jean Parcours. Il nous fit asseoir à une petite table,
face à la mer, la table des amoureux précisa-t-il.
La clientèle était nombreuse, beaucoup de Parisiens s’étaient déplacés pour
le week-end souhaitant profiter des spécialités culinaires normandes.
Elle enleva son manteau, elle portait une magnifique robe de soie verte,
assortie à la couleur de ses yeux. Son regard était celui d’une femme
heureuse.
-Qu’est-ce que tu prends ? demandai-je.
-Je vais me laisser tenter par des crevettes blanches et une dorade noire.
-Moi aussi.
Elle me prit la main.
-Jean, je ne veux pas que ça cesse, je t’aime tellement...
Je la contemplais, un peu gêné, je ne savais quoi répondre. Moi aussi, je la
désirais follement, j’avais envie de la prendre dans mes bras, de lui faire
l’amour, tout de suite, aux yeux de tous. Je hurlais désespérément à
l’effroyable erreur, cette femme en face de moi n’est pas ma fille, c’est celle
qui me démange et que je veux pour femme.
Comme je restais silencieux, elle se rembrunit quelque peu. Elle ajouta :
-Je comprends, pour tout le monde je suis ta fille. Cet amour semble si
impossible et même si monstrueux…. Il y a Maria, enfin maman, je sais
qu’elle t’aime, je l’aime aussi. Elle a toujours été très généreuse envers moi,
elle m’a donné le même amour qu’à ses autres enfants, elle m’a chérie. Je
sais que je lui fais du mal, je ne peux pas être aussi ingrate… C’est dur Jean,
mais tu as raison, il va falloir que nous nous séparions.
-Oui… Nous ne reverrons plus pendant quelques temps, nous ferons croire
aux autres à une quelconque dispute.
-D’accord, il ne faudra jamais plus céder à la tentation, jamais !
Je hochai la tête positivement.
Paris automne 1957 169
20 Le commissaire Barjavel
Ce matin-là, le commissaire Barjavel était de mauvaise humeur. Il n’avait
pas dormi de la nuit à cause de cette atroce affaire. Il avait dû convoquer
tous ses hommes pour qu’ils se mettent en chasse d’un dangereux criminel
et de sa complice.
-Un vrai salaud, comment peut-on faire des choses pareilles ?
De plus, il avait dû annuler sa sortie dominicale avec ses petits enfants, et
notamment avec sa petite-fille Bénédicte, qu’il aimait tant.
Le commissaire avait passé une bonne partie de la nuit au chevet du corps de
la jeune femme, attendant la venue de la morgue. Longuement, il avait
contemplé ce visage, doux, presque enfantin, enfin il lui avait fermé ses
grands yeux verts. Elle s’était endormie.
-Si jeune et déjà au ciel. Elle n’a que quelques années de plus que ma
petite-fille Bénédicte. Je ne comprends pas comment on a pu lui faire ça.
Le commissaire Barjavel sortit du restaurant, on l’avait prévenu de l’arrivée
imminente d’un employé de la morgue. Il regarda la mer au loin. Dans la
brume matinale, on y distinguait encore quelques moutons, reliquats de la
tempête de la nuit.
-Commissaire Barjavel.
Il se retourna et dévisagea l’homme qui l’interpellait. C’était un petit
monsieur à lunettes et barbichette grise, accompagné par un comparse,
élégamment habillé, à la sombre et ondulante chevelure.
-Je me présente, docteur Pelufe, dit le petit monsieur à barbichette grise,
j’étais le médecin de cette malheureuse Hanna Darcour.
-Ah ! c’est vous qui l’avez laissée sortir de l’hôpital !
-Non, non, elle s’est enfuie. Vous savez, nous ne sommes pas une prison,
mes gens sont là pour soigner, non pour garder.
Le commissaire le considéra réprobateur. Selon lui, trop de monde cherchait
à se déresponsabiliser, tout de suite. Il interrogea le comparse :
-Monsieur ?
-Jacques Martini, j’étais un ami proche de la famille. Je suis venu ici à la
demande expresse de madame Maria Darcour, la mère adoptive de la
victime.
-Elle n’a pas pu se déplacer, ajouta le docteur Pelufe, elle était dans un tel
état de choc qu’on a dû la transporter aux urgences.
-Les hommes ont deux préoccupations, dit Martini, le sexe et la bouffe, ils
oublient toujours la principale. Ça leur fout trop les jetons d’y penser.
-Laquelle ? glissa le commissaire Barjavel.
-La mort ! répondit Martini les yeux béants.
Paris automne 1957 171
de m’occuper d’elle. Ce que j’ai fait de mon mieux. Pendant un an, elle a eu
de nombreuses crises, j’ai cru sa guérison très lente, voire improbable. Ses
séances théâtrales lui ont fait beaucoup de bien, j’y ai décelé une
amélioration notable et une rémission inespérée, jusqu'à la rechute de ces
derniers jours…
Le docteur Pelufe s’interrompit. Silencieusement, les trois hommes
regardèrent passer le corps figé de la jeune femme porté par deux
brancardiers. Le commissaire Barjavel grommela :
-Ceux-là, on a eu du mal à les faire venir. Ils ne veulent plus travailler le
dimanche, comme si on n’avait pas le droit de mourir ce jour-là.
21 La demeure Normande
Martini et un autre homme sortirent de la voiture. L’homme s’exclama :
-Il pleut toujours dans ce pays, c’est incroyable !
-Ah ! ce n’est pas notre soleil méditerranéen.
Ils poussèrent la lourde porte en fer forgé de la demeure normande
endormie, aux portes et aux volets restés fermés.
Après avoir fait le tour de la demeure, ils s’approchèrent d’une petite porte
dérobée qui donnait sur la cave. Martini frappa trois coups secs et rapides,
puis trois coups plus longs. Ils attendirent quelques instants, puis la porte
s’ouvrit, à nouveau.
-Salut les amoureux, s’écria Martini, je vous ai apporté des nouvelles
fraîches et des croissants pour vous remonter le moral.
C’était Héva qui avait ouvert, elle restait silencieuse. Au fond de la cave,
Jean prostré sur un lit défoncé ne réagissait pas. Martini brandit les
journaux.
-Vous faites la une de tous les quotidiens. Ces journalistes, ils n’y vont pas
de main morte, quand même. Tenez, je vous lis quelques passages du
Calvados Libéré : « Le monstrueux docteur Darcour, il tue l’une de ses filles
et couche avec l’autre… une mineure en plus… Le docteur Darcour, dont le
cynisme et l’inhumanité égalent sans doute ceux de l’ignoble Landru, et
patati, et patata ! » En dernière page, il est évoqué cette étrange éclipse
qu’aucun astronome n’avait prévu. J’ai aussi France-Matin qui titre :
« Infanticide et inceste, l’horreur… » Il y a quelques commentaires sur les
mœurs décadentes de notre beau pays : « Il faut remettre de l’ordre à tout
ça… Les lois de la République doivent s’appliquer à tous. » Ah ! le
journaliste préconise notamment la réouverture des maisons closes. Bonne
idée ça… Dans la Manche Reconquise, il y a plein de témoignages
pertinents des employés de l’hôtel du Rivage et du restaurant le Vaches
Paris automne 1957 173
-De rien les amoureux, vous savez bien que je fais cela pour l’avenir de
l’humanité.
-Jacques Martini, tu es un homme bon, toi aussi.
Martini lui cligna de l’œil.
-Jean, n'oublie pas que je suis le négatif de ton image. L’anti Jean Darcour,
c’est moi. Alors ne dis pas trop que je suis bon… Allez, je vous quitte, les
séparations ça me bousille le moral.
Martini sortit précipitamment de la cave. Dehors, il tombait toujours la
même petite pluie fine. Il regarda le ciel. Tant mieux, ça ne serait pas une
nuit étoilée. Il referma derrière lui la grille de la demeure bourgeoise et
pénétra trempé dans sa 403 verte. Il alluma le moteur et prit la route de
Paris.
Nevada été 1967 175
1 Le Tropicana Casino
J’avais loué ma Buick Centurie d’une couleur sable similaire à celle du
désert des environs deux semaines plus tôt à un concessionnaire de Los
Angeles. Il n’avait plus de voiture compacte disponible et m’avait proposé
pour le même prix ce palace roulant. En mode cruise, enfoncée dans ma
banquette large et moelleuse, caressée par l’air frais de la clim, j’admirais
avec extase les paysages désertiques environnants.
Je garai ma belle américaine avec une facilité déconcertante sur l’imposant
parking. Chaque place, immense, permettait de caser sans problème une
voiture de plus de cinq mètres de long. Après quelques minutes de marche,
j’atteignis Fremont street, la principale artère de Las Vegas. Le soleil n’avait
pas dit son dernier mot, et déjà s’allumaient tous les néons des casinos,
artifices pour nos sens. Je parcourais la rue. J’entendais racoleurs et
cliquettements des machines à sous. Je m’arrêtai bientôt devant le plus
rutilant, le plus flamboyant de tous les casinos de Las Vegas, le Tropicana
Casino.
Au-dessus de l’entrée principale, des néons étalaient à échelle démesurée
des danseuses ornées de plumes et de paillettes. Je pénétrai résolument. A
l’intérieur, les gens étaient absorbés par leurs machines, certains y passaient
leur vie, ils y perdaient forcément leur esprit, était-ce une vente consentante
de leur âme au diable ? Je traversai la salle de jeux jusqu’à une petite porte
du fond. Il y avait marqué « Direction ». Un solide gaillard, métissé de sang
indien, en barrait le passage. Il s’adressa à moi en anglais, avec un accent
terrible :
-Hé la fille ! Qu’est-ce que tu viens faire par-là ? Tu n’as pas le droit
d’entrer ici.
-Je viens voir monsieur Jack Martins.
Le métis me reluqua de la tête aux pieds.
-Tu viens sûrement pour une place de danseuse au fameux spectacle du
Tropicana Casino. Tu pourrais faire l’affaire en effet. Tu n’es pas trop mal
foutue, ha, ha, ha ! À ton accent, tu n’es pas du coin. Tu viens d’où ?
-De France.
-Tu as de la chance, vraiment tu as de la chance. Le patron Jack, il aime
beaucoup les danseuses françaises. Repasse dans une heure, il sera là. Il
t’auditionnera et on verra si tu fais l’affaire.
Le métis me déshabilla avec un sourire narquois.
176 En contrepartie de l’Esprit
-Je connais un peu les goûts du patron. Je ne veux pas te faire d’illusions,
mais a priori, je pense que tu lui plairas, ha, ha, ha ! Il aime bien les petites
femmes comme toi, à l’air de sainte nitouche, et qui sont en fait de petites
dégourdies… Comment tu t’appelles au fait ?
-Mon nom c’est Lemagne.
-Moi c’est Bill. Bill Hammer. Tu auras sûrement affaire à moi. Je
m’occupe de la protection rapprochée des danseuses. Mais ne t’inquiète pas,
je sais rester correcte… Je couche seulement avec celles qui sont d’accord.
Pour les autres, c’est seulement quelques mains au cul, dit-il en me tapotant
légèrement les fesses. Ici tu seras bien, les filles sont bien traitées. Ce n’est
pas comme ça dans tous les casinos.
Je n’insistai pas et repassai une heure plus tard. Je fus de nouveau accueillie
par Bill Hammer.
-Ah ! te voilà enfin. Viens, entre par-là.
Le métis me conduisit à travers un dédale de couloirs. Il ajouta :
-C’est pas de veine. Le patron est vraiment de très mauvaise humeur
aujourd’hui. Enfin, si tu te débrouilles bien, tu pourras le calmer.
Nous nous arrêtâmes devant une grande porte en chêne massif. Bill me
tendit un peignoir.
-Tiens, attends-moi là. Déshabille-toi et enfile ça. Généralement le patron
veut un peu tâter la marchandise.
Bill pénétra dans le bureau. J’attendis quelques instants. Il ressortit.
-Oh, là, là ! Il est vraiment d’une humeur de chiotte aujourd’hui.
Bill Hammer me jeta un coup d’œil.
-Mais comment? Tu n’es pas encore déshabillée. Bon, ce n’est pas grave.
Tant pis pour toi. Vas-y comme ça, il préfère encore moins attendre.
Je poussai la porte avec anxiété. Bill Hammer me suivait. Derrière un vaste
bureau, se tenait Jack Martins. C’était un homme d’une cinquantaine
d’années, peut-être légèrement plus. Il avait une fine moustache grise
soigneusement taillée. Il fumait un long cigare qui libérait de fins cercles
concentriques de fumée blanche. Il avait de la distinction naturelle,
nettement plus que l’image habituelle d’un patron de tripot. Son bureau était
meublé avec goût et réunissait harmonieusement des meubles orientaux et
occidentaux. Voyant que je regardais ces bibelots, Jack Martins me sourit :
-Souvenir de voyages. Il a fallu une vie pour collecter tout cela.
Puis il s’adressa à Bill :
-Tu peux nous laisser s’il te plaît. J’ai à parler avec la demoiselle.
Bill baissa la tête dépité et quitta le bureau. Une fois la porte fermée, Jack
Martins me confia :
Nevada été 1967 177
-Il est déçu, que veux-tu ! Lui aussi, il aime bien voir de près la
marchandise, comme il dit. Tu lui as tapé dans l’œil. Depuis une heure, il
n’arrête pas de parler de toi.
Jack Martins émit un petit rire sarcastique, ouvrit une boîte en cuir noir et
me tendit l’un de ses longs cigares. J’acceptai l’offre. Jack Martins, avec un
sourire amusé, me l’alluma avec un briquet en argent. A la première bouffée,
je ne pus m’empêcher de tousser.
-Vas-y lentement, me conseilla-t-il. C’est du Navalleto. Je me les fais
directement livrer de la Havane.
Jack Martins me fixa droit dans les yeux.
-Tu as les yeux d’un vert vif, une couleur peu ordinaire au demeurant…
J’ai connu il y a longtemps trois femmes qui avaient les yeux de la même
couleur. Elles étaient toutes amoureuses du même homme… Tu es française,
tu dis. Tu t’appelles Lemagne… ?
-Mycènes Lemagne, mais mon nom de jeune fille, c’est Darcour.
-Je m’en doutais. Et le sieur Lemagne, où est-il ?
-Il est en France. J’ai encore du mal à rester longtemps avec le même
homme. Les mauvaises langues disent que je tiens ça de mon père.
-Après le coup qu’il nous a fait il y a dix ans, ça ne m’étonne pas.
-Nous avons tous beaucoup souffert. Mais je n’ai jamais cru en sa
culpabilité. Enfin pas vraiment…
-Pourtant tout l’accablait.
-Certains témoins se sont contredits au cours du procès. Mon père n’aurait
jamais dû être condamné à mort par contumace.
-J’admets que je n’étais pas là au moment du drame… Pour moi, ce sont
de vieilles histoires, que me veux-tu exactement ?
-Je veux le retrouver, je suis sûre qu’il est encore vivant. Peut-être savez-
vous quelque chose ?
-Ecoute ma petite, je voudrais bien t’aider car ton père était un bon ami à
moi. Mais vraiment je ne peux rien faire car je ne sais rien. Jean et Héva
doivent être morts maintenant. Personne n’a jamais eu de nouvelle d’eux. La
police française a lancé un mandat d’amener international contre eux. Ça n’a
rien donné… Je sais bien que cela concerne ton père, mais si tu veux mon
avis, arrête de ressasser ces vieilles histoires. Tu m’as l’air encore bien
jeune et pas trop défavorisée par la vie, alors profite de l’existence.
J’esquissai une grimace. De plus, j’avais toujours eu horreur de ce genre de
petits conseils convenus sur la vie.
-Tu as l’air déçue, poursuivit-il, j’en suis désolé. Moi aussi, il y a quelques
années, j’ai cherché, j’ai cru qu’il y avait un formidable mystère. Mais non,
en fait il n’y avait rien. La quête du sens, on s’y consacre tous au moins une
178 En contrepartie de l’Esprit
2 Le motel
Je gagnai le petit motel aux abords de la ville où j’avais loué une chambre.
Mon ami Pierre Latulipe m’y attendait. Il était en train de travailler accoudé
à une table.
-Alors ? me demanda-t-il.
-Ça n’a rien donné. Pourtant, je suis sûre qu’il sait quelque chose... Je suis
un peu désespérée. Et toi, ça avance ?
-Mouais, pas vraiment non plus. La tâche est complexe.
Pierre avait étalé sur la table quatre grandes photos sur lesquelles étaient
représentées les faces de deux disques d’argile. Sur chaque face, des suites
d’idéogrammes formant spirale étaient poinçonnées à la main.
Alors que Pierre gribouillait des combinaisons étranges de signes inconnus,
je saisis une liasse de feuillets manuscrits.
-J’ai déniché ça en fouillant une petite malle en osier entreposée dans la
maison bretonne de ma grand-mère maternelle. Ma mère m’a expliqué que
c’était la malle fétiche de mon grand-père. Il y avait entassé les documents
auxquels il tenait le plus. Il y avait notamment ces photos des disques et ces
feuillets manuscrits.
-Ces feuillets, tu les as lu ?
-Oui, mon grand-père y raconte la découverte du fameux disque de
Santorin, lors de la dernière guerre. Il pense que le disque a été préservé
pendant des millénaires dans la lave du volcan de Santorin.
-A l’origine du mythe de l’Atlantide ?
-Mon grand-père le croyait, pour moi ça reste encore un mystère.
Quoiqu’il en soit, le disque de Santorin est comparable à celui de Phaistos
retrouvé en Crête au début du siècle. On y constate un façonnage identique
et les mêmes suites d’idéogrammes. Seule la fin du texte diffère. Dans le
Nevada été 1967 179
disque de Santorin, on voit au centre d’une des faces, ce petit dessin qui a dû
tant intriguer mon grand-père : ces deux petites enfants recroquevillées l’une
sur l’autre et unies par la tête.
-Comme tes sœurs aînées à la naissance !
-Oui il parait, en tout cas c’est-ce que m’ont toujours raconté mes parents.
La mère de mes deux sœurs aînées est morte en couche. Mes parents les ont
adoptées en Afrique et les ont ramenées ensuite en France.
-Tu as quand même une étrange famille. Moi j’étais enfant unique et mes
parents aussi. C’est une tradition familiale. Ça facilite quand même les
choses… Tu es sûre par exemple que Héva et Hanna n’étaient pas les réelles
enfants de ta mère ? C’est quand même incroyable que les femmes de ta
famille ont toutes les mêmes yeux verts. On dit souvent que les Africains ont
le sang chaud…
J’écoutais à peine Pierrot, je continuai :
-J’ai l’impression que la clé de l’énigme réside dans la traduction des
disques. C’est ce que laisse entendre mon grand-père. Il imagine quelque
chose d’extraordinaire.
-Ne te fais pas trop d’illusions. Le déchiffrement des disques est une tâche
ardue. Depuis leur découverte, beaucoup de chercheurs s’y sont attaqués,
aucun n’y est encore parvenu.
Je m’approchai de Pierre, l’enlaçai dans mes bras et lui gratouillai le
nombril.
-Mais toi, mon petit géni des mathématiques, tu vas y arriver.
-Ce n’est pas la peine de me soudoyer, j’ai peu d’espoir.
Pierrot m’expliqua l’avancement de ses recherches.
-Il ne s’agit sans doute pas d’un système alphabétique, il y a trop de
signes, ni d’un système hiéroglyphique comme le chinois, il n’y en pas
assez... Récemment un architecte anglais est parvenu, par des méthodes
statistiques, à déchiffrer le linéaire B, une vieille écriture retrouvée sur des
tablettes d’argile de palais mycéniens. Il a découvert qu’il s’agissait d’une
écriture syllabique, écrite en grec archaïque. J’essaie de reprendre sa
méthode, seulement je dispose de nettement moins de sources que lui.
J’observais Pierrot. Il se donnait visiblement du mal pour moi. Je ne voulais
cependant pas le décevoir. Je proposai :
-Maintenant, laisse tomber. Je t’emmène cette nuit dans les casinos de La
Vegas. Il faut en profiter, nous partons demain matin.
-C’est madame qui décide de tout. On va où cette fois ?
-On va rendre visite à mon grand frère Julien.
-Il est aux Etats-Unis ?
-Oui, je te l’ai déjà dit cent fois, t’écoutes pas ou quoi ?
180 En contrepartie de l’Esprit
-Tu parles quand même beaucoup, c’est dur de faire toujours le bon tri…
Et pour ton frérot, il crèche où ?
-Il habite et il bosse au centre d’études nucléaires de Los Alamos. C’est au
Nouveau Mexique, à un peu moins de mille milles d’ici. En roulant bien, on
peut y être en deux jours.
-Tant que c’est ton frère, c’est entendu ardente princesse, je t’escorterai au
bout du monde tel un chevalier servant.
Pierrot me prit dans ses bras et me fit tournoyer.
3 La route 66
Au petit matin, traversant les paysages rougeoyants du Far Ouest, nous
empruntâmes la route 66. Sur les hauts plateaux du Colorado poussaient de
majestueux séquoias, en redescendant dans les vallées, le paysage se faisait
brusquement plus aride, bientôt ce n’était plus que quelques cactus, puis des
étendues désertiques à perte de vue.
Fréquemment, nous croisions des énormes trucks. Dans leurs chromes
rutilants et dans un vacarme épouvantable, ils assuraient le lien incessant
entre les deux rives du continent.
Le soir venu, nous nous arrêtâmes dans un dinner, petit restaurant que l’on
trouvait à la pelle le long des routes américaines. Beaucoup de routiers s’y
reposaient. On y prenait le repas traditionnel américain, un bon hamburger
et des frites, le tout accompagné de bière ou de Coca-cola pour les routiers
sobres et sérieux.
-J’ai une de ces fringales, moi, déclama Pierrot.
Je saisis dans ma main la canette de Coca-cola.
-J’ai toujours été surprise par le succès mondial du Coca-cola. Je me suis
souvent demandée comment un produit à priori aussi quelconque avait pu se
répandre aussi facilement et universellement. Son succès est comparable à
celui du christianisme ou de l’islam, il a rapidement atteint les peuples les
plus divers.
En avalant goulûment sa canette, Pierrot m’écoutait distraitement. Je
poursuivais :
-Certains diront que la religion n’a rien à voir avec un produit
commercial... Mais moi, ce qui m’intéresse, c’est la diffusion, celle des
idées ou des produits. Elle est facilitée car les récepteurs ne sont pas si
différents. De New York à Calcutta, les préoccupations et les aspirations de
chacun ne sont guère éloignées. Tous, on connaît la passion, la peur, le rire,
la mort... Le monde est un.
Nevada été 1967 181
-Mycènes, tu as toujours des petites théories étonnantes sur les sujets les
plus variés.
-Je tiens cela de ma mère.
-Et puis avec toi, on ne s’ennuie pas, on est toujours à la recherche de
nouvelles aventures.
-Ça vient de mon père. J’ai la bougeotte comme lui. Depuis longtemps, je
souhaite le retrouver, lui et ma sœur aînée. J’ai énormément souffert de leur
absence et des sarcasmes des autres.
-Et si tu apprends qu’ils sont morts ?
Une lueur noire passa dans les yeux verts de Mycènes.
-Ce n’est pas possible, je sens qu’ils sont encore vivants, tous les deux. Le
soir, mon père et ma sœur me parlent.
J’entendis Pierrot murmurer « Jeanne d’Arc », je fis mine de ne pas
l’entendre. Nous continuâmes notre chemin.
4 Young City
Le lendemain, quelques kilomètres avant notre arrivée, nous passâmes
devant un grand panneau qui claironnait : « Bienvenue à Youngcity, la ville
du bonheur ». Pierrot prétendit, qu’il avait de nouveau très faim. Nous nous
arrêtâmes pour manger un morceau au dinner de la ville. Autour de nous,
quelques papis et mamies ingurgitaient avec entrain leurs hamburgers.
-Regarde, me murmura Pierrot, il n’y a que des personnes âgées dans cette
ville. Même les serveurs ont dépassé la cinquantaine.
Je jetai un coup d’œil autour de moi.
-Tu as raison, je n’avais même pas remarqué.
-J’en avais déjà entendu parlé, ajouta Pierrot. Youngcity a été fondée, il y
a une petite dizaine d’années par quelques sexagénaires. C’est une ville
réservée au vieux. Ils veulent ainsi se prévenir de la violence des jeunes
générations. Les gens comme nous peuvent y passer, pas y demeurer.
Je regardai le papi et la mamie derrière moi. Ils me firent terriblement de la
peine.
-C’est horrible, m’exclamai-je, cela empêche tout lien intergénérationnel,
toute perpétuation de l’amour.
-Mais non, ces personnes âgées ont sûrement, de temps en temps, la visite
de leurs petits-enfants.
-J’en doute. Cette ségrégation, c’est le renforcement de la lutte des classes
d’âge.
182 En contrepartie de l’Esprit
5 Los Alamos
Le centre de recherches de Los Alamos avait été construit en plein désert du
Nouveau Mexique pour réaliser la première bombe nucléaire. Immense,
cerclé de barbelés et de tours de vigie, il ressemblait plus à une base
militaire qu’à un centre scientifique.
Un an auparavant, mon frère avait épousé Betty une scientifique américaine.
Je les prévins par téléphone de notre arrivée imminente. Mon frère semblait
attendre ma venue avec impatience, il prétendait avoir des choses
importantes à me montrer. Il nous invita à dîner chez lui.
Tous deux habitaient un mobil home dans les environs du centre. Un gazon
parfaitement entretenu entourait leur maison et celles de leurs voisins. Au-
delà des dernières plaques vertes commençait brusquement le jaune orangé
du désert environnant. Julien m’accueillit à bras ouverts. Je le félicitai pour
son petit jardin d’Eden.
-Tu es parfaitement installé maintenant. Tu as la main verte dit donc !
-Ah oui ! tu parles de mon gazon. En fait, c’est un jardinier du centre qui
s’en occupe. Les ricains ont voulu recréer ici le souvenir de leur lointaine
Nevada été 1967 183
Albion. Il y a aussi un golf spécialement pour nous. Il faut bien détendre ces
scientifiques. Il n’y a pas grand chose à faire dans le coin… Mais entrez,
nous vous avons préparé un bon repas.
Nous passâmes à table. Julien paraissait tendu. Connaissant bien mon frère,
je décelai une légère et difficilement perceptible tension entre lui et Betty.
Je m’abstins de toute remarque. Entre deux tranches de gigot, Julien nous
expliqua l’objet de leurs recherches :
-Depuis deux ans, nous étudions les effets des radiations nucléaires sur les
espèces animales, notamment pour en juger les conséquences sur les êtres
humains. Nous nous intéressons actuellement à la faune d’une petite rivière,
elle a été particulièrement touchée par les expériences nucléaires pendant la
guerre. Nous sommes parvenus à des résultats étonnants. J’essaierai de vous
y emmener demain. Il faudra demander une autorisation spéciale pour aller
sur le site. La peur de l’espionnage…
-Ça ne gêne pas tes supérieurs que tu sois français ? demandai-je.
Julien échangea un regard avec Betty.
-Si, je t’avoue que cela me cause quelques tracas. Surtout depuis le
refroidissement des relations entre la France et les Etats-Unis. Pour l’instant,
ils me font largement confiance, je pense avoir prouvé mes compétences. Si
on reste encore longtemps ici, je demanderai la nationalité américaine.
A la fin du repas, Julien se leva pour aller chercher le dessert. Je me
proposai de l’aider, je pus ainsi lui parler seul à seule.
-Ça n’a pas l’air d’aller avec Betty?
-Si ça va, nous nous sommes justes un peu engueulés avant votre arrivée.
Rassure-toi, ce n’est pas bien grave.
-Tu ne veux pas m’en dire plus ?
-Tu es toujours aussi curieuse, Mycènes, tu n’as pas changé... C’est tout
simple, Betty veut un enfant de moi.
-C’est super ! Ça veut dire qu’elle t’aime.
-Oui, mais je ne me sens pas encore prêt. Je supporte mal certains
souvenirs, ce qui s’est passé il y a dix ans, avec papa… Alors assumer une
paternité, tout de suite, non, ce n’est pas possible. Je n’y crois pas.
-Tu as tort Julien, j’ai l’impression que tu cherches des prétextes pour
refuser. Etre papa, ça t’aiderait au contraire à chasser les vieux démons. Et
puis, pense à Betty.
Julien me regarda, pensif.
-Tu as sûrement raison. Betty insiste, elle prétend que je ferai un papa,
hum… Et tes recherches sur papa et Héva, elles en sont où ?
-Au point mort. J’ai essayé d’aller voir Jack Matins, ça n’a rien donné.
-Je n’ai jamais aimé ce type.
184 En contrepartie de l’Esprit
-Ah bon ! Moi, il m’a plutôt fait bonne impression. Je sais qu’il appréciait
beaucoup papa. Il l’a aidé dans sa fuite.
-C’est courageux de ta part d’effectuer ces recherches. Personnellement, je
n’en aurais pas eu la force. Lorsque les événements nous sont tombés dessus
il y a dix ans, tu as été préservée par ton jeune âge, mais pour la famille ça a
été très dur. On a été sous les feux des projecteurs pendant longtemps.
J’étais le fils du monstrueux docteur Darcour, les gens n’arrivaient pas à
l’oublier. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai fini mes études aux de médecin
Etats-Unis. Ici, je suis redevenu un anonyme… Curieusement, je n’en veux
plus trop à papa. Intérieurement, je sais que je l’aime, même s’il a beaucoup
fait souffrir maman.
-Je ne lui en veux pas non plus, il est innocent, j’en suis sûre.
Julien me railla :
-N’en faisons quand même pas une victime. Même si les événements ne se
sont pas exactement déroulés comme l’on décrit les médias, il a sa part de
responsabilité. Et dans une moindre mesure, Héva aussi. Hanna lui en
voulait terriblement.
Les derniers mots de Julien me firent mal d’autant que je ne pouvais que lui
donner raison. Après une grimace de ma part et un silence réciproque, Julien
reprit :
-J’aimerais sincèrement que tes recherches aboutissent. Papa et Héva me
manquent… Pendant mes travaux, je leur parle souvent, je leur fais part de
mes avancées. Je me demande ce qu’ils diraient. Et parfois, j’ai envie qu’ils
me félicitent. Tu sais, j’ai lu et relu les notes que papa a écrites juste avant
leur disparition. Il y raconte les expériences qu’il faisait avec Héva sur le
cerveau des petites souris. Ça m’a fortement influencé dans mes recherches
actuelles. Tu verras, j’arrive à des résultats étonnants. Je n’en saisis pas
encore toute la portée, je soupçonne juste quelque chose…
-Hé, les frangins, ce n’est pas bientôt fini ces messes basses !
-C’est Pierre qui s’impatiente.
Nous repassâmes dans la salle à manger.
6 La rivière
Le lendemain, en début d’après-midi, nous retournâmes au mobile home.
Julien et Betty nous y attendaient.
-C’est bon, dit Julien, j’ai réussi ce matin à obtenir deux autorisations. On
va pouvoir aller visiter le site. C’est à une soixantaine de miles plus au sud.
Dans notre confortable Buick, nous suivîmes la petite Chevrolet de Julien et
Betty. Au bout d’une petite heure, leur voiture obliqua sur la gauche et
Nevada été 1967 185
7 Maria
Le sentiment amoureux mêle part réelle et part imaginaire. Celle-ci est
l’édification abstraite, idéalisée et intime par l’être aimant, de l’être aimé.
La personne amoureuse privilégie l’imaginaire au détriment du réel. Grâce à
cette faculté, elle dépasse la contingence quotidienne et s’abandonne
exclusivement à l’autre. Ce n’est pas donné à tout le monde.
Ma mère était une femme amoureuse. Je ne sais pas si mon père était un
homme amoureux. Je ne suis pas une femme amoureuse.
Ma mère avait pris, vendredi après-midi, un vol intérieur Dallas
Albuquerque. J’allai la chercher seule à l’aéroport. Betty et Julien avaient
été retenus à leur centre de recherche. Ils avaient un important travail à finir.
Pierre avait préféré rester farnienter au bord de la piscine du motel. Même
s’il appréciait ma mère, il préférait rester sur ses gardes. Il prétendait avoir
généralement entretenu de mauvaises relations avec ses ex-belles-mères.
J’observais les passagers descendre du DC8 de la Panam. Je vis ma mère au
loin. Elle portait une jolie robe rouge, sa couleur fétiche depuis quelques
années. Lorsqu’elle s’approcha de moi, je m’aperçus qu’elle avait vieilli.
Elle avait toujours les mêmes yeux verts, leur teinte ne s’était pas altérée
avec l’âge, mais ses cheveux blonds avaient blanchi et de fines rides
couraient le long de son visage. Elle me proposa de prendre un café au bar
de l’aéroport.
Derrière la grande verrière, on admirait dans le ciel le balai incessant des
avions atterrissant et décollant. Comme autrefois dans les villes portuaires,
certains y passaient leur week-end à y rêver de destinations exotiques.
L’imaginaire, c’est-ce qui continuait de guider les hommes. En regardant ces
avions, je pensais que plus rien maintenant ne pourrait entraver la
prolifération de cette humanité grouillante en tous les points de l’univers.
-Et Julien comment va-t-il ? me demanda ma mère.
-Ça a l’air d’aller. Comme d’habitude, il plane quelque peu. Je devrais
plutôt dire qu’il barbote dans une mare infâme entre des sangsues noires et
des étranges crevettes visqueuses. Il a, parait-il, trouvé quelques analogies
entre ces deux espèces.
Ma mère resta pensive quelques instants, puis constata :
-Je trouve que Julien ressemble de plus en plus à son père. Comme lui, il
survole la terre et en oublie le réel. Et physiquement, c’est son portrait
craché.
-C’est vrai. Sur les photos, c’est frappant.
Nevada été 1967 189
-La dernière fois que j’ai vu ton frère, j’ai eu un choc. J’ai cru voir Jean
Darcour qui m’invitait pour une valse au bal du nouvel an. Cette nuit là, ton
père m’avait beaucoup plu.
-Ça avait été réciproque, je crois.
-En effet... J’aime les rêves car ils nous transportent à volonté dans un
passé dont nous pouvons jouir éternellement les instants.
-Tu penses souvent à papa ?
-Oui, à ce Jean Darcour rencontré une nuit de bal, qui subsiste pour
toujours en moi et dont je rêve toutes les nuits. L’autre, l’actuel, je l’ai
éliminé. Il est mort depuis longtemps.
Lorsque j’entendais ma mère parler de mon père, je craignais les critiques
acerbes. J’avais peur qu’elle me révèle une vérité que je n’aurais pas pu
accepter.
-Tu comprends ma chérie, reprit-elle, ton père je pourrais le haïr, après ce
qu’il m’a fait. Mais il n’en est rien… Je lui ai tout pardonné depuis bien
longtemps. Quand j’explique ça aux gens, ils me regardent d’un air surpris
et parfois même offusqué : « Mais madame Genicci (on m’appelle comme
cela maintenant), il y a vraiment des choses impardonnables, votre mari
s’est conduit comme un monstre ! ». Je leur explique alors qu’ils se
trompent, qu’il y a des choses pardonnables. Aimer c’est aussi savoir
pardonner. Même si, dans le cas de ton père, mon pardon lui a retiré mon
amour… Et puis heureusement, il y a eu Claude.
-Heureusement, il y a eu ce Claude Priest…
Ma mère savait que je ne l’aimais pas trop. Elle n’insista pas.
-Et tes recherches, elles en sont où ?
-Ça n’avance pas des masses. Je mettais un grand espoir en Martini, il n’a
rien voulu me dire. Pourtant il sait quelque chose.
-C’est évident. C’est lui qui a organisé la fuite de Jean et Héva vers
l’Espagne. Martini était à la tête d’un réseau de résistance pendant la guerre.
Ça a dû les aider pour la fabrication de faux papiers et autres. Certains
résistants n’ont jamais vraiment apprécié que la police ait un peu trop
collaboré avec l’occupant.
-En tout cas, Martini n’a rien lâché.
-Tu devrais lui parler de Herbert Stein et d’Esther. Cela lui rappellera
sûrement quelques souvenirs.
-De qui s’agit-il ? Tu les connais ?
-Non, pas personnellement. Cependant, après que tu m’as parlé de la
découverte du disque de Santorin, j’ai longuement réfléchi. C’est en prenant
l’avion de France pour Dallas que j’ai eu un déclic. Je me suis rappelé
qu’après la guerre, ton père était parti deux semaines au Moyen-Orient, à la
190 En contrepartie de l’Esprit
8 Julien
Le petit week-end en famille fut très sympathique. Julien et Betty nous firent
découvrir les canyons des environs. Nous fîmes d’enchanteresses ballades
qui ravigotèrent tout le monde.
Nevada été 1967 191
Ma mère nous quitta aux anges. Lundi matin, avant de partir, Julien tint à
tout prix à m’emmener dans son centre de recherches. Il voulait me faire
visiter ses bureaux et plus spécifiquement son aquarium trop rempli à mon
goût de petites bêtes horribles. J’acceptai de mauvaise grâce, j’étais un peu
fatiguée par ses histoires.
Après avoir franchi plusieurs murs en béton rehaussés de barbelés
électrifiés, nous garâmes la Chevrolet dans l’une des nombreuses places du
parking pourtant presque complet. Le cadre était agréable, le centre avait été
construit le long de la rivière et ressemblait lui aussi à une oasis. Il y avait de
nombreux arbres et les bâtiments étaient disséminés dans la verdure.
-Los Alamos, ça veut dire les peupliers en espagnol, m’expliqua Julien.
Nous pénétrâmes dans un petit bâtiment moderne en béton clair. Nous
dûmes badger encore trois ou quatre fois avant d’atteindre le bureau de
Julien et son fameux aquarium.
-Betty et moi, nous ne travaillons pas sur des recherches prioritaires. C’est
pour ça que les consignes de sécurité n’ont pas été renforcées, contrairement
à d’autres secteurs du centre.
-Ah ! pourtant on ne se croit pas dans un moulin.
-Les méchantes langues te diront que nos crédits de recherche ont été
votés il y a quelques années par un congrès démocrate pour rassurer les
électeurs et leurs donner des gages contre les dangers du nucléaire. Tu
comprends maintenant, que si nous travaillons tranquillement sur nos
crevettes et sur nos sangsues, ça convient à tout le monde, et surtout ça
n’inquiète personne.
-Tu veux dire que personne n’en a rien à foutre de vos recherches ?
-C’est un peu cela. Cependant, je sais que nos découvertes sont
primordiales, elles pourraient bouleverser l’humanité…
Ils disent tous ça, songeai-je en riant. Julien me conduisit jusqu’à petite salle
bien éclairée par une lumière zénithale. Il y faisait très chaud, comme dans
une serre.
-Nous avons essayé au maximum de recréer les conditions de la mare, dit-
il.
Au centre de la salle, il y avait plusieurs gros aquariums remplis d’une eau
généralement moins croupie que celle des mares extérieures. J’observai avec
horreur ces bêtes qui se mouvaient dans l’eau et pour lesquelles mon frère
éprouvait tant d’admiration.
-Celui-là, c’est le premier aquarium. Il n’y a plus de fibers blacks depuis
longtemps.
Je grimaçai.
192 En contrepartie de l’Esprit
-Viens voir par-là cet aquarium, c’est le sujet actuel de nos recherches
avec Betty.
L’aquarium était entouré d’un épais caisson métallique.
-C’est du plomb, il nous protège des radiations. Nous avons irradié
certains fibers blacks pour recréer les conditions des essais nucléaires.
Pendant un an, nous avons tenté de nombreuses expériences pour
transformer l’horloge biologique des fibers blacks, sans aucun résultat. Betty
a alors eu l’idée de remplacer les particules bêta par des rayons gamma,
beaucoup plus dangereux. Beaucoup de fibers blacks sont morts, cependant
nous avons observé la mutation chez une femelle. Elle avait atteint un stade
de développement plus avancé et s’était transformée en crevette blanche.
Nous avons ensuite voulu comprendre le mécanisme de création de l’espèce.
Nous avons placé la femelle mutante dans un aquarium rempli de mâles
fibers blacks.
Je me passionnais pour le récit de Julien, commençant à en entrevoir les
perspectives. Pourtant cela semblait si difficile à accepter. Mon frère
poursuivait :
-Notre première crevette mutante commença par faire la fine bouche, elle
n’était pas pressée de s’accoupler. Nous avions installé une caméra qui
filmait vingt quatre heures sur vingt quatre, au cas où l’accouplement ait lieu
pendant notre absence. Nous remarquâmes alors que la crevette mutante
grossissait et que le nombre de fibers blacks diminuait. Elle avait dû en
engloutir quelques-uns au cours des nuits. Nous continuâmes de
l’approvisionner en fibers blacks.
Julien reprit sa respiration. Il me faisait partager son engouement.
-Enfin la crevette mutante choisit un fiber black. Quelques jours plus tard,
elle pondit des centaines d’œufs qui donnèrent exclusivement des crevettes
blanches. Ces dernières se reproduisirent uniquement entre elles. L’espèce
était née !
Julien s’arrêta essoufflé.
-Le fameux mâle sélectionné, il avait quelque chose de spécial ?
demandai-je.
-C’était un beau fiber black, mais a priori, il ne sortait pas du lot. Les
raisons de son choix restent mystérieuses. Viens voir par-là.
Julien me conduisit jusqu’à une étagère où étaient entreposés de nombreux
bocaux. Il en retira deux.
-Je te présente madame première crevette et monsieur fiber black, son
amoureux. Nous les avons conservés dans ces récipients de formol après les
avoir disséqués longuement avec Betty.
-Alors ?
Nevada été 1967 193
9 La cellule
La route du retour fut plus longue que celle de l’aller. J’avais vivement
conseillé à Pierre d’appuyer sur le champignon, pressée que j’étais de revoir
l’ami Martini. Ignorant que les routes américaines étaient beaucoup plus
surveillées que les routes françaises, nous fûmes rapidement arrêtés par un
patrouilleur. Emmenés au poste du shérif le plus proche, comme des
vulgaires voleurs de chevaux, nous fûmes promptement relégués dans une
cellule où nous passâmes la nuit. Au petit matin, Pierrot grommelait :
-Ah ces ricains ! toujours à nous faire chier avec leurs lois pourries.
-Ils ne sont pas les seuls. L’une des particularités humaines, c’est de tirer
des lois sur tout.
-Ah ! Mycènes, encore une de tes nouvelles petites théories. Je me disais
bien que ça faisait longtemps. Tu vas nous donner une explication
métaphysique à notre nuit en cellule.
-Non. Mais en effet, j’ai eu le temps de méditer.
194 En contrepartie de l’Esprit
10 Drugstore
L’homme ravigoté, nous fonçâmes vers Las Vegas, modérant cette fois-ci le
champignon. Alors que Pierrot conduisait silencieusement la Buick, je
l'agrippai soudainement.
-Hé ! Qu'est-ce qui te prend ? s'esclaffa-t-il.
-Zut ! j'ai oublié de prendre ma pilule hier. Je n'en avais plus.
Pierrot appuya sur l’accélérateur. Ça l’amusait.
-Ce n'est pas si grave ma belle, ça ne me déplairait pas d'avoir un petit
bébé de toi. Un mélange harmonieux de nous deux, ta vivacité et mon bon
caractère.
-Calme tes ardeurs, ça n'est vraiment pas le moment. Arrête-moi plutôt au
premier drugstore, il n'est sûrement pas trop tard. Et pense à la gâterie !
Motivé, Pierrot finit par immobiliser la Buick devant un vaste drugstore.
Jusqu’à l’été 67, la législation différait entre le Nouveau Mexique et la
France, la contraception était légale en Amérique et punie dans mon pays.
Je me précipitai dans le bâtiment et en ressortis quelques minutes plus tard
avec les précieuses pilules. Pierrot était sorti du véhicule et m'attendait.
Nous déambulâmes le long des vitrines. En marchant, je décapsulai
fébrilement l'un des compartiments de la plaquette, en retirai une pilule, et la
glissai sous les yeux de Pierrot.
-Tu vois cette petite pilule miracle. Grâce à elle, nous les femmes, sommes
bien moins soumises aux menaces de l'enfantement. Elle nous rapproche de
vous les hommes, êtres libres.
-Ouais, pourquoi pas. C’est sûr que l’inverse est moins vrai, l’utérus
artificiel n’est pas pour tout de suite… Et alors ?
-Alors, c’est super ! Car être plus semblables, c'est mieux se comprendre
et ainsi mieux s'apprécier.
Pierrot me considéra dubitatif.
-Tu es sûre de ça ? Je n’ai pas besoin de pilule pour apprécier tes charmes
de garçonne.
-Evidemment que j’en suis sûre. L’amour est fondé sur la compréhension
mutuelle de l’autre. On aime ce que l’on comprend.
-Je ne comprends pas toujours, et pourtant je t’aime Mycènes…
Imperturbable, je poursuivis mon raisonnement.
196 En contrepartie de l’Esprit
-Vous savez, lorsque tous vos concitoyens pensent que votre père est un
monstre, il faut bien apprendre à se rebeller.
-C’est étrange ce que tu dis. Je pense que ce qui a toujours manqué à ton
père, c’est justement son refus de se rebeller. Il faisait partie intégrante du
système, de tous les systèmes. J’ai cru que c’était dû à son éducation trop
rigide, mais en fait c’était sa nature. C’est ce qui l’a perdu, le jour où il a
voulu en finir avec ses tabous, il est passé à la trappe.
-Ce n’est pas la peine d’essayer de m’impressionner avec vos
considérations sur la vie à la noix. Je préférerais que vous me répondiez.
-Si tu y tiens. C’est ton père.
J’attendais fermement. Martini déposa son cigare dans le cendrier et alla
chercher quelques feuillets dans un secrétaire en acajou.
-J’ai longtemps pris Jean pour un rationnel. En fait, c’était aussi un vrai
mystique. Il tenait de ta mère une théorie sur la perpétuation des âmes à
travers les générations, une sorte de culte des ancêtres et de la fécondité.
L’éternité était atteinte par la transmission des gênes et de la culture. Je n’ai
jamais cru à toutes ces sornettes...
Martini sortit une liasse de billets de 100 dollars de sa poche.
-Je crois seulement en cela, en l’argent. Il nous donne accès à tout ce que
l’on désire sur cette planète. Riche, on se croit jeune et séducteur.
-C’est une fiction !
-Cela suffit à la majorité des hommes.
-Quant à l’au-delà, je n’y crois guère. L’argent est la forme unique sous
laquelle nous continuons d’exister après notre mort. Il conserve la force
vitale des hommes qui ont trimé pour le gagner.
-L’argent véhicule l’âme des morts, c’est beau !
-Exactement, jeune femme. Je me rappelle que ton père avait retenu
quelques idées communistes, les plus généreuses heureusement, il voulait
soigner les pauvres… Jean aurait dû mieux lire Karl Marx. Celui-ci voulait
supprimer tous les droits d’héritage. Il avait bien compris qu’ainsi, il
annihilait définitivement toute perpétuation.
Martini prit son briquet et brûla l’un des billets de 100 dollars.
-C’est une âme morte...
Je regardais impassible son manège. J’avais été habituée à ce genre de petit
jeu de la part des hommes. Je le prenais pour une forme de séduction.
Venant d’un homme comme Martini, riche mais âgé (quoiqu’il en dise ses
dollars ne le rajeunissaient guère), je trouvais cela attendrissant. De plus, ses
paroles provocatrices n’étaient pas fondamentalement opposées à ma vision
du monde. Je reconnaissais à l’argent un pouvoir prodigieux sur les
hommes.
Nevada été 1967 199
12 Le déchiffrement
Une fois la gâterie terminée, un peu hâtivement à mon goût (que voulez-
vous ? Les hommes sont toujours trop pressés, je me rappelle Pierrot
comparant les sensations du plaisir masculin à celles de l’expulsion de ses
excréments, j’avais été horrifiée), je mis la grille sous ses yeux interloqués.
-Après le réconfort, l’effort. Il va falloir maintenant se mettre sérieusement
au travail.
-Bon attends, il faut d’abord que j’aille aux toilettes, je ne peux pas
réfléchir sinon.
J’observai Pierrot pisser.
200 En contrepartie de l’Esprit
-C’est dingue que cette chose serve à deux trucs aussi différents. Il y a
quand même des bizarreries dans l’évolution du mâle.
-Oui, mais nous, on peut tout faire débout, on est donc à un stade plus
avancé.
Mon homme était très fier de sa réplique. Je ne renchéris pas sur
l’indubitable supériorité féminine.
-Alors, qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.
-C’est Martini qui me l’a donnée. C’est paraît-il une grille de
déchiffrement des disques. Elle a été construite par un as des déchiffrements
des codes secrets pendant la guerre, un certain Herbert Stein.
-Jamais entendu parler.
-C’est qu’il manquait à ta culture.
L’ami Pierrot, très curieux se mit promptement à la tache. Au bout de
quelques minutes, il s’écria :
-C’est un système acrophonique, je m’en doutais.
-Monsieur avait presque tout deviné, je présume.
-Et bien oui, j’étais sur la bonne voie.
-Tant mieux alors, on aurait pu se passer de la grille. Et l’acrophonie, c’est
quoi ?
- C’est un peu comme un rébus qui utilise la première syllabe de chaque
dessin. Par exemple en français, pour écrire le son mou, on pourrait dessiner
un mouton.
-Euh ?
-Regarde ce signe, c’est une tête de bélier. En grec homérique bélier se dit
krios. Ce signe désigne donc le son kri.
-Bon j’ai compris, ton explication passe le test de la concierge.
-Qu’est-ce que vient faire la concierge là-dedans ?
-C’est une image. Quand l’explication d’une théorie est simple et aisément
compréhensible par tous, même par la concierge, c’est qu’elle est bonne.
-Tu tires ça d’où ?
-De mon gastro-entérologue.
-Sympa le gastro pour sa concierge ! Au fait, tu ne m’avais jamais dit que
tu avais des problèmes de digestion.
Pierrot passa facilement la nuit à déchiffrer le disque. Personnellement
morte de fatigue, je dormis d’une traite. Au petit matin, à mon lever, Pierrot
était toujours devant sa table en train d’écrire. Je m’approchai de lui.
-Chéri, tu te donnes beaucoup de mal… Je vais me préparer un café à la
kitchenette, tu en veux un ?
-Oui s’il te plaît. Bien fort, ça me fera du bien.
Je revins bientôt avec deux tasses fumantes.
Nevada été 1967 201
-Alors ?
-J’ai pratiquement fini. C’est du grec, du proto-ionien exactement. Tu vas
voir, le texte est extraordinaire. Tu ne vas pas en croire tes oreilles.
Pierrot me lut alors les deux faces du disque de Santorin :
« Première face :
Je vous raconte l’histoire d’une femme morte en couche, après avoir délivré
de son ventre des jumelles unies par la tête. L’accoucheur, pour les séparer,
fut obligé de sacrifier l’une d’elles. Laissée pour morte, le crâne ouvert,
celle-ci fut déposée dans un cercueil. Quelques jours plus tard, le miracle se
produisit, la plaie se referma, elle survécut. Une année passa, il était
impossible de distinguer les jumelles.
Deuxième face :
Je vous raconte l’histoire d’un homme échoué sur notre île après une forte
tempête et venant d’un pays lointain. Pour sa sagesse et sa bonté, on lui
confia l’éducation des jumelles. Devenues des femmes, elles tombèrent
toutes deux amoureuses de lui. Au lieu de la joie que l’on peut espérer en
pareil cas, ce fut la jalousie, des larmes, puis la mort qui triompha.
Pourchassé, l’homme parvint à s’enfuir de l’île avec l’une d’elles. »
Pierrot se retourna vers moi.
-N'ai-je pas mérité une gâterie, un peu spéciale... ?
-C'est vrai que tu as bien travaillé. Tu l’auras dès que tu te seras lavé un
peu mieux...
13 Le Golden Nugget
Avant notre retour pour l’Europe, Pierrot tint à rester quelques jours à Las
Vegas. Il croyait fermement en sa chance et voulait tenter sa fortune à la
roulette. Nous nous rendîmes au Golden Nugget, autre célèbre casino de Las
Vegas. Pierrot échangea pour dix dollars de jetons. C’était une petite somme
comparée à certains joueurs, mais nos moyens restaient limités. Alors que je
laissais Pierrot s’exciter sur la roulette et dilapider ses quelques jetons, je
regagnai Fremont street et contemplai les différents spectacles de rue,
logiquement conçus pour aiguiller le chaland vers le casino. Je m’arrêtai
devant un stand qui proposait des excursions en avion jusqu’au grand
canyon. Un homme grand et fin, les cheveux coupés ras, se tenait devant
l’affiche. Voyant que je regardais sa pancarte, il m’adressa un signe.
-C’est vous le pilote ? demandai-je.
-Oui, c’est moi.
-C’est risqué votre truc ?
202 En contrepartie de l’Esprit
-Pas du tout. Je suis expérimenté, j’ai été pilote de chasse dans l’US air
force.
-Désolé, mais vos tarifs sont prohibitifs pour mes faibles revenus.
J’allais le laisser là, lorsqu’il me rappela :
-Je n’ai pas beaucoup de clients aujourd’hui, je peux vous faire un prix
très spécial, mademoiselle Darcour.
Je me retournai avec étonnement.
-Comment connaissez-vous mon nom ?
L’homme me regarda amusé.
-Vous savez, les bruits vont vite à Las Vegas, et surtout à Fremont Street.
Une Française aux yeux verts qui cherche à parler à Jack Martins, ça se
remarque. Je me suis tout de suite douté de votre identité.
-Vous avez connu mon père vous aussi ?
-Oui, il y a bien longtemps... Venez faire un tour dans mon avion. Ce sera
gratuit et je vous raconterai ce que je sais sur votre père.
Quelque peu suspicieuse, j’observais l’homme. Que me voulait-il
exactement ? Il avait le regard franc et inspirait confiance. Pourquoi refuser
son offre ? Je décidai de me laisser tenter.
-J’accepte, mister Cooper je présume, lisant le nom écrit sur l’affiche.
Il acquiesça. Il me fit monter dans un énorme truck GMC et nous conduisit
jusqu’à une piste de décollage où nous attendait une série de Lockheed P-38
rangés sagement sur le tarmac. Nous montâmes dans l’avion le plus
peinturluré de couleurs rouges et noires, décollâmes dans un bruit d’enfer et
survolâmes bientôt le fleuve couleur azure, le Colorado.
En serpentant, celui-ci se frayait un chemin entre les gorges des canyons.
Cooper me décrivait les paysages. Je l’entendais mal tellement le bruit des
moteurs était fort.
-En bas, c’est le Hoover Dam. Cet immense barrage a été construit dans
les années 30, pendant la crise économique. Il a fourni un travail à des
milliers de sans-emploi. Derrière, vous avez le lac Page, lac de retenu. Il a
englouti les plus beaux canyons.
Je contemplais ces étendues cyclopéennes à couper le souffle. Elles avaient
été métamorphosées sur décision d’un homme et par le labeur de milliers
d’ouvriers. Sur le chantier du barrage, beaucoup avaient sans doute trouvé la
mort. Leurs âmes bruissaient-elles encore aux fonds du lac artificiel ?
Cooper continuait :
-Plus au nord, vous avez le site de Zion et celui de Sodome. Les noms
bibliques ont été donnés par les premiers colons. Dans ces paysages arides,
les colons avaient pour uniques références, leurs chariots, leurs troupeaux et
leur bible. Ils n’étaient pas si éloignés des premiers bergers d’Israël, lors de
Nevada été 1967 203
14 Julien (2)
Au petit matin, la Buick bondit vers Los Alamos. Pierrot avait été difficile à
convaincre. Je lui expliquai que ses gains étaient dus à la chance des
débutants. Il risquait de tout perdre. Ramené à la raison, il décida de me
suivre. Cela ne l’empêchait pas de grogner dans la voiture :
-On devrait prendre un abonnement à cette route, on n’arrête pas de
l’emprunter !
-Cesse de te plaindre. Tu m’as dit que tu adorais les paysages de la région.
204 En contrepartie de l’Esprit
-Vous n’êtes pas du coin vous... Il faut vous calmer la fille. C’est le jour M
aujourd’hui.
-Le jour M, qu’est-ce que c’est que ça ?
-Les seigneurs du centre sont en train de faire exploser leur bombe à cent
kilomètres au sud. Tout le personnel est convié aux expérimentations.
-Et pourquoi vous n’y êtes pas ? Vous avez peur des radiations ?
-Hé la fille ! je suis blindé moi. Je n’ai pas peur. Avant ils faisaient
exploser les bombes en altitude, c’était du spectacle. Maintenant, ils font ça
dans le pacifique, à Bikini. Ici, ce n’est plus que quelques essais sous terre.
Ça n’a plus grand intérêt.
-Ces essais, ils sont où exactement ?
-Les spectateurs sont regroupés à Trinity Desert. Il y a une sortie sur la
highway 25. Je ne sais pas si vous avez...
Je ne laissai pas finir, je me précipitai vers la Buick.
-En avant chauffeur, direction Trinity Desert, highway 25 au sud.
Mon amoureux se transforma en Fangio. Une heure plus tard nous
atteignîmes le site de Trinity Desert. La foule était rassemblée derrière des
grillages. De l’intérieur de la voiture, nous vîmes au loin un faisceau
lumineux. Quelques instants plus tard, nous entendîmes une formidable
détonation. En son cœur, le temps se dilata vers l’infinie. La terre trembla de
longues secondes et la voiture balança. La foule compacte se rua bientôt
hors des grilles et envahit le parking. Nous sortîmes de la voiture. Dans cet
aperçu d’apocalypse, je cherchais désespérément Betty et Julien. J’entendis
alors une voix :
-Mycènes, Pierre, qu’est-ce que vous faites là ?
-Oh Betty, Julien, comme je suis contente de vous revoir !
-Tu es dans un de ces états, Mycènes, qu’est-ce qui t’es arrivé ?
Je lui racontai mes craintes. Il tenta de me rassurer et nous proposa de passer
manger un morceau chez eux. Dans la nuit, il nous raccompagna jusqu’à
notre petite chaîne de motels habituelle.
15 Julien (3)
Le lendemain, Julien vint me chercher, il tenait à revenir sur le site de
Trinity. Celui-ci était désert, ça changeait de la veille.
-Il est interdit de trop s’approcher du point d’émission, mais tu vas voir, la
limite autorisée est quand même impressionnante.
Nous marchions tous les deux dans le désert. J’aimais ces tête-à-tête avec
mon frère. Lui et moi, on avait connu les mêmes souffrances, on se
comprenait. Je l’écoutais monologuer. C’était agréable.
206 En contrepartie de l’Esprit
-Je suis toujours étonné par l’inventivité des hommes, en bien comme en
mal d’ailleurs. Cette bombe en est la preuve flagrante. C’est en recherchant
les secrets les plus profonds de la matière et de la lumière que l’homme est
parvenu à maîtriser cette énergie phénoménale et illimitée. Pour reprendre la
petite phrase de Descartes, le propre de l’homme, c’est notre intelligence.
-Originellement c’était le rire.
-Tu as raison. Mais c’est notre cerveau prodigieusement développé qui
nous donne ce pouvoir et qui nous distingue des autres espèces animales.
C’est l’intelligence qui fait la force de l’homme face à nos concurrents les
bêtes. Dans notre société humaine, c’est l’intelligence qui prime.
-Admettons. Où veux-tu en venir ?
-Sur l’équateur, des paléontologues ont découvert dans une grotte des
ossements similaires aux nôtres. C’étaient les membres d’une même famille.
Ils avaient déjà la même organisation sociale, deux parents et leurs enfants.
Ils pensaient comme nous, ils étaient comme nous.
-Ah ?
-Ils étaient issus d’un petit groupe, générateur de notre humanité. Chez une
femme qu’on appelle Eve est apparue une transformation génétique majeure
qui la différencia des autres espèces d’hominidés. Elle s’accoupla avec un
homme, Adam. Leur progéniture donna naissance à notre espèce humaine.
Jusqu’à il y a 40 000 milles ans, elle a coexisté avec d’autres espèces
d’hominidés comme celle des Néandertaliens en Europe, elle a fini par
toutes les exterminer.
-C’est l’histoire des crevettes que tu me racontes, transformée à la sauce
humaine.
-Exactement.
-Contrairement à ce que racontent tous les mythes fondateurs, la femme
serait à l’origine de l’espèce. Eve avant Adam. De quoi réjouirent toutes les
féministes.
-Si tu veux.
Julien poursuivit son monologue.
-On a constaté qu’il n’existe pas de continuité dans l’évolution des
espèces. Certains cherchent les chaînons manquants. Ils pensent qu’ils ont
disparu et qu’on découvrira quelques-unes de leurs traces dans les années à
venir. D’autres estiment que les chaînons manquants n’ont jamais existé.
Lorsqu’une nouvelle espèce apparaît, elle est fortement différente de
l’espèce antérieure.
-C’est l’exemple de notre petit fiber black.
-Tu as toujours tout bon. Depuis des milliers d'années, le cerveau des
ancêtres de l'espèce humaine n'a cessé de grossir.
Nevada été 1967 207
-Oui, et alors ?
-La contrepartie majeure (il y en a toujours une) à l’augmentation
phénoménale de l’intelligence humaine a été l'accouchement dans la
souffrance. Le fœtus humain possède un crâne particulièrement volumineux,
il doit emprunter lors de l’accouchement un parcours tortueux et
douloureux. Sa venue au monde est de loin la plus difficile du règne animal.
Il est aussi contraint de naître prématurément. En effet, un allongement de la
grossesse empêcherait définitivement l'enfant de s'extraire du ventre de sa
mère. C'est donc un bébé larve, sans défense, qui en sort. Pour y remédier, la
nature a mis en place toute une série de pratiques et de lois qui vont
déterminer l’organisation humaine. Le bébé étant prématuré, la mère ne peut
s’en occuper seule, d'où l'importance du père. Ainsi chez l’homme, il n'y a
pas de mâle dominant et rarement de polygamie. La mère, le père et les
enfants, c'est-à-dire la famille, forme le noyau fondamental de la société
humaine.
La dualité, intelligence, douleur dans la naissance, c'est ce qui fonde notre
espèce, c'est ce qui détermine tous les actes de notre vie.
-Le mâle humain a de la chance, il connaît ces tortures seulement à sa
naissance. Alors que pour la mère, elles se répètent à chaque naissance de
ses enfants.
-Je continue ma démonstration. Tu vas voir, ça va être sensationnel.
Nous étions bien tous les deux dans ce désert. Julien me parla gravement :
-Dans ses dernières notes, papa s’était intéressé au système nerveux et au
cerveau du jeune enfant. J’y ai aussi consacré beaucoup de temps… Vers
treize ans, l’être humain connaît une métamorphose relativement brusque de
ses organes sexuels et de son corps. A deux ans, il connaît une
métamorphose semblable et aussi soudaine de son cerveau. Chez le
nourrisson, le néocortex, ainsi nommé parce qu’il résulte des évolutions les
plus récentes de l’espèce humaine, présente une scissure de Sylvius et une
scissure de Rolando beaucoup moins marquées que l’adulte.
-Jamais entendu parler de ces messieurs Sylvius et Rolando.
-Ce n’est pas grave, tu vas comprendre quand même… Il existe chez
l’adulte une latérisation des hémisphères cérébraux, cela entraîne une
spécialisation du cerveau. L’hémisphère gauche regroupe le langage et le
raisonnement. L’hémisphère droit possède la créativité et l’imagination.
Chez le nouveau-né, la latérisation est quasi-inexistante. La faible présence
des scissures et l’absence de latérisation favorise les connexions inter
neuronales dans le cortex de l’enfant. Celui-ci possède ainsi un cerveau plus
performant que celui de l’adulte. Il possède des capacités de raisonnement,
de créativité, de mémorisation et d’apprentissage bien supérieures.
208 En contrepartie de l’Esprit
16 Martini
-Alors mademoiselle Darcour, tu souhaites encore me voir !
Jack Martins était assis dans son ample fauteuil noir, il fumait son long
cigare habituel, il avait mis ses pieds sur son bureau.
-Je me mets à l’aise. Vu la fréquence de tes visites, nous sommes
maintenant de vieux amis. Alors que me vaut l’honneur de cette nouvelle
venue ?
-Tout d’abord, monsieur Martins, ou qui que vous soyez, je voudrais en
savoir plus sur les manuscrits de la mer Morte. Vous aviez visiblement
oublié de m’en parler...
Martini poussa un soupir, puis se dirigea vers une petite étagère qu’il ouvrit.
-Tu es quand même une petite curieuse. Tu veux un cognac ? Ça te fera du
bien, c’est mon alcool préféré.
-Non merci, moi je préfère le Martini, bien sec.
Martini poussa de nouveau un soupir.
-Comme toi maintenant, comme ton père autrefois, j’ai cherché. J'ai même
envoyé Pascal au Moyen-Orient... Et j’ai trouvé de nombreuses pistes,
sûrement bien davantage que je n’en avais jamais espéré. Dans les
manuscrits de la mer Morte, le disque de Santorin, les Védas indiennes, les
textes du Bouddha, j’ai lu la même histoire qui s’était répétée dans des lieux
Nevada été 1967 209
-Même si Héva n'était que sa fille adoptive, Jean avait son éducation à sa
charge. Leur relation a été nécessairement incestueuse... Ça me rappelle les
vieilles théories de Pascal sur les lois universelles qui régissent les sociétés
humaines. Il me les avait débitées, lors de notre captivité en Indochine. Pour
lui, elles servaient principalement à la perpétuation de l'espèce. Il n'avait pas
totalement tort.
-Quelles lois ?
-Les interdits du meurtre et de l’inceste en sont les principales. En
enfreignant ces lois, Jean et aussi Héva ont gravement fauté et se sont exclus
de notre monde.
-Justement, Héva n'a rien respecté car elle ne faisait plus partie de notre
espèce...
Martini me coupa.
-Dans cette histoire les gens auront forcement des opinions divergentes.
Ton frère et toi, vous croirez au nouvel Adam et à la nouvelle Eve... La
plupart de tes compatriotes verront en ton père un monstre. Pour eux, ça
aura été tout bonnement une histoire de crime et d’inceste.
-Et pour vous, quelle est la raison de tout ça ?
Martini marqua une longue pause.
-Je n’oublie pas que ta mère, tes deux sœurs aînées et toi avez les mêmes
yeux verts. Es-tu sûre que Maria n’était pas la réelle mère de Héva et de
Hanna ? Après tout, Jean n’a pas assisté à leur accouchement et c’est bien
Maria qui les a retrouvées en Afrique.
-Ce n’est pas possible !
-Alors belle demoiselle aux yeux clairs, c’était tous simplement une
histoire d’amour entre un homme et une femme que tant de choses
séparaient, l’âge, la culture, les lois. Une histoire d’amour impossible, mais
qu’ils ont réalisé au dépend de la souffrance d’autrui.
Afrique noire printemps 1969 211
1 La gente masculine
Deux années s'étaient écoulées depuis ma rencontre avec Martini, deux
années émaillées de difficultés. Dès mon retour en France, je rêvais d'une
expédition dans le grand sud saharien. Malheureusement, toute la gente
masculine (+ ou – volontairement) semblait se liguer contre moi. Le
phénomène atteignit son paroxysme la première semaine de mai, celle où les
fleurs éclosent de mille couleurs et senteurs afin de perpétuer la vie.
Lundi matin, j’eus à affronter mon mari Charles pour finaliser la procédure
de divorce. Dès le début de la confrontation, je m’aperçus qu'il souhaitait se
venger, son honneur de mâle n’avait pas supporté qu’une femme le quitte.
-Ma femme n’a eu de cesse que de vouloir abandonner le foyer conjugal,
criait-il à qui voulait l’entendre dans les couloirs et le parloir.
-C’est parce que tu n’étais jamais là, rétorquais-je dans son dos, le suivant
à la trace entre les colonnes doriques du palais, je me demande d’ailleurs
pour quelles affaires ?
Charles Lemagne s’agitait, gesticulait, trépignait. Une étrange sueur jaunâtre
coulait le long des ses interminables bras velus. Pendant l’audience, il ne
parvint pas à maintenir sa langue, elle pendouillait le long de son menton. Il
finit à genoux, bavant et haletant comme un cocker. Avais-je aimé cet
homme ?
Le soir, je le surpris ragaillardi et bécotant une donzelle. Me voyant, il
sursauta, et écarta sa partenaire. Celle-ci me dévisagea longuement, j’en fis
de même. Son visage me surprit, il me rappela le mien.
Dans la soirée, pour retrouver mes esprits, je confectionnai avec application
une tarte aux poires à la sauce chocolat, je savais que Pierrot appréciait ce
gâteau. A huit heures pile, avec sa ponctualité habituelle, Pierrot sonna à ma
porte.
-Tiens, c’est pour toi, dit-il en me tendant un magnifique bouquet de
tulipes noires.
-Comme elles sentent bon ! merci Pierrot, je vais chercher un vase.
Nous passâmes une agréable et tendre soirée en tête-à-tête. Mon chevalier
Pierrot Latulipe me fit beaucoup rire.
Mardi matin, alors qu’il m’apportait le petit déjeuner au lit, il me caressa la
joue et me demanda :
-Mycènes, j’aimerais que tu viennes vivre avec moi.
-Euh ! pas tout de suite Pierrot.
212 En contrepartie de l’Esprit
-Alors quand ?
-Il faut que je réfléchisse.
-Ah ! dit-il rembrunit, et ça va prendre combien de temps ?
-Je ne sais pas…
Je fus surprise par la rapidité d’enveniment de la conversation. Les répliques
fusèrent. Bientôt, en colère il m'assena :
-Mycènes, tu ne peux pas aimer un homme tant que ton père restera dans
ta sale caboche, le premier homme.
-Je peux aimer Pierrot, mais comprends-moi, j’ai perdu mon père très
jeune.
-C’est bien ça le problème. Tu n’as pas pu faire ta crise d’adolescence. Tu
es rebelle contre le monde mais pas contre ton père. Par exemple, tu
continues à te faire appeler par ton nom de jeune fille. Ça veut tout dire !
-Je ne vais pas quand même porter le nom de Charles Lemagne.
-Ce n’est pas lui le problème.
Il me saisit vigoureusement.
-Dans sa vie, il faut que le frère puis le père accepte de se faire voler sa
sœur puis sa fille par un autre homme. C'est sûrement difficile, mais en
échange, il gagne ce qu'il a de plus précieux, sa femme.
Pierrot me lâcha, prit ses affaires et claqua la porte.
Ses paroles me firent mal. Cependant, je compris certaines choses dont
j'avais refusé d'évaluer la portée. Même si c’était un mâle jaloux et fier de
son patronyme « Latulipe » qui parlait, il n’avait pas tort sur tout.
2 Georges Graal
Jeudi matin, je reçus un coup de fil de Martini. Il était de passage à Paris et
m’invitait pour le déjeuner dans un fameux restaurant napolitain, j’acceptai.
-Quelle délicieuse senteur émane de ton corps Mycènes ! susurra le vieil
italien avec sa voix grave de charmeur.
-Je travaille comme chimiste dans une officine de parfums, j’ai distillé des
tulipes noires ce matin, il doit en rester quelques traces.
-Une alchimiste alors ! dit-il souriant.
-Si vous voulez…
Nous entendîmes des clameurs derrière nous. Je me retournai, un groupe de
journalistes tournoyait autour d’une brune pulpeuse, une fameuse actrice de
Cinecittà. Elle retira ses lunettes, ses yeux d’un bleu limpide jetèrent des
éclairs contre mes yeux verts. Son regard ne soutint pas le mien, elle
détourna la tête et remit ses lunettes. Le vieil italien contempla la scène
amusé, puis il prit sa respiration et me lança :
Afrique noire printemps 1969 213
-Je sais que ton père te manque. Jean était aussi un bon ami à moi. Je ne
souhaite pas le remplacer, mais en souvenir de lui, j’aimerais t’adopter.
J’en restai le souffle coupé.
-Je te sens intelligente et capable, j’aimerais que tu prennes un jour la suite
de mes affaires.
Devant mon silence, il ajouta :
-Tu peux prendre ton temps pour réfléchir.
-Entendu. En tout cas, merci pour la proposition.
-Je préfère cependant te prévenir, tu ne seras pas ma seule héritière. Je
pense avoir une fille, quelque part.
-Vous ne savez pas où elle est ?
-Oui. J’ai aussi peu de nouvelles d’elle que tu en as de ton père.
Il régla l’addition, salée. Je lui promis de revenir le voir à Las Vegas.
3 Gabriel Genicci
Samedi matin, après une nuit de train couchettes, je poussai la lourde porte
de l’antique maison bretonne de ma grand-mère maternelle. La maison était
restée inoccupée tout l’hiver, j’en profitai pour entreprendre rangements et
nettoyages. Le soir, je farfouillai de nouveau dans la malle fétiche de mon
grand-père. Je trouvai une enveloppe cartonnée qui m’avait étrangement
échappé lors des mes précédentes investigations. L’enveloppe contenait
quelques photos noir et blanc d’un jeune homme au regard lumineux. Sans
avoir jamais vu son visage, je reconnus avec certitude les yeux de mon oncle
Gabriel. Je contemplais les traits pleins d’assurance de ce jeune homme
mort bien avant ma naissance, à un âge inférieur à celui que j’avais
aujourd’hui. Toute la souffrance de mes grands-parents m’apparut. Entre
deux photos, une feuille glissa par terre, je la ramassai et la lus à haute de
voix :
« Gabriel Genicci décédé le 1er janvier 1926 en vol de reconnaissance dans
le massif du Tibesti. »
Le lendemain matin, après une récupératrice et agréable nuit, je courus pieds
nus jusqu’à la bibliothèque du salon et m’emparai de l’atlas de géographie
Vidal-Lablache.
-C’est ça, murmurai-je, le massif du Tibesti est au nord du Tchad, dans le
Sahara, à seulement deux mille kilomètres de l’Aïr.
Pourquoi mon grand-père avait-il caché les lieux de la mort de son fils ?
Etait-ce dû à une querelle entre le père et le fils ? En tout cas, les lieux
concordaient. Oui, c’était sûrement une première piste au mystère des yeux
verts.
214 En contrepartie de l’Esprit
4 UTA
Lundi de bonne heure, je me rendis dans les bureaux de la compagnie UTA.
La relation de Pierrot m’y attendait. C’était un gros moustachu à l’allure
joviale.
-Pierre m’a dit que vous avez travaillé comme hôtesse sur des vols
intérieurs aux Etats-Unis. Alors vous parlez couramment l’anglais ?
-Oui.
-Parfait !
La conversation se poursuivit dans la langue de Faulkner. La relation, tout à
son aise, émit une audacieuse théorie sur la façon de classer la nourriture
des plateaux repas à bord des avions. Je l’écoutais, tentant par de répétitifs
hochements faciaux, de marquer mon intérêt le plus profond pour la
question.
Je lui fis visiblement bonne impression et fus embauchée à la fin de
l’entretien. J’appelai l’officine pour leur donner ma démission, je passai le
reste de la matinée à réunir mes maigres économies et à emprunter auprès
des banques le maximum d’argent. L’après-midi fut consacré à un rapide
rappel (pour moi, il s’agissait en fait d’un apprentissage) du métier d’hôtesse
de l’air au service formation d’UTA.
Mardi, je me présentai résolument à l’embarquement. Le commandant de
bord, un vieux barbon qui avait droit de cuissage sur ses hôtesses, crut dès la
fin de la phase de décollage pouvoir disposer de mon corps. Je repoussai
avec hostilité et rudesse ses avances, ce qui provoqua la frayeur de mes
petites collègues. Malgré mes arguments plus que persuasifs sur une
nécessaire résistance féminine, je ne parvins pas à les convaincre. Je
n’insistai pas, le commandant non plus, et effectuai mon service.
Dès que l’avion eut atterri, je faussai compagnie au reste de l’équipage avec
l’intention de gagner le Dahomey par la voie ferrée, puis de rejoindre
Niamey capital du Niger. La guerre civile du Biafra, au sud-est du Nigeria,
émettait de dangereuses convulsions, cela m'obligea à contourner le pays par
l’ouest et le nord, il me fallut un bon mois pour atteindre Niamey.
Même si j’avais peu de souvenirs de ces lieux, j’y revenais avec une
émotion non contenue. J’expliquai à un passeur de fleuve avoir connu enfant
la ville de Niamey. Celui-ci me contempla souriant de ses belles dents.
Afrique noire printemps 1969 217
5 Pierrot 2
Par une fin d’après-midi, à la sortie de l’ambassade, j’eus la surprise de
croiser Pierrot, mon chevalier sauveur. Il était bronzé et avait bonne mine,
sûrement bien plus que moi.
-L’air africain te réussit, dis donc !
-Merci Mycènes, sourit-il.
Il n’en dit pas plus, mais je sentis en lui de la pitié pour moi. Il jeta un coup
d’œil aux alentours.
-Tu connais un coin sympa pour aller prendre un verre ?
-A part le Touriste Club, il n’y pas grand-chose.
-C’est pour les touristes ? demanda Pierrot étonné.
-Tu penses, la région n’attire personne. Non, c’est pour les blancs des
plantations et pour les quelques noirs enrichis.
-Va pour le Touriste Club.
Nous nous y rendîmes. Le soir, sur les bords d’une piscine verdâtre, les
mâles solitaires sirotaient leur breuvage alcoolisé (pour l’anecdote, le scotch
tendait alors à remplacer le pastis). Quelques belles négresses assuraient le
service, et parfois plus. Pierrot me considéra tendrement.
-Tu as quelqu’un ? demanda-t-il.
-Pas vraiment. Et toi ?
-Non.
-Qu’est-ce que tu fais à Niamey ?
-Je suis venu pour toi Mycènes.
-Depuis Paris ?
-Presque. En fait, je travaille depuis trois mois sur des prospections
pétrolières au Nigeria.
-Ah ! et où ça ?
-A Ibo exactement, c’est un peu la guerre là-bas, mais on arrive à vivre
quand même… Ça fait longtemps que j’avais envie de te revoir. J’ai profité
de mes premiers jours de congés.
-Et alors, tu trouves ?
-Quoi ?
-Ben du pétrole.
-Ça m’a l’air prometteur, on peut s’attendre à toucher de bonnes primes.
-Tant mieux, si c’est l’argent que tu cherches.
Pierrot cherchait plutôt ses mots.
-Mycènes, comment dire, j’aimerai que l’on se retrouve… comme avant.
Je le regardai avec des yeux pétillants, mais restai silencieuse. Il poursuivit :
-Mycènes, j’ai tout fais pour que ça fonctionne, nous deux.
Afrique noire printemps 1969 219
6 Orgasme
La généralisation de la pilule dans les pays occidentaux avait rendu possible
l’acte sexuel sans procréation. Cela avait ainsi inséré entre l’enfance et l’âge
parental une nouvelle phase. Celle-ci, qualifiée de libération sexuelle, était
un paradoxe pour le corps, mais suivait bien l'orthodoxie de l'esprit.
La science, en allongeant la durée de la vie, allait, quelques années plus tard,
ajouter entre l’âge parental et la mort une dernière phase de plaisir sexuel.
Par un jeu de coïncidence, les premiers concernés, seraient les mêmes qui
avaient initié la libération sexuelle, à vingt ans. Ce serait aussi ceux qui
iraient vivre à Young City, à l’écart des bébés.
Etant trop âgée, je n’avais pas fait partie des ces jeunes filles et garçons,
dont le cours de la vie avaient été dévié par l’irruption d'une nouvelle
technique. Je me rattrapais en Afrique avec des hommes d’une autre race.
Je me mis à collectionner les aventures, tout d’abord avec les Français, puis
de plus en plus avec les Africains. Par rapport aux blancs, ils présentaient
l’avantage d’être moins timides avec les femmes de mon espèce et surtout
de ne pas demander leur reste.
L’un de mes amants occasionnels, un dénommé Lucien, se ventait d'être
pilote sur le vol Niamey Bamako (je savais par l'ambassade qu'il n'était que
220 En contrepartie de l’Esprit
7 Ely
Il me fallut un bon mois pour monter une expédition dans le désert. Peu
avant mon départ, j’eus la visite de Pierrot, il proposa de m’aider.
-Comment es-tu au courant ? L’interrogeai-je interloquée.
Afrique noire printemps 1969 221
Cela en est presque magique, car si je compte bien, ça doit lui faire plus de
cent ans.
-Et plus de dent depuis longtemps, souffla Pierrot qui venait de revenir.
Je lui lançai un regard farouche… Je ne pus m’empêcher de rire devant la
mine piteuse et attendrie qu’il prit.
8 Mutante de l’espèce
Au bout d’une semaine, nous atteignîmes la carlingue de l’avion. Elle était
en grande partie recouverte par le sable du désert. Je me glissai à travers le
cockpit et l'inspectai minutieusement, sûrement dans l’espoir secret de
trouver un indice. Il ne restait plus rien. Tout avait déjà été ramassé par les
pillards du désert. Je ne pus m'empêcher de pleurer. Pierrot me prit la main
droite, Ely la main gauche. Je me blottis entre leurs deux torses. Pendant
trois jours, nous restâmes autour de la carcasse. Tel un aimant qui m'attirait,
je ne pouvais m'en détacher.
Avant de partir, Pierrot proposa d'inspecter une dernière fois la carlingue.
Devant l’entrée, je trébuchai sur un petit cahier en cuir noir. Il avait
beaucoup soufflé pendant la nuit, et le vent l’avait peut-être déposé ici. Je
m’en emparai et le serrai contre ma poitrine. Je savais qu’il avait été écrit
par l’un des occupants de l’avion. Je l’ouvris. Je reconnus l’écriture fine,
serrée et élégante de mon père. Je lus alors à mon assistance masculine les
dernières lignes :
« Nous sommes maintenant revenus dans le massif de l’Aïr, là où tout a
commencé… Elle désirait depuis longtemps ce retour vers son pays
d'origine, lieu de notre première rencontre. Nous sommes les seuls rescapés
d’un mystérieux accident d’avion, nous avons marché pendant des jours
dans le désert, jusqu'à une petite oasis dont elle gardait la trace…
Près de la source, elle se déshabilla. Je pus regarder son corps nu qui était
celui d'une femme. Elle me sourit, me prit la main et la guida dans des
caresses de son ventre. Elle ferma ses yeux verts et s'allongea sur la roche.
Elle me dit qu'elle voulait un enfant de moi, qu'elle en rêvait depuis notre
première rencontre, que c’était son désir.
Elle savait être une femme différente des autres, une mutante de l’espèce.
Elle avait beaucoup pleuré sa différence, elle était maintenant rassurée.
Parmi des millions d’hommes, elle m’avait choisi pour être le père d'un
enfant appelé à proliférer sur terre et au-delà. Je m'approchai d'elle, sentis le
froid qui s'échappait de ses lèvres entrouvertes, et dans le plaisir mutuel, lui
fis cet enfant qu’elle me demandait. »
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