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En feuilletant le Wiktionnaire :

« chauchier »

http://fr.wiktionary.org/wiki/chauchier

Comme chauchier était un verbe, on trouvera bon que je rechigne à le voir rangé dans la
catégorie des noms communs, les rédacteurs n’hésitant pas à préciser qu’il était du genre
masculin (ce qui serait exact s’il était substantivé ; encore faudrait-il d’abord l’identifier en
tant que verbe…).
La prononciation indiquée /ʃɔʃ.pjɛʁ/ ne peut que susciter une intense rigolade ; j’en
viens même à espérer que tel est le but recherché. Pour une prononciation restituée,
/ʧauʧier/ devrait être une solution acceptable ; en version moderne, /ʃo.ʃ je/.

Tout le reste est confusion.


Le point de départ est le latin calx « talon » (cf. castillan coz « talon », portugais coice « ruade,
coup de pied (de l’âne, du cheval…) ») ; parmi les dérivés, le calcanéum (un des os du tarse) et
l’italien calcio « coup de pied ».
De là, je choisis deux pistes parmi celles qui se présentent, avec l’intention de ne suivre vrai-
ment que l’une d’elles :
1o) le dénominatif calcāre ;
2o) un dérivé secondaire calceāre, étymon de « chausser » ; chez Froissart :
Avint que au jour de le Trinité [en 1328], ensi que ordonnet estoit, fu li roys Phelippes [Philippe VI
de Valois] couronnés et consacrés en le grant eglise de Nostre-Dame de Rains, presens tous ces
seigneurs devant nommés et moult d’autres, et là estoient li grant et li hault seigneur qui devoient
servir le roy de leur offisce, li ungs de çaindre l’espée, li autre de li chauchier ses esperons et
enssi de toutes coses […].
La notice du Wiktionnaire ne traitant que de l’aboutissement en français de calcāre, « chaus-
ser » n’avait rien à y faire et, pour passionnante que soit la famille de ce verbe, je la mets
de côté, peut-être pour une autre occasion.

Dictionnaire de Gaffiot
À propos de la citation de Térence et de
« regimber contre l’aiguillon » : dans l’Aga-
memnon d’Eschyle, Égisthe disait déjà :
πρὸς κέντρα μὴ λάκτιζε, μὴ παίσας μογῇς
« Ne regimbe pas (μὴ λάκτιζε) contre l’ai-
guillon (πρὸς κέντρα), de peur qu’ayant rué,
tu ne souffres », où l’image n’est pas origi-
nale (elle remonte à Pindare). Le mot
κέντρον voulant aussi dire « dard, aiguil-
lon (d’insecte) », on s’est demandé si
l’image ne serait pas celle du bovin ou du
cheval piqué par un taon (οἶστρος, d’où
oestrus ; cf. gadfly et goad) et qui, devenu
comme fou [en grec ancien, le taon est
un des symboles de la folie], rue en pure
perte.
La même image se retrouve dans le Nou-
veau Testament, source de l’expression an-
glaise “to kick against the pricks” (regimber
contre les aiguillons, « ruer dans les bran-
cards »), détournée par Samuel Beckett
pour le titre de son recueil “More Pricks
than Kicks” (1934), titre que Brunot Clé-
ment (L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de
Samuel Beckett, 1994) a proposé de rendre par « Plus de couilles que de coups » ; Édith Fournier,
remarquable traductrice du recueil (1995), l’a intitulé « Bande et sarabande ».

« Regimber, ruer » se disait en latin recalcitrāre (d’où notre « récalcitrant »), où nous retrou-
vons calx.

► Le verbe simple calcāre voulait dire « talonner, marcher sur, piétiner, fouler, écraser,
tasser, mépriser ».
Exemple de chalchier dans Li Fet des Romains (où l’on trouve aussi les graphies chauc(h)ier) :
Li mur dou chastel et des autres citez de France estoient tuit de cette forme : tot environ avoit fichiez piex par
defors gros come tres, de .ij. piez a autre. Entre les piex et le mur estoit la terre bien chalchiee, et quarrel
entremeslé avoec.
… il y avait tout autour, à l’extérieur, des pieux enfoncés, gros comme des madriers/poutres, séparés
par des intervalles de 2 pieds. Entre les pieux et la muraille, la terre était soigneusement damée/tassée,
et des pavés y étaient mélangés.
et de chaulchier chez Guernes de Pont-Sainte-Maxence (Vie de saint Thomas le martyr) :
Deus dona as diciples poesté, ço savums, Dieu donna aux disciples, nous le savons,
Del chaulchier sur serpenz et sur escorpïuns. Pouvoir de marcher sur serpents et scorpions.
Ici, deux remarques s’imposent : la forme francienne a été influencée par son équivalent
picard cauquier* [Nicot, 1606 : Chaucher quand le coq monte ſur la poulle, Inire. Picardi
dicunt Cauquier ‖ Cotgrave, 1611 : Cocher. To nicke, nocke, or make notches, as on a tally ;
(alſo, to haue to doe with a woman. ¶ Pic.)], ce qui n’appelle aucun commentaire de ma part,
et il y a eu restriction de sens.
* étymon de l’anglais to caulk « calfater » /kɔ: k/, rimant avec talk, stalk, walk. ‖ La forme
picarde se retrouve dans le premier élément de « cauchemar » et a joué un rôle dans
l’histoire de « chausse-trape » (et de ‘caltrop’).

Dès Columelle (De Re rustica), le verbe s’emploie pour « couvrir la femelle » en parlant des
oiseaux de basse-cour ; voici le passage et une traduction de 1846 :
Mos quoque, sicut in ceteris pecudibus, eligendi quæque optima, et deteriora uendendi, seruetur etiam in hoc
genere, ut per autumni tempus omnibus annis, quum fructus earum cessat, numerus quoque minuatur.
Submouebimus autem ueteres, id est quæ trimatum excesserunt : item quæ aut parum fecundæ, aut parum
bonæ nutrices sunt, et præcipue quæ oua uel sua uel aliena consumunt; nec minus, quæ uelut mares can-
tare, atque etiam calcare cœperunt; item serotini pulli, qui a solstitio nati capere iustum incrementum non
potuerunt. In masculis non eadem ratio seruabitur; sed tamdiu custodiemus generosos, quamdiu feminas
implere potuerunt : nam rarior est in his auibus mariti bonitas.
Comme pour tous les autres animaux de la ferme, on est dans l’usage de choisir les meilleures poules
et de vendre les moins bonnes; on observe aussi d’en diminuer le nombre tous les ans en automne,
temps où elles cessent de produire. On se défera donc des vieilles, c’est-à-dire de celles qui auront plus
de trois ans, et de celles qui sont ou peu fécondes ou mauvaises nourrices, et surtout de celles qui
mangent leurs œufs ou ceux des autres poules : on vendra aussi celles qui auront commencé à chanter
comme les mâles ou à gratter la terre comme eux; on ne gardera pas, non plus, les poulets tardifs qui,
nés après le solstice d’été, ne peuvent pas acquérir un accroissement suffisant. On n’en usera pas de
même à l’égard des coqs : on conservera ceux qui sont courageux tant qu’ils pourront féconder leurs
femelles : car, dans cette espèce d’oiseaux, un bon mâle est difficile à trouver.
Le sens de l’original n’est pas à proprement parler celui que lui attribuait M. Louis Du
Bois : l’agronome romain (de Cadix) voulait parler du comportement sexuel mimétique
des poules.
Cette acception, euphémisme du monde paysan, s’est imposée très tôt ; illustrations tirées
● du Roman de Renart : [le fermier exprime ses regrets de devoir livrer son coq à Renart]
Miex vosisse que demandé J’aurais préféré que vous me demandiez
M’eüssiez deus de mes gelines deux de mes poules
Que vëez là sur ces espines : que vous voyez là sur ces ronces
Qar je l’amoië durement car je tenais beaucoup à lui
Por ce que menu et sovent parce qu’avec fréquence et rapidité
Les me chauchoit l’une après l’autre. il me les côchait l’une après l’autre.
● des Devinettes françaises du Moyen Âge (Bruno Roy, 1977, no277) :
En quel temps porte l’oye à son gré plus de plumes ?— C’est quant le gars la cauque.
À quel moment l’oie est-elle contente de porter plus de plumes ? — Quand le jars la couvre.
● de la Farce de frère Guillebert, où le mari trompé qui soliloque menace l’amant :
Se je vous tiens, je vous asseure,
Le diable vous cauquera bien.

Sous l’influence de « coq », caucher/côcher est parfois devenu coquer, comme dans cet extrait
de L’agriculture, et maison rustique ; plus un Bref recueil des chasses... et de la fauconnerie, de Charles
Estienne et Jean Liébault (éd. de 1583, document BnF) : « & le victeur [« vainqueur »] cocque
le vaincu, et le contraint suyvre & courir après luy, ainsi que les femelles ». C’est sous cette
forme que le verbe s’est maintenu en créole, où il s’applique aux humains (voir Annegret
Bollée, Dictionnaire étymologique des créoles français de l’océan Indien, 2000).

► Je ne me propose pas d’examiner ici la douzaine de verbes latins composés à partir


du simple calcāre ; un seul me semble mériter une mention : inculcāre (avec apophonie), que
le français a emprunté pour en faire « inculquer », "enfoncer dans la tête de quelqu’un".

► Je cite textuellement :
Mais tantost k’il perçurent l’oriflame l’empereor et les autres enseignes ki venoient en sa
compaignie et toute nostre gent ki bien estoient de deux mile li Blac et Gomain s en retour-
nèrent sans plus faire à celle fois et nostre gent se sont retrait arrière sans en chauchier et
non pour quant se il ne fuissent si travilliet com il estoient volentiers fuissent asamblé Lor
gens s’en ala par devers la montaigne et la nostre retourna vers l’ost.
 Geoffroi de Villehardouin, Chronique de la prise de Constantinople par les Francs.

(Pendant la quatrième croisade, à la fin du mois de juillet 1208, dans la plaine de la


Maritsa, près de Philippopoli/Φιλιππούπολη = Plovdiv/Пловдив)
Mais dès qu’ils aperçurent l’oriflamme, l’empereur [Henri Ier de Hainaut †1216, empereur
latin de Constantinople] et les autres enseignes qui l’accompagnaient, ainsi que notre
armée qui comptait bien deux mille hommes, les Bulgares et les Coumans rebroussèrent
chemin sans tenter d’action cette fois-là, et nos troupes se replièrent sans les poursuivre ; et
pourtant, s’ils n’avaient pas été aussi épuisés qu’ils l’étaient, [les nôtres] auraient volontiers
combattu. Leur armée gagna l’autre versant de la montagne et la nôtre rentra au camp.

Le cliché le montre sans laisser place au doute : le passage cité par le Wiktionnaire n’a pas pour
auteur Villehardouin mais son continuateur, Henri de Valenciennes (dont la chronique com-
mence à la page 195 du volume, dû à J.-A. Buchon et qui date de 1828). Belle erreur.

Passons sur les négligences diverses (8 en 4 lignes) pour aborder un aspect plus en rap-
port avec la rubrique.
Nouveau cliché, provenant d’un ouvrage ultérieur de Buchon (publié à compte d’auteur) :
Recherches et matériaux pour servir à une histoire de la domination française aux XIIIe, XIVe et
XVe siècles dans les provinces démembrées de l’Empire grec à la suite de la quatrième croisade,
1840, t. II.
Modifications de graphies (perçurent → perchurent, empereor → emperour) et de ponctuation
(dont un changement de rapport syntaxique : l’oriflame, l’empereor → l’oriflame l’emperour « l’ori-
flamme de l’empereur »), mot omis rétabli (nostre gent ki bien estoient près de deux mile), et
surtout en͜chauchier substitué à en chauchier (glose de la note infrapaginale : « faire la chasse ;
les poursuivre »). Dans son édition de 1838, Paulin Paris (p. 176) fait le choix d’en͜chaucier.

À mon avis, la leçon en + chauchier n’est pas satisfaisante.


● Mis en présence d’ennemis, les Croisés ne s’apprêtent pas à en poursuivre mais à
les poursuivre.
● Jusqu’à preuve du contraire, ni Villehardouin ni Henri de Valenciennes n’emploient
le simple chauchier issu de calcāre ; mais les deux chroniqueurs se servent d’enchauc(h)ier : li
nostre les enchaucierent bien une liue grant — nostre gent les enchauche — Dont s’arma de tout fors
que de hyaume, et monta sor un cheval et les prist à enchaucier (chez Henri de Valenciennes, il y a
même une occurrence du substantif postverbal encaus « poursuite » : moult fu grans li encaus
apriès Burile et apriès sa gent).
On comparera occitan encaussar (A l’encaussar premier / e al fugir derrier) ; italien incalciare, incalzare ;
castillan alcanzar (acalçar avec changement de préfixe par rapport au latin parlé, devenu alcalçar sous
l’influence de l’article arabe al-, alcançar) ; catalan encalçar ; portugais alcançar.
Et, dans ce cas, l’exemple (censé illustrer l’acception « chausser » ?)
est inutile.

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