Avant-propos
On reproche souvent & lenseignement actuel des mathématiques son caractére
prématurément abstrait: on a tendance d introduire d’emblée les notions fondamen-
tales sous leur aspect général, qui ne paratt avoir guére de points communs avec les
objets des mathématiques traditionnelles. Si cette maniére de faire est souvent justfiée
par la nécessité d’arriver rapidement & des théorémes assez généraux pour étre
utilisables dans des contextes variés, il n’en reste pas moins que ces notions générales
peuvent étre mieux comprises si l'on est conscient de leur origine et de la facon dont
elles ont évolué a partir de concepts plus particuliers, mais plus proches de I’ intuition.
Le présent ouvrage vise & faciliter cette compréhension en replacant les notions
les plus élémentaires des mathématiques contemporaines dans leur contexte
historique, tant en ce qui concerne leur évolution interne que leurs rapports avec les
problémes posés par les applications des mathématiques aux sciences de la nature. On
y retrace le développement des principaux concepts et résultats dans les diverses
branches des mathématiques durant la période qui va de 1700 & 1900 environ.
Le choix de cette période est justifié tout d’abord par le fait que c'est seulement a
la fin du dix-septiéme siécle que sont mis en place les outils fondamentaux qui ont
dominé depuis lors toutes les techniques mathématiques: le Calcul infinitésimal et la
méthode des coordonnées cartésiennes, portant en germe la fusion de l'Algebre, de la
Géomérrie et de l’ Analyse qui caractérisera la mathématique de notre époque.
Au dix-huitiéme sidcle, c'est ’Analyse qui domine, accumulant les suecés
spectaculaires dans ses applications d la Géomeétrie, @ la Mécanique, @ l' Astronomie
et au Caleul des probabilités. Aprés une sorte de pause de 1780 & 1810 environ, elle
reprend dans tous les domaines sa marche conquérante, avec le prodigieux dévelop-
pement de la théorie des fonctions analytiques d’une variable complexe, et ce qui en
est sans doute le plus étonnant chapitre, la découverte et l'étude des fonctions
elliptiques, des fonctions abéliennes et des fonctions modulaires et automorphes, dont
(on peut dire sans exagération qu’il constitue vraiment le coeur des mathématiques du
dix-neuviéme siécle. Par ses ramifications variées, la théorie des fonctions elliptiques
et des fonctions modulaires est en effet en contact, aussi bien avec le renouveau de
VAlgébre a cette époque et notamment le développement dans toutes les directions de
la théorie des groupes, qu’avec l'extraordinaire floraison de la théorie des nombres
algébriques qui commence avec Gauss, dont elle ne saurait se dissocier et @ laquelle
elle fournit ses thémes les plus profonds; tandis que c'est des problémes de la théorie
des fonctions abéliennes que vont natire, avec Riemann, la Géomeétrie algébrique et la
Topologie modernes.Crest au cours de ces développements que les mathématiciens de cette période se
voient amenés insensiblement, et non de propos délibéré, & concevoir quantité d’ étres
“abstraits” nouveaux: espaces de dimension arbitraire, structures algébriques et
topologiques variées, etc., qui n'ont plus que des liens ténus avec les notions classiques
de “nombre” et de “figure”, mais sans lesquels les résultats nouveaux ne peuvent
acquérir toute leur portée.
Enfin, un troisiéme aspect fondamental des mathématiques du dix-neuviéme
siécle est effort de réflexion sur la nature des notions de base et des modes de
raisonnement admissibles, qui débute dés 1800 et aboutira a la “rigueur” weier-
strassienne en Analyse et & la présentation axiomatique de toutes les théories
mathématiques (et non plus seulement de la Géométrie) rattachées a une source
unique, la Théorie des ensembles.
Ainsi, a la fin du siécle, tous les themes des mathématiques actuelles ont été
dégagés. Les lecteurs de cet ouvrage, sans disposer de plus de connaissances que celles
qui sont dispensées dans les deux ou trois premiéres années de I’ Université, pourront se
rendre compte que la formulation abstraite donnée aux notions mathématiques n'est
1ni fortuite ni gratuite. Ils pourront sans doute comprendre que cette formulation leur a
donné une ampleur beaucoup plus grande, et concevoir que cela a permis au
vingtiéme sigcle de résoudre de difficiles problémes qui avaient résisté aux méthodes
classiques, en les plagant dans un cadre général accessible aux puissants outils
nouveaux.