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Le fait est que nos textes ont énormément souffert de la censure exercée
contre eux au cours des générations par cette même Eglise, quand elle
tenait le haut du pavé et qu’elle étouffait cruellement toute déviation ou tout
manque de respect envers elle. Toutes allusions à la Chrétienté et au
fondateur de cette confession ont été, on s’en doute bien, soigneusement
éjectées des éditions du Talmud depuis le Moyen Age – la plupart du temps
sur la demande expresse des censeurs. Même aujourd’hui, de manière
assez surprenante, on n’a pas encore réintroduit dans les éditions courantes
ces passages censurés (exception faite de l’édition Pardess, dans les
années 60). D’importants travaux de recherche et d’édition ont pourtant été
entrepris au siècle dernier sur la base de manuscrits anciens. Les
innombrables transformations du texte original ont été rassemblées dans
divers ouvrages, dont les ‘Hissronoth haChass [" Les lacunes du Talmud "]
des frères Catz, paru en 5469/1709 ou le Diqdouqei sofrim de Rav Refaël
Nathan Néta’ Rabinovitch, paru entre 5628/1868 et 5657/1897. Cependant,
au-delà des milliers et des milliers de corrections exigées, seules quelques-
unes sont vraiment importantes, dont la plupart ne portent que sur l’emploi
des mots : min ("renégat"), ou : notsri ("Chrétien").
Bien que pour la plupart des historiens ces positions ne reposent que sur
des légendes – et nulle preuve ne permet en effet d’en dire plus – nous
avons pensé qu’elles ne sont pas d’un intérêt moindre que les autres
traditions. Le grand spécialiste Klauzner (2) leur accorde une longue étude,
faisant remarquer que ces textes de source hébraïque ne font que
reprendre les positions chrétiennes, en s’y opposant systématiquement. Si
ces textes étaient plus anciens, ils auraient dû diverger davantage des
Evangiles.
Selon nos maîtres, une aggada du Talmud (3) admet que le nazaréen était
l’élève de rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya. Or, ce sage du temps de la
Michna était un contemporain du roi Yannaï, qui a régné quelque cent dix
ans avant l’ère commune.
Le Qitsour zékher tsaddiq ajoute aux paroles du Raavad : " Et ils [les
Chrétiens] insistent sur le fait que le Temple et la nation juive n’ont plus tenu
longtemps après sa mise à mort ", autrement dit, les historiens d’inspiration
chrétienne ont eu tendance à situer la mise à mort de Jésus à une date la
plus proche possible de la destruction du Temple, car ils voulaient montrer
que celle-ci était destinée à punir les Juifs de leur refus de Jésus (5).
Le Ramban, en effet, admet que le vrai Jésus est celui qui était le disciple
de rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya. Rabbéinou Tam l’admet lui aussi (7).
Rabbi Ye‘hiel de Paris a été lui aussi confronté à une célèbre "disputation"
(cf. Kountrass no 46), au cours de laquelle il a utilisé systématiquement la
difficulté de datation de la vie de Jésus par rapport à nos sources, ainsi que
certains détails non conformes, pour repousser toutes les attaques de son
interlocuteur. L’élève de rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya ne pouvait pas être
le nazaréen, eu égard aux différences de datation entre l’existence de l’un et
celle de l’autre. Un autre cas cité dans la Guemara ne correspond pas non
plus, puisque l’autre a été mis à mort à Lod. Les dignitaires de l’Eglise qui
ont assisté à la "disputation" entre rabbi Ye‘hiel et Donin, le renégat qui lui
était opposé, auraient pu poser la question de fond – mais ils n’ont pas osé
le faire : si les quelques citations rapportées par Donin ne concernent pas
"leur" Jésus, nos Sages n’ont alors fait aucune allusion au nazaréen ! Or, le
Talmud de Babylone a été définitivement clos au quatrième siècle, date à
laquelle la Chrétienté avait déjà conquis le monde ! Il n’y a point de pire
offense envers la Chrétienté.
En conclusion, rien n’est clair, si ce n’est que les sources juives précises
sont clairsemées, ce qui tendrait à prouver combien peu le Christianisme a
intéressé nos sages.
La naissance
Qui était la mère du nazaréen ? Une Guemara (‘Haguiga 4b) parle d’une
certaine Myriam/Marie, coiffeuse pour dames, que Rabbéinou Tam
(Chabbath 104b) identifie à la mère de Jésus. Il est cependant question
dans nos sources (ibid.) d’une autre Miriam, qui eut elle aussi des aventures
similaires à celles de la première. De là, une certaine difficulté à ne pas
confondre les deux affaires – si tant est qu’elles ne se chevauchent pas : la
seconde était mariée à Papos ben Yehouda, qui l’empêchait de sortir, et elle
a fini, de ce fait, par être infidèle à son mari (Guittin 90a et dans Rachi). Son
amant, apprend-on de la Guemara de Chabbath et de Sanhédrin (67a),
avait pour nom Pandara. La femme de Papos ben Yehouda est nommée
dans ce texte satada, ce qu’on explique à Poumbedita comme signifiant : "
Celle-ci a été infidèle à son mari ". On trouvera dans plusieurs autres
occurrences dans les textes talmudiques l’expression de " fils de Pandera "
(Yerouchalmi Chabbath 14, id. ‘Avoda Zara 40, etc.).
Il semble bien, dès lors, qu’il y ait eu deux personnages dont la biographie
est ressemblante, l’un ayant vécu du temps de rabbi Yehochoua’ ben
Pera‘hiya, et l’autre du temps de rabbi ‘Aqiba. Le second a été pendu la
veille de Pessa‘h à… Lod. Du reste, rabbi Ye‘hiel de Paris utilise ce détail
historique pour contester qu’il puisse s’agir du nazaréen, lequel a été certes
pendu la veille de Pessa‘h, mais à Jérusalem (9).
Il est important de préciser que même si cette Marie n’était que fiancée, on
était à l’époque où l’on donnait des qiddouchin dès que l’accord de mariage
était conclu, de sorte que si un tiers avait des relations avec la jeune fille,
l’enfant qui en était issu était tenu pour un mamzer [bâtard].
La jeunesse studieuse
Nos sources prouvent en tout cas que Jésus a évolué au départ parmi les
Pharisiens (les perouchim). Son maître était rabbi Yehochoua’ ben
Pera‘hiya – l’un des grands sages du temps de la Michna. Lorsque ce sage
a fui Erets Israël, suite aux persécutions que le roi Yannaï a infligées aux
maîtres en Tora, il s’est rendu avec son disciple – qui semble donc avoir été
son accompagnateur préféré – en Egypte, jusqu’à ce que Chim‘on ben
Chéta‘h lui annonce la fin des épreuves qu’ils avaient endurées.
Dans ce texte, Jésus n’est pas montré sous un très bel éclairage : revenant
tous les deux d’Egypte, ils se retrouvent dans une auberge où l’aubergiste
les accueille avec beaucoup de grâce. Quand le maître fait remarquer au
disciple que cette personne est fort courtoise, celui-ci ne trouve rien d’autre
à répondre qu’elle n’a pas de beaux yeux ! Sur ce fait, rabbi Yehochoua’
ben Pera‘hiya tance son disciple avec l’admonestation : " Misérable, c’est à
cela que tu t’intéresses ! "
On constate ici, en fait, que rabbi Yehochoua’ était prêt à lui renouveler sa
considération, mais que les choses se sont déroulées autrement qu’il le
souhaitait. Il est dès lors plus qu’intéressant de constater la grande force
que nos Sages ont assignée aux faits et aux gestes des gens : en
introduction au texte cité, ils rapportent le verset : " Que la gauche rejette et
que la droite rapproche ", et non comme rabbi Yehochoua’ ben Pera‘hiya, "
qui a repoussé Jésus des deux mains ". Somme toute, le rav ne voulait-il
pas accueillir à nouveau cette fois-là le disciple ? Mais nos Sages ont vu
dans la dureté qu’exprimait ce maître un degré de trop, et ce n’est pas par
hasard que la tentative de dernière heure n’a pas eu de succès, bien que le
disciple dissident y ait mis du sien.
Certains poussent la remarque plus loin : elle signifie que si ce maître avait
su donner à Jésus une place convenable, comme nos maîtres le
concevaient, il n’aurait jamais quitté le giron du Judaïsme. La face du
monde en eût été changée…
Il n’est pas possible de trouver plus d’informations sur la vie de Jésus dans
les textes talmudiques.
Ce qui nous paraît le plus intéressant, c’est l’anecdote, trouvée dans cet
"Evangile", concernant l’origine des miracles de Jésus : il aurait en effet
réussi à acquérir la connaissance du Nom divin, le Chem hamefourach, qui
était inscrit sur la "Pierre fondamentale" (éven chethiya) en l’inscrivant sur
un parchemin qu’il aurait conservé sur lui en incisant sa peau et en y
introduisant ce texte, puis en le ressortant et en l’utilisant. La "Pierre
fondamentale" apparaissait dans l’enceinte du Saint des Saints – cf. en
particulier Midrach Tan’houma Qedochim 10 – mais l’accès à cet endroit
était interdit à toute personne, si ce n’est au kohen gadol, le jour de Yom
Kippour, ou aux ouvriers. Il est intéressant de noter que Martin Luther
critique très vigoureusement cette tradition – qu’il conforte en quelque sorte
– cf. les citations en fin de l’Evangile du Ghetto. Que Jésus ait réussi à
s’introduire dans ce lieu d’une sainteté extrême est surprenant. Quoi qu’il en
soit, c’est son intrusion qui lui aurait permis d’opérer tous ses miracles. Par
la suite, le public commençant à être impressionné par ses hauts faits, les
Sages ont envoyé un certain Yehouda (éternisé plus tard sous la forme du
fameux "Juda le traitre") en faire de même, afin de lutter contre Jésus, ce
qu’il réussit à faire. Par la suite, Jésus voulut revenir au Temple pour
réapprendre le Nom divin, mais il fut dénoncé et mis à mort, puisqu’il
entraînait le peuple à croire qu’il était le Messie par ses miracles, alors qu’il
ne faisait, toujours selon cette source, qu’utiliser le Nom divin pour faire des
miracles afin de consolider son argumentaire personnel.
Ses disciples pensaient qu’il faisait ses miracles par la force de D., alors que
ses opposants soupçonnaient que les sources étaient différentes. Sa mise à
mort a en fait totalement conforté cette dernière conception.
La mission de Paul
Un second sage de cette même époque aurait été forcé par des zélotes
chrétiens de se joindre à eux, ce qu’il fit, voyant que son refus mettait en
danger le peuple juif tout entier. Il prit la même direction que Paul : c’est
Pierre, nommé auparavant rabbi Chim‘on Képha ! Lui aussi serait resté
fidèle aux sources juives, et aurait même rédigé un texte liturgique qu’il
aurait envoyé au Sanhédrin, l’actuel Nichmath, récité tous les matins de
Chabbath et de fêtes. Ce texte, il est vrai, est déjà cité dans la Guemara
Pessa‘him 118, et a été instauré par les rabbanan dehoraa, les maîtres du
temps de la Guemara, ainsi que le précise le Séfer ha’Itim (§ 170). Cette
tradition de l’Evangile du Ghetto est rapportée, en revanche, par le Ma‘hzor
Vitri (Hilkhoth Pessa‘h, § 66), qui la repousse avec une fermeté extrême –
attestant qu’une personne rapportant une telle tradition " serait obligée
d’amener un sacrifice quand le Temple sera reconstruit ". Rabbi Sim‘ha de
Vitri prouve en tout cas qu’une telle tradition existait de son temps, même
s’il la récuse vigoureusement en ce qui concerne la paternité surprenante
accordée au Nichmath.
Que cette tradition ait sur quoi se baser, ou qu’elle soit fausse, il n’en reste
pas moins que le Judaïsme classique est très redevable à Paul qui a écarté
de ses rangs une communauté gênante, passant d’un messianisme ayant a
priori échoué à des conceptions franchement inadmissibles de
dédoublement, voire de triplement, de D. !
La "fidélité" à la Tora
Les preuves ne manquent pas que Jésus ait tenu à respecter la Tora, et
qu’il ait voulu que ses disciples fassent de même. Cela ne l’a pas empêché
de laisser s’introduire, dans certains domaines, un message moins
"orthodoxe" du respect des mitswoth.
Au niveau des sources talmudiques, l’idée est présentée de la manière
suivante (Chabbath 116a), que nous rapportons en nous référant à la
traduction donnée dans l’Evangile du Ghetto :
" Je veux qu’on m’attribue ma part des biens familiaux (alors que ses frères
la revendiquaient) !
– Depuis le jour où vous avez été exilés de vos terres, la Tora de Moché est
devenue périmée et l’Evangile (‘Avon guilyon) a été donné, où il est écrit : le
fils et la fille auront les mêmes droits à l’héritage !"
Imma Salomé lui dit : " Ta lumière brille comme le candélabre "…
Rabban Gamliel lui dit : " L’âne est venu, et a brisé le candélabre… "
Deux conclusions sont à tirer de cette anecdote : le premier est le fait que
nos sages rapportent eux aussi que l’esprit des Evangiles était de ne pas
vouloir changer la Tora. Mais le second message est qu’une religion
quelconque, si elle n’est pas basée sur des règles immuables et
transcendantes, prend immédiatement le risque d’être ballottée par vents et
marées, selon les intérêts et les passions du moment. C’est ce qui, en un
mot, va se passer avec le Christianisme au cours des siècles à venir !
Déjà du temps des richonim, le Rachbatz fait remarquer que Jésus affirmait
ne pas être venu changer quoi que ce soit à la Tora. Il rapporte des preuves
: après le Sermon sur la Montagne, il a guéri un metsora’ (maladie
correspondant peut-être à la lèpre) – non sans l’inviter à se rendre chez un
kohen pour que soit fait ce que la Tora exige dans un pareil cas.
Les seuls changements que Jésus préconise vont dans le sens d’un
alourdissement de la Tora, condamnant à mort même l’injure envers autrui,
ou parlant d’adultère même quand une personne convoite la femme de son
voisin.
Les disciples témoignent eux-mêmes qu’il a été tué parce qu’il affirmait être
un fils de D. et un Messie, et non parce qu’il avait rejeté la Tora. Après sa
mort, les disciples ont continué à pratiquer les obligations de la Tora.
Cependant, précise cet auteur, ils ont prêché en faveur d’une nouvelle foi
auprès des Gentils, désirant les ramener à une formule de Bené Noa‘h,
ainsi que le fera bien plus tard le rav Benamozeg avec Aimé Pallière – tout
en conservant pour eux-mêmes le respect intégral des lois juives. Telle est,
lance le Rachbatz, l’idée de fond du Concile de Jérusalem, la première
réunion plénière des communautés chrétiennes : le problème qui s’est posé
à eux à l’époque était de savoir comment guider les non-Juifs. Certains
pensaient que seuls ceux qui sont circoncis et qui respectent les mitswoth
peuvent obtenir leur salut, mais la conclusion a été que les non-Juifs
attendaient eux aussi d’être admis dans la Chrétienté, et que pour eux il
fallait être plus souple et les instruire à suivre les sept mitswoth de Noa‘h,
sans plus. Evoquant l’immersion dans un miqwé, le même auteur fait
remarquer qu’une telle conversion sans circoncision ressemble à ce qui est
proposé dans le cadre de la Halakha à un guer tochav, c’est-à-dire à celui
qui ne fait que prendre sur lui les sept mitswoth noa‘hides sans devenir juif –
ce qui serait donc le système proposé à ces Gentils par les premiers
Chrétiens juifs. Par la suite, ces idées directrices ont été abandonnées.
Quant aux Apôtres, précise le Rachbatz, ils ne semblent pas avoir été d’un
niveau très élevé de connaissances en matière de Tora : on trouve dans les
Evangiles des erreurs grossières ! Exemple : combien d’années a duré la
famine du temps du prophète Elie ? Selon la Bible (Melakhim I,18,1), moins
de trois ans ; selon les Evangiles, plus de trois ans. Les disciples de Jésus
ont affirmé qu’Avraham a été enterré dans le champ acheté auprès de…
Chekhem fils de ‘Hamor (transaction qui ne s’est réalisée qu’avec Ya‘aqov).
Ils parlent d’un verset qui aurait été dit à propos de Jérémie, concernant une
affaire de trente chéqels, mais ce verset est dans Zacharie (11,13 – cf.
Jérémie 18,2). Pire encore : un homme a demandé à Jésus quelle est la
première obligation de la Tora, et il lui a répondu : " Ecoute Israël, etc., tu
aimeras l’Eternel ton D. de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes
pensées et de tous tes moyens " – se trompant dans l’un des versets les
plus connus de la Tora ! Tout cela est fort gênant !